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Le Voyageur de Novikov

Summary:

Il avait essayé, vraiment. Aller à l’université était un rêve, une étape majeure, et il voulait y arriver. Il devait y arriver. Il devait pourtant se rendre à l’évidence : il était incapable de quitter Amity Park. Pas avec son obsession.

Vlad lui propose un marché.

Ou—
Danny passe ses weekends chez Vlad pour sauver ses études, s'énerve contre un mystérieux sosie, et tente d'empêcher Valérie de fourrer son nez là où elle ne devrait pas.

Notes:

Find the translated English version of this story:here

Concernant le contexte je précise que tous les épisodes ne sont pas pris en compte; notamment Planet Phantom, The Ultimate Enemy, Kindred Spirits, ainsi que The Fright Before Christmas, comme ce sera évident dans ce premier chapitre -pas de référence à la trêve de Noël et Jack ne délire pas au sujet du Père Noël.

Le cadre est également modernisé en accord avec l’année d'écriture de cette fic (2024).

Bonne lecture!

(See the end of the work for more notes.)

Chapter 1: Noël

Chapter Text

 


 

Chapitre 1

Noël

 


 

Danny remonta la fermeture éclair de sa parka d’hiver d’un coup sec. Sa main était déjà sur la poignée de la porte d’entrée quand son geste fut interrompu:

— Et où est-ce que tu vas comme ça?

Maddie avait passé la tête dans l’encadrement de la porte. Elle portait son habituelle combinaison de travail mais avait noué un tablier de cuisine par-dessus. Ses grosses lunettes de protection -tout aussi efficaces pour mener des expériences chimiques que pour couper des oignons- étaient baissées sur son visage. Elle ressemblait ainsi à une sorte de libellule géante et contrariée.

— Je vais au centre commercial, vite fait. Faut que j’achète le cadeau pour la tante Linda.

— Danny…, soupira-t-elle d’un ton réprobateur.

Ouais, ouais. Lui et sa tendance à tout remettre au lendemain. Inutile d’en rajouter. Il avait eu tout le mois de décembre pour acheter son cadeau de Père Noël secret, mais il avait tiré au sort Linda, la nouvelle compagne de sa tante Alicia, ce qui ne l’avait pas franchement inspiré car il ne l’avait rencontré qu’une seule et unique fois. En vérité, rien à la perspective de Noël ne l’inspirait. L’idée d'aller se presser dans une foule compacte d’acheteurs enragés sous les cris stridents de Mariah Carey lui donnait envie d’hiberner dans la Zone jusqu’à l’année prochaine. Résultat: quel crétin faisait ses achats, le jour du réveillon? C’était lui.

— Vraiment! C’est toujours tout au dernier moment, avec toi. Comme la lettre au doyen de ton université. Tu ne l’as toujours pas écrite, n’est-ce pas?

Son humeur déjà âcre tourna au vinaigre. Ses doigts se contractèrent en spasmes exaspérés. Se passerait-il un jour sans qu’elle ne lui en parle?! S’il se décidait à l'écrire, cette fichue lettre, elle en serait la première avertie!

— Lâche-moi un peu avec ça, maman! C’est Noël, tu peux pas arrêter une minute, sérieux?! Tu me saoules!

Le visage de sa mère trembla un instant avant de s’affaisser de dépit, mais Danny ne pouvait se résoudre à se sentir coupable. Elle pensait bien faire, certes, elle croyait l’aider. Le remettre sur le droit chemin. Mais il en avait ras le bol, et il était à cran.

Il était rentré de l’université pour les vacances d’hiver quelques jours plus tôt, et avait dû avouer à ses parents sa suspension provisoire, en l’attente de décision officielle du conseil éducatif. Depuis, il devait supporter leurs mines anxieuses et leurs regards de chiens battus à chaque fois qu’il entrait dans une pièce. Pauvre Danny. Le raté de la famille.

Ses parents lui avaient posé des questions. Sa mère avait pleuré, son père avait même suggéré un thérapeute. Ils avaient tout fait pour tenter de comprendre la raison de cet échec scolaire. Manque de bol, il n’y avait rien à expliquer. Rien qu’ils ne puissent comprendre, du moins. Même Jazz avait du mal à saisir l’étendue de son problème. Comment le pourrait-elle?

Parfois, la colère faisait place à l’abattement. Un désespoir pesant, écrasant, qui lui sapait toute énergie. Toute motivation. À quoi bon écrire une lettre pour plaider son cas auprès de la commission? Même si par miracle l’université changeait d’avis, qu’est-ce que cela changeait? Il était fait comme un rat.

— D’accord, Danny, céda Maddie, l’air passablement déconfit. Ne rentre pas trop tard. Les invités seront là pour dix-huit heures.

Danny sentit son irritation retomber mollement.

— Ok, Maman. Je vais me dépêcher. Une heure, grand max.

En l’entendant plus calme, Maddie se risqua à un faible sourire, timide, incertain. Comme si elle craignait que ce simple geste ne l’énervât à nouveau.

Quel fils en or, vraiment. Vite, sa médaille.

 


 

Le centre commercial se révéla aussi pénible qu’il l’avait redouté: bondé, bruyant, étouffant. Plus d’une fois, il fut tenté de devenir invisible et intangible et filer droit au travers de la foule. Il avait fini par entrer dans la première boutique de cosmétiques venue. C’était une immense enseigne, empli d’acheteurs qui, comme lui, se hâtaient de terminer leurs achats pour pouvoir rentrer et débuter les festivités.

Les présentoirs de verre et de métal chromé s’étalaient à perte de vue. Un véritable océan de plastique luisant et coloré, fait de mascaras, de crèmes et de rouges à lèvres. Les murs du magasin étaient tous tapissés de parfums dont les petits flacons de verres scintillaient sous la lumière artificielle. Des clientes s’aspergeaient généreusement d'échantillons et répandaient une odeur entêtante. À cela s’ajoutait la voix nasillarde de Michael Bublé qui braillait que le Père Noël arriverait en ville, et Danny sentait pointer les prémices d’une migraine.

Il avait erré au hasard parmi les allées avant de trouver un rayon approprié. Mais au lieu de se sentir soulagé, le stress montait en lui au fur et à mesure que les minutes passaient. Le choix de soins, crèmes et masques pour le visage semblait sans fin. Concombre, thé vert, argile, aloe-vera. Et un tas d’autres choses improbables. Charbon…? Bave d’escargot? Danny fronça les sourcils et jeta un regard dépité à la photo d’une femme sur l’un des coffrets ‘peau miracle’. Son visage était recouvert d’une épaisse couche de boue noirâtre, mais elle arborait un air béat.

Danny se tenait planté là, et se mit à jeter des coups d'œil désespéré autour de lui. Quelques mètres plus loin, un couple hésitait aussi. La jeune fille tenait deux articles entre ses mains, et à côté d’elle son compagnon avait le dos voûté, les épaules lasses. Ses yeux de basset croisèrent ceux de Danny, et il lui adressa un regard chargé de douleur. Courage camarade.

Bon. Plus vite il prendrait un truc, plus vite il en aurait fini. Danny reporta son attention sur sa mission. De toute façon, quoi qu’il prenne, ce ne serait probablement pas au goût de la tante Linda. Alors autant fermer les yeux, pointer son doigt au hasard, et…

— Hé Danny! Danny, c’est toi?

Il se retourna vivement.

— Val! Qu’est-ce que tu fais ici?

Elle agita une main pour désigner la poche de son chemisier. Danny remarqua alors son uniforme et la petite plaquette métallique: ‘Valérie, conseillère de vente’.

— Tu travailles ici? Depuis quand?

Valérie esquissa un sourire qui se voulait nonchalant, mais qui trahissait une tension mal dissimulée.

— Depuis la fin du lycée.

— Oh. Et... c’est bien?

— Tu rigoles?» Elle secoua la tête, l’air sombre. «Les clients sont horribles en cette période. Tout à l’heure un sale gosse a renversé tout un carton de bouteilles d’après-shampooing. Sa mère m’a engueulé et elle a menacé de poursuivre le magasin parce que son gamin en avait avalé. Ça m’a pris deux heures pour tout nettoyer.»

— Mais non? Les gens sont dingues, compatit Danny.

— Mais enfin… L’équipe et ma boss sont plutôt sympas, c’est déjà ça. Et puis c’est toujours mieux que le Nasty Burger. Je sens plus la frite en rentrant chez moi!

Ils échangèrent un rire. À l’époque, revêtir l’uniforme de mascotte peu glamour lui avait fait honte, mais désormais, c’était un simple souvenir amusant de leurs jeunes années.

— Je bosse ici le temps d’économiser un peu, pour l’année prochaine, expliqua-t-elle comme pour se justifier. Je compte toujours aller à l’université dès que possible, tu sais.

Elle semblait assurée, pleine d’entrain, mais Danny la connaissait suffisamment pour deviner ce qui se cachait derrière la façade. Une vague de sympathie l’envahit. Quelques mois plus tôt, à l’approche des examens et du dernier jour, un seul sujet de conversation avait brûlé sur les lèvres de tous les élèves de dernière année au lycée: et après? Certains avaient évoqué les affaires familiales, quelques-uns l’armée, d’autres des voyages de césure. Une grande partie avait attendu avec impatience leur entrée dans le monde universitaire.

Valérie lui avait confié alors qu’elle rêvait de devenir ingénieure en robotique. Malheureusement, avait-elle avoué, la situation financière de son père ne lui permettrait sans doute pas de s’inscrire en septembre. Danny sentit une pointe de culpabilité poindre au creux de son estomac. Il avait été si obnubilé par ses propres problèmes qu’il n’avait jamais pris de ses nouvelles depuis.

— Désolé, Val... J’aurai dû t’appeler ou t’envoyer un message. Depuis le temps qu’on s’est pas parlé. Ça a pas dû être facile de devoir rester ici.

— Bah, tu me connais. Il en faut plus que ça pour m’abattre!

Elle posa une main sur la hanche et releva le menton dans une attitude de défi que Danny lui connaissait bien. Vers la fin du lycée, quand elle avait eu dix-huit ans et sous la pression grandissante des médias locaux, Valérie avait rendu publique son identité de Chasseuse Rouge.

La révélation avait été un choc pour leurs camarades de classe, tandis que Danny, lui, avait dû feindre la surprise. Jamais il n’avait pu se résoudre à avouer son secret à Valérie. Le temps passant, la vérité s’était fait enterrer de plus en plus profondément sous la pile croissante de ses mensonges. Ces temps-ci, elle et Phantom avaient trouvé un terrain d’entente relatif, bien que son opinion concernant les fantômes n’eût jamais évolué de façon significative. Au mieux, ils étaient de simples manifestations ectoplasmiques à peine conscientes de leurs actes. Au pire, des monstres assoiffés de violence à oblitérer sans délai. Elle devait sans doute placer Phantom quelque part au milieu de cette échelle.

— Mais assez parlé de moi!, s’exclama-t-elle soudain. Et toi, alors? Comment ça se passe, les cours? Tu vas à l’Université de Wisconsin-Madison, c’est bien ça?

— Oh bah, les cours… Ouais, ça va. Ça se passe pas trop mal, mentit Danny en se frottant vigoureusement l'arrière du crâne, soudain fort intéressé par une tache incrustée sur le carrelage.

Valérie plissa les yeux, et son expression lui rappela celle qu’elle adoptait lorsqu’elle pensait que Phantom la menait en bateau. Sa réponse fuyante ne l’avait clairement pas convaincu, mais pour une fois elle n’insista pas et au grand soulagement de Danny, elle changea de sujet:

— Alors t’es rentré pour les fêtes? Et Tucker et Sam? Ils sont aussi dans le coin?

— Non… Ils n’ont pas pu rentrer.

— Ah bon? Comment ça se fait?

— Tucker passe les fêtes en dehors d’Amity cette année. Et Sam est partie faire du bénévolat en Patagonie. Dans un sanctuaire pour les animaux en voie de disparition, tu te souviens? Elle en parlait tout le temps à la fin de l’année?

— Oui! Elle y est vraiment allée, alors? Je croyais que c’était juste un truc qu’elle disait pour emmerder ses parents?

— Ouais, ils voulaient qu’elle aille en école de commerce après le lycée.» Danny eut un petit rire à l’idée farfelue d’une Sam en tailleur-talons, présentant un powerpoint. «Et ses parents lui font toujours la gueule. Du coup elle est restée là-bas pour la fin d’année avec les autres bénévoles… Ils sont tous ultra-recyclo-végan là-dedans; elle est à fond.»

— Cool…» Valérie avait l’air songeur et après un instant, elle ajouta: «Si ça te dit, les anciens de Casper High organisent une fête pour le Nouvel An. Ça serait sympa que tu viennes? Si t’as rien de prévu?»

Danny réprima une grimace. Les ‘anciens de Casper High’, donc notamment: Dash, Paulina, Kwan, Star et toute la clique princière. Ses si bons amis. Il préférait encore passer le Nouvel An dans la prison de Walker. Sa pensée devait se lire sur son visage car Valérie insista avec une moue amusée:

— Bah, allez, ça serait marrant! Ça fait longtemps! T’as pas envie de savoir comment avance la carrière d’influenceuse-lifestyle de Paulina?

Danny produisit un son de gorge étranglé. Et dire qu’il avait eu un jour le béguin pour Paulina. Valérie pouffa de rire.

— Je t’enverrai un message… Penses-y», dit-elle. Puis elle gesticula vers l'étagère de produits de beauté que Danny avait presque fini par oublier. «En attendant, j’imagine que tu n’es pas venu ici juste pour la promenade. Tu cherchais quelque chose de précis? Un cadeau pour quelqu’un?»

Danny acquiesça, lui relaya du mieux ce qu’il savait sur la tante Linda, et Valérie passa à l’action.

 


 

Lorsqu’il quitta enfin le centre commercial, cadeau sous le bras, il se fit la réflexion qu’il s’en était bien tiré. Grâce à Valérie, la corvée avait été expédiée en un temps record. Sur ses conseils, il avait fini par acheter un coffret coréen qu’elle avait habilement emballé et décoré d’un nœud en soie.

Tandis que ses yeux survolaient le parking à la recherche de sa voiture, ses pensées restaient tournées vers Valérie. Elle était si intelligente, si forte et battante. Qu’elle doive rester sur la touche, contrainte de travailler pour un salaire minimum était injuste. Quand d’autres idiots du genre de Dash se voyaient dérouler le tapis rouge grâce à des prouesses au football. Danny n’arrivait pas non plus à se débarrasser de son sentiment de culpabilité. Ce qui était arrivé au père de Valérie était en partie de sa faute, non?

Il s’installa au volant de sa voiture, un vieux modèle que son père avait déniché d’occasion chez un revendeur local. Il avait passé son permis en début d’année, et ses parents lui avaient offert sa toute première voiture pour fêter la fin du lycée. Ils l’avaient également fait pour Jazz, deux ans plus tôt.

L’affaire du siècle!, lui avait garanti Jack qui s’y connaissait suffisamment pour savoir que tout le gros de la mécanique était encore en bon état malgré l’âge avancé du véhicule. Jack avait longuement tenté de le convaincre de le laisser modifier le circuit d’injection du moteur pour le faire tourner à un ecto-carburant qu’il trafiquait lui-même. Le SUV familial roulait déjà à l’ecto-carburant depuis des années, avait-il assuré —ce n’était pas forcément un argument très rassurant. Comment son père s’y prenait pour passer le contrôle technique annuel, c’était un mystère.

Danny mit le contact et quitta la zone commerciale, prenant la direction du périph. À choisir, il aurait préféré voler plutôt que de conduire, mais sa mère aurait sûrement posé des questions s’il avait laissé sa voiture devant la maison.

Il n’était pas encore dix-huit heures quand il se gara enfin devant Fenton Works. Tout était silencieux, l’air était glacé. Dans la rue, des lueurs chaleureuses filtraient au travers des fenêtres aux rideaux tirés et l’on devinait les familles s’apprêtant à passer la soirée entre êtres chers.

Faisant distraitement tourner ses clés de voiture autour de son index dans un cliquetis sonore, Danny rentra chez lui.

— Il est presque l’heure! Dépêche-toi d’aller te préparer!, cria Maddie depuis la cuisine, à peine avait-il passé le pas de la porte.

— Me préparer?, répéta Danny tandis qu’il accrochait son manteau.

— Va te débarbouiller un peu. Et puis mets une chemise!

Danny ronchonna et monta à la salle de bain à l’étage. Là, il aspergea d’eau son visage puis releva la tête et observa un instant son reflet. Il essaya d’aplatir quelques épis sur son crâne en y passant une main, puis il s’en alla dans sa chambre pour inspecter les quelques chemises dans sa garde-robe. Il n’y en avait plus beaucoup qui lui allaient. Il aurait dû se débarrasser des affaires trop petites depuis longtemps, mais ne l’avait pas fait par nostalgie. L’année dernière, il avait grandi presque d’un coup, et même s’il ne serait jamais aussi grand que son père, à l’âge de dix-neuf ans, il dépassait enfin sa mère et sa sœur.

Il revêtit la chemise bleu foncé que Jazz lui avait offerte pour son dernier anniversaire et tira sur les pans pour tenter de lisser quelques faux plis. Ça ferait l’affaire. Pourquoi sa mère voulait-elle faire toute une histoire? Qui croyait-elle qu'il impressionnerait, au juste? La tante Alicia détestait faire des manières et elle débarquerait probablement en portant son habituel combo chemise-à-carreaux-brettelles. Quant à Vlad, il neigerait en enfer le jour où il s’admettrait impressionné par quoi que ce fut qu’il fasse. Quand bien même Danny se mettrait à porter des costumes Armani. Ce qu’il ne ferait jamais.

Lorsqu’il redescendit, des bruits de conversation retentissaient déjà dans l’entrée. La tante Alicia venait d’arriver et Danny fut déçu de constater qu’elle ne portait ni chemise à carreaux ni bretelles, tout compte fait. Elle était accompagnée de sa femme Linda qui parlait avec Jazz. Danny l’avait rencontrée l’année dernière, lors de leur mariage en Arkansas. C’était une femme potelée aux cheveux blonds bouclés. En l'apercevant, elle lui fit un geste amical de la main que Danny lui rendit avant de descendre les quelques marches restantes pour les rejoindre. La tante Alicia était en train de s’extasier sur la façon impressionnante dont il avait grandi, quand la sonnette retentit.

— Danny, tu veux bien ouvrir la porte?, lui demanda sa mère, tandis que ses tantes s’avançaient davantage dans le hall pour libérer de la place dans l’entrée.

— Ça, ça doit être Vladdie!, s’exclama Jack en tapant dans ses mains.

Danny sentit ses paupières frémir de résignation, et il se fendit d’un soupir. Il ouvrit la porte, révélant dans son encadrement la silhouette anguleuse du célèbre Vlad Masters, milliardaire d’exception et malfrat occasionnel. Le regard de Danny s’attarda quelques secondes sur la voiture de course m’as-tu-vu, garée devant la maison.

— V-MAN!, s’écria Jack derrière lui, comme s’il ne l’avait pas vu depuis des années.

Le sourire charismatique de Vlad se transforma en un glapissement étranglé comme Jack se précipitait sur lui pour le serrer avec force. Danny eut un ricanement et ignora les éclairs que Vlad lui lança tandis qu’il refermait la porte.

Lorsque Jack le relâcha enfin, Vlad lissa son catogan d’une main et resserra sa cravate froissée d’un air offusqué. Puis, reprenant son air suave, il salua les autres convives, avant de se tourner vers Danny avec flegme, comme s’il venait tout juste de remarquer sa présence. Quel cinéma. Comme si son œil de requin ne se braquait pas immédiatement sur lui à chaque fois qu’il franchissait le seuil de Fenton Works.

Vlad inclina la tête en un salut d'apparence cordial, mais tandis qu’il croisait son regard, il amplifia une courte seconde son aura spectrale; un affront à l’empreinte territoriale de Danny sur son domaine. Il lui adressa un large sourire. Danny était habitué à son numéro cependant, et il refoula le besoin instinctif de répliquer. C’était tout Vlad. Les jeux de pouvoirs, l’arrogance, la frime territoriale.

— Daniel. Quel plaisir de te revoir.

— Ouais, salut, Vlad. Ça fait longtemps, non?

Une lueur d’irritation amusée passa dans les yeux de Vlad, seul en mesure d’apprécier le sarcasme. L’avant-veille, Danny avait déjoué sa machination du mois et ils s’étaient livrés à un règlement de compte en bonne et due forme dans la Zone. Pendant des semaines, Vlad et Technus s’étaient associés et avaient manigancé en coulisse. Danny avait flairé les ennuis.

Et puis récemment, il avait percé le mystère. Technus développait pour Plasmius un virus informatique à transmission ecto-electro-plasmique qu’ils projetaient de propager sur tous les ordinateurs et téléphones portables d’Amity Park (phase une); puis à travers tout le pays (phase deux). Et cela allait sans dire, il n’y aurait qu’une seule façon de s’en débarrasser: la version premium de PlasmaSafeguard Antivirus, développé par -oh, surprise!- VladTech. VladTech, à la pointe de la cybersécurité et soucieux de votre confiance, quoi d’autre?

Danny avait donc détruit une grande partie des ordinateurs et des serveurs sur lesquels Technus travaillait. Le fantôme était entré dans une colère noire et Plasmius avait vite rappliqué. Danny avait fini par gagner, mais il s’en était fallu de peu. Ce n’était sans doute que partie remise. Malgré cela, Vlad ne semblait pas aussi furieux que Danny avait anticipé, et il le soupçonnait d’être suffisamment tordu pour prendre un certain plaisir au challenge offert.

— Venez, passons dans le salon, les invita Maddie d’un geste accueillant. Jack tu veux bien éteindre la télé, s’il te plaît?

Jack se tenait debout devant la télé allumée sur une chaîne d’informations locales. Il serrait la télécommande dans une main tendue devant lui, comme s’il avait l’intention de l’éteindre mais ne pouvait s’y résoudre. Danny jeta un coup d'œil à l’écran et son cœur fit un bond.

— Mais, chérie, c’est cette crapule de Phantom! Regarde, il braque des bijouteries maintenant!

Tous les yeux se tournèrent vers la télévision. La voix off du journaliste annonçait que le célèbre fantôme d’Amity Park avait renié son rôle autoproclamé de protecteur et avait fait exploser une partie du centre commercial, vingt minutes plus tôt.

À l’écran étaient diffusées des vidéos amateurs, de mauvaise qualité et tremblotantes, prises de toute évidence par quelques badauds présents au moment de l’explosion. On reconnaissait sans peine la silhouette de Phantom, se détachant nettement dans ce qui ressemblait à un étrange cercle lumineux, puis une grande explosion dont le souffle faisait voler en éclats les vitrines des magasins à proximité. La vidéo changea, et l’on voyait désormais un groupe de gens se ruer à l’intérieur de la bijouterie à la devanture éventrée pour piller sans honte les vitrines en s’emparant des montres, bagues et colliers exposés.

— Il faut qu’on y aille!, s’exclama Jack. Il est sans doute en chemin vers la banque! Les honnêtes gens ont besoin de nous!

— Hum, je ne sais pas, Jack…, fit Maddie d’une voix lente, ses yeux désormais eux aussi rivés sur le flash info.

Elle semblait tiraillée entre l’envie de partir chasser Phantom et son devoir d’hôtesse, le soir du réveillon.

— Ah, non c’est hors de question!, s’écria Jazz, le visage s'empourprant de colère. Pour une fois qu’on essaye de passer un Noël en famille à peu près normalement, vous n’allez pas recommencer à faire votre cirque!

— Oui, mais enfin Jazzie-chérie…», commença Jack en dandinant sur place. On aurait dit qu’il se retenait à grand-peine de bondir vers le garage pour foncer vers la menace à bord du Véhicule d'Assaut Fantôme. «On ne peut pas laisser cette fripouille voler des magasins, quand même!»

Danny leur prêtait à peine attention, leur discussion un bruit sourd en arrière-plan. Il fixait la télé, immobile, bouche bée. Les vidéos étaient de piètre qualité, mais ce n’était pas un montage. C’était indéniablement Phantom, son aura pâle et laiteuse, ses cheveux blancs vaporeux, ses yeux d’un vert intensément surnaturel. C’était… lui.

Il n’y avait qu’un souci. Danny était certain qu’il s’en serait souvenu, s’il avait fait exploser un magasin dans les vingt dernières minutes.

— Mais, enfin! On voit bien que ce sont juste quelques imbéciles qui profitent de la confusion pour piller la bijouterie! Et puis, Phantom n’est même plus là, c’était heu… sûrement un accident?, avança Jazz tout en lui jetant un regard en coin.

Danny avait enfin détaché son attention de l’écran et secoua imperceptiblement la tête. Je n’y suis pour rien! Il ne sut si Jazz avait compris, et lui-même se sentait toujours trop ahuri pour la soutenir. Mais avant que son père ne puisse repartir à la charge, Vlad prit la parole, avec ce ton ferme et posé qu’il adoptait lors de ses déclarations en tant que maire:

— Jasmine n’a pas tort. Quoi qu’il en soit, et même si Phantom a effectivement décidé de se lancer dans le grand banditisme…- » Son sourire dévoila des canines étonnement pointues. «-... il est évident que le scélérat a pris la fuite. Sinon les reporters le montreraient. Il serait regrettable de gâcher une agréable soirée en si charmante compagnie.»

Il adressa un sourire gracieux à l’attention de Maddie, et Danny se renfrogna. Le scélé-quoi?

— Vlad a raison, Jack», soupira Maddie. «Nous mènerons l’enquête demain.»

L’attitude frénétique de Jack retomba et ses épaules s'affaissèrent de dépit. À contre-cœur, il consentit à éteindre l’écran mais aurait semblé moins déçu si on lui avait annoncé que c’était Noël qui était annulé.

— Réorientation de carrière?, fit Vlad à voix basse, quand les conversations reprirent autour d’eux. L'exécution est à revoir. Les bijouteries, c’est petit. Et les explosions, c’est amateur.

— Dans tes rêves, siffla Danny.

Vlad affichait un petit sourire suffisant. De toute évidence, il ne croyait pas réellement ce qui était dit aux informations, mais se délectait de cette occasion fortuite pour l’agacer. La réputation de Phantom avait toujours été précaire, et Danny savait qu’à la moindre incartade les médias n'hésitaient pas à se retourner contre lui et à l’accuser de tous les maux. Ce qui amusait Vlad au plus haut point.

Danny sentit une vague de frustration monter en lui. D’accord, il lui arrivait parfois d’être mêlé à quelques débordements. On parlait de combattre des fantômes, après tout, non? Évidemment qu’il y avait des pots cassés! Et certes, il s’était parfois retrouvé au milieu de diverses explosions. Mais ce n’était pas de sa faute! Bon. Presque pas. Bref. En tout cas, cette fois-ci, il n’y était réellement pour rien. Il n’avait même pas été sur place vingt minutes plus tôt. Cette histoire sentait l’entourloupe à plein nez. Clairement, quelqu’un se faisait passer pour lui. Amorpho, peut-être? Mais pourquoi le métamorphe aurait-il décidé de reprendre du service, après toutes ces années?

Danny poussa un grognement contrit. Vlad arborait toujours ce petit air supérieur et satisfait. Il ravala tant bien que mal son envie de se défendre cependant. Le moment aurait été mal choisi car droit devant, Jack s’était mis à héler Vlad, champagne à la main.

 


 

Par chance, aucune autre information concernant Phantom ne vint troubler le reste de la soirée. Danny vérifiait constamment les dernières publications en direct d’Amity Park News sur son téléphone, scrutant la moindre mention de ce sosie usurpateur.

L’empressement que Jack avait exprimé pour partir à la chasse au Phantom était sans doute un peu loufoque, et pourtant ce n’était rien par rapport à l’effervescence qui agitait Danny intérieurement. Imaginer un intrus semant la pagaille dans Amity Park alors qu’il était coincé sur une chaise lui était pesant, pénible même. Néanmoins, ses parents avaient beau être du genre distraits, même eux finiraient par remarquer son absence à la table un soir de réveillon. Il avait donc dû se résoudre à y penser le moins possible. Et à vérifier les infos. Tant qu’il n’y avait pas de danger immédiat, il pouvait gérer.

À la table du repas, il s’était retrouvé coincé entre Vlad et la tante Alicia. Sa mère l’avait déjà réprimandé à plusieurs reprises, estimant qu’il passait trop de temps scotché sur son téléphone portable, aussi n’avait-il plus d’autre choix que d’essayer de prêter attention à ce qui se disait. Ce qui était fastidieux, car Vlad accaparait toute la conversation avec ses histoires barbantes de réélection. Son mandat de quatre ans arrivait à terme et, expliquait-il, il débuterait sa campagne officielle en début d’année. Il s'épanchait ainsi depuis une bonne demi-heure sur les passionnantes subtilités des élections municipales, du choix de son adjoint, et de son principal concurrent, Ernesto Montez.

Danny en venait à regretter la première partie de la soirée, avant le dîner, lorsque Jack avait tenu à présenter quelques prototypes dont il était fier. Il avait failli mettre le feu à la table, mais au moins, ça avait été tout le contraire d’ennuyeux.

Danny cala son menton entre ses poings, coudes sur la table, sans prendre la peine de feindre un quelconque intérêt. Au point où il en était, il espérait presque que la dinde se mette à flotter et à les pourchasser, comme lors ce Noël mémorable, quelques années plus tôt, où leur repas s’était révélé ecto-contaminé et pris de folie meurtrière.

Vlad se lamentait à présent des difficultés à trouver une bonne équipe de communication, quand, au grand bonheur de Danny, la tante Alicia l’interrompit:

— Ah, ça! Vous, les politiciens et hommes d’affaires, vous en avez de ces problèmes, hein!?, lança-t-elle d’un ton bourru. Mon bon à rien d’ex-mari était lui aussi dans ce genre d’affaires politiques. Et lui aussi, il se plaignait à tout bout de champ.

Vlad referma la bouche si violemment que ses mâchoires produisirent un claquement sec. Danny pouvait lire la réplique qui brûlait sur ses lèvres pincées. Vlad garda le silence cependant, et se contenta de lui adresser un sourire sinistre. La tante Alicia, qui n’avait jamais eu la langue dans sa poche, ne sembla pas impressionnée. Danny se sentit tout à coup plus éveillé. Enfin, quelque chose d'intéressant! Voir Vlad se faire rabrouer en public comptait parmi ses divertissements favoris.

