Chapter Text
Les dragons aimaient la routine, c’était bien connu. Mais ce trait spécifique se retrouvait également chez la plupart des espèces vivant des siècles, voire des millénaires. Il leur fallait du temps pour s’extraire de leur quotidien parfaitement réglé, pour trouver le courage de s’opposer à leur famille ou à leur clan. Parfois, une impulsion les poussait à quitter les montagnes, à gronder sur leurs frères et sœurs une dernière fois avant de s’élancer le plus loin possible et ils s’en maudissaient assez des mois après, confronté au poids de la solitude.
Castiel s’en maudissait pourtant le moins possible aujourd’hui que tous les autres jours. Sa routine avait changé, entraînant une très légère, mais indéniable, torsion de son univers, comme s'il tournait autour d'une nouvelle étoile. Il savait que le sourire était pour lui. Peut-être précisément pour Castiel, peut-être simplement pour un lecteur devenu moins anonyme. Il s’en contentait.
En arrivant le lendemain à la bibliothèque, Castiel hésita presque à s’attarder à la banque de prêt. Hélas, Dean n’était pas là. Seule la fée enregistrait les prêts avec un enthousiasme débordant. Il éprouva un sentiment à la fois confus et soulagé avant de rejoindre son repaire sous l’escalier : il n'aurait pas su quoi lui dire. A l’abri, Castiel prit son temps pour sortir le livre déniché par Dean. Un peu triste, il se disait que le bibliothécaire n’aurait pas vraiment de raison de passer le voir maintenant qu’il lui avait trouvé le livre idéal. Et Castiel se sentait tout de même déçu, même si cela lui évitait de gérer une situation inédite, surtout en terme de stress.
La journée passa dans le bruit discret de l’écosystème de la bibliothèque. Chuchotis légers, pages que l’on tourne avec révérence, pas discrets. Castiel se délecta des informations trouvées dans son ouvrage et prit frénétiquement des notes. Le bruit des roues se fit alors entendre, ce léger chant qui paraissait caresser sa colonne vertébrale. Surpris, Castiel retint son souffle. Oh. Peut-être le bibliothécaire voulait-il déjà récupérer le livre ? Mais Dean souriait en s'approchant. C’était au-delà de la politesse, les piètres compétences sociales de Castiel le savait. Il y avait de la reconnaissance, un soupçon de joie et de l’attente. Dean ne le vit pas, mais Castiel lui rendit son sourire sous l’écharpe. Dean parut chercher ses prochains mots. Castiel décida de lui faciliter la tâche ; les dragons pouvaient être protecteurs avec leurs trésors, et la plupart des créatures magiques savaient qu'il fallait agir avec tact.
— Aurais-tu besoin de récupérer ce livre ? Un autre usager se serait-il manifesté ?
Dean observa le livre avec incrédulité. Castiel le lui tendit avec hésitation.
— Oh non. Je viens voir si tu as, euh, tout ce qui te convient. On reçoit si peu des dragons ici. C’est pour vérifier que tout va bien. Je suis responsable du bien-être des usagers. Voilà.
Son débit se voulait rapide et un peu hésitant. Castiel ne put s’empêcher de laisser échapper un petit rire qui fit écarquiller les yeux de Dean.
— Tout est parfait, merci beaucoup.
Il savait qu’il ne s’agissait pas d’une manière de l’acculer et de lui faire peser le fait qu’il ne soit pas le bienvenu ici. Dean parut chercher une nouvelle fois ses mots, puis s’éloigna finalement à grands pas. Derrière lui, Castiel vit l’étrange fée aux cheveux roux se frapper le front d’un air désespéré. Avait-elle, elle, besoin du livre et n'osait pas le demander ? Il pencha la tête et plissa des yeux. Ses ailes ressemblaient en effet à celles tout aussi délicates des abeilles. Il se leva lentement, sa longue queue traînant sur la moquette. Il vit qu'elle s'appelait Charlie, à en croire son badge. Elle parut surprise de le voir.
