Chapter Text
« Kel, ne te mets pas en colère s'il-te-plaît. »
Lui demande sa mère. Elle a une annonce importante à lui faire et c'est important. Le jeune homme ne sait pas trop pourquoi il serait en colère. Depuis la mort de son frère, il a arrêté de ressentir la moindre émotion face aux gens. Une vraie coquille vide, dirait-on. Mais il comprend pourquoi elle a cherché à anticiper sa réaction. La nouvelle que ses parents lui annoncent a de quoi bouleverser : sa mère est enceinte. 20 ans après la naissance du premier enfant, 16 ans après le deuxième, les deux adultes sont sur le point d'en avoir un troisième. Kel va devenir grand frère et ses parents savent déjà qu'il s'agit d'une fille, qu'ils comptent appeler Sally.
« Je sais que c'est difficile à encaisser... Mais sache qu'on ne remplacera jamais Hero. »
Son père doit peut-être dire ça parce qu'il a du mal à réagir. Le Kel d'il y a 4 ans se serait penché sur le ventre de sa mère et aurait crié un bonjour bruyant à l'attention de sa petite sœur à naître. Mais il n'est plus ce Kel et se contente d'esquisser un petit sourire. Peut-être que c'est une bonne chose, cette enfant. Si c'est la manière que ses parents ont trouvé pour avancer, il ne peut pas les blâmer.
Sa manière d'avancer n'est guère mieux.
Sans doute parce qu'il n'a pas avancé.
Comment est-ce qu'il pourrait, après ce qu'il a fait ?
Son esprit a été trop violemment marqué par la tragédie. Il passe son temps renfermé dans sa chambre, à ne jamais en sortir, sauf pour ses besoins primaires. Resté éveillé le terrifie. Dès qu'il a les yeux ouverts il a la sensation qu'une silhouette calcinée au visage hurlant le suit. Il préfère dormir et se réfugier dans son monde de rêves.
Tout est mieux dans ce monde. Là-bas il s'appelle Kiko et est toujours ami avec tous ses camarades d'enfance. Il y a Sunny, qui joue du violon à la moindre occasion : c'est sa manière de s'exprimer, lui qui est mutique. Il y a la grande sœur de celui-ci Mari, qui a toujours un petit quelque chose à faire déguster aux autres mais surtout un bon conseil à donner. Il y a son ami Basil, toujours avec des fleurs dans les cheveux et sa plante carnivore en pot dont le nom a été effacé. Il y a son amie Aubrey qui garde toujours précieusement un carnet rempli de choses positives qui leur sont arrivées aujourd'hui, sans oublier les autels à peluches un peu partout vers chez elle. Et surtout il y a Hero, son grand frère toujours installé sur une nappe de pique-nique prêt à prendre soin d'eux.
Pourquoi voudrait-il du monde réel, où ses amis se sont tous éloignés et où son grand frère est mort ? Là tout va bien, il n'y a aucun danger, aucune tragédie, ils sont tous ensemble.
Mais même dans ce monde-là son subconscient lui rappelle qu'il n'a pas le droit à ce bonheur. Il le voit à comment sont représentés ses amis. Basil a la même plante carnivore que celle qu'il a offerte à Kel quelques années plus tôt grâce à l'argent de Hero. Aubrey garde précieusement le carnet de mots positifs qu'Hero lui a offert pour la réconforter. Sunny n'accepte de se soigner qu'avec les chocolats chauds ou autres plats que lui préparent Hero. Mari a des cookies imprimés partout sur la robe qu'elle porte, comme ceux qu'Hero faisaient. Kiko n'a pas droit à tout ça.
Pas après ce que Kel a fait.