— En parlant d’affaires, comment se portent les vôtres?, poursuivit Alicia en se tournant vers sa sœur et son beau-frère.

Danny se ravachit dans sa chaise avec un grognement. Et merde. C’était reparti pour un tour de conversation bien assommante.

— Plutôt bien, je dois dire, répondit Maddie avec entrain.

— Ça marche toutes vos, heu… vos inventions, là?, demanda Alicia avec une moue dubitative.

Elle devait encore avoir en tête les dispositifs expérimentaux qui avaient pris feu pendant l’apéro. Danny ne pouvait pas lui reprocher son scepticisme.

— Pas toutes, bien sûr, admit Maddie. Nous consacrons une grande partie de notre temps à la recherche. Par exemple, en ce moment, nous développons un nouvel alliage ecto-métallique pour améliorer la performance balistique. Et de temps à autre, nous faisons des découvertes et des avancées spectaculaires.

— Ah pour ça, c’est sûr!, s’exclama Jack. Il y a quelques mois, nous avons complètement repensé notre approche en matière d’ecto-défense. Et d’ailleurs, notre plus gros client a été Amity Park!

Avec un large sourire, Jack gesticula vers Vlad qui hocha la tête poliment.

— C’est vrai, une bonne partie de la ville utilise déjà cette nouvelle technologie améliorée. Amity Park a des besoins tout particulier en matière de défense anti-fantôme.

— Et Fenton Works, c’est ce qu’il y a de mieux sur le marché!, déclara Jack avec fierté.

— Même si le gouvernement n’a pas l’air de le penser, dit Maddie. Le GEB continue à envoyer des agents en mission de reconnaissance et leur comportement est insupportable. Ils sont terriblement incompétents. Je leur ai même envoyé une plainte à ce sujet, mais ils n’ont pas daigné me répondre.

— Alors comme ça, les fantômes sont une sorte de fléau, ici, c’est ça?, demanda Linda, un peu timide.

Elle n’avait pas l’air de savoir que penser de l’enthousiasme des Fentons pour le paranormal, et Danny doutait qu’elle fut convaincue de la réelle existence des fantômes. Elle pensait probablement qu’ils étaient tous un peu toqués et se prêtait au jeu par politesse.

— En effet. Un véritable fléau pour cette ville, dit Vlad. Certains plus que d’autres.

Danny maintint son regard fixé sur la carafe d’eau, résolu à ignorer l'inévitable coup d'œil goguenard.

— D'ailleurs, Jack, à ce sujet, reprit Maddie. Est-ce que nous avons reçu la réponse de l'Office des Brevets?

— Heu, non, toujours pas, je ne crois pas…, répondit Jack en se grattant le menton de l’index.

— Pourtant ça va bientôt faire trois mois, non?, insista-t-elle d’un air soucieux. Tu es certain de bien avoir envoyé la lettre?

— Ah oui, ça, j’en suis sûr, assura-t-il en hochant la tête. Je me souviens parfaitement être allé à la poste pour l'expédier, parce que c’était la veille du déménagement de Danny.

— Il faudra que je pense à les appeler lundi alors, murmura-t-elle. Il s’agit d’un dépôt de brevet, tout de même…

Elle avait l’air songeuse, et devait probablement redouter que Jack ait pu égarer la lettre dans la cohue du déménagement. Ça n’aurait pas été la première fois que quelque chose de ce genre se serait produit. Maddie était généralement celle qui s’occupait des démarches administratives, et ce n’était pas un hasard.

— Aah, mais j’oubliais presque que tu as déménagé il y a quelques mois. Comment vont les cours, Daniel? Comment se passe l’université, hmm?

Vlad avait posé la question d’un ton parfaitement anodin, comme si ça lui était sorti de la tête. Alors qu’il avait probablement piraté le réseau de l’université pour obtenir ses notes et son emploi du temps. C’était à la fois drôle et exaspérant.

À l’âge de quatorze ou quinze ans, Danny avait volontiers qualifié Vlad d’ennemi juré. Ça faisait plutôt cool, et un héros se devait d’avoir un homologue maléfique. Les justiciers dans les comics en avaient toujours un. Depuis, il avait grandi et sa vision du monde s’était faite moins binaire. Il s’était rendu compte que Vlad n’était pas le grand génie du mal qu’il s’amusait à incarner. En fait, Vlad aimait surtout faire de l'esbroufe et en rajouter des tonnes. Le costume, la cape, la coiffure dramatique, les tourbillons de flammes. Tout ça, tout ça.

Leur relation était étrange et le statu quo, une mécanique bien huilée. Vlad lui rendait la vie difficile, et Danny déjouait ses plans. Des plans qui, récemment, avaient tendance à cocher le minimum de cases requises pour rentrer tout juste dans la catégorie maléfique, d’ailleurs. Ces temps-ci, Vlad s’appliquait à posséder l’équipe de la rédaction du Times pour qu’ils lui décernent encore une fois le titre de ‘Personne de l’Année’. Ce genre de trucs débiles.

Régulièrement, lorsque la situation l’exigeait, ils se battaient. Leurs affrontements avaient quelque chose de familier et de complaisant, cependant. Il y avait des années que Vlad n’avait plus sincèrement essayé de conquérir sa mère. Et s’il continuait à insulter son père dans des accès de colère, Danny soupçonnait que ce fut surtout pour l’image.

Oh, il continuait de se méfier, bien sûr. Le sens moral de Vlad était bancal, et sa vision du monde demeurait fondamentalement trop différente de la sienne. Vlad n’était pas une bonne personne, c’était un vrai connard. Un connard qui adorait tourmenter Danny, comme maintenant, où il se délectait de le voir sur une corde raide.

— Ouais, l’université… hum... , marmonna Danny, les bras croisés, l’air renfrogné et mal à l’aise.

Le sourire de Vlad s’élargit.

— Tu es à l’Université de Wisconsin-Madison, c’est bien ça, Danny?, demanda gentiment la tante Linda. Qu’est-ce que tu étudies?

— Astrophysique, fit Danny, le regard rivé sur un bout de nappe.

Il aurait bien voulu que l’on change de sujet. Même une nouvelle demi-heure sur les élections municipales aurait été préférable. Pourquoi ne posaient-ils pas la question à Jazz? Elle adorait parler de ses études en psychologie à Harvard.

— Oh, ça doit être difficile, dit Linda avec un sourire compréhensif.

Danny haussa les épaules. Le problème, ce n’était pas la difficulté des cours.

Il fixait toujours ce point invisible devant lui, buté. Il ne voulait surtout pas voir les coups d'œil inquiets que devaient s’échanger ses parents en ce moment même.

— Danny a eu… quelques petites difficultés de parcours, mais ça va s’arranger. N’est-ce pas, Danny?, dit Maddie avec douceur.

Pour toute réponse, Danny émit un grognement, les bras toujours croisés, le visage fermé. Des difficultés de parcours. Ha! L’atmosphère était devenue lourde autour de la table.

— De toute façon, les études, c’est surfait!, s’exclama soudain la tante Alicia, brisant la tension avec bonhomie. Tiens, moi, par exemple: je n’ai jamais été douée pour ça! Tu te souviens, Maddie, le jour de ma remise de diplôme, au lycée, ce qu'a dit le proviseur à maman?

La conversation regagna enfin des eaux plus tranquilles, alors que la tante Alicia se mettait à raconter une histoire drôle impliquant les deux sœurs durant leur adolescence.

Danny n’avait plus qu’une hâte: monter dans sa chambre et se coucher. Aussi, il ne fut pas fâché de voir la soirée toucher à sa fin. Quand vint le moment pour chacun d’ouvrir le cadeau de son Père Noël secret, la tante Alicia lui glissa à l’oreille d’un ton bienveillant:

— Comme ça, si jamais ça ne marchait pas dans ton école pour prétentieux, tu pourras venir en stage chez moi dans la forêt! Maintenant, tu es équipé pour.

Elle lui donna une grande tape dans le dos, et éclata de rire à sa propre blague. Danny lui adressa un sourire poli tout en prétendant examiner le cadeau qu’elle lui avait fait: des bottes à grosses semelles. Sûrement très classe dans la communauté des bûcherons.

— Merci, Tata.

À côté de lui, Jazz venait d’ouvrir son paquet et poussa un cri. De toute évidence, c’était Vlad qui l’avait tirée au sort et il avait explosé le budget, car elle déballait un ordinateur portable dernier cri ‘pour ses études’. Un objet ultra-fin, étincelant, et sûrement hors de prix.

Danny posa à terre les bottes de bûcheron, qui étaient aussi robustes que laides. Il s’imagina un instant, affublé d’une chemise à carreaux, hache à la main, en train de crapahuter dans la forêt derrière la tante Alicia.

Une perspective qui n’était pas franchement exaltante, et qui pourtant était plus attrayante que ce à quoi il se savait destiné. Jamais le futur ne lui avait paru aussi incertain.

 

Chapter 2: Nouvel An

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Chapitre 2

Nouvel An

 


 

Une brise polaire soufflait un air gelé sur Amity Park. La neige, qui était tombée sans relâche tout au long de la journée, n’avait cessé que quelques heures plus tôt, et les toits tout couverts de blanc paraissaient emmitouflés dans une couverture molletonnée. À des dizaines de mètres plus bas, les maisons s’alignaient en rangs serrés dans les rues tranquilles. Dans une heure environ, des gens sortiraient. Certains, éméchés, hurleraient ‘bonne année!’ à tout leur voisinage. D’autres lanceraient des feux d'artifice et des pétards achetés pour l’occasion. Une partie se joindrait allégrement au chahut, tandis qu’une autre ne manquerait pas de s’en plaindre.

Danny flottait à la dérive, savourant le silence de la ville et l’immobilité qui précédait minuit. Il ferma les paupières et prit une grande inspiration. L’air était presque aussi glacial que l’ectoplasme qui le composait.

Un faible bruit de portière qui claque lui fit rouvrir les yeux. En bas, une femme venait de sortir de sa voiture et il la suivit du regard. Elle portait une blouse médicale -une infirmière, sans doute-, et elle se hâtait vers l’une des maisonnettes. Elle devait être pressée de retrouver ses proches et fêter en leur compagnie l’arrivée de la nouvelle année.

Partout, l’humeur était à la fête. Pourtant celle de Danny était maussade. Il repensait à la fin de l’été dernier. Alors que le chapitre du lycée et l’adolescence se concluait, lui, Sam et Tucker s’étaient fait leurs adieux et une farouche promesse. Une page se tournait, certes, mais ils garderaient le contact: ils s'appelleraient tous les jours, ils joueraient en ligne, ils se verraient pendant les vacances et tout resterait comme avant. Mais rien n’était plus pareil.

Au fond d’eux-mêmes, ils l’avaient su: cette promesse avait été naïve. Les choses n’étaient plus comme avant et elles ne le seraient sans doute plus jamais. Le temps du lycée était révolu. Finie leur petite équipe, la team Phantom. Et finie la chasse aux fantômes en trio les week-ends.

Danny ne leur en voulait pas. Sam était en projet humanitaire à l’autre bout du continent. Elle sauvait des bébés pingouins, ou quelque chose du style. Elle vivait son rêve. Tucker lui, passait les fêtes en Caroline du Nord, dans la famille de sa nouvelle petite amie. Il l’avait rencontrée dans sa classe de Sciences Informatiques, et ça avait été le coup de foudre. Si Jazz avait été là, elle aurait insisté pour qu’ils fassent quelque chose d’amusant ensemble. Mais Jazz n’était pas là non plus. Elle était repartie peu de temps après Noël, pour rejoindre des amis d’université dans le Colorado où ils faisaient du ski.

Il n’en voulait pas à ses amis. Honnêtement! Ce n’était pas de leur faute. Il ne leur en voulait pas de vouloir vivre leur vie. Il était content pour eux, même. Très content. Oui, vraiment, pensa-t-il avec ardeur, tentant d’étouffer la petite voix jalouse qui sifflait dans sa tête: et sa vie à lui, alors? Quand pourrait-il la vivre? Danny secoua la tête avec vigueur, résolu à ignorer cette spirale négative.

Ça n’avait aucune importance. De toute façon, être seul ne le dérangeait pas. Valérie avait tenu parole et lui avait envoyé un message d’invitation quelques jours plus tôt. Plusieurs anciens de Casper High, dont une bonne partie de son ancienne classe, organisaient une fête ce soir. Danny avait poliment refusé. Il n’avait pas la moindre envie de revoir toute la clique populaire du lycée. Voir Dash se pavaner et se vanter de son succès dans l’équipe de foot universitaire était le dernier de ses souhaits. Aucun besoin d’enfoncer le clou sur sa nullité suprême, merci bien.

Il continuait de flotter sans but, son corps immatériel dérivant au gré du vent, quand soudain, son œil fut attiré par un bref éclair lumineux, juste en périphérie de son champ de vision. Un éclair d’un fuchsia étrangement familier. Hmm. Il s’approcha furtivement. Ce faisant, un frisson le traversa et une faible volute d’air gelé s'échappa de ses lèvres. Il plissa les yeux.

Quelques dizaines de mètres plus loin, Plasmius flottait et terminait tout juste de réabsorber un double. Il se trouvait proche d’une maison, grande et un peu isolée des autres. Rien ne permettait d’affirmer qu’il se livrait à des activités douteuses, mais sa façon de rôder avait quelque chose de louche. Danny fronça les sourcils. Puis il y eut un déclic de son cerveau. Il connaissait cette maison. C’était là qu’habitait l’ancien maire, Ernesto Montez.

— Alors, on prépare le terrain pour son élection?

Vlad fit volte-face. En l'apercevant, la surprise sur son visage se transforma en irritation. Il agita sa main comme pour chasser une mouche.

— Va-t’en, Daniel.

— Qu’est-ce que tu fiches ici?

— Rien qui ne te regarde.

— Ça me regarde si ça concerne Amity. Pourquoi tu rôdes autour de chez Montez?

Vlad eut un soupir excédé. Il flotta quelques mètres plus haut pour se rapprocher de Danny qui l’observait avec méfiance.

— Et toi, pourquoi t’obstines-tu toujours à fourrer ton nez partout?» Ses yeux rouges brillaient d’exaspération. «Pourquoi est-ce que tu n’es pas occupé à faire la fête et à boire de la bière bon marché, comme les autres jeunes idiots de ton âge ce soir?»

Le visage de Danny se ferma.

— C’est pas tes affaires, grinça-t-il.

Mais c’était trop tard. Vlad avait flairé la faiblesse comme un requin flaire le sang, et il enfonçait déjà ses griffes dans la plaie:

— Ah, maintenant ce ne sont pas mes affaires, hum? Quoi, tes petits copains ne sont pas là? Est-ce qu’ils se sont lassés de toi, Daniel?» Danny serra les dents, mais ne put réprimer un léger tic qui n’échappa pas à Vlad. Une lueur triomphante dansait à présent dans ses yeux. Quel enfoiré de première. «Aah oui, c’est cela, n’est-ce pas? Tes simagrées les ont divertis un temps, mais désormais ils ont mieux à faire. Et maintenant tu es seul. »

Les persiflages de Vlad appuyaient là où c’était douloureux. Mais Danny refoula sa peine et accueillit à bras ouverts la colère qui montait en lui.

— Seul!? Non mais, tu t’es vu?! Un soir de réveillon du nouvel an, et t’es là, à préparer des petites combines malfaisantes pour ton élection débile. C’est toi qui es tout seul, Vlad! Et pathétique!

Danny avait craché la phrase avec un venin qui lui était inhabituel. Vlad avait touché un point sensible, et il voulait le blesser en retour. Le visage de Vlad se transforma sous le coup de la furie. Sa posture se ramassa et se tendit pour l’attaque. Danny sentit son énergie ectoplasmique vibrer sous ses doigts en réponse, les poings serrés, prêt à riposter.

Mais soudain, contre toute attente, l’expression irascible de Vlad se figea puis retomba. Il souffla sèchement dans un effort manifeste pour regagner son sang-froid. Enfin, le nez levé avec dédain, il se détourna :

— Je n’ai pas le temps pour tes enfantillages, Daniel.

Stupéfait, Danny le vit lui tourner le dos et s’éloigner. Un sentiment de déception vint se mêler à son irritation. Vlad comptait le laisser planté là? Il se sentit tout à coup incroyablement vexé et en colère. Comment osait-il?

BOUM!

Danny venait de lui lancer la large sphère d’ecto-énergie qui s’était formée dans la paume de sa main, et l’avait touché en plein entre les omoplates. Vlad fut propulsé en avant, puis se retourna vivement. On lisait un mélange de douleur et de stupéfaction sur son visage. Il ne s’était clairement pas attendu à ce que Danny lui tire dans le dos. Cette agressivité déloyale n’était pas vraiment son style. Rien à foutre. Danny était contrarié, blessé, humilié, esseulé, énervé. Une bonne bagarre pour se vider la tête était exactement ce dont il avait besoin. Et Plasmius ferait parfaitement l’affaire.

— Oh, attaquer son ennemi quand il a le dos tourné? Bravo. Je ne peux que me féliciter d’être parvenu à t’enseigner une ou deux choses, finalement.

Avec un rire sardonique, Vlad lui décocha une rapide série d’ecto-tirs que Danny bloqua d’un bouclier. Se jetant en avant, les mains chargées à bloc d’une énergie verte et crépitante, Danny libéra un large faisceau destructeur que Vlad évita de peu, se téléportant une fraction de seconde avant d’être touché. Il réapparut derrière Danny, et pris par surprise, celui-ci ne fut pas assez rapide pour esquiver sa main qui se resserra sur son cou. Sa poigne était de fer et irradiait une ecto-énergie cuisante.

— Rhâa! Lâche-moi!

Danny leva ses propres mains pour tenter de desserrer son étau. Mais l’étreinte était intransigeante. Il tenta de devenir intangible, mais bien sûr en combat si rapproché, cela ne servait à rien: Vlad pouvait sentir la fluctuation de son essence et le suivait d’un plan à l’autre. Danny poussa un cri rageur. Il agrippa à nouveau les mains de Vlad autour son cou, mais cette fois, il puisa dans une énergie située au plus profond de lui et laissa un flux glacé courir le long de ses doigts.

Vlad émit un glapissement et relâcha aussitôt sa prise. Danny savait que Vlad était vulnérable à ses pouvoirs de glace dont les propriétés s'opposaient à sa propre physiologie élémentaire. Sans reprendre son souffle, Danny chargea à nouveau et lui envoya un uppercut que Vlad bloqua juste à temps.

— Que t'arrive-t-il, Daniel?

Un grondement s'échappa de sa gorge:

— Ferme-la, Plasmius.

Il n’était pas venu pour bavarder. Il voulait se battre, ne plus penser. La mâchoire serrée, Danny redoubla de hargne. Ses attaques se faisaient de plus en plus violentes et désordonnées. Il décocha un crochet du droit que Vlad parvint à contrer d’un revers et bientôt, le ton du duel avait changé. Vlad n’essayait plus activement de le frapper, mais se contentait de parer et d’esquiver sans vraiment riposter.

— Daniel. Arrête. Que se passe-t-il ?

L'émotivité atypique dont ses attaques étaient empreintes n’avait pas échappé à Vlad. Avec stupeur, Danny se rendit compte que Vlad affichait désormais une moue vaguement inquiète et cette constatation ne fit qu’empirer sa frustration. Pourquoi Vlad ne l’attaquait-il pas? Lui d’ordinaire si prompt à lui coller une dérouillée… Pour une fois que c’était précisément ce que Danny cherchait, il voulait discuter!?

— Qu’est-ce que ça peut bien te foutre!?», cria Danny. Il tira en la direction de Vlad une nouvelle sphère d’ecto-énergie qui cette fois le heurta de plein fouet. Vlad émit un grognement sourd. Il devait continuer. Vlad finirait forcément par s’emporter et contre-attaquerait. «Je veux me battre, d’accord!? J’y suis obligé! Y a rien d’autre à comprendre! Alors, ferme-la et bats-toi!»

Un coin de son cerveau prit note qu’il tremblait légèrement. De quoi, il n’en était pas certain. De rage, certainement? Pour comble de malheur, sa provocation n’eut pas l'effet escompté. Au contraire, Vlad intercepta la salve d’ecto-tirs grâce à un dôme protecteur, avant de descendre en altitude et de se poser sur le toit d’un bâtiment désaffecté. À la grande surprise de Danny, un anneau de lumière noire apparut à sa ceinture et Vlad reprit forme humaine.

— Je refuse. Et j’exige que tu m’expliques ce qu’il se passe.

Je refuse, j’exige. La colère tambourinait dans ses tempes. Danny se figea un instant dans les airs, grinçant des dents. Puis, passant de zéro à cent plus vite qu’une formule 1, il fonça vers Vlad. Ses jambes avaient perdu leur forme corporelle et dessinaient à présent une traîne laiteuse dans son sillage. Il était une comète dans la nuit noire. Vlad serait forcé d’esquiver ou de riposter. Sous forme humaine, un tel impact le tuerait.

Vlad allait esquiver.

Ou riposter.

Il le devait.

Danny pila.

Vlad était resté debout, les pieds fermement plantés sur le toit. De marbre. Pantelant, les dents toujours serrées, le visage de Danny était à présent à quelques centimètres du sien. Il vrilla son regard dans celui de Vlad. La lumière dégagée par l'énergie ectoplasmique brûlant dans ses poings se reflétait dans ses yeux bleus, imperturbables.

Sa frustration avait atteint son paroxysme, mais quand bien même, Danny savait qu’il ne pouvait pas décemment attaquer Vlad sous cette forme. Son enveloppe humaine était trop faible pour pouvoir encaisser la force des coups de Phantom lorsqu’il était furieux.

— Transforme-toi, siffla Danny, les poings toujours serrés et brillants, l'énergie accumulée menaçant de s’échapper à chaque instant.

— Non.

— FAIS-LE!

— ÇA SUFFIT!

Danny était conscient de ne pas être dans son état normal. Vlad n'avait rien fait qui puisse justifier autant de rage. Pourtant, son envie d’évacuer son mal-être par la violence était telle qu’il ne songeait pas à s’arrêter. S’arrêter aurait voulu dire réfléchir. Et réfléchir était douloureux.

Vlad plissa les yeux. Il soutenait son regard sans difficulté, nullement affecté par la terreur primitive qui saisissait normalement les vivants en contact si rapproché avec un fantôme.

— D’ordinaire, je ne refuse jamais de te mettre une correction, tu le sais, dit Vlad d’un ton égal.

— Alors bats-toi, souffla Danny avec amertume, même s’il devinait c’était peine perdue.

— Non. Je veux bien que tu sois un adolescent hormonal, mais tu frises la crise de nerfs. Que t’arrive-t-il?

Danny déglutit. À contrecœur, il fut forcé de résoudre à l’idée que Vlad ne se battrait pas. Il secoua les mains, et l’énergie accumulée dans ses paumes se dissipa dans l’air.

Au cours de leur confrontation, ils s’étaient éloignés du centre de la ville. Vlad s’était posé sur le toit d’un vieil édifice d’une dizaine d’étages. Autrefois, le bâtiment avait accueilli une usine de textile et ses bureaux, mais cela faisait des années qu’il était abandonné. Bien qu’il n’y eut aucun éclairage public, les rayons de la lune et la faible lueur que dégageait Phantom suffisaient à leurs yeux de nyctalopes.

— Tu disais tout à l'heure que tu y étais obligé, insista Vlad, comme Danny ne disait rien. Que voulais-tu dire ?

Danny sentit sa gorge se serrer et son souffle chevroter. À son grand désarroi, la colère faisait place au désespoir qu’elle avait tenté de supplanter. Alors qu’il avait été consumé par le besoin de coller son poing dans la figure de Vlad une minute plus tôt, une lourde lassitude s’abattait tout à coup sur ses épaules. Vlad avait raison: il avait complètement perdu les pédales. Il déconnait sévère.

— Laisse tomber, Vlad. C’est bon. Tu peux partir. Retourne espionner Montez ou je sais pas quoi.

— Pas avant que tu n’aies parlé. Que t’arrive-t-il?

Danny eut un hoquet incrédule.

— Ah ouais? Et c’est quoi le plan? Trouver un nouveau point faible à utiliser contre moi? Tu changeras vraiment jamais.

— Je peux te retourner la remarque… toujours prêt à me reprocher le pire. C’est toi qui es venu m’attaquer ce soir, je te rappelle. Mais en tout bien tout honneur, je te pose la question sans arrière-pensée.» À cela, Danny glapit un rire sans joie. Il le prenait pour un lapereau de trois semaines ou quoi? Vlad avait toujours des arrière-pensées. Vlad haussa un sourcil impatient et conclut posément: «Il se trouve simplement que mes nombreuses années d’expérience me confèrent un avantage. Je pourrais t’apporter conseil.»

Danny vint se poser à son tour sur le toit et donna un faible coup de pied dans la neige poudreuse. Il enfonça les mains dans ses poches, et regarda d’un air morose les flocons voleter dans la nuit noire. Il poussa un soupir et se décida à imiter Vlad. Un anneau de lumière jaillit autour de lui puis se scinda, peignant brièvement les alentours d’un blanc éclatant. Il sentit le poids familier de son enveloppe charnelle descendre sur lui, lourde et réconfortante.

— Ouais, j’imagine que ça te parle.

— Qu’est-ce que tu veux dire?

Danny poussa un râle rauque. Bordel de merde. Quel raté absolu il faisait. Envisageait-il vraiment d’expliquer à Vlad…? Il aimait tendre le bâton pour se faire battre, hein? D’un autre côté, il avait déjà touché le fond, il était donc impossible de tomber plus bas.

— Ce que je veux dire c’est.. je suis coincé!, s’écria-t-il soudain, plaquant avec force une main contre sa poitrine. Tout… mon…

Sa gorge s’était douloureusement serrée et il fut incapable de continuer. Sa voix se brisa. L'émotion était montée en lui comme un raz-de-marée, menaçant de tout emporter sur son passage. Il n’eut d’autre choix que de se taire pour s'épargner l’humiliation des larmes. Lorsqu’il put enfin reprendre la parole, sa voix était un murmure à peine audible:

— Mon futur. Mes études, mes projets. Je suis bloqué. Je veux avancer. Avoir mon diplôme. Réaliser des rêves de gosse, travailler à la NASA.» Il ferma les yeux. Les mots se suivaient avec plus de facilité maintenant qu’il s’était lancé. «Sauf que Phantom n’en a rien à carrer. Je ne peux pas partir. »

Lorsqu’il rouvrit les yeux, il tourna la tête en direction des lumières de la ville. Amity Park. Son berceau et son tombeau.

— Une partie de moi veut avancer, tourner la page. Mais une autre partie, l’autre moitié de moi, refuse. Comme si elle était incapable d’évoluer.

Une minute s’écoula en silence. Danny continuait à observer les maisons et les immeubles baignés dans les rayons de lune qui glissaient soyeusement sur leurs toits enneigés. Son regard était terne, son front plissé. À tout instant, il s’attendait au rictus méprisant de Vlad. Ça n’aurait pas été la première fois qu’il l’aurait frappé alors qu’il était déjà à terre. Mais lorsqu’il brisa le silence, sa voix était inhabituellement sérieuse:

— Est-ce que cela est en lien avec les difficultés que tu as à l’université?

Danny approuva d’un hochement de tête, la gorge nouée. Deux points derrière sa mâchoire s’étaient violemment contractés, et ses yeux picotaient furieusement. Il allait être renvoyé. C’était quasi-certain. Il eut un souvenir fugace de la joie intense qu’il avait éprouvée en ouvrant sa lettre d’acceptation. Cher Mr. Fenton, nous avons le plaisir de vous annoncer que votre candidature en licence d'astrophysique est retenue.

Il avait travaillé avec acharnement pour que son rêve puisse devenir réalité. Ça n’avait pas été gagné, mais malgré les notes médiocres qu’il avait accumulées au début du lycée, il était parvenu à retourner la situation. Le temps passant, il avait trouvé un équilibre sain entre les priorités de Fenton et celles de Phantom.

En recevant cette lettre d’acceptation, un monde de possibilités s'était ouvert à lui. Ou pas. Danny n’avait jamais quitté Amity Park depuis qu’il était devenu un demi-fantôme. Du moins, pas plus de quelques jours. Une semaine de vacances, ici et là, grand maximum. Il ne s’était pas rendu compte.

— J’ai pas le choix. Je dors à peine. Y a pas assez de temps, c’est impossible. Je bosse, je révise un max, mais… L’université de Wisconsin-Madison est trop loin d’Amity Park.

Ok, correction. , il avait vraiment touché le fond. Conscient d’être particulièrement pathétique en cet instant, il jeta un coup d'œil sur le côté. Vlad l’observait d’un air grave que Danny ne lui reconnaissait pas. C’était déstabilisant, mais préférable à l’habituelle moquerie.

— Je dois revenir au moins tous les week-ends. Sinon je deviens dingue. J’ai essayé, au début, mais…

Danny réprima un frisson. Il était en t-shirt, mais le vent glacé qui soufflait par intermittence n’en était pas la cause. Oui, il avait essayé, le premier mois. Et comment! Il avait refusé d’être contrôlé par ses instincts, ses pulsions. Son obsession. Il n’avait pas même su que c’était ce dont il était question, à l’époque.

Par le passé, Sam et Tucker lui avaient fait remarquer que son entrain pour la protection d’Amity Park allait souvent au-delà d’un simple sens du devoir. Danny avait toujours balayé leurs inquiétudes d’une blague. C’était ridicule. Obsédé, lui?

Il n’avait pas tenu deux semaines. Il s’était levé de cours, un jeudi après-midi, tremblant et hagard. Vaincu. Il avait quitté l’école, et incapable de résister une seconde de plus, il avait filé à toute allure vers Amity Park. Le cerveau comme un brouillard, les pensées fixes. Ce n’était qu’au bout de deux jours de vigilance effrénée, parcourant chaque recoin de la ville avec fièvre, qu’il avait commencé à reprendre ses esprits.

— Mais, quoi…? Continue. Que se passe-t-il, si tu ne reviens pas?