— Est-ce que tu as besoin du livre ? Tu paraissais gênée.
Charlie haussa des sourcils et poussa un gloussement étrange. Castiel ne sut pas si elle se moquait de lui.
— Oh, j'étais surtout gênée pour... Oublie, c'est sans importance. Je n'en ai pas besoin rassure-toi ! Tu peux le garder autant que tu veux, éternellement même.
Il n'en demandait pas tant, mais elle paraissait sincère ; quoiqu'elle éleva soudainement la voix, comme si elle voulait que les autres usagers entendent leur échange. Il essaya de ne pas se cacher derrière l'ouvrage comme un bouclier, d'autant plus qu'il vit Charlie froncer des sourcils et agiter sa main devant elle. Castiel se crispa. Oh. C'était une odeur de brûlé. La fée parut sur le point de dire quelque chose mais se ravisa. Castiel lui fit poliment un signe de tête, en l'absence de remarque, et s'éloigna, le cœur battant. Dean avait-il remarqué aussi cette odeur ? Misère. Avait-il gâché leurs échanges en ne contrôlant pas son feu intérieur, et provoqué sa fuite ? Voire carrément compromis sa présence ici ? Il essaya d’observer en direction de la borne de prêt mais il ne surprit aucun regard courroucé dans sa direction. Quelques expirations, aidées par la disparition de Dean, l’aidèrent à chasser la fragrance amère.
Cette odeur âcre, qu’il connaissait bien, ne parut cependant pas déranger Dean autant que Charlie. Car le bibliothécaire revint le lendemain, et les autres jours avec le même sourire de connivence, avec ses questions orientées usager. Oui, la chaleur convenait à Castiel. Oui, la luminosité des lampes était très agréable. Désormais, Dean passait toujours à la même heure, quand le crépuscule enflammait la verrière et dispensait une lumière mordorée jusqu’à eux. Castiel attendait sa venue avec une impatience silencieuse.
— Est-ce que les bibliothèques des dragons sont aussi belles qu’ici ?
Cette première question personnelle l’étonna tellement qu’il resta silencieux quelques longues secondes. Il lui semblait bien que cette question n’était pas protocolaire mais il avait du mal à lui en vouloir. Dean interpréta mal son silence surpris.
— Pardon, je ne voulais pas te déranger.
— Non non, c’est juste… Je viens des Montagnes Célestes. Nous n’avons pas de bibliothèques là-bas. Nous autres dragons sommes des bibliothèques vivantes.
Dean opina avec gravité. Les questions suivantes s’enchaînèrent au fil des jours.
Est-ce que les montagnes te manquent ?
Un peu.
Est-ce que tu as des frères et sœurs ?
Beaucoup trop, hélas.
Est-ce que tu aimes la tarte aux pommes ?
Et Castiel relevait la tête à chaque question. Oui, non. Et parfois il ne la baissait pas pour continuer à lire. Il regardait Dean lui sourire ou s’enthousiasmer sur des sujets inédits, incluant souvent des films qu’il n’aurait pas vu, des plats qu’il n’aurait pas goûté et des villes dont il ignorait l’existence. Il n’osait pas lui murmurer qu’il n’était pas ce genre de dragon à beaucoup voyager, et que déjà descendre de la montagne lui avait beaucoup coûté. Aux yeux des siens, il passait désormais pour un étrange énergumène, qui essayait d’agir selon sa propre liberté et non selon le poids du devoir envers son illustre famille. Il se figurait que Dean devait beaucoup s’ennuyer en fin de journée et que Castiel lui offrait un divertissement acceptable ; c’était même flatteur au milieu de tous ces livres passionnants. Dean ne lui demandait jamais de développer ses réponses. Et lui glanait peu à peu des informations sur lui, qu’il gribouillait méticuleusement à côté de ses notes et de ses schémas d’abeilles. Il avait un frère. Il travaillait ici depuis cinq ans. Son père aurait aimé qu'il reprenne sa relève. Parfois, Castiel apercevait la fée l’observer d’un air un peu calculateur. Sentait-elle à ce point l'odeur depuis son bureau ?