Les souvenirs sont encore vivaces dans sa mémoire, même s'il a voulu s'enfermer dans son rêve. À l'époque, il avait essayé d'apprendre la cuisine avec l'aide de son frère. Sauf qu'il n'y arrivait pas et détestait comment les cours se déroulaient. Il avait l'impression que son frère le coupait de ses amis, lui mettait la pression, lui reprochait le moindre de ses faits et gestes. Le Hero de ses rêves s'était excusé d'être trop perfectionniste. Mais à l'époque Kel avait décidé d'abandonner. Fini le concours de cuisine, finie la cuisine de manière générale. Il voulait faire sourire Sunny avec ses petits plats, au final plus personne ne souriait. Hero lui avait reproché sa manière d'abandonner aussi lâchement à ses yeux et une dispute avait éclaté.
Oh, comme il aurait voulu que ses parents soient à la maison ce soir-là pour les arrêter. Sinon, il n'aurait jamais brisé le plat que son frère lui avait offert pour qu'il apprenne à cuisiner. Sinon, ils n'en seraient pas venus aux mains.
Sinon il ne l'aurait pas poussé.
Les choses avaient si mal tourné. Il l'avait poussé contre la guirlande du sapin de Noël dans l'idée de le faire trébucher. Ce qu'il n'avait pas remarqué c'est que derrière lui se trouvait la cheminée, bien ouverte, et que son frère est tombé dans les flammes. Le feu de bois s'était répandu sur le corps de son aîné, trop en état de choc pour réussir à l'éteindre. Kel ne savait pas comment réagir non plus alors qu'il voyait son frère brûler, entendait ses cris de terreur, sentait l'odeur de la chair brûlée se répandre. Et surtout, sentait la main d'Aubrey le toucher au moment où les flammes s'arrêtèrent de brûler.
Le feu s'était éteint mais pas à temps.
Son amie avait trouvé cet alibi, un alibi parfait : Hector s'était enfui, le garçon et la fille étaient allés le chercher, l'incendie s'était déclaré et Hero avait péri en essayant de l'éteindre. Il ne sait plus s'il avait vraiment approuvé, il était trop vide pour prononcer un mot.
Il avait pensé, pendant un temps, que la naissance de sa sœur l'aiderait à passer à autre chose. Mais la maison n'était pas grande. La chambre de ses parents, où dormait la petite fille, et la sienne étaient l'une à côté de l'autre. Il entendait l'enfant pleurer pour un oui ou pour un nom. Faim, dents, couche à changer, cauchemar... Kel en faisait beaucoup, des cauchemars. Ses rêves si paisibles avec ses amis se transformaient en véritables cauchemars ignobles parce qu'il entendait des cris. Dans la vraie vie, ceux de Sally. Dans les rêves, ceux de Hero en train de brûler. C'était l'espèce de créature étrange qui hurlait à la mort et lui rappelait tous ses péchés. Il avait juste envie que ça s'arrête.
Les cris de Sally.
Les cris de Hero.
Tout. Tout. Tout.
Et puis il a cru être sauvé un instant. Ses parents lui ont annoncé qu'ils allaient déménager. Il déteste comment ils ont cette expression triste à chaque fois qu'ils vont lui annoncer une grande nouvelle, parce qu'il sait que cette expression est apparue à cause de lui. Mais déménager n'est pas une mauvaise idée. Sa sœur aurait sa propre chambre. La maison serait assez grande pour qu'il ne l'entende plus la nuit. Et puis dans deux ans il sera assez grand pour vivre par lui-même et ne plus avoir à se soucier de tout ça. Il pourra replonger dans son monde préféré sans jamais être dérangé.
Sauf qu'il y a Basil, qui découvre le panneau à vendre et qui lui propose de passer du temps ensemble.
Il y a Sunny, qui a volé le carnet d'Aubrey et déteste tout le monde viscéralement.
Il y a Mari, qui rentre pour les vacances pour réconcilier tout le monde.
Il y a Hero, qui revient dans ses rêves pour l'encourager.
Il y a Kiko, qui le pousse à faire face à ses péchés et abandonner ce monde factice qu'il s'est construit.
Il y a cette vérité terrible qu'il faut bien qu'il avoue un jour.
« Je dois vous dire quelque chose. »