— Au départ, ça va encore. Je commence simplement à vérifier les nouvelles d’Amity, les publications de la police locale, ce genre de truc. Puis, de plus en plus souvent. Ensuite, ça ne suffit plus. J’imagine la ville envahie, ou à feu. J’ai beau savoir que tout va bien, il n’y a rien à faire. Je deviens complètement abruti.

— Donc, tu reviens à Amity tous les week-ends depuis ta rentrée?

— Ouais. Au début je le disais à mes parents, comme je rentrais chez eux tous les week-ends. Mais mes notes devenaient de pire en pire. Ils ont commencé à sérieusement s'inquiéter. Ils pensent que je souffre de troubles anxieux, ou d’hyper-attachement, un truc comme ça.

Danny haussa les épaules. Évidemment, avouer à Jack et Maddie Fenton que leur fils était en proie à des accès aigus d’obsession fantomatique n’avait jamais été une option envisageable.

— Finalement, j’ai arrêté de leur dire. Maintenant, je reviens les week-ends, mais je ne rentre plus chez moi. Comme ça, je patrouille non-stop. Sans dormir. Et évidemment, sans aucun temps pour les révisions ou les devoirs. Je repars le dimanche soir, mais même en me dépêchant, il y a à peu près six heures de vol entre Amity et Madison. Alors, forcément, j’ai le temps de rien. Bref, pas la peine de te faire un dessin… je vais droit dans le mur. C’est idiot, non?

Danny eut un rictus consterné. Il se sentait vidé de l’intérieur, assailli par un mélange de soulagement et de honte. Sa confession l’avait à la fois exorcisé et crûment mis à nu.

— Oui, c’est idiot, répondit Vlad avec un soupir.

Son ton était dépourvu de son arrogance ordinaire. Il n’était pas non plus teinté de pitié, et pour cela Danny le remercia silencieusement. Plus que le reste, il n’était pas sûr qu’il eut pu le tolérer.

Danny tourna son regard vers lui. L’expression de Vlad était lasse et lugubre et en le voyant ainsi, il fut frappé d’une pensée aussi claire que terrifiante. Vlad était sans doute la seule personne sur cette terre qui puisse réellement comprendre. Le concept d'obsession -sa force, son poids-, était incompréhensible aux humains. Quant aux fantômes, c’était l’idée de lutter contre qui leur était absurde. Lui et Vlad se trouvaient quelque part au milieu. Assez humains pour sentir le joug, trop fantôme pour s’en défaire.

— Est-ce que tu comptes retourner à l’université ce semestre, à la fin des vacances ?, demanda Vlad.

— Ça m’étonnerait qu’ils veuillent bien me garder. Je suis suspendu. J’ai aucun moyen de justifier mes absences, les retards, le travail non-rendu, et tout le reste.» Il fit un vague mouvement des épaules. Son échec était inéluctable. «Et de toute façon, même s’ils acceptaient que je revienne: à quoi bon? Je vois pas en quoi le prochain semestre serait différent. »

Il serait toujours esclave de son besoin de protéger Amity.

— Il est impossible de dominer une obsession.

Danny tressaillit légèrement. Le mot tabou. C’était ce dont il était question depuis le début, évidemment, mais que Vlad fut si explicite était inattendu. Bien sûr, toute cette conversation était carrément surréaliste. Jamais il n’aurait imaginé discuter de ça avec Vlad. C’était quelque chose qui ne se discutait pas, point.

— Et encore moins de l’ignorer, poursuivit Vlad. J’en sais quelque chose. Il est cependant possible de rendre les choses plus… tolérables. Nous ne sommes pas entièrement fantômes. Nous sommes aussi humains, et c’est un avantage. Cela nous donne une certaine marge de manœuvre.

— Quoi, je devrais m’estimer heureux de ne devoir rentrer que les week-ends, peut-être?, dit Danny avec une grimace.

Mais Vlad affichait un air sérieux:

— Exactement. Si tu étais entièrement fantôme, je doute que tu pourrais quitter cette ville. Ou que tu le voudrais.

Un frisson d’effroi courut le long de son échine comme un liquide visqueux. L’idée était horrifiante.

— Génial…, marmonna-t-il. Donc pour résumer: ma vie est foutue.

— Pas nécessairement. Tu dois simplement faire en sorte d’utiliser cette marge de manœuvre à ton avantage.

Danny réfléchit à cela un instant, retournant le commentaire dans sa tête.

— Mais, je n’ai pas de… marge de manœuvre?

— Tu l’as dit toi-même: revenir le week-end est un compromis à la fréquence acceptable.

— Acceptable? Tu parles, on voit où ça m’a mené, grommela Danny.

Il ne voyait pas où Vlad voulait en venir. Ne venait-il donc pas de lui expliquer que c’était justement ces trajets hebdomadaires à répétition qui avaient eu raison de lui ? Même en ne rentrant que les week-ends, c’était de trop. La cadence imposée était infernale.

— Le problème, c’est le temps que te prend le trajet qui sépare Amity de Madison, oui ?», résuma Vlad tout en se frottant le menton, le regard songeur. Danny approuva d’un signe de tête. «As-tu déjà pensé à passer par la Zone ? Sa géométrie particulière pourrait jouer en ta faveur.»

— Hum, oui j’y ai pensé… Je veux dire, mes parents ont un portail dans leur sous-sol, alors évidemment que j’y ai pensé. Et… je savais où trouver un portail dans le Wisconsin, donc…» Danny adressa à Vlad un regard oblique, avant de lever les mains en un geste innocent: « Non pas que je me serai invité chez toi, bien sûr.» Vlad leva les yeux au ciel et lui fit signe de poursuivre. «Bref, de toute façon, la distance entre ton portail et celui de mes parents est à peine plus courte en passant par la Zone. Ça ne change presque rien. En plus, c’est pas vraiment l’idéal: je risque de me faire canarder par mes parents à la sortie.»

Vlad inclina la tête comme s’il n’avait pas songé à cet argument précis. Il y avait bien une chose sur laquelle les Fenton n’étaient jamais revenus, c’était leur profonde aversion pour Phantom. Le voir déambuler chez eux les horripilait tout particulièrement. Chose que Phantom s’obstinait à faire.

— J’ai aussi essayé d’ouvrir moi-même des portails naturels, mais, heu, sans trop de succès.

— La création de portails paradimensionnels est une tâche délicate qui requiert un talent particulier.

— Tu sais le faire?

Si Vlad avait ce pouvoir et s’il était disposé à l’enseigner à Danny, peut-être que… Mais cette graine d’espoir mourut avant qu’elle ait pu germer. Vlad secoua la tête en signe de dénégation.

— Non. En revanche, j’ai une autre idée.

Son regard bleu soutint celui de Danny qui reconnut là son penchant pour le théâtralisme. Vlad voulait faire monter le suspens, mais Danny se sentait peu enclin à se prêter au jeu. Il haussa les sourcils avec exaspération, pour l’exhorter à en venir au but:

— Quoi? Accouche.

D’habitude, cette impertinence ouverte l’aurait fait tiquer, mais Vlad semblait si ravi de sa mystérieuse idée qu’il ne releva même pas. Bizarre.

— Il est peu probable que tu le saches, mais j’ai un portail dans mon laboratoire ici, à Amity.

Danny réfléchit. Ce devait être un ajout récent, car la dernière fois qu’il avait fait un tour chez Vlad, il n’avait rien senti. Les portails vers la Zone, qu’ils soient naturels ou artificiels, émettaient des microvibrations distinctives qu'aucun fantôme ne pouvait ignorer. Danny le savait bien, lui qui avait passé les quatre dernières années de sa vie à s’endormir bercé par les oscillations ectoplasmiques du portail de Fenton Works, quelques étages sous sa chambre.

Voyant sa surprise, Vlad eut un sourire satisfait et un brin suffisant.

— T’as déménagé celui du Wisconsin ?

— Non, celui-ci est nouveau. J’ai deux portails à présent. Le premier, tu le connais, dans mon château dans le Wisconsin. Et l’autre chez moi ici même, à Amity Park.

Son regard s’était fait perçant. Comme s’il s’attendait à ce que Danny comprenne enfin ce qu’il… Oh. Oh! Une vague d’excitation le gagna:

— Et ces deux portails… Leur localisation à l’intérieur de la Zone… Est-ce qu’ils sont… ?

— Proches l’un de l’autre?, acheva Vlad. Oui. L’affaire d’une demi-heure de vol, environ. J’ai souvent besoin d’effectuer des sauts d’un foyer à l’autre, et aucune envie d’y perdre des heures. Alors j’ai optimisé mes calculs à la construction.

Son cerveau s’était mis à bouillonner d’une anticipation fébrile. Le continuum espace-temps de la Zone ne s’inscrivait pas sur les mêmes axes que celui du monde euclidien des vivants. C’était d’ailleurs ce qui la rendait si difficilement cartographiable. Les points d’entrée et de sortie à l'intérieur de la Zone ne reflétaient pas forcément les distances physiques qui existaient de l’autre côté du miroir.

Faire la navette entre Amity et Madison lui prenait normalement des heures. Mais s’il pouvait réduire ce trajet à quelques dizaines de minutes en passant par deux portails placés de façon stratégique… Il serait enfin capable de revenir à Amity Park chaque week-end, et assouvir son besoin de protection sans sacrifier pour autant ses études. Ça changerait complètement la donne! Il pourrait enfin…- L’espoir qui était monté en lui éclata comme une bulle de savon au soleil. Il y avait un seul problème.

Vlad n’offrait jamais rien par bonté d’âme.

— Pourquoi tu m’aiderais? Qu’est-ce que t’y gagnerais?

— Voyons, tu me vexes, petit blaireautin. Tu sais à quel point j’aime apporter mon soutien là où je le peux.

— Vlad.

Il eut le culot d’afficher un air froissé. Non mais franchement. Comme s’il n’avait pas passé les quatre dernières années à manipuler Danny quand ça l’arrangeait. Qu’il se crût encore crédible à jouer les innocents magnanimes frisait le ridicule.

— Alors?, insista Danny, prudent et résolument campé sur ses positions.

Vlad eut un bref reniflement de dédain, mais Danny n’était pas dupe. Sans surprise, Vlad finit par incliner la tête, comme si la possibilité d’une éventuelle contrepartie ne lui effleurait l’esprit que maintenant. Bah voyons.

— Je suis très sérieux», commença Vlad avec une lenteur calculée. «Je suis disposé à te laisser utiliser mes portails. Qui plus est, je te propose de rester chez moi à Amity les week-ends. Ma maison est bien assez grande.» Il marqua une nouvelle pause, comme s’il choisissait ses mots avec la plus grande prudence. Enfin, il en vint au nerf de la guerre: «Je n'attends pas grand-chose en retour. Simplement que tu laisses une chance à cet… accord, de se développer en une véritable cohabitation. Et tout du moins, que tu ne traites pas ma maison comme un hôtel.»

Tandis qu’il parlait, Vlad s’était tendu, adoptant une posture quasi défensive. Il semblait s’attendre à ce que Danny l’envoie paître, et la façon réservée dont il avait formulé sa demande dévoilait l’importance qu’il lui attachait. Danny le dévisagea. La requête semblait fort raisonnable. Presque trop, même. L'expérience lui dictait de se méfier.

— Ça serait pas pour recommencer avec ce plan idiot de faire de moi ton apprenti maléfique ou je sais pas quoi?

— Non, cingla Vlad. Même si je ne t’ai jamais refusé mon enseignement, tu le sais.

À coups d’ecto-tirs dans la face, oui, songea Danny qui jugea cependant préférable de garder le silence cette fois-ci. Il avait suffisamment traité avec Vlad par le passé pour rester méfiant. Il y avait autre chose. Vlad ne mentait pas, mais… il ne lui disait pas tout. Danny avait appris à déceler les indices qui le trahissaient. Son regard était fuyant.

— Alors, quoi?

Près d’une minute s’écoula en silence. Finalement, l’air très mal à l’aise, Vlad se décida à dire:

— Tu n’es pas le seul à devoir apaiser une obsession.

Danny sentit sa bouche s’ouvrir sous le coup de la surprise, et dut faire un effort considérable pour reprendre une expression plus neutre. Il n’avait pas du tout pensé à ça.

L’obsession de Vlad n’était pas un mystère. Sa fixette sur Maddie, sa lubie de voir Jazz et Danny venir habiter chez lui. Plus que sa vengeance sur Jack, c’était l’idée d’une famille qui le rongeait. Ou du moins, l’idée tordue que son obsession s’en faisait. C’était tragique, évidemment. Lui qui possédait plus de pouvoir et d’argent qu’aucun homme ne pût désirer, convoitait ce qui était une banalité du plus grand nombre.

Mais Vlad s’était montré décent ce soir. Danny s’était livré, et il n’avait pas ri. Il avait écouté. Danny était donc décidé à lui retourner la courtoisie. Sa curiosité était piquée, cependant.

— Ok donc, admettons: je reste chez toi le week-end. Et, quoi… on joue aux cartes le dimanche après-midi. Et c’est tout? Qu’est-ce qui est… requis, exactement…?

— Je ne joue pas aux cartes», marmonna Vlad. Il avait toujours l’air mal à l’aise mais son ton avait repris une certaine rudesse que Danny lui reconnaissait davantage. «Je ne demande rien. Et nous ne sommes pas là pour parler de moi.»

Danny fit une moue contrariée. Lui-même venait de s’exposer, mais bien sûr, il ne fallait surtout pas que Vlad évoque la moindre faiblesse. Pas le grand Plasmius.

— Ouais bon, je laisse couler, mais on en reparlera.

— Cela veut-il dire que tu acceptes?

— Je vais y réfléchir. Peut-être que… je devrais au moins essayer d’écrire une lettre au doyen de l’université maintenant… histoire de voir s’il y a une chance qu’ils me gardent. C’est vraiment pas gagné.

— Ce serait une sage décision.

Au même moment, des bruits d’explosion retentirent de toutes parts. De longues gerbes de couleurs se mirent à illuminer le ciel, tandis que des cris de joie et des exclamations heureuses résonnaient au loin.

Un anneau noir parcourut Vlad, laissant sur son passage la silhouette luminescente de Plasmius dont les yeux rouges se détachaient nettement dans le clair de lune. Danny sentit une brume froide s’échapper de ses lèvres.

— Bonne année, petit blaireautin, dit-il en s'élevant dans les airs, sa cape battant dans la brise hivernale.

Danny se transforma à son tour. Libéré de la gravité, ses pieds se décollèrent du sol.

— Ouais. Bonne année, frappadingue.

 

Chapter 3: Début janvier

Notes:

(See the end of the chapter for notes.)

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Chapitre 3

Début janvier

 


 

La réponse vint rapidement. Danny l’obtint un matin, alors que la première semaine de l’année était déjà bien entamée. Rien ne laissait présager que cette matinée serait différente des autres, si ce n’était peut-être l’agitation de sa mère dans la cuisine.

Il bâilla à s’en décrocher la mâchoire, se laissa tomber mollement dans une chaise, puis tira à lui la boîte de corn-flakes sur la table. Il avait la tête dans le gaz et serait volontiers retourné se coucher si une explosion dans le laboratoire ne l’avait pas réveillé aussi brusquement. À Fenton Works, ces bruits avaient beau être coutumiers, ils n’en restaient pas moins fastidieux, surtout lorsqu’ils se produisaient tôt le matin et qu’il avait passé une partie de la nuit à pourchasser des pieuvres fantômes à travers la ville.

Tandis qu’il se servait en céréales, Maddie sortit la brique de lait du réfrigérateur qu’elle posa devant lui. Elle lui ébouriffa affectueusement les cheveux.

— Bonjour, mon chéri.

— ‘jour m’man. Ça va papa, dans le labo?

— Oh oui, ton père change simplement les bougies du Specter Speeder.

Elle sourit, comme si l’explication justifiait effectivement pareil vacarme. Danny hocha vaguement la tête. Elle tripotait quelque chose entre les mains, et se tenait là, à côté de lui, se dandinant d'une étrange façon. Finalement, elle expira bruyamment et déposa sur la table une enveloppe qu’elle poussa vers lui de l’index.

— Tu as du courrier.

Son regard, à la fois nerveux et avide, laissait entendre qu’il ne s’agissait pas d’une simple carte de vœux d’une veille grand-tante. Danny baissa le regard. Le logo imprimé en haut à droite de l’enveloppe lui fit l’effet d’un seau d’eau glacé, terminant de le réveiller tout à fait.

L’université.

Le lendemain de sa conversation avec Vlad, il avait rassemblé son courage et écrit au doyen de sa faculté pour plaider son cas. Par acquit de conscience, et malgré son manque d’arguments solides, il avait mis du cœur à la rédaction de son mail. Il était fort peu probable qu’il ait pu convaincre qui que ce soit, néanmoins. Comme il l’avait expliqué à Vlad, son comportement laxiste du premier semestre était indéfendable.

Il prit la lettre et glissa un doigt sur le logo UW-Madison, son bol de céréales oublié. La réponse serait négative, forcément? Il fixait l’enveloppe, immobile. La lettre de Schrodinger. Tant qu’il ne l’ouvrait pas, la probabilité restait non nulle.

— Allez, vas-y mon poussin, ouvre-la.

Danny jeta un coup d'œil fébrile à sa mère. Elle paraissait encore plus inquiète que lui. La boule au ventre, il déchira l’enveloppe et extirpa d’une main tremblante le papier qui scellerait son destin. Ses yeux se mirent à parcourir le texte à toute allure, sautant de ligne en ligne.

Cher Mr. Fenton… suite à la réunion du conseil disciplinaire le 16 décembre bla bla … vous avez été suspendu jusqu’à décision officielle… bla bla bla… comprenez bien notre regret d’en venir à de telles mesures…

Oui, il savait déjà tout cela. Son regard s’accrocha enfin au paragraphe critique:

Suite à votre demande en date du 1er janvier, et eu égard aux facteurs exceptionnels liés à votre dossier, nous avons le plaisir de lever votre suspension académique et de vous confirmer votre réintégration sur votre cursus (Licence scientifique en astrophysique).

S'ensuivaient quelques formules polies l’invitant à saisir pleinement cette seconde chance, ainsi qu’un rappel de la date de la reprise des cours. Puis la signature:

Dr. Thomas Khang, doyen de la faculté de Sciences Physique.

Danny releva la tête, incrédule, et croisa le regard de sa mère. Il hocha la tête, hébété. Malgré son choc, Maddie lut facilement la réponse sur son visage, car elle poussa un cri de joie et le serra vivement dans ses bras.

— Oh, Danny, je suis si contente que tu leur aies écrit! Quelle magnifique nouvelle!

L’enthousiasme de sa mère était contagieux et tandis qu’il relisait la lettre, prenant son temps cette fois-ci, un sourire naquit et grandit sur ses lèvres. Il allait pouvoir reprendre les cours! C’était à peine croyable. Par quel miracle avait-il réussi à les convaincre? Une formulation l’interpellait… compte tenu des facteurs exceptionnels liés à votre dossier... Hmm.

Ses pensées furent coupées court par son père qui venait d’entrer dans la cuisine, le visage noirci de saleté, les cheveux en pétard, mais l’air bonhomme:

— Qu’est-ce qu’il se passe ici? On fête quelque chose?, demanda-t-il tout en s’essuyant les mains dans un chiffon crasseux.

— Danny a reçu une réponse de l’université: il reprend les cours la semaine prochaine!, jubila Maddie avant même que Danny ait pu ouvrir la bouche.

— Bravo, fiston!, tonitrua Jack en lui assénant une tape dans le dos qui l’envoya plonger dans son bol de céréales. Je savais que c’était dans la poche! Ah, je sais ce qu’il nous faut pour fêter ça! Où est le gaufrier Fenton?

Le gaufrier Fenton devait son nom à la forme de son moule à l’effigie de Jack. Tandis que son père se mettait à farfouiller dans tous les placards à la recherche de la machine, Danny replia soigneusement la lettre et la rangea dans sa poche. Un bonheur électrique fourmillait dans ses membres. C’était sa chance. Et il était décidé à la saisir, coûte que coûte.

Ce qui, bien sûr, amenait son lot de considérations. En l'occurrence: Vlad.

— Ah, je crois bien qu’il est fichu», soupira Jack. Il avait enfin trouvé le gaufrier mais l’engin refusait de s’allumer. «Je te revaudrais ça, fils.»

— Ce n’est pas grave, Jack, viens voir ici plutôt… , l’appela Maddie. Ils viennent enfin de répondre. Je les avais appelés la semaine dernière.

Elle avait ouvert le reste du courrier: une facture, quelques pubs, et une enveloppe frappée d’un sceau à l’aspect officiel. Danny parvint à lire le nom de l’expéditeur: Office des brevets et des marques des États-Unis. Maddie en lisait le contenu avec attention. Son expression avait perdu sa gaieté de tout à l’heure et elle avait désormais l’air sérieux. Soucieux, même. Jack s’approcha d’elle d’un pas lourd pour lire par-dessus son épaule.

— Ils disent qu’ils n’ont rien en attente pour Fenton, Jack. Tu es absolument certain d’avoir envoyé la demande de dépôt en septembre?

Le visage de Jack se plissa avec effort.

— Oui, vraiment, assura-t-il avec lenteur. J’en suis certain, Mads. C’est comme je te le disais l’autre jour, c’était la veille du déménagement de Danny, je m’en souviens parfaitement.

— Et tu l’as expédié en courrier recommandé, comme je te l’avais demandé?

Cette fois, Jack sembla perdre en assurance.

— Heu…

— La poste a dû te donner une preuve de dépôt. Est-ce que tu l’as gardé?

Jack parut soudain confus et Danny sut que c’était cuit.

— Nous sommes presque hors délais, Jack! Il va falloir que nous renvoyions la demande de brevet sur-le-champ.

Sa mère s’était levée et agita la lettre avec frénésie, tandis que Jack jetait des coups d'œil désespérés autour de lui, comme s’il espérait voir la preuve de dépôt scotchée quelque part sur un mur.

Le ramdam de ses parents était un état de fait ordinaire et Danny ne leur prêta qu’une oreille distraite. Il s’était remis à manger ses corn-flakes et réfléchissait aux implications de la décision qu’il s'apprêtait à prendre.

Continuer les cours signifiait accepter la proposition de Vlad. Les rares alliances qu’ils avaient pu former par le passé avaient toujours été bâties sur des fondations argileuses et l’idée de passer tous les week-ends dans la grande maison de Vlad le laissait dubitatif. Essaierait-il de profiter de la situation? Probablement. Mais quelle importance? Danny tirait lui aussi ses propres avantages, après tout.

Il ne l’avait pas revu depuis cette nuit du nouvel an. Devait-il lui envoyer un message? Ou se rendre chez lui? Les visites de courtoisie n’étaient pas dans ses habitudes, mais enfin, s’ils étaient amenés à vivre ensemble… C’était sa seule solution. Il ne pouvait pas reculer.

Oui, il n’avait plus qu’à parler à Vlad.

 


 

Danny n’eut pas le loisir de tergiverser sur la meilleure manière de contacter Vlad. L’occasion se présenta dès le lendemain.

Au cours de la nuit précédente, Technus s’était mis en tête de lui faire payer son impertinence du mois dernier. Le fantôme technophile s’était emparé d’un magasin d’électroménager et Danny avait passé la nuit à dompter des micro-ondes explosifs et des cafetières étrangleuses. Il était finalement parvenu à fourrer Technus dans le thermos, mais pas avant que son téléphone ne tombe dans un toaster possédé, ce qui avait grillé sa batterie.

Il était donc sorti en début d’après-midi ce jour-là pour faire changer la batterie de son portable dans une boutique locale. Lorsqu’il fut de retour, il nota immédiatement la voiture de luxe garée devant Fenton Works. Une Maserati. Impossible de la louper. Sa carrosserie noire, étincelante et chromée détonnait furieusement avec le vieux tacot familial également stationné devant la maison.

Franchissant le seuil, il plissa un œil suspicieux. Ses sens discernaient une faible empreinte spectrale, étouffée, et c’est sans surprise qu’il trouva Vlad dans le salon. Il était visiblement absorbé par la lecture d’un document. En fait, Danny constata que la grande table était entièrement couverte de papiers divers. En l'entendant arriver, Vlad releva la tête et lui adressa un grand sourire.

— Daniel, te voilà! Comment vas-tu?

— Salut. Qu’est-ce que tu fabriques ici?, demanda-t-il avec méfiance -les vieilles habitudes avaient la vie dure. Et pourquoi t’es tout seul, où sont mes parents?

Vlad ne se scandalisa pas de son attitude revêche et désigna de la main les papiers étalés sur la table. En y regardant de plus près, Danny remarqua des affiches, posters et brochures colorées. Son regard s’attarda sur un dépliant. Une silhouette qui ressemblait à s’y méprendre à celle de Phantom était barrée en rouge. Super.

— Je travaille un point de mon programme électoral. Mon équipe de relations publiques m’a suggéré d’axer ma communication sur la sécurité anti-fantôme et de m’associer aux experts locaux.

Il avait articulé le mot ‘experts’ avec autant d’ironie qu’il était possible d’infuser dans deux syllabes, mais Danny le remarqua à peine. Il prit le prospectus, le lut et le tourna vers Vlad avec irritation:

— C’est quoi, ça encore? C’est censé être moi?

Le prospectus déclarait: Faisons d’Amity Park une ville sans attaque de fantômes: votez Vlad Masters. Dessous, un large signe d’interdiction avait été superposé à une silhouette facilement reconnaissable.

— Ce logo représente la menace fantôme qui pèse sur cette ville en général. Pas nécessairement un…

— C’est quoi ton problème?, grinça Danny en jetant le prospectus, dégoûté. Tu remets ça? Le zèle anti-Phantom? C’est exactement les mêmes conneries que la première fois.

Quatre ans auparavant, la candidature de Vlad au poste de maire avait principalement été motivée par sa rivalité envers Danny. Vlad avait alors alimenté la propagande à l’encontre de Phantom, et avait obtenu la victoire aux urnes -bien que personne ne se souvînt avoir voté pour lui. Une façon arrogante de signifier: c’est moi qui dirige ta ville. Une provocation particulièrement insultante compte tenu de la territorialité notoire de Phantom.

Depuis, les choses avaient évolué. À l'étonnement de Danny, Vlad semblait avoir pris goût à son travail de maire. Les journaux penchaient en sa faveur, et l’opinion publique s’accordait à dire qu’il avait réalisé de bonnes choses pour la ville. Les sondages pour les prochaines élections lui étaient très favorables, et il avait de fait d’excellentes chances de gagner sans avoir à contrôler l’esprit de qui que ce soit.

Alors pourquoi Vlad s’obstinait-il à multiplier ces affronts puérils?

— Pour ta gouverne, sache que le design de ce logo a été entièrement réalisé par Fenton Works, dit Vlad avec un reniflement hautain.

Danny jeta un nouveau coup d'œil énervé au tract. Le tracé du logo lui rappelait le coup de crayon de sa mère, effectivement… Vlad reprit:

— Et je n’y peux rien si la sécurité anti-fantôme est au cœur des préoccupations de mes électeurs. Tu devrais le savoir. Avec toutes les attaques qu’il y a eues, ces derniers temps. Il y a quelques semaines: deux dragons dans Amity! Les gens sont inquiets, c’est normal. Et puis, il y a eu cet incident, la veille de Noël…

Vlad eut un sourire en coin qui révéla la pointe d’un croc affilé.

— Si tu parles encore de cette histoire avec la bijouterie dans le centre commercial, c’était pas moi!, protesta Danny.

— Hm, oui, bien sûr, dit Vlad d’un ton qui sous-entendait le contraire. Et le magasin d'électroménager cette nuit, ce n’était pas toi non plus, j’imagine? J’ai déjà reçu des dizaines de plaintes sur mon bureau depuis ce matin, tu sais.

— Bon, cette nuit c’était moi, d’accord. Enfin, je veux dire, c’était surtout Technus!, se défendit-il. Mais la veille de Noël c’était un… genre de faux Phantom, un imposteur! J’en sais rien, ma vie est compliquée, ok?

— Certes…, dit Vlad d’un ton suave avec cette petite moue entendue qui avait le don d'horripiler Danny. Quoi qu’il en soit, tu t'imagines bien que pour mes électeurs, Phantom ou son mystérieux jumeau, c’est du pareil au même.

Danny eut un soupir vaincu. Il n’était pas prêt de l’admettre à voix haute, mais Vlad n’avait pas tort. Ces derniers temps, il faisait face à un regain d’hostilité du public. Quelle joie de sacrifier ses nuits à protéger cette ville pour se voir récompenser d’insultes et de regards méfiants.

— Tu devrais être content de savoir que tes parents sont consultants sur ce projet de communication, souligna Vlad. Cela prouve à quel point leur réputation s’est améliorée…

Il accompagna cette dernière phrase d’un haussement de sourcil, comme s’il avait du mal à croire ses propres mots. C’était pourtant indéniable. S’ils avaient été la risée de leur communauté parascientifique autrefois, Jack et Maddie Fenton étaient désormais considérés comme une équipe de professionnels des plus respectables. Leurs travaux avaient percé, et ce n’était pas un hasard si Amity Park était entièrement équipée par la technologie Fenton. Elle était réputée comme faisant partie des plus innovatrices du marché.

— Ouais, bah justement, tiens, ils sont où, mes parents?

— Maddie fait du thé dans la cuisine. Jack vient de sortir. Parti acheter un gâteau glacé, il me semble.

— Un gâteau? Pourquoi?

— Tu veux dire, pour qui?

Danny le regarda fixement.

— Tes parents sont très heureux que tu puisses continuer tes études. Ils m’ont tout raconté. Je te félicite.» Vlad marqua une pause stratégique, puis il ajouta avec une empathie toute calculée: «Tes parents se font beaucoup de soucis pour toi, tu sais.»

La tactique de manipulation psychologique était grossière, et pourtant un sentiment de culpabilité lui tordit l’estomac. Entre Phantom, les cours, et tous ses problèmes à côté, il leur avait si souvent menti et causé tant de tracas. Il était loin d’être un fils exemplaire. Il adressa un regard irrité à Vlad qui l’observait, l’œil brillant et vorace

— N’essaye pas de me retourner le crâne. Tu veux juste que je retourne à l’université pour que je m’installe chez toi.

— Et donc, as-tu pris ta décision?