Et cela flambait, un peu, dans la poitrine de Castiel. Et l’odeur de fumée s’accentuait. C’était mauvais signe. Même lui percevait le parfum piquant. C’était pourtant le genre de conventions que les dragons s’efforçaient de respecter : ne pas brûler le monde. C’était pour ça que les dragons restaient seuls et loin de tels lieux. Et pourtant, Castiel se rencognait de plus en plus dans les ombres de la bibliothèque comme s’il s’agissait de sa propre grotte et ses conversations avec Dean, son trésor.
*
Il était également de notoriété publique, quoique plus anecdotique, que les dragons détestaient la pluie. Les gouttes roulaient sur leurs écailles épaisses, mais lorsque comme Castiel, l’on prenait sa forme humaine, elle donnait l’impression de brûler très légèrement sur la peau dénudée, comme des gouttes de thé déjà un peu tièdes, mais piquantes malgré tout. Figé sous le porche de la bibliothèque, il observait le rideau de pluie avec le désespoir causé par sa propre stupidité. Rester bêtement statufié devait interpeller tous les passants, mais il s'en fichait. Il avait pourtant senti l’orage arriver, comme un ennemi impossible à abattre. Et impossible à contrer en l’absence de tout attirail approprié. La verrière du dernier étage avait tremblé sous le tonnerre tonitruant.
Il y eut un léger bruit et une ombre surplomba son visage. Sa queue se crispa et cogna la cuisse de Dean, qui grimaça. Son parapluie faillit éborgner Castiel dans son sursaut. Il se déployait comme les ailes d’un insecte tropical, d’une vive couleur verte.
— Désolé, je ne t’avais pas vu ! Tu attends quelqu’un ?
Castiel se sentit un peu plus ridicule et se retrancha sous l’arche de l’entrée de la bibliothèque, sa queue enroulée comme un serpent timide. Dean haussa un sourcil.
— C’est fâcheux toute cette pluie, tenta-t-il d’expliquer. D’habitude je reste dans mes grottes. Je n’ai pas encore les bons réflexes.
Dean observa longuement Castiel, songeur. Castiel ne lui en voulut pas. Il était un peu pathétique. Puis Dean lui tendit soudain le parapluie. Castiel en fut interdit et faillit refuser. Ce n’était qu’un léger désagrément. Il ne pouvait pas…
— Allez. Je n’habite pas très loin de toute manière, haussa-t-il des épaules.
Devant son hésitation, il lui fourra presque d’autorité l’objet entre les mains. Castiel, lui, ne sentait que son pouls s’accélérer et ne sentit pas les gouttes le frapper. C’était plus fort que lui, il ne pouvait pas ne pas considérer ce cadeau opportun comme une nouvelle pièce de son trésor. Est-ce que Dean devinait à quel point son geste le touchait ? Certainement pas. Les mœurs des dragons étaient jalousement gardées secrètes. Et son trésor était si menu. Il avait tout laissé derrière lui dans les montagnes, ou presque. Chaque possession savait être précieuse.
— Merci.
Dean eut un sourire sincère et haussa des épaules. Castiel se dit qu’il appartenait à un peuple aquatique finalement, sirène, selkies ou kelpies et que son prêt n’avait peut-être pas autant d’importance à ses yeux, mais cela comptait quand même. Il serra la main sur le manche du parapluie pendant que Dean rabattait sa veste sur sa tête et se dirigeait vers une voiture. Il cria par dessus la pluie :
— Tu me le rendras quand le temps sera calmé ! Tu sais où me trouver !
Le soir, alors que Castiel observait les étoiles à sa fenêtre ouverte, le pétrichor prenait de subtiles mais indéniables notes brûlées.
*
— Dis donc, c’est toi qui empeste comme ça ?
Relevant le nez de son précieux livre sur les abeilles, Castiel se redressa vivement sur son siège. Face à lui se tenaient deux faunes, les sourcils broussailleux froncés mais surtout le museau retroussé avec un dégoût difficile à ignorer. Ils l’acculaient presque dans son coin ; son refuge. Castiel mit un moment à intégrer leurs paroles. De quoi parlaient-ils ? Interloqué, il prit une longue inspiration et se crispa aussitôt.
Oh l’odeur, la terrible odeur. Non plus discrète mais affreusement entêtante, douloureusement présente. Celle qui le suivait comme un ruban ophidien, souffreteux et malicieux. Les regards gênés autour de lui confirmèrent que la fragrance s’élevait depuis un long moment, supplantant celle du soleil sur les pages de parchemin et des fleurs du rayon botanique. Depuis combien de temps ? On l’observait durement depuis d’autres tables. Comme s’il risquait d’éternuer d’un coup et de consumer toutes les étagères sans s’en rendre compte. Castiel se sentit blanchir sous son écharpe. Les faunes parurent prendre cela pour un encouragement. Ils se penchèrent un peu plus au-dessus de lui et il se sentit acculé ; son refuge devenait un piège. Le bout de sa queue trembla avec tension.
— Un dragon n’a rien à faire ici. Tu devrais le savoir pourtant.
Castiel plissa les yeux et pencha la tête. Non, il ne savait pas. Il lui semblait même le contraire. Qu’on l’avait fait sentir comme chez lui. Qu’on l’avait accueilli. Il voulait rester. Il devait rester. C’était son domaine, sa grotte. Chez lui, un peu, assez en tout cas. Il sentit le feu chatouiller sa cloison nasale et ses écailles frémir sous ses habits. Il referma d’un coup sec le livre et se redressa. Il essaya d’ignorer le sursaut du faune. C’était peut-être pire, cette lueur effrayée. Il essaya de ne pas hausser la voix : cela restait une bibliothèque, comme si cela permettrait de ne pas réveiller le feu qui s’accumulait dans sa gorge.
— Tu devrais me témoigner plus de respect. Je suis invité ici. Cela a de l’importance dans ma culture. Je ne sais ce qu’il en est chez vous.
« Il m’a fait confiance. » Pourtant, la défiance ne se tassait pas, au contraire. Des murmures bruissaient juste à lui, papillons inquiets. Les regards paniqués déchiraient sa confiance. Castiel se sentait comme au premier jour venu ici. Il voyait les fumerolles danser devant ses yeux, sombres et lourds. Il se sentit pris dans une spirale. Une longue inspiration ne calma rien. Une clameur retentit, comme s’il allait expirer du feu. Le bruit de chaises vivement
— Que se passe-t-il ?
Puis on lui saisit l’épaule, pas même avec fermeté. Ce fut comme l’étincelle pour tout embraser. Castiel se revit, dragon perdu dans ces lieux. Il lui semblait qu’on lui arrachait tout ce pour quoi il s’était battu. Il n’essaya pas de la déloger. Mais le feu déborda de ses poumons. L’odeur de la fumée devint celle du brasier ; chaude, tiède, agréable, familière. Et pourtant funeste ici. Mortelle. Terrible. Non, pas ça. Il réussit à la rattraper à temps, d’une pensée crispée, mais le mal était fait.
Le livre se désagrégea sous sa paume en un petit tas pitoyable de cendres fumeuses, tout comme ses espoirs. Castiel ne put que se lever et s’enfuir alors que Dean poussa un cri derrière lui.
*
Pleurer n'était pas bon pour les dragons. Mais ça, peu de gens le savaient ou s'en souciaient. A vrai dire, ils ne se permettaient jamais de laisser cette partie d'eux-mêmes se révéler au grand jour, et la seule manifestation de leurs tourments passaient dans le feu et les flammes.
Celles-la même qui avaient carbonisé le livre.
Silencieuses, les larmes de frustration creusaient leur sillon brûlant sur la peau de Castiel, étendu sur son lit. Malgré un énième reniflement sifflant, il entendit à l'autre bout du téléphone le long soupir de Balthazar.