Danny passa une main dans ses cheveux, et se frotta nerveusement la nuque. Il hocha la tête.

— Ouais. J’accepte.

— Excellent, je …-

Sa phrase fut interrompue par un grand cri et d’une série de détonations.

Bang, bang, bang!

— FANTÔME!

Danny se raidit et Vlad sursauta dans sa chaise. Leurs regards se croisèrent un bref instant, tandis que Maddie rugissait de rage dans la cuisine. Danny s'élança hors du salon, un plan à moitié ficelé s’ébauchant déjà dans son cerveau. Il devint invisible, pour surprendre l’intrus et échapper au regard de sa mère, mais alors qu’il atteignait la cuisine, il se pétrifia.

Devant lui, à quelques mètres seulement, son sosie filait à travers le couloir. Son sosie dans sa forme fantôme, plus précisément. Danny écarquilla les yeux et le sol parut s’ouvrir sous ses pieds. Comment pouvait-il lui ressembler aussi parfaitement? Puis une autre question lacéra ses pensées brumeuses, comme le fil aiguisé d’un poignard. Et pourquoi son sens fantôme ne s’était-il pas déclenché? Pas le moindre frisson, pas le moindre hoquet d’air gelé. Pour la première fois de sa vie, son sixième sens l’avait trahi.

Il devait le poursuivre! Au moment où il avait cette pensée, l’étrange double sauta à travers le mur et disparut. Danny fit un pas, mais le choc l’avait ébranlé et il perdit son invisibilité. Il dut poser une main contre le mur pour s'empêcher de vaciller.

— Danny, tu vas bien?

Maddie était sortie de la cuisine, arme au poing. Lunettes de sécurité baissées, elle paraissait furieuse.

— C’était ce satané Phantom! Je l’ai encore surpris à fouiner. Il n’arrêta jamais de fourrer son nez dans nos affaires!

Un grand bruit de pas galopant tonna derrière eux.

— Phantom!? Où ça, où ça?!

C’était Jack. Danny se retourna. Son père venait de surgir du hall, silhouette massive et orange, un énorme gâteau glacé dans les mains. Il se hâta vers eux, Vlad sur ses talons.

— Oui! Il est peut-être encore dans les parages! J’ai réussi à le blesser, dit Maddie tout en réarmant l’ecto-pistolet qu’elle braquait toujours devant elle. Danny, Vlad, vous restez ici, ne bougez surtout pas!

Jack fourra le gâteau dans les bras de Vlad si vivement que celui-ci tituba d’un pas. Il pressa un bouton sur sa ceinture et fit surgir une multitude d’ecto-armes de sa combinaison et de ses poches. Puis, il se rua dans le couloir aux côtés de Maddie, scandant des cris de guerre.

Danny les observa s’éloigner et cligna des yeux, se demandant s’il convenait de faire quelque chose. Il tourna la tête et vit Vlad, gâteau entre les mains. Sentant son regard, il leva un sourcil inquisiteur.

— C’était… le même que moi! Phantom! Je veux dire, on aurait dit…

Danny se remémora la façon dont l’autre Phantom avait disparu sous ses yeux. La ressemblance avait été exceptionnelle.

Voir son double à la télé avait été déroutant, certes, mais là…. Bien que l’affaire n’avait duré qu’une seconde, l’effet avait été glaçant. Hier encore, il avait envisagé qu’Amorpho puisse être sur le coup, mais il était désormais convaincu du contraire. Même si Amorpho possédait la faculté de prendre l’apparence d’autres personnes, ses imitations, bien qu’impressionnantes au demeurant, n’étaient jamais aussi parfaites. De petites subtilités trahissaient toujours la nature factice de ses illusions, lorsqu’on savait quoi chercher. Les yeux, notamment. L’aura. Et certains détails comme le maintien, la démarche.

Ce n’était pas le cas de cet imposteur. Phantom avaient été dupliqué avec une exactitude inégalée. C’était alarmant, mais déjà Danny sentait son ébahissement se muer en ressentiment. Il avait assez de soucis comme ça! Il se serait franchement passé d’un nouveau numéro dans la collection grandissante des clowns décidés à lui pourrir la vie.

— C’était le fantôme de la dernière fois, se lamenta Danny, tout en suivant Vlad qui entrait dans la cuisine. Celui de la bijouterie, dans le centre commercial. Tu vois! Qu’est-ce que je te disais? Y a un nouveau timbré en ville qui s’amuse à prendre mon apparence rien que pour m’emmerder.

— Surveille ton langage, fit Vlad presque machinalement

Vlad posa le dessert sur la table de la cuisine, puis se pencha sur la flaque d’ectoplasme vert et brillant qui maculait le sol. Maddie n’avait pas raté sa cible. Danny sentit une pointe de consolation vengeresse en imaginant la douleur que devait ressentir ce nouvel ennemi. Il avait lui-même fréquemment fait l’objet de blessures par ecto-arme et savait à quel point elles étaient douloureuses et lentes à guérir.

Une théière brisée gisait sur le plan de travail et la hotte au-dessus de la gazinière avait reçu un sale coup dans le feu de l’action, car le métal avait fondu à plusieurs endroits. Danny croisa les bras et poussa un soupir à fendre l’âme que Vlad ignora. Il examinait toujours l’ectoplasme par terre et Danny s'apprêtait à lui demander ce qu’il pensait de tout cela, quand les pas trottinant de Jack et Maddie retentirent de nouveau.

— Tout va bien, Danny, Vlad?», demanda Maddie. Elle repoussa sa cagoule et secoua la tête pour libérer ses cheveux. «Ça va, vous n’avez pas eu trop peur?»

— Soyez sans crainte, nous avons sécurisé le périmètre!, claironna Jack derrière elle.

— Est-ce que, heu… est-ce que vous l’avez attrapé?, demanda Danny tandis que Jack rempochait son outillage.

— Malheureusement, non, fit Jack, visiblement déçu. Il n’était plus là.

— Je suis sûr que vous l’attraperez la prochaine fois, dit Vlad.

Jack s’illumina à ces mots, imperméable au sarcasme, comme à son habitude. Avec une exclamation d'approbation, il assena une bonne tape dans le dos de son meilleur ami.

— Bien dit, V-man! La prochaine fois, on l’aura! Bon, alors, qui veut du gâteau?

 

 

Notes:

Un chapitre plus court que d'habitude. Cette partie de début janvier ne collait pas avec le chapitre précédent ni avec le suivant, mais était tout de même nécessaire pour que l'histoire puisse avancer. Le prochain chapitre devrait être deux fois plus long. À bientôt!

Chapter 4: La reprise des cours

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Chapitre 4

La reprise des cours

 


 

— Dégage, Phantom! Fiche-nous la paix!

— Retourne d’où tu viens! Arrête de hanter Amity!

— Voleur! Brigand! Bandit!

Une mamie avait plongé la main dans son cabas de course et s’était mise à lui lancer des œufs tout en le maudissant à coups d’invectives colorées. Si les projectiles passaient à travers son corps intangible, les huées n’en restaient pas moins blessantes.

— Puisque je vous dis que c’était pas moi!, s’écria-t-il encore à la petite foule, récoltant de nouveaux sifflements.

Il aurait pu tout aussi bien s’adresser à un mur. Oh, Vlad se serait délecté de ce pitoyable spectacle. Avec un bruit de gorge exaspéré, il évita une tomate et s'éleva dans le ciel pour prendre le large, faisant la sourde oreille aux cris de désapprobation grondant sous lui. C’était la troisième fois cette semaine. La troisième fois!

C’était un fiasco médiatique absolu. On disait que Phantom avait révélé son vrai visage, il était désormais un vulgaire escroc, un voleur. La campagne électorale de Vlad, dont le cheval de bataille était l’insécurité spectrale, n’arrangeait rien à la chose, et tout à coup plus personne ne semblait particulièrement disposé à écouter ce que Phantom avait à dire pour se défendre.

C’était vexant. Épuisant, aussi. S’il mettait la main sur ce satané sosie… Un petit règlement en tête à tête urgeait, mais en dépit de ses recherches autour d’Amity, il n’avait plus vu l’ombre de l’autre garçon fantôme.

Ces pensées rancunières macéraient toujours dans sa tête lorsqu’il atterrit dans l’allée parallèle à Fenton Works. Un éclair plus tard, c'était Fenton, les mains dans les poches et l’air maussade, qui surgissait de derrière la grosse benne à ordures.

Il n’y avait aucun intérêt à ressasser. Il perdait son temps et c’était une denrée trop précieuse. S’il ne voulait pas flinguer sa dernière chance, il devait rattraper son retard sur sa liste de lecture académique illico presto. La semaine était passée en un éclair et la rentrée du deuxième semestre était dans deux jours. Demain déjà, il repartirait pour Madison.

Il ouvrit la porte de chez lui, envoya ses baskets vers le meuble à chaussures d’un coup de talon et cria:

— Maman! Papa! J’suis là!

Depuis le salon, les voix de Jack et Maddie lui rendirent son salut. Danny passa une tête par l’encadrement et constata qu’ils n’avaient pas bougé depuis sa sortie, quelques heures plus tôt. Ils étaient tous deux penchés, scrutant l’écran de leur ordinateur portable, Maddie l’air sérieux, et Jack désemparé.

L’office des brevets leur avait répondu ce matin, et la réponse avait fait l’effet d’une petite bombe. Sa mère n’était pas épanchée sur les détails, et avait tôt fait de lui assurer qu’au contraire, ce n’était trois fois rien et que son seul souci devait être la rentrée et les cours!

Mais Danny n’était pas dupe, la préoccupation de ses parents était palpable, et s’il avait correctement lu entre les lignes, il ne s’agissait pas d’un simple contretemps administratif: ses parents s’étaient fait voler. En effet, l’Office sommait Fenton Works de cesser l’utilisation et la commercialisation de tout équipement recourant au ‘transfert de fréquences ecto-éthérique sur champs à résonance spectrale’ —autrement dit: la quasi-totalité de leurs nouvelles inventions ecto-défensives.

La raison de cette mise en demeure: un brevet pour cet exact procédé technologique existait déjà. Cette méthode de transfert de fréquences ecto-éthérique avait déjà été brevetée trois mois plus tôt, par un autre parti. Et comme breveter quelque chose qui l’était déjà était évidemment interdit, ils se risquaient, les informait-on, à la parjure et à la fraude fédérale. Rien que ça.

De toute évidence, quelqu’un leur avait joué un sale tour. Qui? Ils n’en avaient pas la moindre idée. S’ajoutait un autre problème de taille: toute la ville d’Amity Park avait été fournie en équipement dernier cri. Mais si Fenton Works n’avait plus les droits d’exploitation…

L’ambiance était donc tendue.

Danny repartit sur la pointe des pieds et grimpa l’escalier pour regagner sa chambre où l’attendaient ses livres de cours. Entre l’anxiété de ses parents, sa frustration envers le faux Phantom, et le stress de la rentrée, c’était comme si un nuage orageux flottait constamment au-dessus de sa tête.

 


 

La reprise des cours eut au moins le mérite de lui changer les idées. Le deuxième semestre reprit sur des chapeaux de roues et il se félicita d’avoir comblé son retard sur ses lectures et devoirs. Tout au long de la semaine, les professeurs se montrèrent intransigeants et distribuèrent aux élèves des devoirs à la pelle, comme d’indésirables cadeaux de Noël en retard.

Danny écopa ainsi d’un exposé à rendre sur les propriétés des nombres complexes, de trois chapitres de ‘Mécanique Newtonienne’ à synthétiser pour le cours de dynamique, et d’un calcul à finir via la formule de transformation de Lorentz. Des heures de travail, mais pour une fois, cette perspective ne l’inquiétait pas. Cette fois-ci, il avait un plan.

Vendredi arriva et, avec lui, un fourmillement dans ses membres et cette étrange démangeaison dans sa tête, désormais familière. Il accueillit la fin de la journée avec un soulagement qui n’était pas strictement dû à la fin des cours. Il récupéra ses affaires dans sa chambre universitaire et, sac à dos sur l’épaule, il devint fantôme avant de s'élever dans les airs, invisible.

Un soupir de bien-être franchit ses lèvres, enfin libéré du poids de la gravité. Il finissait parfois par se sentir à l’étroit, lorsqu’il ne se transformait pas sur une période prolongée; comme si son corps de chair et d’os devenait trop étriqué pour l'accueillir tout entier.

Filant dans le ciel avec grâce, il se mit en route. Le château de Vlad était situé en campagne, à l’écart de la ville et des regards, mais à vol d’oiseau le trajet était relativement court et il retrouva le chemin avec facilité en s’orientant grâce à la rivière du Mississipi.

L’endroit n’avait pas changé. C’était le même château, titanesque, bardé de drapeaux et orné d’innombrables tours. Un colosse de pierre et de métal. Danny eut la vision fugitive du Véhicule d'Assaut Fantôme à la porte, son père bondissant d’impatience, tandis que lui-même, enfant, fixait la demeure et soufflait à sa sœur: le pote de papa est blindé?! Danny eut un faible sourire. Était-ce de la nostalgie qu’il ressentait? Puis la caisse ecto-barricadée dans laquelle Vlad l’avait piégé lui revint en mémoire, et il renâcla avec dérision. Nan, fallait pas déconner.

Il traversa la façade et se mit à explorer, essayant de se rappeler où se trouvait l’accès au laboratoire. L’endroit semblait encore plus gigantesque dedans que dehors. De toute évidence, plus personne ne vivait ici depuis un bon bout de temps. Une sorte d’immobilité solennelle planait dans les innombrables pièces. Les derniers rayons du soleil couchant filtraient à travers les fenêtres, caressant le mobilier massif de leurs doigts sombres et filiformes. Tout était silencieux, paralysé. Sinistre. Comme un château hanté. La pensée lui fit échapper un gloussement amusé.

Il finit par trouver le laboratoire qui lui aussi avait été déserté. Les plans de travail étaient vides, les ordinateurs éteints. Seul le faible vrombissement du portail rompait la monotonie du silence. Il s’en approcha et actionna le bouton. Aussitôt, les portes s’ouvrirent dans un souffle de piston et révélèrent le vortex ensorcelant qu’elles avaient abrité. Plongés dans la pénombre, les yeux de Danny se perdirent un instant dans la beauté des arabesques émeraude et argent. Puis, d’un bond souple et agile, il s'élança dedans.

C’était grisant. L’atmosphère chargée en ectoplasme de la Zone l'électrisait. Il avait tendance à considérer le monde des vivants comme son monde, mais dans ces moments-là, il était clair que la Zone lui appartenait également, et qu’il lui appartenait en retour. Cet endroit le reconnaissait et l'accueillait dans ses bras froids et stériles comme une mère embrasse son enfant. Danny se complut à flotter dans cette profondeur insondable, sifflotant quelques notes sans suite et s'imprégnant avec délice de l’ectoplasme riche et vivifiant.

La Zone était si vaste qu’on la disait infinie, même les plus anciens fantômes ne pouvaient prétendre en connaître tous les recoins. Danny prit un instant pour s’orienter. Plus tôt dans la semaine, Vlad lui avait envoyé des indications sur le trajet optimal entre ses deux portails, et sans être totalement familier avec cette région de la Zone, Danny reconnaissait des éléments du paysage. Là, une large porte ornée de pierres précieuses derrière laquelle logeait le fantôme d’un banquier reclus. Plus loin, une île couverte de cocotiers et d’eau pourpre dans laquelle badinaient des sirènes.

Se déplacer dans la Zone pouvait être déroutant. Bien que Danny s’y rendît souvent, sa configuration démentielle continuait régulièrement de le surprendre. Sa géométrie non-euclidienne ne se pliait pas aux lois physiques des vivants, et faussait, courbait et tordait à sa guise la réalité de cet univers dépourvu d’horizon.

Ce qui semblait proche pouvait se révéler à des heures de vol, et inversement, en fonction des chemins empruntés. Il lui était arrivé ainsi de court-circuiter des itinéraires sans le vouloir. Au détour d’une porte dans le désert fleuri, un volcan censé être à des kilomètres de là. En revenant sur ses pas, plus de désert, et à sa place des bancs de sardines fantômes scintillants dans le néant. Il était facile de s’y perdre, des heures, des jours, des mois. Ce n’était pas un problème pour les résidents permanents de la Zone.

Danny était certain d’être sur le bon chemin, lorsqu’une maison flottant sur sa droite attira son attention. C’était une bâtisse néogothique, haute et étroite, dont le toit pointu surplombait les environs avec sévérité. Sa façade sombre comportait de nombreuses fenêtres aux rideaux tirés comme autant d’yeux voilés, et tout en haut, des volutes violettes tournoyaient paresseusement derrière un large œil-de-bœuf.

C’était le domaine d’Amorpho, reconnut-il. L’incursion était imprévue, mais l’occasion propice. Après une brève seconde d'hésitation, il s’approcha de la porte d’entrée et actionna le heurtoir en forme de masque vénitien. Aussitôt, les flammes violettes dans les lanternes en fer forgé s'embrasèrent, et la porte s’ouvrit, comme mue d’une volonté propre.

Avec précaution, il flotta à l’intérieur et inspecta le hall d’entrée. Des centaines de Phantom lui rendirent son regard. Les murs étaient tous tapissés de miroirs, créant une mosaïque de reflets aux galeries infinies. Dans certains, sa silhouette était floue ou déformée. Dans d’autres il semblait plus jeune, plus maigre ou plus pâle. Il sursauta quand une voix nasillarde retentit:

— Phantom!

Vêtu de son habituel trench-coat noir et rouge, Amorpho apparut, son regard plein de curiosité derrière ses lunettes teintées.

— Salut Amorpho. Ça fait longtemps, non?

Amorpho inclina poliment le bord de son large chapeau.

— Tout à fait. Tasse de thé?

Danny lui adressa un sourire indécis. Il s’imaginait que le reste de la maison devait être comme l’entrée, et il n’avait aucune envie de boire le thé observé par des milliers de Danny et d’Amorpho.

— Heu, non, désolé. En fait, je ne fais que passer. Je suis un peu pressé, je dois aller chez Plasmius, il m’attend.

— Plasmius?, s’étonna Amorpho. Je pensais que vous étiez ennemis?

— Ah, c’est compliqué. Je vais chez lui les week-ends en ce moment, pour, heu… Enfin, bref, j’avais juste une question ou deux pour toi. Est-ce que… » Il s’arrêta un instant. Il n’avait rien préparé et songeait à la meilleure façon de formuler sa question sans paraître insultant. «Tu as le pouvoir de changer d’apparence; est-ce que tu sais si c’est… heu… peut-être pas commun, mais est-ce que tu connais d’autres fantômes avec cette capacité?»

Amorpho resserra le nœud de sa cravate d’un air pincé.

— Je n’ai jamais rencontré un autre fantôme possédant mes talents ou mon expertise.

— Ah, je pensais que peut-être… C'est-à-dire, il y a un fantôme à Amity qui prend mon apparence.

Si Danny avait encore douté de l’innocence d’Amorpho dans cette affaire, l’expression de choc qui se peignit sur son visage aurait écarté la moindre suspicion.

— Comment!

— Je ne l’ai vu que deux fois. Enfin, une seule fois sans compter à la télé. Et ça n’a duré qu’une seconde, mais… C’était un clone parfait. Super impressionnant.

— Plus impressionnant que moi?

Son ton était piqué. Comme bon nombre de fantômes, il s’enorgueillissait de ses pouvoirs. Amorpho n’était pas exactement un ami, mais ils étaient en bons termes et Danny ne voulait pas le vexer.

— Ah, heu. Probablement pas. Comme je te le disais, je l’ai vu qu’une seconde, c’était un peu difficile à dire. Mais en tout cas, l’illusion était très convaincante.

Il garda son véritable ressenti pour lui, mais Amorpho sembla tout de même déceler quelque chose, car son visage gris trahissait son intérêt.

— Je me demande qui cela peut être…

— J'espérais que tu aies une idée?

— Peut-être un nouveau venu… qui posséderait des pouvoirs similaires aux miens. Ce serait fort intéressant.» Son ton laissait néanmoins penser qu’il ne trouvait pas cela intéressant, mais plutôt insultant. «J’aimerais bien pouvoir le rencontrer.»

Danny haussa les épaules.

— Quand je l’ai vu, c’était à Amity, il y a deux semaines environ. Je l’ai cherché partout, mais aucun signe de lui depuis. Évidemment, s’il est comme toi et qu’il peut prendre l'apparence de n’importe qui, c’est pas gagné…

— Si tu m’autorises à me rendre à Amity Park, je souhaiterais également mener mon enquête. Je pense pouvoir détecter un autre métamorphe et j’aimerais comparer nos capacités.

— Ouais. Ouais, cool! Carrément.

La demande était surprenante quoiqu’appréciable. Danny n’avait pas pour habitude d’accorder des droits de passage car les fantômes se l’octroyaient eux-mêmes assez volontiers.

Quelques minutes plus tard, il prit congé. Tandis qu’il reprenait son envol dans l’océan obscur de la Zone, il se demanda s’il avait bien fait de parler à Amorpho, finalement. Que ferait-il, s’il trouvait l’autre? Si les deux métamorphes décidaient de s’affronter en duel ou quelque chose de ce genre, Dany espérait que ça ne serait pas à Amity. Il avait déjà suffisamment à faire sans rajouter à ça un… -

— OUAAH!

Plongé dans ses pensées, il avait manqué de peu un fantôme flottant sur sa trajectoire et dut faire un bond de côté pour éviter la collision. Il freina puis fit volte-face pour s’excuser.

— Désolé…- Oh!» Il reconnut l’autre fantôme. «Princesse Dora! C’est vous!? »

— Sir Phantom!, s’exclama la damoiselle, une main délicatement posée sur sa poitrine. Vous m’avez fait peur! Quel diable se trouve à vos trousses, pour vous donner tant de hâte?

— Oh heu, personne. Désolé, j’étais dans la lune.

Il lui adressa un sourire piteux et Dora pouffa de rire, sa surprise envolée.

— Vous ne changerez donc jamais, Sir Phantom. Et où cheminez-vous ainsi?

— Je cherche le portail de Vlad, c’est… dans cette direction, non?

— Oui, vous le verrez après cette grosse méduse, dit-elle en pointant du doigt un énorme animal aquatique qui oscillait paresseusement en contrebas. Juste à gauche de la caverne aux stalactites. Ne vous trompez pas, car les chauves-souris qui habitent dans cette grotte sont des rustres incorrigibles.

— Merci Dora. Et vous, qu’est-ce que vous faites ici? On est loin de chez vous, non?

Elle hocha la tête et son regard cilla.

— J’ai égaré mon collier, je le cherche partout.

Danny remarqua que son cou était effectivement nu. Le bijou qu’elle portait habituellement, cette puissante amulette qui la transformait en dragon selon son humeur, était manquant.

— Vous savez où il pourrait être?

Dora paraissait gênée, triturant maladroitement l’extrémité de sa natte.

— Je pense l’avoir fait tomber… hum, la dernière fois.

Ah. Son attitude prenait tout son sens.

Le frère de Dora, Aragon, était cruel et prenait fréquemment plaisir à tourmenter sa sœur. Quelques semaines plus tôt, il l’avait harcelé avec tant de hargne que leur querelle avait dégénéré en combat de dragons. Et comme c’était bien la veine de Danny, il avait fallu que l’affrontement se poursuive à Amity.

Les deux dragons étaient de formidables adversaires, et Dora perdait tout contrôle lorsqu’elle était sous cette forme. Danny avait eu du mal à les arrêter, et comme d’habitude, les médias avaient eu tôt fait de le désigner comme grand responsable de la destruction qui s’était ensuivie. Depuis, Dora s’était excusée à maintes reprises d’avoir envahi et détruit ce qu’elle savait être son territoire. Bien que Danny lui eût assuré qu’il ne lui en voulait pas, elle se sentait visiblement toujours coupable.

— Si je le trouve à Amity, je vous le ramènerai, promit Danny avec douceur.

Elle releva les yeux, un éclat d’espoir dans son regard vermeil.

— Oh, merci, Sir Phantom. Je ne mérite pas tant, vous êtes un véritable gentilhomme!

Il eut un petit rire. Sa façon de parler, si désuète, lui donnait la sensation d’être le personnage d’une vieille pièce de théâtre. Avec un geste amical de la main il lui adressa un au revoir, puis il reprit sa course.

 


 

Il n’avait pas convenu d’heure exacte avec Vlad, mais pour une fois, il préférait éviter de l’énerver en arrivant tard. On n'effaçait pas quatre ans d’intense rivalité d’une simple poignée de main, et lui et Vlad avaient un passé explosif. Danny voulait essayer de partir du bon pied, car cette cohabitation allait tester leur sang-froid, il le pressentait.

Il trouva le portail sans problème. Celui-ci était situé au détour d’une caverne dans laquelle quelques créatures ailées l’observèrent passer d’un air farouche. Il composa le code secret communiqué par Vlad, posa sa main sur le lecteur d’empreinte ectoplasmique, et les portes s’ouvrirent. Il franchit la déchirure paradimensionnelle.

De l’autre côté se trouvait le laboratoire de Vlad, similaire à celui du Wisconsin, quoique plus petit. Vlad avait à l’évidence autorisé sa présence en amont, car aucune alarme ne se déclencha. Danny prit soin de refermer le portail derrière lui, avant d’inspecter l’endroit.

Contrairement à l’autre laboratoire, celui-ci présentait des signes évidents d’usage récent. L’endroit était vivement éclairé et imprégné d’une odeur d'antiseptique. De la verrerie de laboratoire s’étalait sur des étagères et quelques expériences semblaient en cours. Certains récipients contenaient des substances visqueuses et fluorescentes, et une ampoule à décanter gouttait lentement dans une fiole erlenmeyer. Un grand réfrigérateur aux portes transparentes révélait diverses boîtes et flacons soigneusement étiquetés. Posé sur une table, Danny reconnut un ectographe, une invention de ses parents qui permettait de transformer des ondes ectoplasmiques en fréquences.

L’endroit lui rappelait Fenton Works, bien qu’il fût foncièrement très différent. Il fallait le reconnaître, Vlad soignait beaucoup plus son cadre de travail. En fait, c’était la première fois que Danny voyait un laboratoire aux plans de travail si propres, aux murs si parfaitement dépourvus de marque de brûlure, et où rien ne semblait sur le point d’exploser.

En s’avançant, il remarqua un large pan de mur vitré à l’une des extrémités de la pièce et s’en approcha. Le laboratoire surplombait une immense salle qui avait l’air d’être un croisement entre un gymnase et un terrain d'entraînement militaire. Les murs brillaient, recouverts de larges plaques de métal et le sol était de pierre. Du granit? Danny poussa un faible sifflement appréciateur non dénué d’envie. Sympa d’être riche. Lui n’avait jamais eu que les vieux sacs de boxe du lycée, qu’il avait d’ailleurs dû renoncer à utiliser le jour où il s’était rendu compte qu’il pouvait pulvériser du béton à main nu. Vlad l’autoriserait-il à utiliser cet endroit?

Il s'éleva dans les airs et traversa le plafond.

— Bonsoir, Daniel.

Danny sursauta alors qu’il terminait d'émerger hors du plancher, arrivant dans un grand salon salle à manger. Vlad était assis à la table, un ordinateur portable ouvert devant lui. Une fois les pieds plantés au sol, Danny reprit forme humaine et lui adressa un geste de la main.

Il n’y avait plus qu’à espérer que cette idée ne leur exploserait pas à la figure.

— Salut, Vlad.

Est-ce que c’était bizarre? Très.

— Ne fais pas le timide. Je sais que tu es déjà venu ici par le passé.

— Ouais, mais…

— Jamais en y étant invité?

— Hum…

Il n’eut pas loisir d’élaborer davantage, car une voix sur sa droite l’interrompit:

— Parfait, juste à temps pour le dîner.

Danny se tourna aussitôt.

Vlad?

Un clone de Plasmius avait passé sa tête dans l'entrebâillement de la porte. Affublé d’un tablier de cuisine par-dessus sa tunique, il leva une cuillère en bois qu’il agita en direction de l’autre Vlad.

— Et arrête de travailler un peu, le fustigea-t-il.

— Va-t’en, grommela l’autre.

Le Plasmius cuisinier leva les yeux au ciel avant de repartir d’où il était venu tandis que le Vlad du salon maugréait un commentaire inaudible dans sa barbe. Danny continua de fixer l’encadrement de la porte, abasourdi.

— Tu fais ça souvent, te parler à toi-même?, demanda-t-il finalement.

Ça expliquait certaines choses.

 


 

Le dîner fut étonnamment simple et agréable. D’un accord tacite, ils esquivèrent les sujets épineux et mirent de côté les provocations coutumières, pour partager une conversation, hé bien… normale. Vlad s’enquit de sa rentrée, Danny évoqua ses devoirs. Il se rappela que Vlad était lui aussi scientifique, versé non seulement en parascience et en chimie, mais également physicien chevronné. Lorsque Vlad lui recommanda quelques ouvrages pertinents dans sa bibliothèque personnelle pour étayer les recherches pour son exposé, Danny se surprit à écouter ses suggestions avec intérêt.

Vers la fin du repas, la conversation se prolongea naturellement vers l’autre facette partagée de leur existence. Danny lui relata son passage chez Amorpho un peu plus tôt et comme Vlad ne l’avait jamais rencontré, Danny s’amusa à raconter quelques anecdotes sur les circonstances cocasses de leur toute première rencontre, des années plus tôt, lorsque le métamorphe avait semé le chaos dans son lycée.

C’était étrangement libérateur. Pour la première fois depuis des mois, Danny avait la sensation de pouvoir parler sans besoin de s’auto-censurer, sans avoir à cacher la moitié de lui-même. Le repas fut achevé et la conversation tarie, Vlad le conduisit à l’étage vers sa chambre.

— En espérant que tu trouveras cette chambre à ton goût, dit-il en lui ouvrant la porte.

— Tu rigoles?, s’extasia-t-il.

Loin de l’ambiance à la Dracula du château du Wisconsin, la maison de Vlad était d’inspiration contemporaine, et cette chambre était vaste et accueillante, comme un hôtel cinq étoiles. Enfin, sûrement. Danny n’en avait jamais vu.