— Cesse d'être dramatique, Cassie.
Castiel releva à peine ce surnom d’ordinaire tant détesté.
— Je ne pourrais plus jamais aller à la bibliothèque. C’est fini.
Une sensation de deuil alourdissait sa poitrine, comme des cendres accumulées dans ses poumons. Est-ce qu’il devait rentrer ? Gabriel se moquerait de lui, sa mère Naomi le mépriserait. Son courage d’autrefois se transformerait en stupidité. Nouveau soupir au bout de la ligne. Castiel ne daigna pas reprendre le téléphone en main. Aucun mot ne pourrait le réconforter. Ce qu’il craignait tant avait fini par arriver. Le pire restait peut-être qu’il ne s’agissait pas d’un feu de colère. Balthazar eut au moins le tact de ne pas demander ce qui avait tant alimenté ce brasier intérieur. Castiel ne l'aurait pas supporté.
— N'exagère rien. Ce n’était qu’un simple livre.
Castiel trouva la force de rouler des yeux, même si son interlocuteur ne pouvait pas le voir. Un simple livre ? Balthazar ne comprenait pas. Il se fichait des convenances, tout comme les grosses créatures se moquaient des soucis et autres dégâts qu'elles causaient. Ses frères et cousins brillaient d'orgueil et de mépris, quand ils ne s’entre-tuaient pour le moindre prétexte. Qu'y pouvait-il, s'il s'intéressait sincèrement aux autres espèces ? S'il voulait découvrir le monde ? Lui, n'était pas descendu de leurs montagnes pour faire valoir sa suprématie. Il était parti pour les livres, justement. Il avait rencontré d'autres créatures, d'autres peuples. Et avec son attitude, il avait perturbé la quiétude des lieux. La tristesse brûlait moins que la honte en vérité.
— Je savais que quitter nos cavernes allait te poser des problèmes. Tu n’as jamais supporté d’être hors de ton élément naturel. Pauvre Cassie.
Des problèmes, oui, peut-être... Mais l'agacement enfla en lui d'un coup. Balthazar ne comprenait rien, décidément : et que les dragons, créatures pourtant sages, ne comprenaient pas, ils l'écrasaient ou le brûlaient. Castiel ne regrettait rien, sauf d'avoir brûlé ce livre, et toute possible amitié avec Dean, et de la place trouvée là-bas. Peu de créatures surnaturelles supportaient un tel risque de feu. Les êtres aquatiques craignaient de bouillir, les faes d’avoir leurs ailes carbonisées, les thérianthropes leur fourrure roussie… Dean lui, l'avait au moins approché, plus téméraire d'un papillon près d'une flamme. Et si son élément naturel, c’était cette bibliothèque?
— Tu aurais dû écouter notre famille.
Les larmes séchèrent. Castiel se redressa sur son lit, saisit le téléphone et gronda, le goût d'un feu déterminé sur la langue :
— Je ne rentrerai pas, Balthazar. C’est hors de question.
— Alors quoi ?
Ses pensées s’embrouillaient. Il revoyait les cendres du précieux ouvrage et en sentait l’insupportable odeur.
— Alors…
— Alors tu vas laisser tomber, après m'avoir tant rabâché à propos des beaux yeux verts de ce Dean, de ses taches de rousseurs comme des étoiles dans le firmament ?
C'était de la provocation, pure et simple ; langue ophidienne. L’agacement laissait Balthazar dévoiler ses intentions. Son cousin devinait donc bien d’où venait son feu. Du plus profond de ses entrailles, qui irriguaient encore ses veines de leur douce chaleur.
— Je vais…
Les mots lui manquèrent. Il observa son appartement, sa grotte. Et… oh. Le parapluie, sur son bureau. Castiel l'observa avec indécision. Il comptait tant pour lui, surtout maintenant. Et pourtant, il devait le ramener et espérer s'excuser ainsi. Son instinct de dragon voulait garder cet objet comme une pièce de son trésor, et c'était un élan égoïste, presque malsain. Dean n'avait certainement jamais escompté qu'un présent aussi modeste et désintéressé compte de la sorte à ses yeux. Les dragons étaient des créatures bien trop compliquées. Pire, il voulait sûrement le récupérer, surtout après toute cette affaire. Castiel ne le méritait pas. La résolution enfla dans sa poitrine. Il allait faire ce qu’il fallait pour au moins se racheter.
*
Retourner à la bibliothèque, dès le lendemain, paraissait maintenant comme la pire des décisions. Castiel était prêt à s’en mordre les griffes, heureusement rétractées. Il connaissait par cœur les horaires, et les va-et-vient des usagers : à cette heure-ci, personne pour l’agresser, surtout pas les faunes patibulaires. Le parapluie pesait dans sa main, comme une de ces épées qui avaient tant tranché dans la chair de ses semblables. Des usagers sortirent, concentrés sur leur lecture, riant ensemble. Certains levaient les yeux vers le ciel obscurci. La pluie menaçait encore. Le mauvais temps s’imposait depuis des jours, jumeau de l’humeur maussade de Castiel. Ce dernier savait qu’il pourrait dégainer le parapluie pour se protéger. Mais c’était plus important de le rendre. Intact.
Pour l’instant, Castiel n’osait pas franchir les portes de la bibliothèque. Il ne supporterait pas des remarques blessantes, ni la vue d’un endroit si familier et cher à son cœur désormais hors d’atteinte. Les gargouilles perchées sur la façade l’observaient presque d’un air narquois. Elles, elles restaient bienvenues ici. Froides, immobiles. Un nouveau soupir au goût de cendres s’échappa de ses lèvres.
Quand les premières gouttes tombèrent, Castiel resta figé. C’était comme s’il le méritait, d’une certaine manière. Cela ne tonnait pas encore, mais bruinait tristement. Le désagrément était comme une brume brûlante sur ses épaules. Puis il soupira, et osa pousser la lourde porte de bronze de la bibliothèque. Elle au moins, ne risquerait pas de flamber, sauf face aux plus grands et lourds de son espèce atteints d’une saute d’humeur particulièrement massacrante. Ce qui était loin d’être son cas.
Castiel aperçut tout de suite Charlie à l’accueil. Elle appuyait frénétiquement sur son portable en mâchant un chewing-gum ; l’endroit était quasiment désert. Malgré ça, le dragon se sentit comme scruté de partout ; depuis le rayon botanique jusqu’aux étagères de contes de gnomes. Il se dépêcha de se faufiler auprès d’elle, comme une couleuvre pressée. Elle sursauta et rattrapa à la dernière seconde son portable avant qu’il se s’écrase sur son clavier.
— Oh ! Toi !
— Est-ce que Dean est là ? c oupa Castiel, peu désireux de la laisser l’agonir de reproches . J’ai…
— Il vient juste de partir. Pourquoi…
— J’ai quelque chose à lui rendre. Après, vous ne me reverrez plus.
Charlie écarquilla les yeux et se leva brutalement. Il en recula presque, le parapluie cette fois brandi comme un bouclier. Les fines ailes de la fée bruissaient avec agitation.
— Non, tu ne peux pas dire ça !
— Permets moi d’en douter, souffla-t-il. J’ai carbonisé un livre…
— Ne sois pas idiot ! le coupa Charlie. Rattrape le avant qu’il n’arrive au parking !
Castiel en sursauta presque d’indignation . Pourquoi ne voulait-elle pas entendre ses excuses, si patiemment répétées ? Mais devant son air insistant, il poussa la sortie réservée au personnel qu’elle lui indiquait et se faufila dans un long couloir avant de ressortir à l’air libre. Il frissonna aussitôt d’inconfort : la pluie en avait profité pour redoubler d’intensité. Elle paraissait brûler la peau de son crâ ne . Serrant les dents, i l fouilla les environs du regard , en vain. Puis, soudain, il fut saisi par à l’épaule . Qui ? Devait-il gronder, hérisser ses écailles pour se protéger ?