Il nota immédiatement l’énorme télévision ultrafine face au lit —du genre à faire baver Tucker— et la salle de bains attenante que l’on apercevait par une porte entrouverte. Un bureau aux lignes épurées se trouvait devant une grande fenêtre avec vue sur le jardin, noir à cette heure du soir, mais illuminé de petites lanternes électriques dans les allées.

Il laissa tomber son sac au pied du lit avant de se jeter dessus à plat dos, remuant les bras et les jambes comme pour faire un ange de neige. Le couvre-lit était incroyablement doux, du satin, ou de la soie? Il ignorait la différence. Ce qu’il savait en revanche, c’était que le matériel était divin, le matelas moelleux, et qu’il ne s’était jamais allongé sur un lit aussi grand.

Au bout d’un instant, il se redressa pour s'asseoir, sa jambe tapant contre le cadre. En dépit de l’heure tardive, il se sentait en effervescence. Cela ne pouvait signifier qu’une chose et il avait hâte de se congédier. Vlad parut s’en rendre compte, mais avant de quitter la pièce, il ajouta avec sérieux:

— Je sais qu’il serait futile de te demander de ne pas fourrer ton nez partout dans cette maison.

— Hé!», fit Danny, fronçant les sourcils d’un air faussement outré. Il feignit la réflexion, avant de continuer: «Nan, en fait t’as raison.».

Vlad ignora l’interruption:

— Aussi, je ne te l’exigerai pas. En revanche, il y a certaines limites que je te prierai de respecter. Ma propre chambre, bien entendu, ainsi que mon laboratoire.

— Heu, mais t’es au courant que ton portail est dans ton labo, non? Par où je suis censé arriver?

— Évidemment. Tu peux passer pour utiliser le portail, mais c’est tout. Ne touche à rien. Évite de fouiner.

— Ouais, ouais d’accord…

Danny ne put réprimer entièrement l’éclat vert et provocateur dans son regard, plus par habitude que par réel défi. Les petites expériences de Vlad ne l'intéressaient pas, et certainement pas assez pour mettre leur marché en péril. De plus, entre ses devoirs et ses rondes autour d’Amity, il doutait avoir le temps de faire quoi que ce soit d’autre.

Lorsque Vlad fut parti, le regard de Danny se dirigea immédiatement vers la fenêtre. Une énergie glacée pulsait dans ses veines. Amity Park lui avait manqué.

Comme il prenait la forme de Phantom, l’étrange chatouillement qui avait vibré contre son aura depuis son arrivée se fit plus évident. C’était une sensation instinctivement identifiable, l’alertant qu’il se trouvait en territoire hanté par un autre. Vlad devait ressentir la même chose à chaque fois qu’il se rendait à Fenton Works. Il prenait souvent un malin plaisir à débarquer à l’improviste et à étaler son aura comme un malpropre. Danny comprenait pourquoi, c’était tentant.

Sans plus tarder, il s’élança dans la nuit noire et ce soir-là, en effectuant sa patrouille de routine, il se prit à songer, le cœur léger, que la roue semblait enfin avoir tourné en sa faveur.

 


 

Le week-end se déroula sans encombre. C’était incroyable, mais vrai. Danny parvint à boucler ses devoirs et il dévora un ouvrage intitulé ‘Relativité Générale et Cosmologique’ trouvé dans la bibliothèque de Vlad. Rien de notable ne vint troubler ses patrouilles, et seule la présence d’un gorille fantôme dans le zoo local vint rompre le calme de ces sorties quotidiennes.

Ce fut également pour lui l’occasion d’apercevoir une facette de Vlad jusque-là totalement ignorée. S’ils se côtoyaient depuis des années, c’était une chose que de s’envoyer des joutes verbales et ecto-tirs à la figure, et une autre que de partager un espace de vie. Plus encore, il ne s’était pas mentalement préparé à ce qui pourtant aurait dû être évident: pour la première fois de sa vie, il cohabitait avec quelqu’un comme lui.

Pour Danny, ce fut une sorte de surprise et de révélation. Vlad était un demi-fantôme depuis des décennies, et contrairement à Danny, il n’avait jamais eu la moindre raison de cacher ce qu’il était dans sa propre maison. Cette carte blanche se traduisait par une habitude marquée à employer ses pouvoirs à des fins éhontément ordinaires. La cheminée s’enflammait en un claquement de doigts, les objets lévitaient vers lui et il avait aussi la désagréable manie de se téléporter partout, à tout bout de champ.

— T’as pas peur de te tromper un jour, ou d’oublier que t’es pas chez toi?, lui demanda Danny avec curiosité, un après-midi dans la cuisine alors qu’il cherchait une boisson.

— Que veux-tu dire?

— Genre, d’être au bureau, et de passer à travers la porte alors qu’il y a des gens, par exemple?

Danny donna un coup de menton en sa direction, et Vlad baissa son regard sur son bras, enfoncé à travers la porte d’un placard. Il en ressortit une tasse à expresso.

— Non. Cela t’arrive?

Un sourire goguenard naquit sur ses lèvres. Danny coupa court l’imminente raillerie concernant son manque juvénile de contrôle :

— Non. C’est juste qu’en règle générale, j’utilise pas mes pouvoirs comme…

Il agita ses mains pour décrire un geste vague en direction du placard, de Vlad et sa tasse à café.

— Quoi? Le grand Danny Phantom n’utilise ses pouvoirs que pour faire le Bien, peut-être?, dit Vlad avec dérision.

Danny leva les yeux au ciel. Elle était pas mal, celle-là. Vlad n’avait pas idée. Il n’en était pas fier, mais lorsqu’il avait découvert qu’il pouvait devenir invisible, une de ses premières expéditions avait été dans le vestiaire des filles. Il avait eu ses pouvoirs à quatorze ans! Alors évidemment qu’il les avait toujours utilisés à outrance et de manière complètement irresponsable. Ce n’était pas là où il voulait en venir.

— J’ai pas dit ça. C’est juste que…». Il soupira, cherchant ses mots, sans savoir comment formuler sa pensée. «Bah, laisse tomber.»

Un éclat que Danny aurait été en peine de définir passa furtivement dans son regard, et il dut comprendre ce qu’il n’arrivait à exprimer, car il reporta sans attention vers la machine à café rutilante qui venait de terminer son café et dit:

— Ici, tu n’as pas besoin de te cacher ou de faire semblant.

Danny baissa les yeux sur la bouteille de soda dans sa main et inclina la tête. Elle se couvrit d’une fine pellicule de givre. Il en but une gorgée puis quitta la cuisine.

 


 

Ils ne se battirent pas une seule fois et Vlad lui épargna même ses habituelles piques concernant Jack. En retour, Danny s'efforça d’adopter un comportement d’invité modèle. Cette décision fut cependant mise à rude épreuve vers la fin du week-end.

Vlad avait laissé son ordinateur sur la table. Seul et déverrouillé. Que ce fut par instinct ou par la force des habitudes, la tentation d’y jeter un coup d'œil était brûlante. Si Vlad se tenait aussi tranquille, était-ce parce qu’il mijotait quelque chose? Quel mal y avait-il à vouloir avoir le cœur net? Sur la pointe des pieds, Danny s’approcha. Une boîte mail. Il regarda autour de lui pour vérifier qu’il était bien seul, puis il se pencha vers la machine et se mit à cliquer.

Ce n’était pas exactement le genre de plans diaboliques qu’il avait escompté, même s’il se dégageait de tous ces mails quelque chose de vaguement infernal: des rapports de comités, des demandes urgentes, des réclamations, et un nombre interminable de “petits rappels” et “faisant suite à mon dernier message…”.

POUF!

— Je t’en prie, Daniel. Ne te gêne pas pour moi.

Danny se redressa d’un coup. Vlad venait de se matérialiser à côté de lui et il croisa son regard qu’il répondit d’un sourire mortifié.

— Je m'intéressais à ton travail, c’est… heu, intéressant.

— Oh, j’en suis sûr. Je suis convaincu que tu trouves les comptes rendus du conseil municipal irrésistiblement passionnants, ironisa Vlad.

Danny fit un pas de côté pour laisser passer Vlad qui reprit place dans son fauteuil. Il épousseta son costume et reporta son attention sur l’écran pour composer un mail, visiblement décidé à ignorer sa présence. Bientôt, seuls le cliquetis du clavier et les craquements intermittents du feu dans la cheminée brisaient le silence. Se sentant un peu coupable, Danny se tint là, surpris et inexplicablement vexé par cette soudaine indifférence silencieuse.

— Ça avait l’air plutôt chiant en fait.

— Ce sont des responsabilités d’adultes. Je ne m’attends pas à ce que tu comprennes.

— Pff, ouais, ok…» D’accord, il avait fourré son nez sans raison, mais ce n’était pas la peine de le crucifier pour si peu. Dans une ultime tentative de réconciliation, il ajouta, feignant l'intérêt: «Et sinon, tu travailles souvent les dimanches?»

Évidemment que Vlad bossait sans arrêt, le mal ne dormait jamais. Il tourna sa langue. Vlad cessa enfin de fixer son écran. Il s’écarta légèrement de la table et leva les yeux pour l’observer. Son regard avait pris une qualité redoutable dont Danny avait appris à se méfier. Il déglutit malgré lui.

— Oui, en effet, confirma Vlad. La municipalité m’a donné du fil à retordre ces derniers temps. Il y a eu beaucoup de destructions en ville, de dégâts à gérer. Bien plus que d’habitude.

— Ah oui?

— Hmhm, fit Vlad. Nous avons noté un pic statistique d’attaques de fantômes depuis septembre, environ.

Autrement dit, depuis que Danny était parti à l'université. Il ressentit un pincement à l’idée qu’en dépit de ses efforts, il n’était plus capable d’assurer la sécurité d’Amity.

— Tes absences répétées ont laissé la porte ouverte aux nouveaux venus et à la concurrence.» Vlad l’observait à présent avec nonchalance par-dessus ses mains jointes en accent circonflexe. «Ton empreinte territoriale sur la ville s’est affaiblie. »

Non! Une douloureuse pointe de panique bondit dans sa poitrine tandis qu’un frisson parcourait son échine. Ce n’était pas possible. Il l’aurait senti, Amity était à lui.

Vlad l’observait toujours et Danny nota la lueur malicieuse de satisfaction qui brillait dans son regard. Ce fut comme si on lui avait jeté un seau d’eau glacé. Le sentiment d’anxiété retomba aussitôt et il serra les dents et les poings. Il s'était fait rouler.

— Enfoiré. T’as pas le droit! C’est pas…—

— Quoi? Pas fair-play?

Exactement. Que Vlad le manipule via son obsession, après qu’il lui ait parlé à cœur ouvert quelques semaines plus tôt, lui semblait particulièrement déloyal et cruel.

— T’avais dit que tu n’utiliserais pas ça contre moi, lui rappela-t-il avec amertume.

— Hmm, c’est vrai. Tu as raison, blaireautin. J’imagine que je n’ai pas pu résister. Un peu comme toi avec mon ordinateur.

Il ne changerait jamais. En termes de représailles mesquines, on pouvait toujours compter sur Vlad. Danny était désormais piqué et bien décidé à ne pas se laisser faire. Il y avait un sujet que Vlad avait pris soin de glisser sous le tapis. Et Danny n’était plus d’humeur à prendre des pincettes.

— C’est facile pour toi. Moi, je t’ai tout dit, et toi, que dalle.

— Je t’ai invité chez moi, pour t’aider.

— Et surtout t’aider toi-même, fit Danny avec un haussement d’épaules. Ce n’était même pas un reproche, il était simplement réaliste. Il savait comment Vlad opérait. «Fais pas l’innocent. T’as déjà avoué la raison pour laquelle je suis ici.»

Le sourire suffisant de Vlad s’effaça et il se tendit imperceptiblement contre le dossier de son siège. Danny sut qu’il avançait désormais en eaux troubles.

— C’est personnel.

— Ah ouais, et pas pour moi, peut-être? Ça me concerne, non? Puisque c’est pour ça que tu m’as invité.

Vlad lui lança un regard noir destiné à l’intimider, mais Danny resta impassible Il ne se sentait même pas coupable de l’envoyer se retrancher derrière ses grands airs menaçants. Il avait le droit de savoir, et après le petit tour qu’il venait de lui jouer, ce n’était qu’un retour de bâton légitime. Il y eut un long silence durant lequel ils s’observèrent en chiens de faïences, puis Vlad poussa un soupir. Danny dut se faire violence pour cacher sa suffisance.

— Que veux-tu savoir, au juste?

D’un geste sec, il referma le clapet de son ordinateur, résigné au fait qu’il ne travaillerait plus ce soir. Danny s’approcha de la cheminée où dansait un feu aux reflets magenta et s'assit en tailleur sur l’ottoman en cuir. Il cala ses coudes sur ses genoux, et posa son menton contre ses poings.

— T’es milliardaire.

— Multimilliardaire. Je sais, merci.

— Y a pas genre des tas de personnes qui seraient prêtes à t’épouser? Des enfants à adopter? Tu pourrais avoir une famille d’ici demain, si ça te chantait.

— Ça ne fonctionne pas comme ça.

— Alors pourquoi moi?

— Nous sommes pareils.

Danny réprima une grimace. C’était à la fois vrai et complètement faux. Avec une pointe d’hésitation, il ajouta:

— C’est pas… Parce que je suis le fils de Maddie?

— C’était autrefois ma principale motivation, je ne peux le nier.

Un truc clochait, songea Danny. Quelque chose l'interpellait, il n’arrivait pas à mettre le doigt dessus, mais…-

— Pourquoi t’es aussi calme?

Autrefois, le simple nom de Maddie avait été suffisant pour qu’il démarre au quart de tour et embraye sur des discours frénétiques concernant la façon dont il allait éliminer son père et conquérir sa mère. Si l’obsession de Vlad était d’avoir une famille, Maddie Fenton s’était toujours trouvée dans l'œil de la tornade.

— Maddie est chère à mon cœur, c’est certain. Elle le sera toujours, mais désormais je suis plus lucide; moins… entiché.

Obsédé, corrigea mentalement Danny. Mais pour Vlad aussi le terme semblait difficile à employer.

— D’accord, admettons, dit Danny. Qu’est-ce qui a changé?

— Dis-moi, Daniel, dit-il après un instant de silence. N’avais-tu donc pas anticipé les difficultés que tu éprouverais en quittant Amity, lorsque tu es parti pour l’université?

Décontenancé par le brusque changement de sujet, Danny fut tenté de remettre aussitôt la conversation sur les rails, mais Vlad le regardait avec une intensité déconcertante. Il soupira. La réponse était gênante, mais il n’était plus à ça près.

— Non. En fait, j’en savais rien. J’avais jamais vraiment quitté Amity depuis mon accident, pas pour de longues périodes, en tout cas. Je crois que Sam et Tucker se doutaient de quelque chose, mais quand ils s’inquiétaient pour moi, je m’en fichais. Je pensais pas que…—J’veux dire, c’était pas comme si je criais sur tous les toits que les cartons étaient ma passion, ou bien que je pétais un câble dès que le menu de la cantine ne me plaisait pas.

Danny eut un rire sans joie. Sa situation était légèrement plus commode, il pouvait serrer la vis sur son aliénation, la plupart du temps.

— Bien sûr, quand je suis parti, la réalité m’a rattrapé.» Avec un regard de défi, il releva le menton et lui jeta un regard oblique. «Je sais, j’étais complètement à la ramasse, vas-y, fous-toi de ma gueule.»

Mais l’expression de Vlad n’avait rien de moqueuse.

— Je crains ne pas être en mesure. Je souhaitais mettre en lumière la similarité de nos situations.» Il marqua une nouvelle pause. Danny retint son souffle. «Je me suis aperçu de la place démesurée qu’occupait Maddie dans mes… préoccupations, il y a deux ans environ.»

— Sérieux?

Danny avait peine à dissimuler sa perplexité, et Vlad parut se pincer. Il y avait une pointe d’amertume dans son ton lorsqu’il répliqua:

— Les choses les plus essentielles peuvent parfois échapper au principal intéressé.

Il avait raison, Danny aurait été hypocrite de nier le contraire. C’était le fonctionnement même d’une obsession. Son emprise était si insidieuse que sa proie devenait incapable du recul nécessaire pour identifier son influence. Les aberrations et exubérances commises en son nom étaient ainsi légitimées, rationalisées.

— Alors, t’as fait comment pour l’ignorer?

— L’ignorer? C’est impossible, comme je te l’ai dit le soir du nouvel an, dit Vlad, l’air soudain las. J’ai fait beaucoup de choses au fil des ans, certaines dont je ne suis pas fier.

Danny le fixait, presque hypnotisé. Où était son habituelle façade? Le sarcasme, les feintes, les faux-semblants?

— Tu as déjà vu le double holographique de Maddie, dit Vlad, les yeux dans le vague. Il n’y a pas que ça, bien sûr. J’ai aussi sérieusement envisagé de te cloner, il fut un temps.

Son ton était presque détaché, comme si l’aveu était banal. Parfois je prends mon café avec du sucre. Parfois je clone des gens. En voyant son regard horrifié, Vlad leva un sourcil:

— Je ne l’ai jamais fait.

Ce n’était pas totalement rassurant et Danny n’était soudain plus certain de vouloir entendre parler de toutes les autres idées démentes du genre qui avaient pu lui passer par la tête. Son expression dut le trahir, car Vlad eut un sourire lugubre:

— Tu commencerais toi aussi à avoir quelques idées extravagantes si l’on t'empêchait de revenir à Amity Park trop longtemps.

Danny frissonna malgré lui. Pas seulement à l’idée, mais surtout parce qu’il soupçonnait qu’elle fût vraie. Il regretta presque d’avoir insisté pour avoir cette conversation. C’était absolument déprimant.

— Pour en revenir à ta question, je joue simplement avec les cartes que j’ai en main. Compte tenu des facteurs liés à ta propre condition, cet accord était pour moi une opportunité inespérée de tenter une approche, disons, alternative et plus saine, qui sait.

Danny acquiesça, les yeux perdus, fixant toujours Vlad sans plus vraiment le voir. En bref, ils étaient tous les deux dans la merde. Dans la cheminée, le feu crépitait toujours, peignant des reflets pourpres sur les murs.

— Haut les cœurs, petit blaireautin.» Son ton redevint léger, presque amusé. Il était demi-fantôme depuis plus de vingt ans, se souvint Danny. «Ça fait beaucoup à digérer, mais tu as du temps devant toi. Tu finiras par trouver une solution à long terme.»

 


 

Vlad avait raison, songea Danny tandis qu’il se laissait dériver le long d’un courant d’éther qui sinuait dans cette partie de la Zone.

Le week-end touchait à sa fin et Danny avait réemprunté le portail pour retourner dans le Wisconsin. La qualité de ces quelques jours était allée au-delà de ses espérances, si bien qu’il avait décidé de laisser son sac pour vendredi prochain.

La conversation qu’il avait eue avec Vlad lui était restée dans la tête et l’avait plongé dans une profonde réflexion. À quoi bon s'apitoyer sur son sort et des ‘si seulement’? S’il comptait vivre une vie à peu près normale —ce qui était loin d’être gagné d’avance—, il devait prendre les choses en mains, et vite trouver une parade sur le long terme.

Cet accord passé avec Vlad offrait certes une solution acceptable dans l’immédiat, mais il n’allait tout de même pas dépendre de ses portails pour faire la navette toute sa vie? Et que se passerait-il le jour où il obtiendrait son premier emploi, peut-être loin? Ou s’il disputait avec Vlad, ce qui n’aurait rien de surprenant. Et quid de son rêve d’intégrer la NASA? Que ferait-il alors, soufflait une petite voix désespérée dans sa tête.

En théorie, il existait une solution à la fois simple et compliquée: apprendre à créer ses propres portails naturels. C’était un acte complexe et un talent que peu de fantômes possédaient, mais qui offrait une solution idéale à son dilemme. S’il pouvait créer des portails sur demande, faire un saut à Amity dès que le besoin s’en ferait ressentir serait un jeu d’enfant. Malheureusement, Danny le savait, à l’exception de quelques étincelles, il n’était jamais parvenu à créer la moindre petite entaille interdimensionnelle.

C’est ainsi que Danny, flottant sur le dos et se laissant tranquillement porter à travers la Zone, s’était mis en tête de s'entraîner à créer une brèche dans le canevas sombre et opaque qui s’étendait à perte de vue. Jusqu’à présent, son meilleur essai lui avait valu un bref éclat de lumière aussitôt dissipé. C’était un début, espérait-il.

Le visage plissé par la concentration, il tendait les mains devant lui, agitant les doigts comme pour gratter le tissu spectral de la Zone. Sans succès. Il ne savait pas comment s’y prendre.

— Ho! Phantom! Qu’est-ce que tu fous? Tu dors ou quoi?

Un bruit de moteur lui fit tourner la tête. Danny laissa retomber ses bras tandis qu’une silhouette rutilante surgissait de l’obscurité. Johnny 13 exécuta un drift parfaitement maîtrisé pour arrêter sa moto flamboyante devant lui.

— Tiens, salut Johnny!

Le jeune motard repoussa ses cheveux blonds en arrière et lui adressa un sourire en coin.

— Alors, tu faisais quoi? Une sorte de taï-chi ?

Danny se remit à flotter en position verticale, frappé d’une idée et soudain très alerte.

— Johnny! T’as déjà créé des portails sur le monde des vivants, non? Vers Amity Park? Je t’ai vu!

Johnny se pencha en avant et posa ses avant-bras sur le guidon de sa moto. Il haussa un sourcil et l’examina d’un air méfiant:

— Ouais. Écoute, si t’es toujours en colère à cause de ça, j’ai—

— Non, non, je m’en fiche, le coupa Danny. Je veux juste savoir comment t’y prends!

Il se détendit aussitôt.

— Oh, ça. Hmm, ça ne marche pas à tous les coups.

— Comment ça?

— Eh. J’sais pas trop. Des fois ça marche, des fois ça marche pas. Ça dépend des conditions, de l’endroit, et de si je suis en forme, j’imagine.

Danny réfléchit à cette information. Ce n’avait rien de surprenant, il y avait bien des jours où ses pouvoirs de glace continuaient de lui échapper. Mais s’il arrivait à maîtriser cette technique, même de façon imparfaite…

— Montre-moi! Comment faut faire?

Johnny le regarda avec stupéfaction. Il ne s’était clairement pas attendu à cette réaction.

— T’es vraiment chelou. J’espère que c’est pas pour me foutre dehors encore plus vite, la prochaine fois que je viendrais faire un tour par chez toi?

— Non, non, assura Danny, l’excitation palpable dans sa voix.

Johnny haussa les épaules et descendit de sa moto. Il leva une main et écarta ses doigts devant le visage de Danny, comme s’il touchait une surface plate et invisible.

— Tu sens, ça?

Danny fixa l’espace entre les doigts de Johnny, concentré. Un instant plus tard, il comprit. De minuscules vibrations faisaient frémir la matière autour des mains tendues devant lui. Il acquiesça puis leva une main à son tour, tentant de reproduire l’effet.

Durant plusieurs minutes, Johnny le guida ainsi, lui prodiguant des conseils vagues mais précieux. Rapidement, Danny parvint à faire jaillir de nouvelles étincelles à travers l’atmosphère.

— C’est pas mal du tout!, s’exclama Johnny.

— J’ai jamais réussi à faire plus que ça, se lamenta Danny en regardant la paume de sa main d’un air dépité.

— Bah, c’est comme je te disais: ça marche pas à tous les coups. Essaye d’imaginer un endroit que tu connais, ça aide.

— Un endroit que je connais…

Amity Park, évidemment. Danny ferma les yeux avec force et écarta les mains, envoyant dans ses doigts un flux constant de son ecto-énergie. Il sentait l’éther sous ses doigts, la densité de l’ectoplasme ambiant, les infimes oscillations magnétiques qui traversaient la Zone.

— Oh!

Un large cercle, d’au moins deux mètres de diamètre, venait de s’ouvrir devant lui. Son contour ondulait dans le noir, brillant d’un vert si éclatant qu’il semblait blanc. De l’autre côté, des magasins, des lumières, des gens. Amity Park.

— Waouh!

Il s’avança vers la brèche et au-dessous de lui, il reconnut immédiatement les allées du centre commercial. Danny grimaça, son enthousiasme subitement refroidi. Sans le vouloir, il avait choisi le pire endroit pour apparaître. Remarquant sa présence, des gens se mirent à le pointer du doigt et à crier des choses indistinctes. Ils devaient forcément le prendre pour son sosie, prêt à récidiver.

Il ouvrit la bouche pour les rassurer, mais son portail se referma brutalement dans un claquement sourd alors qu’il se trouvait toujours à travers. La force du choc le propulsa en arrière et il hurla, projeté dans la Zone comme un boulet de canon. Après quelques culbutes peu gracieuses, il parvint à rétablir son équilibre. Il secoua la tête pour reprendre ses esprits, sous les cris hilares de Johnny qui s'esclaffait, complètement avachi sur sa moto.

— Qu’est-ce qu’il s’est passé?, bégaya Danny, toujours un peu sonné.

— T’as perdu le contrôle», répondit Johnny lorsqu’il eut enfin terminé de pouffer. Sa main était serrée contre son estomac, comme s’il peinait à reprendre son souffle après ce fou rire. «Ça arrive. Tu devrais réessayer, allez, vas-y. T’arrête pas en si bon chemin. »

À son air goguenard, il était évident qu’il comptait sur un nouveau fiasco. Danny fit la moue. Nul doute que d’ici quelques heures, toute la population de la Zone en aurait vent.

— Ouais, je crois que ça ira comme ça pour aujourd’hui.

— Comme tu veux, Phantom.

Johnny claqua des doigts, faisant jaillir un bref éclair d'ecto-énergie qui redémarra le moteur de sa moto. Il fit tourner la poignée d'accélérateur de façon à faire rugir le moteur, puis il leva deux doigts en signe de salut, avant de disparaître à travers les volutes émeraude de la Zone.

Désormais seul et loin des ricanements de Johnny, Danny songea un instant à renouveler la tentative. Ça n’avait pas été parfait, mais en dépit de cette ratée, il y était tout de même parvenu. Il avait été secoué cependant et il n’était pas certain de pouvoir réussir à nouveau. Finalement, il décida d’en rester sur ce succès mitigé et reprit son chemin.

Il venait de se souvenir qu’il avait un test de maths le lendemain.

Chapter 5: Deuxième week-end —De mal en pis

Chapter Text

 


 

Chapitre 5

 

Deuxième week-end

De mal en pis

 


 

— Revenez ici tout de suite! Vous n’avez pas le droit!

L’assistance de direction s’était levée si vivement qu’elle renversa sa chaise de bureau qui rebondit par terre avec fracas. Profitant de ces quelques secondes de cohue, Danny hâta le pas, s'engouffrant dans le couloir, la secrétaire scandalisée sur ses talons.

— Où est-ce qu’il est!

— Je n’ai jamais vu un tel… Arrêtez-vous!

Il ne ralentit pas, mais l’assistante le suivait de près. Trop près. Impossible de devenir invisible. Quelle idée qu’il avait eue de passer par l’entrée. La méthode habituelle aurait été plus efficace.

— Je vais appeler la sécurité, jeune homme!

Une porte s’ouvrit à volée.

— C’est pas bientôt fini ce raffut!

Danny s’arrêta net, ses yeux se fixant aussitôt sur Vlad qui venait d'apparaître, l’air revêche et mécontent de s’être fait déranger dans son travail. Il remarqua tout d’abord sa secrétaire à bout de souffle, puis vit Danny qui le foudroyait du regard.

— Ah, fit-il d’un ton plat.

— Monsieur le Maire, haleta l’employée, visiblement aussi étranglée par l’exercice que par l’affront subi. Ce jeune homme est entré sans autorisation. Il exigeait de vous voir! Sans rendez-vous! Ha! Je lui ai dit…—

Son explication révoltée fut interrompue par Danny qui s’écria:

— Je sais ce que t’as fait, Vlad!

Vlad leva les deux mains dans un appel au silence. Danny lui lança un regard assassin. La secrétaire eut un couinement offusqué puis se tut.

— Merci, dit Vlad.

— Mais, Monsieur. Je crois que vous n’avez pas…—

— Merci, Janine, réitéra-t-il avec plus de force. Ça ira comme ça.

Le chignon de la secrétaire sembla se ratatiner de déception lorsque Vlad fit un pas de côté pour inviter Danny à passer dans son bureau. Il sentit nettement les éclairs qu’elle lui lança par-delà ses fines lunettes tandis qu’il entrait dans le bureau de son précieux Monsieur le Maire. Tss.

Excédé, il s’avança jusqu’au bureau en acajou massif qui trônait au milieu de la pièce. Une petite plaque métallique y était posée là, annonçant fièrement ‘Mr. Vlad Masters, Maire d’Amity Park’. Danny lui lança un regard caustique, comme si l’objet l’avait personnellement insulté.

Un claquement. Vlad venait de fermer la porte. Puis, un clic. Elle était verrouillée.

Vlad regagna son bureau d’une démarche fluide et élégante et reprit place dans son luxueux fauteuil en cuir, visiblement peu soucieux de l'hostilité ambiante. Installé confortablement, Vlad croisa enfin son regard, et le soutint avec une sorte d'irritation amusée, seule preuve de l’agacement tapi par-delà cette apparente nonchalance.

— Ma secrétaire a raison, Daniel. Il faut prendre rendez-vous. Je suis un homme occupé, tu sais.

— Oh ouais, je parie qu’elle a aucune idée d’à quel point tu peux être occupé, Vlad.

Il leva les yeux au ciel et poussa un soupir longanime.

— Très bien, allons-y. De quoi s’agit-il cette fois?

— Tu sais parfaitement pourquoi je suis là!

— Non, mais je suis sûr que tu vas me le dire.

— Épargne-moi ta foutaise!

— Voyons voir… C’est au sujet des pièges à ours de Skulker?

— Hein? Quoi? Non!

— Parce que tu devrais savoir que ça fait des années que je ne fournis plus Skulker.

— Je me contrefous de Skulker!» Il tapa du pied. «Le doyen de ma fac! Thomas Khang!»

— Ah. Ça.

Vlad tapotait distraitement la surface de son bureau, comme s’il trouvait leur échange ennuyeux. Sidéré par cette réponse laconique, Danny ouvrit et ferma la bouche comme un poisson hors de l’eau, avant que sa colère ne l’emporte:

— Quoi! Oui: ça! T’avais pas le droit!