Non. C’était simplement Dean. Les yeux écarquillés d’une émotion indéchiffrable, dont les nuages ternissaient l’éclat d’ordinaire si vivace.
— Qu’est ce que tu fais là ?
— Charlie m’a dit de te suivre. Je voulais te rendre…
— Ne reste pas sous la pluie, enfin !
Castiel eut le souffle coupé par la force de sa voix. Un sursaut et la fumée s’échappa de son nez, vite perdue dans la pluie. Oh misère. Il essaya se détourner, mais Dean ne se laissa pas distraire :
— Tu es un dragon, tu ne peux pas t’imposer ça. C’est dangereux.
Il voulut répliquer, quand il remarqua que quelque chose clochait chez Dean. Il dégageait sa propre brume, comme de la… vapeur ? Castiel resta interdit, et se laissa traîner sous les arcades de l’arrière-cour. La pierre les protégea définitivement de l’ondée. La main de Dean, suspectement tiède, finit par se déloger de son épaule, au grand regret de Castiel. Il s’étonnait qu’il ne revienne pas sur l’incident de la bibliothèque et qu’il s’inquiète de la sorte pour lui. Il ne s’attendait pas à ça. Dean interpréta mal son silence :
— Tout va bien ? Ça fait un moment que tu n’es pas venu par ici.
— Je suis désolé pour le livre, lâcha brutalement Castiel.
Dean fronça des sourcils. Sa voix trembla alors d’une colère mal contenue :
— Peu importe ce livre, Cas.
Il mentait forcément. Castiel tâcha de demeurer droit.
— Il n’est pourtant pas plus grand crime que de la connaissance carbonisée. Surtout en un tel endroit.
— C’est pour ça que tu n’es plus venu ? A cause de ce stupide livre ? Je pensais…
Castiel Dean sembla s’étrangler avec ses prochains mots. Il inspira profondément puis les prononça avec gravité :
— Je n’ai pas su te protéger.
Castiel ne savait plus quoi dire. Le cheminement de pensée de Dean lui semblait hors d’atteinte. Il balbutia finalement :
— C’est de ma faute pourtant. Je suis le seul responsable de cette situation.
— Non, Cas ! Personne n’aurait dû t’agresser de la sorte. Je suis responsable du bien-être des usagers. J’ai échoué. Je suis désolé. Cet endroit était important pour toi. J’espère… qu’il l’est toujours.
— Bien sûr.
Castiel n’en espérait pas tant. Il serra de toutes ses forces le parapluie. Dean parut percevoir la tension de ses mains.
— Ils ont été exclus de la bibliothèque, continua le bibliothécaire d’une voix basse. C’est un lieu qui doit accueillir tout le monde, sans distinction. Moi aussi, au début, j’ai dû trouver ma place ici.
Castiel lui rendit un sourire hésitant. Il n’arrivait pas à imaginer une créature aussi délicate que lui peiner à s’insérer ici. Mais en vérité… quelle créature était Dean ? Le demander ouvertement lui paraissait terriblement inconvenant. Et pourtant… Il lui tendit finalement le parapluie. Dean haussa un sourcil.
— J’étais revenu pour ça, avoua Castiel. Je voulais arranger les choses entre nous. Du moins, essayer.
Dean eut un sourire un peu trist e en approchant la main .
— Je ne te brûlerai pas, se sentit obligé de préciser Castiel.
— Oh je sais.
Alors leurs doigts se frôlèrent tandis que Dean récupérait lentement le parapluie. Castiel écarquilla les yeux. Sa peau… Oh. Il n’avait pas rêvé, elle était bien tiède, en dépit de la pluie d’automne, et ce, d’une manière tout à fait surnaturelle. Il lui serra les doigts et ne les lâcha pas. Dean eut un sourire amer :
— Je sais ce que c’est de devoir s’imposer pour trouver sa place où l’on pense que l’on a rien à faire.