Vlad eut l’ombre d’un ricanement et leva un sourcil, comme s’il avait hâte que Danny lui explique ce qu’il avait ou non le droit de faire. De toute évidence, il éprouvait un malin plaisir à le voir si remonté, car lorsqu’il reprit la parole, sa voix traînante visait indubitablement à l'insupporter encore d’avantage:

— Je ne vois vraiment pas quel est le problème.

— Il est justement là, le problème!, vociféra Danny, jetant les bras au ciel. Tu peux pas posséder le doyen de ma fac pour l’obliger à me réintégrer! Je ne veux pas que tu te mêles de mes études! Jamais! Et encore moins si c’est pour faire ce genre de conneries derrière mon dos!

Vlad et son attitude désinvolte le faisaient bouillir d'indignation.

Thomas Khang, le doyen de sa faculté, était un chercheur émérite et un docteur respecté. Danny n’avait encore jamais eu l’occasion d’échanger seul avec lui, mais lorsqu’il l’avait croisé dans la salle commune du bâtiment de sciences physiques, il avait rassemblé son courage pour le remercier de vive voix de lui avoir accordé cette seconde chance.

Il était vite apparu que Khang n’avait qu’une idée très floue de ce dont il était question. Il lui avait répondu à côté, de façon incohérente, décousue. Danny avait vite reconnu là la confusion mentale si caractéristique d’une altération du libre arbitre par possession —visiblement, Khang en gardait des séquelles dans son subconscient. Le reste de l’histoire avait été facile à reconstituer, et Danny avait rongé son frein en attendant le week-end pour en découdre.

Le vendredi venu, de retour à Amity chez Vlad, il avait tenu à peu près une heure à faire les cent pas dans le salon comme un lion en cage. Puis, voyant que Vlad ne revenait pas, il s’était décidé à aller le chercher, et tant pis pour lui s’il était sur son lieu de travail.

Mais maintenant qu’il était là, il se demandait à quoi il avait bien pu s’attendre. Vlad n'affichait aucun remords. Aucune gêne. Comme toujours, évidemment. Comment aurait-il pu en être autrement? Il croyait quoi, que leur petit à tête à cœur ouvert de la semaine passée avait changé quelque chose? Que Vlad avait changé? Crétin.

— J’ai vu ton travail, Daniel. Je sais que le niveau des cours ne te pose pas de problème. Et tu sais pertinemment que ton échec du premier semestre était dû à des circonstances hors de ton contrôle. Par conséquent, et puisque tu méritais de toute façon d’être réintégré, qu’est-ce que ça change?

Danny était trop énervé pour noter le compliment. Il frappa le plat du bureau de la paume de sa main:

— Ça change que mon succès n’a aucune valeur si je triche pour y arriver!

— De la triche? Nos pouvoirs font de nous ce que nous sommes. Ce que tu es! Il n’y a aucun mal à l’accepter et à utiliser les avantages dont tu disposes pour servir tes intérêts.

— Mais pas pour posséder mes profs! Pour que ma réussite compte, je dois la mériter! Je dois suivre les règles, comme tout le monde!

Cette fois-ci, Vlad eut un rictus, dévoilant la pointe d’une paire de crocs.

— Mais nous ne sommes pas tout le monde. Et nous sommes au-dessus des règles.

— T’es complètement barjo, cingla Danny.

Ses poings s’étaient contractés et dans le fond de ses pupilles, un éclat émeraude s’était mis à luire dangereusement. Il fulminait et n’aurait pas été surpris d’être devenu Phantom sans s’en être rendu compte. Vlad le vrilla d’un regard acide, mais sa voix était faussement calme lorsqu’il reprit la parole:

— Dois-je donc comprendre que tu n’es pas content d’avoir été réintégré à l’université?

Danny plissa les yeux. Il connaissait son mode opératoire par cœur. Vlad allait maintenant embrayer sur de la bonne vieille manipulation psychologique. Je voulais simplement t’aider, pourquoi n’es-tu pas reconnaissant?

Ses actions étaient pourtant loin d’être altruistes: il avait manœuvré de façon à sceller leur marché, tout simplement. Oh, une partie de Vlad se targuait peut-être de l’avoir réellement aidé. Il était fort possible qu’il crut sincèrement qu’il avait retourné le cerveau de son prof pour son plus grand bien, et que la réaction de Danny était à la fois injustifiée et ingrate. C’était ça le pire avec Vlad. Depuis le gouffre éthique et moral de plusieurs kilomètres de profondeur duquel il voyait le monde, la fin justifiait toujours les moyens.

— Le problème, Daniel, reprit Vlad, agacé par son silence. C’est que tu es trop naïf pour prendre ce qui t'est dû. Tu pourrais obtenir autant de diplômes et de doctorats que ça te chante! Il faut juste se servir, mais tu es trop faible!

— Ah, évidemment! C’est comme ça que t’es devenu riche, nan?, remarqua Danny avec dédain. En possédant des pauvres types pour les forcer à te signer des chèques et en volant des actes de propriété! Tu t’es simplement servi!

— Précisément! Peut-être tu comprendras un jour, quand tu cesseras enfin de faire l’enfant.

— T’es ravagé!

— Et toi aveugle! Ouvre les yeux, Daniel: nous sommes supérieurs, c’est un fait!

— Oh non, pitié pas ces conneries encore! Je suis vraiment pas d’humeur!

Avec un râlement exaspéré, Danny se transforma en sa moitié fantôme. Instinctivement, ses pieds se décollèrent du sol, et son humeur irascible fit chuter la température dans la pièce de plusieurs degrés. Vlad demeura assis mais sa réaction face à l’aura agressive qui n’était désormais plus obstruée par l'écran de sa forme humaine fut instantanée. Il se raidit et un éclat rouge passa dans ses yeux comme un avertissement.

Danny l’ignora. Il devint intangible, traversa la fenêtre et sans un regard en arrière, il s’envola haut dans le ciel. Cette conversation n’avait servi à rien. Pire, au lieu de résoudre quoi que ce soit, elle n’avait fait qu’attiser sa colère.

Il était déçu. Ce qui était ridicule; s’était-il imaginé que Vlad puisse lui présenter des excuses? Ha! Il était plus probable qu’il décide de léguer sa fortune aux orphelins de la Croix Rouge. Vlad ne s’excusait jamais. Vlad exigeait et il s’octroyait. Il avait pertinemment su que Danny réprouverait ses agissements, et au lieu de se poser les bonnes questions, il les avait délibérément passées sous silence.

Danny se mit à filer à toute vitesse au-dessus d’Amity Park, zigzagant de temps à autre pour éviter des oiseaux. L’air frais frappait son visage et ébouriffait ses cheveux mais ne parvenait pas à éclaircir ses pensées. Rien n’avait changé, rien du tout, songea-t-il, écœuré. Vlad resterait toujours le même connard égoïste et manipulateur. Ce n’était pas une petite conversation et quelques jours de cohabitation cordiale qui y changeraient quoi que ce soit. C’était lui, le pigeon de service, s’il s’était fait avoir.

Ruminant là-dessus, il se mit à patrouiller la ville avec force, parcourant les moindres recoins à la recherche de fauteurs de troubles sur qui évacuer un peu de sa frustration. Une occasion rêvée se présenta quelques heures plus tard en la personne de Skulker. En dépit des années de défaites, le chasseur n’avait jamais abandonné l’idée de faire de sa tête un trophée, et ce soir-là, tandis qu’il lui réglait son compte, Danny lui en fut particulièrement reconnaissant.

La mention de Vlad concernant les ‘pièges à ours’ s’expliqua par ailleurs. Skulker se révéla en effet équipé de dispositifs mécaniques volants, semblables à de gros pièges dont les redoutables charnières claquaient comme les mâchoires affamées d’un piranha. Danny dut redoubler d'ingéniosité pour s’en débarrasser et bien qu’il parvînt à mettre fin au combat assez rapidement, il reçut tout de même son lot de huées de la part de riverains, excédés par la commotion et les claquements affamés des engins.

Pour ne rien arranger à son humeur, il lui fallut de surcroît éviter deux agents du GEB qui s’étaient racolés durant le branle-bas. Le département de Gestion en Ecto-Brèches continuait régulièrement d’envoyer des agents à Amity Park —au grand dam de ses parents: les agents gouvernementaux avaient en effet la fâcheuse tendance à vouloir les arrêter pour ‘entrave à la justice’ lorsque leurs chemins de chasse se croisaient.

Danny passa ainsi une bonne partie de la soirée puis de la nuit, à cran et aux aguets, et affronta tour à tour le fantôme d’une araignée géante qui tissait dans le théâtre abandonné sur Winston Street, le fantôme d’un vendeur d’assurance qui faisait du porte à porte, et un troupeau de petits feux follets informes qui prétendaient faire du tourisme en bordure de la ville. Aucun ne méritait vraiment ses foudres, mais lorsque Danny se subjuguait ainsi à son besoin de défendre Amity Park, l’euphorie primaire de l’assouvissement obsessionnel reléguait la réflexion dans les bas-fonds de son esprit, et son mot d’ordre devenait: d’abord, la bagarre, et les questions, plus tard.

Les heures s’enchaînèrent de la sorte et lorsqu’il s’arrêta enfin, la nuit était déjà bien avancée. La tour horloge de la gare, en haut de laquelle il se trouvait, était sur le point de sonner deux heures du matin. Avec un soupir, il se laissa choir sur le muret du garde-fou. Perché là, il contempla un instant l’horizon de la ville, battant mollement des jambes contre la corniche. Il ferait bien de rentrer.

Machinalement, il sortit son téléphone portable qui le notifia des messages reçus au cours de la soirée. Quelques-uns provenaient du groupe qu’il partageait avec Sam et Tucker. Sam avait envoyé un selfie, entourée de pingouins, et Tucker leur annonçait avec fierté qu’il avait gagné le hackathon de sa fac.

Un autre message provenait de Jazz.

[Salut frérot! Ça va? 😊] -Jazz, 00:10

[Alors cette semaine de reprise?!] -Jazz, 00:10

Danny eut un sourire et son mal-être lui parut soudain un peu plus léger.

                  [Pas trop mal] -Danny, 01:57

                  [J’ai rendu tous mes devoirs à temps🙃] -Danny, 01:57

Il était tard et il ne s’était pas attendu à ce qu’elle lui réponde; mais il se trompait car son téléphone vibra aussitôt:

[Bravo!!👏 Tu gères!! ] -Jazz, 01:57

Une bouffée d’affection fraternelle réchauffa sa poitrine. Ses doigts tapaient déjà une réponse avant de s’immobiliser au-dessus de l’écran. Jazz n’était pas au courant de l’accord qu’il avait passé avec Vlad, il ne lui avait rien dit. Devait-il le lui mentionner? Elle n'avait jamais rien pardonné à Vlad. Danny pouvait aisément anticiper sa réaction: elle se mettrait dans tous ses états et lui prendrait la tête avec ses mille-et-une questions psychologiques. Ses doigts effacèrent les mots écrits pour les remplacer par une réponse lisse et innocente. Ce que Jazz ne savait pas ne pouvait pas lui faire de mal.

Comme cette pensée traversait sa tête, il se raidit et son ectoplasme se gela dans ses veines. Non! Ça n’avait rien à voir! D’où sortait ce rapprochement ridicule? C’était… complètement différent de ce qu’il reprochait à Vlad. Il avait toujours recouru aux mensonges par omission, ses méthodes n’avaient rien de…—

Mais Jazz lui écrivait à nouveau:

[Tu as entendu les parents parler de leur histoire de brevet? ] -Jazz, 01:58

                  [Ouais] -Danny, 01:58

                  [Papa a oublié d’envoyer une lettre, c’est ça?] -Danny, 02:00

                  [Maman avait l’air de baliser la semaine dernière] -Danny, 02:00

[Tu m’étonnes. Quelqu’un a breveté leur technologie à leur place] -Jazz, 02:01

[Ils ne savent pas même pas qui] -Jazz, 02:01

[T’imagines le truc] -Jazz, 02:01

                  [Tu crois que c’est vraiment grave?] -Danny, 02:01

[Oui] -Jazz, 02:02

Danny fronça les sourcils. Bien que les problèmes de leurs parents étaient généralement d’ordre mécanique, ils avaient tout de même eu leur lot d’ennuis juridiques au fil des années. Il s’étaient parfois fait poursuivre à la suite d’accidents, ou à cause de machines défectueuses. Ils s’en étaient toujours sortis.

                  [Grave comment?] -Danny, 02:02

[Légalement, ils n’ont plus le droit d’utiliser leurs propres inventions] -Jazz, 02:03

                  [Ok, mais ils vont arranger ça?] -Danny, 02:03

[J’étais avec eux au téléphone hier] -Jazz, 02:04

[Maman n’était pas super optimiste] -Jazz, 02:04

                  [Merde] -Danny, 02:05

                  [Ça craint] -Danny, 02:05

[Tu te souviens de ma coloc Jenny? Celle qui fait du droit? ] -Jazz, 02:06

[Elle va m’aider à faire des recherches de mon côté] -Jazz, 02:06

[Bref, je voulais juste te tenir au courant] -Jazz, 02:07

[Tout finira sûrement par s’arranger] -Jazz, 02:07

                  [🤞] -Danny, 02:08

[Bonne nuit, petit frère] -Jazz, 02:08

                  [Bonne nuit] -Danny, 02:09

Danny rempocha son téléphone. Jazz avait parfois tendance à stresser facilement, mais jamais sans fondement. Il se promit d’appeler ses parents dans les prochains jours.

Un nouveau coup d'œil à l’horloge l’informa qu’il se faisait vraiment tard. D’un saut léger, il plongea dans le vide, sa forme éthérée ondoyant avec grâce dans l’obscurité de la nuit. Il était temps de rentrer. Chez Vlad. Pff.

Mais une fois arrivé à destination, il constata que la grande demeure était déserte, silencieuse, lumières éteintes. Il flotta quelques instants dans le hall et le salon, tiraillé entre son envie de confronter Vlad à nouveau et la fatigue qui alourdissait ses membres. Avec un soupir, il décida de s’éviter un nouveau mal de tête et finit par regagner sa chambre pour se coucher sans un bruit.

 


 

Le lendemain matin, Vlad n’était toujours nulle part en vue. Danny s'était levé tard et lorsqu’il descendit dans la cuisine en fin de matinée, il trouva la maison aussi vide que la veille, et dénuée de la moindre touche d’aura spectrale. Vlad était probablement reparti travailler à la mairie. Dans son bureau débile, avec son costume débile et son petit sourire supérieur. Rhâa! La simple image mentale lui donnait envie de cogner dans quelque chose. Quelque chose à l’effigie de Vlad, si possible.

Avec effort, il repoussa la pensée. Il n’accomplirait rien d’utile en ressassant les mêmes choses toute la journée. Après un rapide sandwich, il remonta dans sa chambre pour s’atteler à ses devoirs. Il n’en vint pas tout à fait à bout, mais fit de solides progrès. Néanmoins, au bout de plusieurs heures de calcul intégral acharné, la lassitude commença à le gagner.

Il se leva et s’étira devant la fenêtre, le dos raide à trop s’avachir dans sa chaise. Dehors, le temps était au beau fixe. Un peu d’air frais lui ferait du bien. Il vida son sac à dos et y fourra les affreuses bottes offertes par la tante Alicia à Noël. Par chance, elle lui avait donné le ticket —au cas où elles n’auraient pas été à sa pointure—, et Danny était déterminé à les échanger contre quelque chose de plus utile.

La boutique appartenait à une chaîne de magasins spécialisés dans les chaussures, située dans en zone commerciale. Il s’y rendit en volant, sac à dos à l’épaule, et trouva l’endroit facilement. Une fois les bottes retournées et son bon d’échange obtenu, il se mit à flâner dans les rayons. Il regardait d’un œil distrait quelques modèles de baskets quand il reconnut une silhouette familière près de la porte d’entrée:

— Valérie!

Celle-ci tourna la tête, ses longs cheveux noirs et bouclés volant derrière elle. Ses yeux parcoururent le magasin quelques secondes, puis son visage s’illumina.

— Hé, salut Danny! Encore toi?, s’exclama-t-elle tout en s’approchant.

— Ouais, tu me suis, ou quoi?, plaisanta-t-il.

— Je te retourne la question, rétorqua-t-elle d’un air taquin. Qu’est-ce que tu fais dans le coin? T’es pas à l’université?

— Je suis revenu pour le week-end. Et toi alors? Tu travailles pas aujourd’hui?

Valérie secoua la tête et sa bouche se pinça en une moue contrariée.

— Non… Je cherche un nouveau job, toujours de vendeuse, si possible. Faut bien que je continue à économiser, si je veux pouvoir aller à la fac un de ces jours. Bref. J’ai postulé en ligne à tout ce que j’ai trouvé, mais mon père insiste que rien ne vaut les CV en main propre à l’ancienne. Pff…

Elle désigna d’un haussement d’épaules le tas d’affaires qu’elle pressait étroitement contre sa poitrine. Danny remarqua alors sa tenue inhabituellement terne: une chemise blanche et un blazer en tweed gris —sans doute une autre idée de son père. Elle se tenait étrangement voûtée car ses bras étaient chargés de plusieurs pochettes cartonnées, d’un petit paquet de CV imprimés et d’une tablette. Un vieux sac à bandoulière au fond défoncé pendouillait tristement sur son épaule. Valérie avait dû suivre son regard, car elle expliqua:

— Mon sac m’a lâché sur le chemin. C’est mon vieux sac de lycée… Ça fait un bail qu’il fallait que je le change, mais… » Elle remua ses bras chargés et eut un petit rire gêné : «Pas de budget!»

— Oh!» fit-il simplement avant de s’empresser de lui tendre son propre sac à dos. «Tiens, prends, je te le prête.»

— Heu, t’es sûr?

— Ouais! J’en ai plus besoin, il est vide, vas-y.

Elle accepta avec gratitude et lui promit de le lui rendre très vite.

— Alors comme ça, tu cherches un nouveau job?, reprit Danny tandis qu’elle rangeait ses affaires et le reste de son vieux sac éventré. Marre des cosmétiques?

Sa question avait été candide, mais le visage de Valérie s'assombrit aussitôt.

— T’as pas vu les infos? Phantom a fait exploser une partie du centre commercial la veille de Noël. Le magasin où je bossais s’y trouvait, et le siège a décidé de tout fermer jusqu’à nouvel ordre. Ils nous ont tous fichus à la porte.

— Oh non…

— Encore une fois, je perds tout à cause de lui!

— Ah oui, ça, c’est vraiment…—, marmonna Danny d’une voix faible.

Il n’eut pas le loisir d’inventer une suite à cette piètre commisération, car une vague de froid l’envahit tout à coup. Il inspira sèchement la brume qui tentait de s'échapper de ses lèvres, et se sentit parcouru d’un long frisson.

— Danny, ça va?

— Heu, oui. Oui, tout va bien, mentit-il alors que ses yeux regardaient déjà autour de lui. Mais, heu, je viens de me souvenir qu’on m’attend. Et bon, je suis en retard. Alors heu… c’était cool de te revoir, bonne chance… à plus!

Valérie lui rendit son salut d’un geste de la main. Résignée, elle le suivit du regard tandis qu’il se hâtait vers la sortie. Toutes ces années passées à le côtoyer au lycée lui avaient visiblement appris à accepter ses multiples excentricités et son étrange manie à s'éclipser dans les moments les plus improbables.

Dès que Danny fut sorti du magasin et qu’il eût tourné l’angle du bâtiment, il sauta derrière un pick-up garé à proximité et se transforma. La lumière de sa métamorphose s’était tout juste dissipée que des cris apeurés montaient à l’intérieur. Allez hop.

En un mouvement fluide, il traversa le mur, les sens en alerte.

— C’EST MOI LE FANTÔME DES CARTONS!

Ses muscles se relâchèrent presque instantanément. Ce serait réglé rapido.

— Hé! Tout-en-carton… c’est moi, chantonna-t-il en s'élevant au milieu du magasin.

Le Fantôme des Cartons n’avait pas perdu de temps pour amasser une jolie pile de boîtes à chaussures et lorsqu’il l’aperçut, celles-ci lévitèrent et se mirent à tournoyer autour de lui comme un petit vortex.

— Phantom! Ces boîtes en carton sont à moi! À moi! Tu ne me le prendras pas!

D’une main vengeresse, le Fantôme des Cartons envoya voler un bataillon de boîtes en sa direction. Danny les évita d’un bond, mais en manqua quelques-unes qui parvinrent à exécuter un virage en épingle et lui déversèrent des talons aiguilles sur la tête.

— Aïe, bougonna-t-il en massant le haut de son crâne meurtri.

Les autres boîtes sur les étagères se mirent, elles aussi, à frémir de colère. Elles étaient désormais illuminées d’une lueur bleuâtre, tremblotant les unes contre les autres et faisant claquer leur couvercle comme un troupeau de harpies mécontentes. Tous les clients avaient pris leurs jambes à leur cou, le magasin était vide.

Le Fantôme des Cartons s’était remis à beugler quelque chose, mais Danny ne l’écoutait plus et projeta une sphère d’ecto-énergie. Les boîtes à chaussures surgirent à l'unisson pour former un mur protecteur devant leur maître.

BOUM!

Le mur de boîtes vola en éclat, projetant une pluie de cartons, de semelles, de morceaux de cuir et de plastique dans le magasin.

— Oups, marmonna Danny.

Le Fantôme des Cartons prit la fuite vers le rayon enfant, un tourbillon de boîtes dans son sillage. Danny s'élança à sa suite, mais un bruit inattendu l’obligea à faire volte-face.

BAM! BAM! BAM

Suivant son instinct, Danny se contorsionna sans égard pour les lois de la physique, sa forme réalisant d’impossibles boucles et trous.

— HÉ! ÇA VA PAS, NON?

La Chasseuse Rouge, campée sur son hoverboard et intégralement vêtue de cuir vermeil, lui faisait face dans toute sa splendeur. La visière de son casque obstruait l’expression de son visage, mais l’énorme ecto-pistolet qu’elle braquait sur lui était le signe certain d’une humeur massacrante. Elle donna un brusque coup d'accélérateur et fit à nouveau feu.

Merde, merde, songea Danny avec frénésie, bondissant et sinuant pour s’échapper. Attraper le Fantôme des Cartons dans ces conditions allait être impossible.

— ARRÊTE!, la somma Danny, tout en essayant de se mettre hors de sa portée. Tu vois pas que j’essaye simplement de…—

— De détruire ma vie!? Encore une fois?!, hurla Valérie sans cesser d’actionner la gâchette. Ça t’amuse de détruire les endroits où je travaille? Et ceux où je pourrai travailler!

Un ecto-tir l’égratigna et Danny plaqua aussitôt une main sur son flanc meurtri. Bordel. Cela faisait longtemps que Valérie ne l’avait plus attaqué avec autant d’entrain, et visiblement, elle n’avait pas perdu la main.

— Val, réfléchis deux secondes! Je…—

— Ne m'appelle pas Val, fantôme!, cria-t-elle. On n’est pas amis!

— Arrête de me tirer dessus!, hurla Danny, excédé.

Évitant de peu une nouvelle salve, Danny traversa plusieurs étagères afin de mettre un maximum de distance entre lui et la Chasseuse. En même temps, il balayait les allées du regard à la recherche du Fantôme des Cartons, mais celui-ci semblait avoir levé le camp.

Avec un grognement irrité, il se propulsa en hauteur. Il décrivit un dernier mouvement circulaire autour du magasin pour s’assurer que le Fantôme des Cartons ne s’y trouvait plus, puis traversa le plafond. Dehors, à l’air libre, il s'éleva encore davantage dans le ciel pour avoir une vue d'ensemble de la zone commerciale. Il n’y avait plus la moindre trace de l’autre fantôme.

Ce n’était pas son souci le plus pressant. Plus bas, l’hoverboard de Valérie rugit. Elle serait à ses trousses en quelques secondes et il la savait équipée de puissants traqueurs que même l'invisibilité ne pouvait entièrement berner. Il n’avait aucune envie de se battre contre elle. La meilleure stratégie était encore celle de la fuite.

Plongeant parmi les nuages, Danny battit en retraite et s'éloigna à toute vitesse sans plus chercher à discuter. Valérie était convaincue de sa culpabilité et l’expérience lui dictait qu’il n’en tirerait rien.

C’était comme s’ils avaient à nouveau tous les deux quatorze ans et que les lents progrès de leur relation avaient été brutalement balayés. Certes, ils n’avaient jamais été amis —des alliés occasionnels, tout au plus—, mais Valérie avait fini par admettre que Phantom n’était pas si terrible, pour un fantôme. Du moins, jusqu’à ce soir, avant de se mettre à tirer à vue, s'imaginant sans doute que Phantom prenait plaisir à faire exploser des magasins, accompagné de son acolyte le Fantôme des Cartons. Danny eut un râle maussade. Stupide usurpateur. Et stupide Fantôme des Cartons. Stupides fantômes!

Lorsqu’il fut certain qu’il avait bel et bien semé Valérie, il redescendit en altitude avant de devenir intangible un court instant pour se débarrasser de l’eau glacée qui l’avait trempé en traversant les nuages. Son flanc le picotait douloureusement. Il se percha sur le bord d’un immeuble résidentiel et examina sa blessure.

Elle l’avait touché au niveau des côtes, mais le tir l’avait seulement effleuré. L'égratignure brillait d’un vert cuisant contre sa peau translucide. Il guérissait à vue d'œil cependant; déjà, la partie arrachée de sa combinaison se reformait, de délicates fibres ectoplasmiques s’étirant comme de fines racines noires sur sa peau.

— Ouste! Ouste!

Danny baissa aussitôt la tête. Plus bas, un homme en pyjama était sorti sur son balcon et agitait un balai en sa direction, comme s’il tentait de chasser un pigeon logé dans la gouttière. Danny ouvrit la bouche, puis la referma avec un claquement sec, décidant qu’il n’avait aucune envie de débattre. Il pouvait déjà s’imaginer les autres voisins, attirés par le bruit, sortir et le houspiller à leur tour.

Avec un regard vexé envers l’homme qui continuait de brandir son balai, il reprit son envol. Ce week-end allait de mal en pis. Plasmius et ses machinations avec le doyen de sa fac. Skulker, le Fantôme des Cartons, Valérie qui lui tirait dessus… Et voilà que des types en pyjama le malmenaient à coups de balai? Chienne de vie.

La nuit commençait à tomber et le ciel s’était peu à peu teinté de reflets rouge et or. Danny écumait sa frustration à petit feu tout en survolant Amity Park, quand un nouveau frisson lui signala la présence proche d’un fantôme. Immédiatement, son regard se mit à ratisser les parages. Le Fantôme des Cartons?

Non, c’était mieux. Bien mieux.

— PLASMIUS!

Vlad se figea une fraction de seconde, avant de se relâcher à nouveau. Il pivota tout en s'élevant dans les airs, sa cape ondulant derrière lui. Bien que dépourvu de pupille, ses yeux étaient empreints de raillerie, et lorsqu’il fut arrivé à sa hauteur, il inclina la tête en un simulacre de courtoisie.

— Phantom.

Danny avait reconnu l’endroit: il s’agissait à nouveau de la maison d’Ernesto Montez, celle-là même où il avait surpris Vlad le soir du Nouvel An. Il aurait mis sa main à couper que c’était là aussi que Montez organisait ses réunions de campagne électorale. Cette journée l’avait mis sur les nerfs, et la simple vue de Vlad —dont il n’avait toujours pas digéré les manigances—, lui donnait des fourmis dans les poings.

— T’as rien à faire ici, aboya-t-il.

— Vraiment? Je ne fais pourtant que passer.

— Je sais aussi bien que toi que tu ne fais pas que ‘passer’. T’étais en train d'espionner Montez.

— Quelles preuves avances-tu?

Danny fronça les sourcils. Il n’avait pas besoin de prouver quoi que ce soit. Amity était sous sa protection. C’était à lui qu’il incombait de défendre la ville de ce genre d’activités malfaisantes auxquelles se livraient Plasmius et les autres fantômes malintentionnés qui l’envahissaient. Une énergie mal contenue irradiait désormais ses poings serrés et luisait dans son regard. Pourtant, Vlad ne semblait pas impressionné par cet étalage d'hostilité.

— Nous n’avons pas terminé notre conversation d’hier, hmm?

— J’ai pas envie de parler.

— Oh, je vois bien. Te battre, en revanche…

Avec provocation, Vlad écarta les mains devant lui. Une invitation à régler leur conflit de la façon habituelle.

Plus que décidé à effacer cet insupportable sourire narquois, Danny relâcha brutalement l'énergie sourde qui bourdonnait en lui en un puissant ecto-rayon. Vlad s’était tenu prêt et se téléporta aussitôt hors de sa portée; mais Danny avait retenu sa leçon et il bondit pour éviter la main qui tentait déjà de le saisir par la nuque. Il frotta les paumes de ses mains, puis les écarta vivement, créant une large sphère verte et éclatante.

— AAAH, hurla-t-il à plein poumons, lançant l’orbe avec force.

Hélas, le projectile heurta un bouclier convexe et rebondit en sa direction. Danny esquiva avec roulé-boulé et le flux d’énergie s’en alla heurter un arbre. Une nuée de petits oiseaux s’envola en piaillant de façon indignée. Danny haletait à présent, mais sa colère descendit d’un cran et son esprit lui parut soudain plus clair, plus vif. Avec Vlad, la force brute n’était jamais suffisante. Il devait se montrer stratège.

— Hmm, tu sais, c’est précisément ce type de comportement qui te vaut une si mauvaise image dans les médias, commenta Vlad en contemplant avec une tristesse feinte les oiseaux qui disparaissaient au loin.

Les quolibets n’étaient rien de plus qu'une tactique pour lui faire perdre son calme. Mais c’était un petit jeu auquel Danny excellait lui aussi.

— Ouais, qu’est-ce que tu veux, on peut pas tous être élu ‘célibataire le plus convoité du pays’ par je ne sais quel canard. D’ailleurs, entre nous, ça t’a coûté combien pour leur graisser la patte?

Vlad eut un reniflement hautain.

— Absolument rien, je te signalerai que je…—Hé!