— Tu n’es pas…
— Une fée ? Bien sûr que non ; et Castiel sentit le léger malaise de Dean, comme s’il anticipait une sorte de déception. Je viens d’une famille de phénix. Autant te dire que travailler ici n’allait pas vraiment de soi.
Oh. Un phénix. Castiel le dévisagea sous un jour nouveau. Il n’avait jamais croisé de phénix avant ce jour, mais connaissait bien leur réputation. Aussi secrets que les dragons, ils ne vivaient cependant pas en clans étendus, mais en familles unies et fières. Ils pouvaient prendre forme humaine, même si certains détails les trahissaient toujours. De fait, il vit des flammes s’élever à la surface de sa main, dont la forme évoquait sans mal des plumes délicates. Castiel les trouva belles. Un parfum brûlé taquina aussitôt ses narines en dépit de l’humidité ambiante.
— J’ai dû bien t’enfumer ces derniers jours. Désolé.
Castiel comprit alors mieux les regards critiques de Charlie quelques jours plus tôt. C’était Dean qu’elle pensait responsable de l’odeur, et non Castiel. Il essaya alors de ne pas paraître plein de reproches :
— Tu aurais pu me le dire.
Dean parut encore plus gêné. Il détourna le regard.
— Je suis désolé. Je ne suis pas doué… avec tout ça.
Son autre main fit un vague geste. Castiel comprenait. Dean essaya quand même de développer :
— On dit que les êtres de feu ne font pas bon ménage, car ensemble, ils brûlent trop intensément.
Ces mots ne semblaient pas les siens. Castiel les avait déjà entendu. Les dragons aimaient se donner des manières, arguant qu’ils étaient bien plus que des créatures liées au feu ; ils étaient à la fois terrestres et aériens, supérieurs en tous points aux autres. Ils pouvaient choisir leur destin. Les phénix, eux, flambaient d’un feu plus pur, plus essentiel. Cela allait bien à Dean, pourtant. Cependant, ce dernier ne paraissait pas le penser. Il essaya de dégager sa main mais Castiel la maintint fermement. Dean écarquilla les yeux. En se concentrant à peine, des flammes aussi dansèrent sur le dos de sa main, non pas rouges, mais d’un bleu gracieux. Leurs chaleurs devinrent le prolongement l’une de l’autre. Pas besoin de mots, dans le fond, tant que leurs feux parlaient pour eux. Aucune destruction, aucun incendie. Dean eut un sourire hésitant.
— Tu n’aurais pas dû me donner ton parapluie, fit Castiel. Ce n’est pas sérieux. La pluie doit te gêner autant que moi.
— Pourtant je ne regrette pas, cela t’a donné un prétexte pour revenir.
Castiel sut que ce n’était pas leurs flammes qui réchauffait ses joues.
— Je suis quand même désolé pour le livre, fit-il d’un air sérieux.
— Ce n’était pas un livre rare, haussa des épaules Dean. J’en ai fait venir un autre exemplaire d'une bibliothèque partenaire. Il devrait arriver dans les prochains jours.
Castiel se sentit s’embraser de reconnaissance. La couleur violette de leurs flammes mêlées s’intensifia. Il entendit le rire de Dean qui ouvrit le parapluie de son autre main. Castiel accepta de se glisser dessous. Il sentit sa queue mourir d’envie de s’entortiller autour des mollets de Dean, et il se ravisa. Un incident suffirait bien assez.
— Est-ce que… ça te dirait d’aller se réchauffer au café ? hésita Dean. La bibliothèque n’est pas encore fermée mais quelque chose me dit que Charlie risque d’être insupportable si elle nous voit arriver là-bas ensemble.
Castiel imaginait sans mal la scène. Les ailes de la fée en frétilleraient d’excitation. De plus, il ne voulait pas laisser la chaleur de Dean. Tant pis pour les livres, pour une fois. Cela attendrait demain, et les autres jours. Il eut un signe de tête et ils quittèrent leur refuge ensemble sous le parapluie, épaule contre épaule, feu contre feu, jouant entre leurs doigts entremêlés.