Vlad parvint à bloquer l’ecto-tir juste à temps mais son attention fut détournée une fraction de seconde. C’était tout ce dont Danny avait besoin pour devenir invisible et réitérer son attaque sous un angle plus avantageux. Cette fois-ci, il le toucha en pleine poitrine, et l’impact le projeta sur une bonne dizaine de mètres à travers le ciel.

— Ha!, s’exclama-t-il avec satisfaction.

Il redevint visible et ne put résister à une courbette insolente. Vlad rétablit son équilibre. Une étincelle exaltée brûlait désormais dans ses yeux carmin.

— Très bien. Tu l’auras cherché.

Dans un nuage magenta, un clone se matérialisa à ses côtés. Danny déglutit et ramassa sa posture en position de combat. Tous ses sens étaient en effervescence, enfiévrés par l’adrénaline qui pulsait dans ses membres. Ses narines frémirent d’impatience.

Vlad s’élança, Danny riposta. Bientôt, ils se livraient à un combat tout aussi féroce que grisant. Les attaques échangées étaient brutales, certains coups suffisamment puissants pour anéantir des fantômes plus faibles, mais c’était une danse parfaitement équilibrée qu’ils maîtrisaient sur le bout des doigts.

Pour Danny, l’affrontement était la soupape dont il avait eu besoin. Contre Vlad, il le savait, il n’avait pas besoin de retenir ses coups. Assez vite, et à mesure que le duel prenait la tournure d’une sorte de compétition entre rivaux, la victoire devint secondaire. Ils connaissaient étroitement leurs forces et faiblesses mutuelles, et instinctivement, l’un comme l’autre savait quand attaquer ou quand accorder un instant de répit déguisé sous couvert de piques et autres traits d’esprits. Le plaisir sportif à se mesurer entre adversaires si impeccablement assortis était indéniable.

Des heures durant, les tirs, les coups, les explosions n’eurent de cesse de retentir. La nuit était déjà bien avancée lorsque les derniers éclairs vert et magenta illuminèrent le ciel noir. Leur affrontement les avait conduits une fois de plus en périphérie de la ville, au-dessus d’un grand parc. S’il n’était pas encore tout à fait désert à leur arrivée, il le fut dès lors que les derniers joggeurs les aperçurent.

Ils avaient usé leur endurance jusqu’à la corde, et ce fut exténués mais étrangement satisfaits qu’ils s’écroulèrent au pied d’une colline, dos à terre et côte à côte. Vlad fut le premier à reprendre forme humaine, sûrement trop fatigué pour rester fantôme sans que cela ne fût inconfortable.

— Sacré énergie que tu as, petit blaireautin, dit-t-il avec un soupir.

L’habituel sobriquet était dépourvu de sarcasme et cette fois-ci, il ne dérangea pas Danny. Il se transforma à son tour et grimaça. Les courbatures du lendemain allaient piquer.

— C’est la jeunesse, dit Danny sur le ton de la plaisanterie. Qu’est-ce que tu veux, j’ai besoin de me défouler.

— Hmm… Te défouler sur moi.

— T’as qu’à me prêter ta super salle d’entraînement. Sauf si t’as peur que je la détruise, bien sûr.

— Permets-moi fortement de douter que tu y parviennes.

Danny émit un son amusé, les yeux clos, appréciant la fraîcheur de la nuit contre sa peau moite de sueur. La terre contre son crâne était agréablement ferme. Il y eut un court silence, uniquement rompu par leurs souffles ralentissant et les bruissements des arbres; puis Vlad reprit plus lentement:

— Si tu le voulais, je pourrais t’entraîner.» Vlad le connaissait visiblement par cœur, car il ajouta presque aussitôt: «Et je ne dis pas ça dans le but de faire de toi mon apprenti du mal».

Son mépris pour le terme enfantin était si nettement articulé dans ces derniers mots que Danny ne put s'empêcher de renâcler un faible rire.

— Ouais, d’accord. Cool.

Son ton était léger, mais ni l’un ni l'autre n’était dupe: c’était une concession majeure. Danny n’avait jamais accepté aucune de ses propositions d’enseignement. Elles avaient pourtant été nombreuses et fréquentes, au fil des années. Vlad se tint poliment silencieux, mais Danny devinait sa jubilation intérieure.

Il avait peut-être pris un coup trop fort sur la tête: sa décision était parfaitement illogique, il le savait. Il avait passé la semaine à vouloir étrangler Plasmius, et voilà qu’il acceptait de s'entraîner avec lui. Ça n’avait pas de sens, et pourtant, c’était comme si leur affrontement avait remis les pendules à l’heure. Il se sentait étrangement serein.

— À propos de notre conversation, hier…, dit Vlad à voix basse.

Ses mots étaient empreints d’une hésitation peu coutumière et Danny soupira; autant crever l'abcès.

— Ouais, écoute, j’aurais pas dû débarquer comme ça, dans ton bureau, et puis ensuite rester dehors toute la nuit, à faire la gueule.

Il était hors de question qu’il utilise le mot ‘bouder’, même si c’était ce qu’il avait fait, non? Il avait traîné toute la nuit et n’était rentré que très tard. De fait, il avait délibérément enfreint leur accord. Comment Vlad avait formulé la chose…? Ne pas traiter sa maison comme un hôtel.

— Tu es libre de tes allées et venues, répondit Vlad d’un ton égal.

— J’avais la rage. Et le truc c’est que… je m’habituerai jamais à ta façon de faire. C’est trop…

Il agita la main au-dessus de sa tête, comme pour tenter de saisir le mot qui lui échappait. Fourbe? Égoïste? Déloyal?

— Je n’aurais pas dû, dit Vlad.

Danny tourna la tête en sa direction, la joue collée dans l’herbe.

— J’étais conscient d’agir à l’encontre de ton sens de l’éthique. Je n’aurais pas dû et je regrette.

Les yeux écarquillés, Danny le fixait, mais il regardait droit devant lui, sondant la voûte céleste maculée d’étoiles. Vlad ne présentait jamais d'excuses sincères. Il venait pourtant de lui donner ce qui s’y apparentait le plus.

— Merci.

Certes, il ne reconnaissait pas le caractère immoral de ses agissements, mais exprimait au moins du regret. Probablement pas pour l’action elle-même —Danny n'était pas naïf au point de se leurrer là-dessus—, sinon pour la façon dont la situation avait affecté Danny. Il n’était pas exclu qu’il récidive à la première occasion mais quand bien même, Danny était prêt à enterrer la hache de guerre pour l’instant.

Demeurant allongés, ils savourèrent un moment la berceuse nocturne. Le froufrou des feuilles dans la brise, les bruissements de petits animaux dans les buissons, les aboiements d’un chien dans le lointain. Danny se sentait plus calme qu’il ne l’avait été depuis des jours.

Son attention s’était portée sur les constellations au-dessus de lui, traçant du regard les contours d’Orion, Pégase et Cassiopée. Et sa préférée: Andromède. Les Pléiades étaient particulièrement visibles ce soir, songea-t-il avant de se souvenir que janvier était le mois idéal à leur observation. Cette contemplation de la constellation des sept sœurs lui rappela soudain Jazz.

— Vlad?

— Hmm?

— Mes parents t’ont parlé de leur histoire de brevet volé?

Vlad s’arracha à sa propre léthargie et se redressa, s’appuyant sur un coude pour l’observer. Ses prunelles nyctalopes rouge sang se détachaient nettement dans la nuit, réfléchissant les rayons opalins de la lune.

— Non. De quoi s’agit-il?

Danny lui relata les grandes lignes de ce qu’il savait. L’étourderie de son père, leurs doutes, l’ordonnance de cessation. En quelques mots, il lui rapporta également l’échange qu’il avait eu avec Jazz.

— Elle pense que c’est grave. Ils n’ont plus les droits de leur nouveau truc, là —le… hmm, le transfert de fréquences ecto-quelque chose, et ça faisait un bail qu’ils bossaient dessus.

— Je vois, murmura Vlad.

Danny insuffla à tour un peu d’énergie ectoplasmique dans son regard afin de contrer l’obscurité. Immédiatement, tout devint plus clair et il put nettement distinguer l’expression songeuse de Vlad.

— Je me disais que peut-être ils t'avaient mis au courant? Ils ont mis à jour toute la sécurité anti-fantôme de la ville, non?

— C’est exact. Malheureusement, je ne savais rien de cette affaire. Ce pourrait être un problème, en effet.

Si Danny avait espéré l’entendre minimiser la sévérité de cette complication, c’était raté. À son expression contrariée, il semblait partager une opinion similaire à celle de Jazz. Une désagréable sensation de malaise vint lui tordre les entrailles.

Fenton Works était-il en situation de crise?

Chapter 6: Troisième week-end —Vlad

Notes:

(See the end of the chapter for notes.)

Chapter Text

 


 

Chapitre 6

Troisième week-end

Vlad

 


 

Danny ne put réprimer un gloussement de rire. Les courants d'énergie ectoplasmique que diffusaient ces petits globules fantomatiques en l’effleurant lui faisaient des chatouilles.

— Bouh! Bouuuh!, couinaient-ils tour à tour en agitant leurs minuscules bras au-dessus de leur tête informe.

Danny avait été en train de traverser la Zone pour se rendre chez Vlad, empruntant le chemin habituel pour la troisième fois consécutive, lorsqu’un nuage de fantômes globules avait croisé sa route. Ils l’avaient pris pour cible, résolus à semer la terreur partout où ils allaient, et l’encerclaient ainsi depuis quelques minutes, vociférant de leurs voix suraiguës des bouh! plus ou moins réussis. Le plus téméraire d’entre eux se risqua soudain à agripper de ses mains minuscules une mèche de cheveux blanc et tira dessus avec force, ne causant guère plus qu’un pinçon.

— Vous êtes trop mignons, pouffa Danny en secouant toutefois la tête pour disperser les fantômes qui reculèrent comme un nuage de moustiques.

Une rumeur mécontente se propagea parmi le groupuscule. Ils ne voulaient pas être mignons, ils voulaient être terrifiants! Avec de petits piaillements indignés, ils s’éloignèrent enfin et le troupeau reprit son chemin dans la Zone. Un sourire aux lèvres, Danny suivit du regard leurs zigzags hasardeux jusqu’à ce qu’ils ne fussent plus qu’un petit point parmi les volutes vertes et violacées.

Il n’était pas pressé. C’était le troisième weekend qu’il passerait chez Vlad, et il commençait à bien connaître le chemin qui liait les deux portails à travers la Zone. Il aurait pu être déjà arrivé à destination, mais il avait décidé de prendre son temps. Ces trajets étaient devenus sa seule occasion de s’imprégner de l’ectoplasme nourrissant de la Zone. Contrairement à Amity où le voile dimensionnel était remarquablement fin, à Madison, l'atmosphère était pauvre en ectoplasme. Ces passages hebdomadaires à travers la Zone étaient donc particulièrement vivifiants.

La semaine dernière, Vlad et lui avaient fini par régler leurs différends. Plus ou moins. Et pour le moment. Il avait bon espoir que cette fois-ci, aucun nouveau conflit majeur ne viendrait briser leur cessez-le-feu. Ils avaient par ailleurs convenu de s'entraîner ensemble et Danny ressentait un mélange d’impatience et d’appréhension à l’idée. Une partie de lui redoutait que Vlad ne s’oublie et ne remette sur le tapis les vieux discours de domination mondiale, malgré sa promesse. En même temps, il devait s’admettre curieux de voir ce qu’il pourrait lui apprendre. Il n’était pas borné au point de nier l’irréfutable: Vlad avait toujours eu l’avantage de l’expérience. Des dizaines d’années d'expérience. Il possédait des pouvoirs dont il ne pouvait que rêver, et Danny l’avait vu réaliser des exploits inconcevables.

Danny était un demi-fantôme depuis quatre ans seulement. Non pas que ses progrès eussent été modérés durant cette période, bien au contraire. La manière dont il avait appris à maîtriser ses pouvoirs avait été exponentielle et spectaculaire. Ces premiers mois passés à lutter pour rester visible et éviter de tomber à travers sa chaise en cours étaient loin, très loin derrière lui.

Mais ces derniers temps, il devait admettre qu’il avait pu manquer de rigueur. Par le passé, Sam et Tucker l’avaient constamment encouragé à repousser ses limites et à explorer l’étendue de ses pouvoirs. Désormais seul, il lui incombait de faire preuve d’autodiscipline. Le talent ne faisait pas tout, et il s’était peut-être trop reposé sur ses lauriers récemment. Vlad, lui, n’avait sûrement pas développé ses pouvoirs en restant assis à bayer aux corneilles.

Sur un coup de tête, il interrompit son vol à travers la Zone. Il n’avait pas réessayé de créer un portail vers Amity Park depuis son essai avec Johnny 13. Sa tentative avait été prometteuse mais s’était conclue par un échec cuisant. Une chose était certaine en revanche: il n’y arriverait jamais s’il ne persévérait pas un peu, songea-t-il, soudain résolu.

Flottant seul dans l’infinie étendue de la Zone, il se remémora les conseils de Johnny. L’éther élastique entre ses doigts. Les vibrations de ses infimes particules. Danny leva les bras et écarta ses mains devant lui. Johnny lui avait recommandé de se représenter un lieu familier. Mais… surtout pas le centre commercial cette fois, non.

Danny avait fermé les paupières sous l’effet de la concentration, quand un crépitement retentit. Il rouvrit les yeux. Ses pupilles se dilatèrent de surprise et une vague d’excitation le submergea. Un portail s'était ouvert devant lui. Il était plus petit que celui de la dernière fois, mais il lui paraissait aussi plus stable, ses contours ondulant plus définis. Et de l’autre côté : sa chambre! Sa vieille chambre, chez ses parents, à Fenton Works. Il avait immédiatement reconnu les vieux posters accrochés au mur et sa couette étoilée.

Il flotta vers la déchirure interdimensionnelle et passa la tête avec prudence. C’était vraiment sa chambre. Enhardi, il s'avança davantage jusqu’à passer complètement de l’autre côté. Il se retourna, les yeux fixés sur son portail béant vers la Zone. Le visage tendu d’appréhension, il retint son souffle, redoutant que l’ouverture n’éclate comme la dernière fois. Mais rien ne se produisit. Le portail était… stable? Il avait réussi!

Danny balaya la pièce d’un coup d'œil circulaire. Son bureau et toutes ses bricoles, ses livres, ses maquettes, ses jeux vidéos. Tout était là. Il flotta au centre de la pièce, émerveillé. Une seconde auparavant, il avait été au fin fond de la Zone. Et voilà qu’il était ici. Oui, il avait vraiment réussi.

Tout était silencieux. Danny n’entendait aucun son hormis le murmure mystique émanant du portail ouvert derrière lui, et le tic-tac de son réveil sur la table de chevet. Un vendredi après-midi, ses parents devaient être à coup sûr en train de travailler dans le laboratoire.

Se sentant particulièrement confiant et enthousiaste, Danny traversa le sol de sa chambre, atterrissant avec souplesse dans la cuisine. Un sourire insouciant aux lèvres, il se retourna pour prendre un soda dans le frigo.

Clic.

Une vague chaud-froid stoppa son geste, et il se raidit de stupeur.

Maddie!

Sa mère se dressait devant lui, le visage déformé par un mélange de surprise et de colère. Le canon de son ecto-pistolet était déjà braqué sur lui, sa main ferme et solide. Comme toujours, ses réflexes se révélaient impeccables. C’était comme si elle s’était attendue à sa venue —ce qui était peut-être le cas, puisque c’était la deuxième fois qu’elle voyait Phantom faire irruption dans sa cuisine en l’espace de quelques semaines.

Le cerveau de Danny s’était vidé tel un seau troué. Ses muscles s’étaient paralysés une fraction de seconde et ce fut un moment de trop. Il amorça une roulade. Trop lent! Il y eut une série de détonations, immédiatement accompagnée d’une douleur fulgurante à l’épaule.

— Aaah, gémit-il agrippant son membre meurtri.

Sa mère pointait à nouveau son arme sur lui en hurlant, mais la douleur tambourinait dans ses tympans et il l’entendait de très loin. Durant un épouvantable instant, il crut qu’il allait s’évanouir. Puis son instinct de survie reprit le dessus et enclencha le pilote automatique. Fuir, fuir, fuir. Il devait mettre un maximum de distance entre lui et sa mère. Entre lui et cette arme.

Il regagna son équilibre, traversa le mur et se débarrassa des contraintes de la gravité pour reprendre son envol. Inconsciemment, il s’était mis à emprunter le chemin qui menait au laboratoire et au portail de Fenton Works. Par chance, une lueur de lucidité l’arrêta à temps. Son père devait s’y trouver. Comme un boulet de canon, il se propulsa vers le plafond et fut à nouveau dans sa chambre. Avec un sentiment de soulagement étourdissant, il constata que son portail était toujours là; hublot sur un océan noir et glacé qui ne lui avait jamais apparu si accueillant.

Il s’y jeta au travers. Haletant, il leva les bras tant bien que mal pour refermer la brèche. Son épaule blessée le lancinait et lui asséna une nouvelle vague de douleur qui rayonna dans tout son torse, comme milles soleils écarlates. De petites taches noires se mirent à danser en périphérie de son champ de vision.

Le portail se résorba puis disparut. Il était à nouveau seul, dans l’immensité de la Zone, pantelant et fébrile.

Bordel de merde.

Il avait complètement paniqué. Ce n’était pas la première fois qu’il se faisait tirer dessus par sa mère ou son père, mais la rapidité de l’embuscade l’avait pris au dépourvu. Il avait vraiment eu chaud. Il voyait encore le visage hargneux de sa mère, l’arme au poing, le canon précisément pointé entre ses deux yeux, son doigt sur la gâchette…

Il ignorait quel modèle elle avait eu dans les mains, mais une chose était désormais certaine: cette arme n’avait pas tiré de simples rayons ectoplasmiques, mais de véritables balles. Des balles certainement constituées de ce nouvel alliage ecto-cuivre que ses parents avaient mentionné; et s’il ne se trompait pas, l’une d’entre elles était toujours logée dans son épaule. Même à présent, la douleur était déchirante et continuait de l’irradier par à-coups. Si la douleur était aussi aiguë à l’épaule, il n’osait envisager les conséquences d’un tir en pleine tête. Il frissonna. Il y avait des éventualités sur lesquelles il ne valait mieux pas s’attarder.

Il demeura immobile quelques minutes, haletant, une main crispée sur son épaule blessée. Son gant était à présent maculé d’ectoplasme et Danny savait d'expérience qu’il lui faudrait d’abord extraire le corps étranger puis s’armer de patience pour une guérison totale.

Il prit une franche inspiration. À nouveau seul dans la Zone, son affolement se dissipait peu à peu. Bientôt, un sentiment d'excitation fourmilla à place.

Il avait réussi!

Il était parvenu à créer un véritable portail, sur Amity, sur sa chambre! Un portail stable, qui s’était ouvert puis fermé à sa demande. Jamais encore il n’avait réussi une telle prouesse. Si son épaule ne l’avait pas tant fait souffrir, il aurait effectué une pirouette de joie. En l’état, Danny se contenta de pousser un cri de triomphe qui se perdit, sans réponse, dans les profondeurs de la Zone. Face à cette incroyable victoire, la douleur lui parut soudain presque minime.

Une fierté quasi enfantine l’envahit et il se sentit soudain impatient de faire étalage de son succès auprès de Vlad. Il reprit son chemin, content de savoir qu’il n’était plus très loin. Une fois n’était pas coutume, il avait surpassé Vlad dans un domaine et rien ni personne ne l'empêcherait de s’en vanter un peu.

 


 

Arrivé dans le laboratoire, il nota de suite que l’endroit était occupé. Vlad était affairé à plan de travail sur lequel se trouvaient divers éléments électroniques et outils: diodes, pinces, transistors, et une multitude de petites pièces soigneusement disposées devant lui. Il était concentré sur ce qui semblait être un circuit intégré. En voyant Danny franchir le portail, il reposa le fer à souder qu’il tenait à la main. Danny flotta au-dessus de la table et regarda avec intérêt l’oscilloscope à la courbe fluctuante.

— Qu’est-ce que tu fais?, demanda-t-il, inspectant un carnet sur lequel Vlad avait fait le croquis d’un schéma logique.

— Bonsoir à toi aussi», répondit Vlad avec emphase. Il débrancha le fer à souder et se leva du tabouret sur lequel il était assis. «J’effectuais des réparations. J’ai détecté un court-circuit dans le système de purge du portail en changeant le filtre ce matin.»

Puis il plissa des yeux et il se hâta de couvrir les éléments électroniques avec ses mains.

— Bouge de là, veux-tu. Tu risques de faire tomber de l’ectoplasme sur mon circuit.

Danny jeta un bref coup d'œil vers son épaule. La blessure continuait de suinter, verte et gluante, et quelques gouttes menaçaient en effet de tomber d’un moment à l’autre. Il recula en levant les yeux au ciel.

— Waouh, ta préoccupation me réchauffe le cœur, vraiment.

— Assieds-toi, ordonna Vlad en pointant du doigt un autre plan de travail nu. Que t’est-il arrivé?

Danny s'exécuta et prit place. Il caressa du bout des doigts la surface froide en verre émaillé dans laquelle se reflétait son halo fantomatique. Il eut un large sourire:

— J’ai réussi à créer un portail organique depuis la Zone.

— Vraiment?

— Ouais, du premier coup!, s’exclama-t-il sans chercher à cacher sa suffisance. Enfin, du premier coup pour aujourd’hui, je veux dire.

Vlad eut un hochement de tête appréciateur. Son enthousiasme paraissait l’amuser.

— Je dois m’avouer impressionné, je sais d’expérience à quel point ils sont délicats à former. Mais éclaire-moi sur un point: ce n’est tout de même pas le portail qui t’a attaqué?

D’un mouvement du menton, il désigna l’épaule meurtrie de Danny. Une fine rigole d’ectoplasme avait coulé le long de son coude et se répandait sur la table.

— Ah ouais ça, marmonna Danny soudain gêné par le caractère incongru de l’incident. En fait, le portail débouchait directement chez mes parents.

— Oh?, fit simplement Vlad.

Son ton était impeccablement impassible, mais Danny vit la lueur malicieuse pétiller dans ses yeux. Avait-il déjà eu vent de ses déboires de la semaine passée? Johnny avait dû propager cette histoire peu avantageuse à travers la Zone. Il laissa échapper un soupir contrit.

— Ouais bref, je me suis fait tirer dessus par ma mère, voilà. C’était peut-être pas le meilleur choix pour une première.

— Sans doute pas, en effet, reconnut Vlad. Laisse-moi voir ça. Est-ce que tu as mal?

— Un peu, dit-il en esquissant un mouvement qui le fit grimacer.

Vlad ouvrit un tiroir, mit la main dans une boîte et en sortit une paire de gants en latex à usage unique. Il les enfila puis se pencha sur la blessure de Danny pour tâter son épaule avec un détachement clinique mais non dénué d'intérêt.

Danny se trémoussa, étrangement mal à l’aise sous son regard vif. Il avait l’habitude de se soigner seul. Les seules personnes qui l’avaient jamais aidé avaient été Sam, Tucker et Jazz, et tous trois avaient été du genre à s’affoler s’il saignait un peu trop. Ou dès lors qu’un de ses membres semblait sur le point de se détacher de son corps.

Il eut le souvenir fugitif d’un jour particulièrement malheureux, où un coup d’épée du Chevalier Noir lui avait quasiment sectionné la main droite. Il avait été incapable de bander sa main lui-même et avait donc demandé à Sam et Tucker de l’aider. Chose qu’il avait eu tôt fait de regretter.

Tucker, blanc comme un linge et tremblant, avait dû s’asseoir par terre. Il avait été incapable de soutenir la vue de sa main qui pendait tristement, retenue par quelques bouts de tendons gélatineux. Sam, elle, était parvenue à lui confectionner une attelle de fortune mais avait sangloté tout du long, l’écoutant à peine tandis qu’il lui assurait que son ectoplasme agirait comme une super glue et que sa main redeviendrait comme neuve. Ce n’était pas facile pour eux, ils ne saisissaient pas à quel point sa physiologie d’hybride était différente de la leur. Depuis ce jour-là, Danny s’était résolu à ne leur demander de l’aide médicale qu’en cas d'extrême urgence.

Mais Vlad… Vlad n’avait l’air ni choqué, ni horrifié. En fait, rien dans son attitude n’indiquait qu’il fût inquiet. Il s’était à présent dirigé vers le grand réfrigérateur de laboratoire d’où il sortit une grosse boîte rectangulaire à couvercle haut et transparent. Lorsqu’il revint vers lui, Danny vit qu’il s'agissait d'une boîte de culture contenant de petits pots dans lesquels se trouvaient des plantes et des boutures. On aurait pu croire à de simples pieds de plantes aromatiques, mais la faible lueur blanchâtre qu’elles dégageaient trahissait leur nature spectrale.

— Qu’est-ce que c’est que ça?

Il observa avec méfiance Vlad détacher quelques feuilles à l’aide d’une pincette.

— Achillea Spectrum.» Vlad se tourna vers lui et lui présenta une coupelle en inox dans laquelle il avait déposé trois grosses feuilles. Elles étaient vertes et brillaient d’un blanc laiteux. «Ce sont des feuilles natives de la Zone, parfaitement comestibles.»

— Heu, je bouffe pas ça, moi.

— Elles sont riches en nutriments ectoplasmiques et stimulent le système immunitaire. Lorsqu’elles sont mâchées, elles ont un pouvoir anesthésiant. Tu vas en avoir besoin si tu veux que j’extraie la balle logée dans ton épaule.

Danny examina de plus près les feuilles dans la barquette métallique. Si l’on ignorait leur halo, elles ressemblaient à ces feuilles de basil que sa mère utilisait parfois pour cuisiner. Ce n’était pas pour autant qu’il avait envie de les mettre dans sa bouche. Il leva les yeux vers Vlad.

— Qu’est-ce que ça va me faire?

— Rien de bien terrible. Tu seras un peu étourdi, mais tu ne sentiras presque aucune douleur.

— Hmm, j’ai un seuil de tolérance à la douleur qui est très élevé, assura Danny. Je ne pense pas avoir besoin de…

— Prends-les, Daniel, ordonna Vlad d’un ton qui suggérait que sa patience commençait à s’user.

— T’es sûr que c’est pas vénéneux ton truc, là?

— Oui!, trancha-t-il avec grogne. Si j’avais voulu t’empoisonner, ça aurait été fait depuis longtemps.

Super rassurant. En dépit de sa réticence, Danny mit les feuilles dans sa bouche, et commença à les mâcher timidement. Elles donnaient une quantité surprenante de jus au goût étonnamment plaisant. Rafraîchissant et légèrement sucré.

— On dirait un peu comme… de la menthe?, s’aventura-t-il, mâchant plus franchement.

— Hmhmm», approuva Vlad. Il avait ouvert un autre tiroir dans lequel il cherchait quelque chose. «Je suis surpris que tu n’y as jamais goûté. Ses propriétés sont bien connues des habitants de la Zone. Que prends-tu d’habitude, contre la douleur?»

Danny émit un petit son de gorge pensif.

— Rien. Le paracétamol ne me fait aucun effet. J’ai essayé un peu de tout ce qu’il y a dans la trousse à pharmacie de ma mère, mais plus rien ne fonctionne, depuis…

De son bras valide, il fit un geste vague pour se désigner lui-même. Vlad l’observa avec sévérité. Danny ignorait s’il était mécontent d’entendre qu’il avait subtilisé des antidouleurs pour expérimenter, ou bien s’il réprouvait son manque de précaution

— Hé! Qu’est-ce que tu fais!?, s'exclama tout à coup Danny.

Vlad avait trouvé ce qu’il cherchait dans le tiroir. Il s’était emparé d’une paire de ciseaux chirurgicaux qu’il tenait maintenant à proximité de son épaule blessée.

— Ne bouge pas. Je vais juste découper un morceau de ta combinaison.

Avec appréhension, Danny le regarda donner quelques coups de ciseaux habiles dans le tissu noir, formant un carré propre autour de la plaie. Le trou dans sa chaire était toujours béant et suintant d’ectoplasme, mais Danny s’aperçut soudain qu’il ne sentait plus rien du tout.

En fait, à mesure qu’il continuait de mâcher les feuilles, le jus frais et mentholé lui montait à la tête. Il se sentait délicieusement léger. Vlad s’était de nouveau détourné en marmonnant quelque chose à propos d’antiseptique, et Danny se tint là, tout à coup fasciné par le reflet captivant d’un jeu de lumière sur une grosse caisse métallique de l’autre côté de la pièce. Son cerveau lui faisait à présent l’effet d’un ballon gonflé à l'hélium. Aérien, insouciant. Pas de doute, ce truc faisait beaucoup plus d’effet que le paracétamol, gloussa une petite voix détachée et ravie dans sa tête.

— Daniel.

— Hmm?

Danny s’arracha de la contemplation des reflets et reporta son attention sur Vlad qui affichait un visage austère. Celui-ci haussa un sourcil insistant en direction de son épaule. Danny suivit son regard et vit que le carré de tissu qu’il avait retiré quelques instants plus tôt s’était déjà réformé par-dessus la blessure.

— Veux-tu arrêter ça, s’il te plait?

— Hein? Comment ça?

Sa combinaison se reformait toujours, qu’elle fut déchirée, arrachée, brûlée, déchiquetée. Elle faisait partie intégrante de sa personne, au même titre que ses doigts ou ses cheveux. Vlad laissa échapper le long soupir affligé qu’il lui réservait à chaque fois qu’il dévoilait son ignorance.

— Tu dois juste le vouloir. Concentre-toi un peu.

Danny le regarda couper un nouveau carré. Il le posa à côté de l’autre qui ne ressemblait plus à grand-chose désormais. Séparé de son hôte, l’étoffe était redevenue une simple flaque d’ectoplasme verte et informe. Il se concentra, s'efforçant d’empêcher sa combinaison de se réparer. Comment Vlad savait-il ces trucs-là?

Une pensée cocasse traversa son esprit.

— Est-ce que c’est comme ça que tu as eu ta cape?

Danny fut brusquement secoué d’un rire et ses gloussements raisonnèrent dans le laboratoire. Vlad le regarda avec circonspection, puis le coin de sa bouche se tordit en un sourire amusé tandis que Danny se calmait enfin.

— Je vois que l’Achillea Spectrum fait son effet, commenta-t-il en passant un peu d'antiseptique sur la blessure.

L’opération fut rapide et sans douleur. En quelques gestes précis, Vlad extirpa la balle qui tinta en tombant dans le plateau chirurgical. Puis il entreprit de recoudre la déchirure avec adresse, comme s’il faisait ça tous les jours. Danny devait s’avouer impressionné. Lui-même avait appris à se faire des points de sutures à l’aide de tutos sur internet, mais en dépit de quatre années de pratique régulière, ils n'étaient jamais aussi propres que ceux de Vlad.

— Terminé!, annonça Vlad en coupant le dernier fil. Ça devrait être vite guéri. Peut-être même d’ici demain.

Danny posa une main sur la plaie qu’il tâta de son index. Il ne sentait toujours aucune douleur. Avec une soudaine pudeur, il marmonna:

— Merci.

— Je t’en prie.

Vlad venait de le soigner. C'était bizarre. Et contraire à leur longue tradition. Vlad devait lui aussi être sensible à la nature insolite de la situation, car il s'éclaircit la gorge avant d’ajouter:

— Tu devrais aller te reposer. Je vais terminer mes réparations.

Il inclina la tête vers le plan de travail où les composants électroniques l’attendaient toujours.

— Est-ce que c’est une réparation compliquée?

Danny avait toujours l’impression d'être enveloppé dans un coton moelleux, mais désormais la tête lui tournait et l’agréable ivresse avait fait place à une sensation de léthargie. Sa bouche était pâteuse et ses membres lourds.

— Je ne pense pas. Je vais effectuer quelques vérifications supplémentaires, mais à mon avis c’est un simple problème de brasure. Je vais réparer l’élément défectueux, éteindre le portail, remplacer le circuit, puis le rallumer. Une heure, grand maximum.

Danny jeta un coup d'œil au portail. Il était clos mais comme toujours, quelque chose semblait chuchoter derrière les portes.

— Fais gaffe de bien en être sorti avant de le rallumer, plaisanta-t-il faiblement sans lâcher les portes du regard, plongé dans un lointain souvenir.

Il laissa échapper un bâillement. Il était épuisé. Son cerveau pataugeait dans une colle épaisse où s’enlisaient ses pensées. Il se tourna vers Vlad pour lui annoncer qu’il partait se coucher, mais ses mots se perdirent sous le poids de son regard pénétrant.

— Quoi?

— C’est une étrange mise en garde que tu viens de me faire.

Danny reporta son regard sur le portail. Si semblable à celui de ses parents. Là où tout avait commencé. Bien qu’il ne fit pas froid, sa peau se hérissa d’un frisson.

— Oui. C’est comme ça que ça s’est passé… pour moi.

Il haussa les épaules, une sensation de malaise lui tordit l’estomac. Fichu spectrum machin bidule. Pourquoi avait-il fait cette blague? Ce n’était pas drôle et il n’avait pas du tout envie de parler de ça.

Vlad le regardait d’un air horrifié.

Sans doute avait-il toujours cru que, tout comme lui, Danny s’était fait irradié. Et non qu’il s’était trouvé au cœur même d’un portail en genèse. Traversé par la foudre, englouti par un trou noir, dévoré par la mort.

Vlad semblait sur le point de dire quelque chose, mais Danny agita une main pour l’en dissuader.

— BREF. J’vais me coucher. J’suis mort, ha.

Il agita ses sourcils dans un trait d’humour un peu forcé mais au message clair: le sujet était clos. À peu d’exceptions près, les fantômes ne parlaient pas de leur mort. Danny n’aimait pas parler de la sienne non plus; sa demi-mort, ou quelque fût le nom que l’on voulait donner à leur condition hors norme.

Puis, désireux de changer le sujet pour de bon, il désigna du pouce la salle d'entraînement qui se trouvait plus loin, derrière la cloison de verre, et dit:

— Toujours partant ?

— On verra. Si ton épaule est guérie. En attendant, va dormir.

Danny acquiesça avec un nouveau bâillement. Il sauta de la table, flottant paresseusement avant de s'élever jusqu’au plafond qu’il traversa sans un bruit.

À peine fut-il dans sa chambre qu’il s’affala sur le lit, éreinté. Sans effort conscient de sa part, un anneau de lumière balaya son corps. Il s’endormit d’un sommeil sans rêve.

 


 

Le lendemain, samedi, Danny se réveilla bien plus tard que d’ordinaire. Les feuilles médicinales qu’il avait ingérées y étaient probablement pour quelque chose, ou bien peut-être était l’utilisation poussée d’un pouvoir qu’il ne maîtrisait guère qui l’avait épuisé. Quoi que ce fût, il avait dormi comme une souche. Il était presque onze heures lorsqu’il descendit enfin dans la cuisine, le cerveau toujours embué de brouillard et les yeux bouffis par un si long sommeil.

D’un pas traînant, ses chaussons raclant le carrelage de la cuisine, il ouvrit un placard pour inspecter l’assortiment de céréales qui s’y trouvait. Elles semblaient toutes du genre blé complet, sans sucre, fibre, et même aux raisins secs? Beurk! Pas étonnant que Vlad penchât vers le côté obscur de la force. Il finit par sélectionner une boîte de muesli à l’apparence à peu près acceptable, puis prit place sur un tabouret devant l'îlot central.

La cuisine était à l’image du reste de la demeure: gigantesque, luxueuse, tout en marbre blanc et métal chromé. La gazinière, en inox et aux multiples brûleurs, était un véritable monument. Les meubles et les caissons étincelaient d’une propreté si éclatante que Danny pouvait y distinguer son reflet. Un assortiment de gadgets coûteux s’étalaient également contre un pan du mur et Danny identifia une sorte de machine à pain aux allures futuristes. Tandis qu’il mangeait, il se demanda si Vlad utilisait vraiment tout ce barda.

Où était Vlad, d’ailleurs? En dépit de l’heure avancée, il n'entendait pas le moindre son à l’exception du ronron que faisait le réfrigérateur. La maison paraissait vide.

Lors de son tout premier séjour, trois semaines plus tôt, l’empreinte territoriale de Vlad sur sa maison avait été dense. Presque oppressante. Danny l’avait facilement ressentie. Son poids avait transmis une certaine mise en garde, un rappel: il ne lui appartenait pas de hanter ce territoire. Il n’était ici qu’un invité.

Cette sensation s’était désormais assourdie. Au fil des jours puis des semaines, sa propre empreinte s’était timidement accrochée en ces murs, s’associant à celle de Vlad. Avec précaution, mais en paix. C’était confortable.

Il portait à nouveau la cuillère à sa bouche, quand son geste se figea. L’air se cristallisa dans ses poumons et il hoqueta une fine brume de givre. Persuadé qu’il devait s’agir de Plasmius —qui d’autre sinon lui?—, il ne se transforma pas. Puis, une voix qui n’était clairement pas celle de Vlad retentit derrière lui et il se crispa avec force.

— Bonjour, Phantom.

Danny pivota sur son tabouret pour faire volte-face. Là, sa silhouette sombre contrastant dans la cuisine lumineuse, se tenait nul autre qu’Amorpho. Il leva un doigt pour incliner son chapeau.

— Oh. Hé, salut Amorpho», dit Danny en ravalant sa surprise. Il se détendit et agita sa cuillère en guise de salut. «Je m’attendais pas du tout à te voir. Qu’est-ce que tu fabriques ici ?»

Amorpho s’approcha en flottant, le bas de son trench-coat balayant le carrelage comme des flammèches d’ombres mouvantes.

— Je viens pour ce dont nous avons parlé. J’aimerai parcourir Amity Park et voir si je peux trouver cet autre métamorphe, si tu es toujours d’accord.

— Ah carrément, ouais. Cool. Mais je l’ai pas revu depuis la dernière fois qu’on s’est parlé. Il est peut-être parti?, dit-il en réfléchissant à voix haute. Au fait, comment t’as su où j’étais?

— Tu as mentionné demeurer chez Plasmius les fins de semaines, la dernière fois. D’ailleurs… est-il ici en ce moment?

Son ton trahissait un certain tracas. Plasmius était connu pour son irascibilité et sa faible tolérance aux intrus chez lui.

— J’sais pas, je crois pas…, répondit Danny en recommençant à manger. Pourquoi tu veux mettre la main sur cet autre fantôme, au juste? C’est quand même pas la première fois que tu entends parler d’un autre métamorphe?

— Non, bien-sûr. Mais jamais un qui soit aussi doué que moi, déclara-t-il en réhaussant ses lunettes avec superbe. Et la description que tu m’as faite de ses talents m’a interpellé. Je dois m'admettre… hé bien, curieux.

Il avait surtout l’air jaloux et un poil vexé. Danny se garda bien de faire le moindre commentaire à ce sujet, mais il trouvait la situation amusante.

— Tu penses qu’il peut faire des trucs que tu ne sais pas ?, demanda-t-il d’un ton espiègle.

Amorpho poussa une exclamation incrédule.

— Hmf. Rien n’est impossible, j’imagine. Mais j’en doute. La métamorphose est ma spécialité.

— Ouais, tu peux vraiment devenir n’importe qui, hein?

À ces mots et comme pour prouver son aisance à la chose, Amorpho se transforma successivement en Danny Fenton, Phantom, Walker, Skulker et enfin Plasmius. Il exécuta une grimace particulièrement loufoque sur le visage d’ordinaire si rigide de Vlad, et Danny éclata de rire. Satisfait par sa réaction enthousiaste, Amorpho reprit son apparence habituelle et confirma avec fierté:

— Oui, n’importe qui.

Danny continuait à manger ces céréales et trouvait le spectacle fort divertissant. Il demanda entre deux bouchées:

— Et des gens que t’as jamais rencontré? Genre, des célébrités?

Cette fois, Amorpho prit l’apparence successive de plusieurs acteurs, chanteurs et personnalités, sous les oh! et ah! bon public de Danny. C’était quand même très bizarre, songea-t-il tandis que Freddie Mercury se métamorphosait à présent en Elvis Presley à côté de la machine à pain.

Tout à coup, un grand fracas de bruit et de cris interrompit le spectacle. Danny sursauta et fit tomber sa cuillère qui tintinnabula sur le carrelage. Une voix haletait dans le couloir, bégayante et apeurée:

— Je vais tout révéler.. Je vais…-

Danny se leva, sortit, et tomba aussitôt nez à nez avec… Ernesto Montez? L’homme avait le visage crispé, des larmes de terreur au coin des yeux, et tentait visiblement de s’enfuir dans le hall. En le voyant, Montez poussa un cri aigu, suivi d’un hurlement lorsque ses yeux glissèrent derrière lui et se posèrent sur Amorpho qui ressemblait toujours à Elvis en costume ridicule de peau de pêche blanche. Montez repartit si vite qu’il trébucha dans le couloir et dût poursuivre sa course jusqu'à la porte d’entrée à quatre pattes.

— Qu’est-ce que… murmura Danny en regardant, ébahi, la porte claquer derrière le petit homme.

Un bruit de pas, lent et mesuré, se mit à résonner dans le hall. Boutonnant délibérément les manches de sa veste, Vlad s’en alla ainsi jusqu'à la porte d’entrée qu’il termina de refermer correctement.

— C’était quoi ça?, demanda Danny.

— Ernesto Montez.

— Merci, j’avais remarqué. Qu’est-ce qu’il faisait ici?

— C’est lui qui est venu», assura Vlad, très serein. Comme Danny fronçait les sourcils, il ajouta avec un bref soupir. «Il a exigé de me voir à l’improviste ce matin. Manifestement, il cherchait à m’intimider. C’était fort amusant.»

— Il avait pas vraiment l’air de s’amuser.

— Hmm… je suppose que cette réunion n’a pas vraiment pris la tournure qu’il espérait.

— Vlad, dit Danny avec gravité. Est-ce que t’as menacé Montez pour qu’il retire sa candidature des élections?

Ça ne pouvait être que ça. Ou quelque chose dans cette veine. Vlad pouvait se comporter de façon si puérile. Mais celui-ci feignit aussitôt le choc.

— Moi? Certainement pas. Je n’estime pas avoir à me justifier, mais c’est lui qui est venu me faire des menaces, si tu tiens à le savoir. Il se disait prêt à révéler au grand public la mystérieuse façon dont j’aurai soit-disant manipulé la ville à voter pour moi lors des dernières élections.» Vlad éclata d’un rire sombre. «L’imbécile.»

Danny se massa la tempe des doigts.

— Ouais, enfin sauf que c’est vrai. Franchement, y a pas eu une seule personne qui ait réellement voté pour toi. À part mon père, bien sûr.

Vlad lui jeta un regard piqué. Il semblait sur le point de rétorquer quelque chose de déplaisant, quand il vit soudain Amorpho qui se tenait en retrait, dans la cuisine, l’air incertain.

— Et qu’est-ce que c’est ce cirque!?, aboya Vlad, à présent de mauvaise humeur. C’est pas le carnaval ici.

— Rôh, ça va, c’est juste Amorpho, expliqua Danny en haussant les épaules tandis que celui-ci reprenait son apparence habituelle.

Amorpho présenta ses plus plates excuses et se hâta de quitter les lieux sans demander son reste. Danny ne put s'empêcher de se sentir jaloux. Pourquoi les fantômes craignaient-ils Plasmius mais ne se gênaient pas pour mettre le boxon chez lui à toute heure du jour et de la nuit?

— Je te prierai de t'abstenir d’inviter toutes sortes d'énergumènes chez moi, si tu veux bien, bougonna Vlad.

— Amorpho? Bah je l’ai pas exactement invité, il est juste.. heu… passé me voir. Il enquête sur le fantôme qui prend mon apparence. J’espère juste qu’il a pas trop fait flipper Montez, il avait l’air complètement en panique. Qu’est-ce que tu lui as fait?

— Rien», assura Vlad. Mais son ton était tout sauf rassurant, et Danny savait que rien était à l’exact opposé de la vérité. «Je n’apprécie simplement pas qu’on vienne me menacer chez moi.»

— Il avait l’air bien retourné… Il va vouloir se venger.

— Ha!, se moqua Vlad avec un geste dédaigneux de la main. Il a peur et il se taira. Il va faire le mort maintenant, ça ne fait aucun doute.

Vlad eut un sourire satisfait et Danny le regarda tourner les talons et repartir. Sans doute vers son bureau, pour continuer sa petite partie de bataille navale politique. Il fronça les sourcils. Tant que Vlad n’attaquait personne physiquement, il pouvait laisser couler, non?

Bah. Il avait d’autres choses plus pressantes en tête. Ses devoirs, par exemple. Et patrouiller Amity, évidemment. Il s’étira. D’abord: une douche.

 


 

Le reste du samedi s’écoula sans fait notoire et fit place au dimanche.

À cause de sa blessure, Vlad avait ajourné l’aspect physique de leur entraînement, bien que Danny lui eut assuré que son épaule ne lui faisait plus mal. C’était la vérité, il se sentait en pleine forme. Il était sorti patrouiller la veille au soir et en se réveillant le dimanche, il avait constaté que sa blessure s’était presque entièrement résorbée. Vlad jugeait néanmoins plus prudent de se passer d’activités trop violentes —un comble pour l’homme qui n’avait jamais eu de scrupule à le brutaliser durant le plus clair de son adolescence—, et ils avaient donc décidé de se concentrer sur l’utilisation de leurs pouvoirs.

Danny avait évoqué son intérêt pour la télékinésie, chose qu’il eut tôt fait de regretter car en dépit des conseils de Vlad, il s’avéra très vite qu’il était dépourvu du moindre talent. Depuis vingt minutes, il tentait sans succès de faire bouger une serviette de sport sur le banc. Pas un seul coin de la maudite serviette n’avait esquissé l’ombre d’un tressaillement. Ses mains frémissaient désormais non pas de concentration, mais d’une forte envie de la pulvériser. Pour ne rien arranger, la facilité avec laquelle Vlad faisait danser des balles, des disques et toutes sortes d’objets autour de lui était franchement écoeurante.

Il jeta un coup d'œil exaspéré à Vlad tandis qu’il renvoyait avec aise une série de poids dans un coin de la salle d’entraînement. Illuminés d’un halo magenta, ceux-ci s'alignèrent docilement et dans l’ordre sur leur support désigné.

— Vas-y, ça me saoule!, s’exclama Danny. J’arrête!

L’idée lui avait pourtant paru excellente. À la façon nonchalante dont Vlad manoeuvrait tout et rien, une veste, des livres, son ordinateur, une tasse de café, l’acte semblait si facile et pratique. Sans parler de l’utilité d’un tel pouvoir en situation de combat.

— Je t’avais prévenu que cela pourrait arriver, lui rappela Vlad.

— Mais pourquoi?, geignit Danny de façon assez peu digne.

— Tous les pouvoirs ne sont pas élémentaires. L’invisibilité, l'intangibilité, la capacité à voler: ce genre de chose est commun à tous les fantômes, mais il existe des pouvoirs qui requièrent une certaine affinité naturelle. Comme la métamorphose, par exemple, dont est visiblement doué ton associé qui s’est invité chez moi hier. La télékinésie est bien plus répandue, mais certains en sont incapables.

— Donc j’y arriverai jamais?

— Qui sait? Mais j’en doute. Cette affinité fait partie de l’inné, et non de l’acquis. Moi, par exemple, je serai bien en peine de manifester un seul flocon de neige, malgré mes années d'expérience.

Cela eut au moins le don de lui remonter le moral. Au moins, il y avait certaines choses qu’il maitrisait et dont Vlad était incapable. La serviette de sport abandonnée, il flotta un instant sur le dos, ondulant avec calme, ses yeux balayant le haut plafond de la salle d'entraînement. Puis soudain, il claqua des doigts et se redressa.

— La duplication! Je veux apprendre; je pense que c’est dans mes cordes.

Ce n’était pas au delà de sa portée, il en était certain. Il avait tenté de se dupliquer par le passé, mais les résultats avaient toujours été médiocres. Il se retrouvait invariablement avec une paire de bras supplémentaire ou avec des oreilles à la place du nez. Vlad, en revanche, maîtrisait ce pouvoir sur le bout des doigts.

— D’accord, consentit-il. Mais d’abord, maintient une forme convenable, s’il te plait.

— Hein?

Vlad agita sa main dans sa direction générale.

— Tes jambes, Daniel.

Danny baissa les yeux. Sous sa taille, le reste de son corps serpentait telle une longue traîne de brume sombre.

— Et bah quoi?

— C’est paresseux, déclara Vlad d’un ton sec.

— Tu plaisantes? C’est… confortable? Surtout pour voler?

Et c’était vrai. Simple principe d’aérodynamique. Par habitude, il formait presque toujours une queue spectrale lorsqu’il volait à grande vitesse. Et parfois lorsqu’il était relaxé, comme en cet instant, c’était quelque chose de naturel. Maintenant qu’il y pensait, il n’avait jamais vu Vlad en former une.

— Quoi, tu trouves que ça casse ton style?

Avec un petit rire, il décrivit quelques loopings, sa forme sinuant derrière lui.

— Question de discipline, grommela Vlad. Et si tu veux te dupliquer, tu dois être en pleine possession de tes capacités. Si tu es fatigué au point de ne plus pouvoir conserver une forme convenable, nous pouvons nous en arrêter là. Comment va ton épaule?

— Bah, je sens plus rien, je te l’ai dit.» Danny reforma une paire de jambes acceptables pour sa majesté Plasmius. «Sérieux. Tu sais que je peux encaisser. Hé, tu m’as fait manger des tas de murs et balancé des camions à la figure. Plusieurs fois. C’est pas une petite blessure par balle qui va me mettre à terre.»

Vlad eut un rictus, sorte de tic contrit, à moins que ce ne fût une moue sentimentale au souvenir du bon vieux temps passé à se mettre dessus.

— Certes, mais ce type de balle est sans précédent. Je l’ai examinée, il s’agit d’un alliage ecto-cuivre, tu le savais?

— Ouais, mes parents fabriquent tout le temps un tas de saloperies. On s’y habitue.» Danny agita la main comme pour chasser une mouche. «Bon alors, ces clones? T’arrives à en faire combien? »

Vlad lui adressa un sourire suffisant et ses yeux rouges étincelèrent. Puis: un.. deux.. trois… quatre… cinq… Danny perdit le compte. Des nuages magenta s'élevaient tout autour d’eux et bientôt la salle fut remplie de doubles de Plasmius.

— Waouh…

À vue d'œil il devait bien y en avoir une trentaine. Danny n’avait jamais imaginé qu’il était possible de se démultiplier autant de fois. Les copies affichaient des expressions diverses et variées. Certains regardaient autour d’eux d’un air poli, comme s’ils venaient d’arriver à un événement mondain et attendaient patiemment la suite des activités. D’autres paraissaient s’ennuyer et Danny aperçut l’un d’entre eux examiner ses ongles à côté d’un autre en train de bailler. La plupart, cependant, le dévisageaient avec un intérêt calculateur.

Le poids des regards rouges qui convergeaient sur lui était intense et une puissante vague d’adrénaline monta soudain en lui. La vue de ces dizaines de Plasmius qui le cernait fit ressurgir le souvenir de leur antagonisme historique comme une bête sauvage aux crocs acérés. Une pulsion inconsciente lui murmurait qu’il était pris au piège. Mû par un instinct irrépressible, son aura s'alourdit tout à coup et se mit à vibrer de mise en garde.

Vlad —celui qui devait être le Plasmius originel—, claqua sa langue en un bref son réprobateur.

— Non, non. Pas de ça aujourd’hui.

Il y eut une série de détonations brèves et rapprochées tandis que les clones se volatilisaient un par un.

— Oh, marmonna Danny, soudain gêné.

Il venait de s’apercevoir que ses mains et ses avant-bras flamboyaient d'ecto-énergie. Ses poings s’étaient serrés d’eux-même, prêts à attaquer. Un peu embarrassé, il se secoua vivement pour dissiper l'énergie verte et crépitante.

— J’espère que la démonstration a été à la hauteur de tes attentes.

Vlad affichait un air neutre, mais Danny devinait qu’il était intérieurement ravi que cet étalage de sa puissance ait pu le mettre si spontanément en état d’alerte.

— Frimeur.

— À ton tour. Essaye donc.

Danny ravala un grognement. Évidemment: Vlad tenait à ce qu’il se donne en spectacle avant de lui prodiguer ses conseils. Et bien-sûr, après une démonstration si impressionnante, son propre manque d'habileté en la matière serait encore plus embarrassant. Génial.

Il ferma les yeux et retint son souffle. Se concentrant avec force, il tenta se représenter sa substance spectrale et l'énergie ectoplasmique qui le parcourait. Il la visualisait se scinder en deux, comme une mitose cellulaire. Une force en lui repoussait ses efforts cependant, et refusait de se désunir de son hôte.

Il rouvrit un œil, puis l’autre. La tête supplémentaire qui avait poussé sur son épaule gauche lui rendit un regard sceptique.

— C’était nul, fit son autre tête avec une moue blasée.

Danny poussa un long soupir, relâchant l’air s’était bloqué dans ses poumons sous le coup de la concentration. Avec un haussement d’épaule énervé, il fit disparaître cette excroissance ridicule. Comme il s’y était attendu, Vlad affichait un mélange d’amusement et de suffisance.

— Tu n’es pas assez concentré.

— Bien sûr que si, réfuta Danny. J’ai vraiment essayé.

— Tu disperses ton énergie en choses futiles. Je l’ai déjà remarqué quand nous nous battons.

Danny croisa les bras et le regarda avec défiance. Si Vlad lui ressortait un de ces monologues sur combien il était faible et inférieur, il lui collait son poing dans la figure et tant pis pour les bonnes résolutions. Il inspira un grand coup.

— Parfait exemple, merci d’illustrer, dit Vlad en tapant un doigt sur sa poitrine.

Hein?

— De quoi tu parles?, demanda Danny, mi-irrité, mi-confus.

— Tu n’as pas besoin de faire ça.

— Quoi!?, s'impatienta Danny.

— Respirer! Soupirer. Cligner des yeux, énuméra-t-il. Toutes ces contraintes que tu t’imposes pour avoir l’air plus humain sont autant de comportements artificiels qui te coûtent de l'énergie et de la concentration.»

— Je…

Son premier réflexe était de réfuter. Vlad avait décidé de l’emmerder pour des trucs sans importance aujourd’hui, ou quoi ? Mais sa réplique mourut sur ses lèvres tandis que la remarque s'imprimait dans son cerveau. Ce n’était pas tout à fait dénué de sens.

— Sam et Tucker m’ont toujours dit que… ça fout la chaire de poule autrement.

— D’accord mais ils ne sont pas ici, n’est-ce pas?

Ça avait été une des toute premières choses dont ils s’étaient tous trois rendu compte, à l’époque. Lorsqu’il était un fantôme, Danny n’avait pas besoin de respirer. Même pour parler, il n’avait techniquement aucun besoin de respirer. Et pour cause, Phantom ne possédait ni poumons, ni cordes vocales. Ses entrailles n’étaient rien qu’un simulacre d’organes ectoplasmique qui parodiait la vie. Il était devenu vite apparent que ses nouvelles caractéristiques inhumaines provoquaient un certain malaise chez ses amis.

Parfois, t’as l’air mort, lui avait avoué Tucker quelques jours après l’accident.

L’écho d’outre-tombe dans sa voix. Son halo blafard. L’immobilité de sa poitrine. Même Sam, qui éprouvait une fascination gothique pour l’au-delà, avait fui son regard phosphorescent durant ces premières semaines.

Peu à peu, il avait appris à modérer son comportement lorsqu’il devenait Phantom. À respirer dès qu’il s’en souvenait, à cligner des yeux, à bouger davantage. Bref, à avoir l’air plus humain. Cet effort, qui avait été dans un premier temps une contrainte, avait fini par devenir spontané. C’était pastiche, oui; superflu, sans doute, mais… c’était aussi nécessaire, non? Il voulait avoir l’air rassurant aux yeux des vivants, leur inspirer la confiance.

Néanmoins force était d’admettre que Vlad n’avait pas tort sur toute la ligne. Que Danny le veuille ou non, c’était une petite partie de son énergie et de sa concentration qu’il dédiait constamment à quelque chose de physiquement inutile. Vlad, lui, ne simulait jamais lorsqu’il était un fantôme. Il n’édulcorait pas sa vraie nature. Danny devinait où il voulait en venir: étreint ce que tu es.

Danny cessa le mouvement rythmique de sa poitrine.

— Bien. Maintenant venons-en à la technique. Tu essayes de te scinder en deux, n’est-ce pas?

Danny acquiesça d’un signe de tête.

— C’est là que tu fais fausse route. Visualises plutôt ton essence comme un oignon dont il te faudrait éplucher les couches successives.

Danny ferma à nouveau les yeux. Son esprit lui parut tout à coup limpide, clair comme du cristal. Vlad dut sentir la fluctuation vibratoire de son aura, car il continua de le guider à mesure qu’il progressait:

— Oui, c’est ça. Avec délicatesse. Essaye d’extraire une pellicule uniforme, pour que le duplicata soit exact.

Sans rien perdre de sa concentration, il sentit une infime strate de son essence se soulever, se détacher, puis se séparer.

— Hé, pas mal!

Sa propre voix. Danny rouvrit les yeux. Son double lui faisait face, souriant. Stupéfait de sa réussite, Danny décrivit un cercle en volant autour du double. Pas d’yeux supplémentaires, pas de bras manquant.

— Parfaitement identique!, s’écria-t-il avec satisfaction.

— Mouais, enfin un peu plus beau, je dirai, dit l’autre en ébouriffant ses cheveux d’un air avantageux.

— Hein?

— Très bien, le félicita Vlad. Maintenant, fais-le disparaître et recommence, mais avec plus de finesse. Plus tu seras précis, plus tu pourras te démultiplier.

Danny fixa le clone, mais celui-ci recula aussitôt d’un pas, les mains tendues devant en un geste défensif.

— Ah ça, non!, s’exclama le clone avec raideur. Je suis ici, maintenant je reste.

— Heu…

Qu’est-ce que c’était que cette histoire, encore?

Vlad avait les lèvres étrangement pincées, comme s’il se retenait de ricaner.

— Reviens ici, exigea Danny comme le clone s’envolait pour s’éloigner de lui. T’es censé m'obéir, et pas faire le mariole comme ça. Reviens tout de suite!

— Vas te faire voir. T’es pas mon chef, d’abord!, répliqua l’autre sur un ton puéril.

— Qu’est-ce qu’il lui prend?, demanda Danny à Vlad avec un regard incrédule. Pourquoi il est… comme ça?

— Impertinent ? Hé bien, c’est ton double, ne l’oublions pas.

Le duplicata leur tira la langue. Danny jeta un regard noir à Vlad qui avait l’air un eu trop ravi de sa petite blague, puis fila à la poursuite de son double. C’était peine perdue. L’autre volait tout aussi vite et évitait ses attaques comme s’il lisait dans ses pensées. C’était peut-être une méthode d'entraînement à explorer, songea-t-il bien qu’il commençait à avoir le tournis à force de décrire des cercles tout autour de la salle.

Au bout de plusieurs minutes cependant, ils commencèrent tous deux à se lasser. Lorsque l’autre se posa enfin au sol, Danny atterrit à ses côtés et prit son air le plus autoritaire.

— Ça suffit, maintenant tu vas, heu… te réabsorber en moi… ou quelque chose comme ça. C’est un ordre!

— Nooon!, se lamenta l’autre. J’veux pas mourir!

Danny l’observa d’air un air perplexe. Il n’avait pas vu ça sous cet angle.

— Ne sois pas si dramatique, le réprimanda-t-il, un peu désespéré.

Mais l’autre croisa les bras et détourna le menton d’un air boudeur.

— Vas-y, Daniel, dit Vlad. Réabsorber un double est bien plus facile qu’en créer un, assura-t-il.

— Mais il dit que…

— Rien du tout. Il est simplement un peu capricieux.

— Je pensais que les copies obéissaient au doigt et à l’œil.

— Généralement oui, admit Vlad avec un ricanement. Pas toujours, ça dépend de ton état d’esprit. Et de ta maîtrise technique. Sa composition doit manquer d’équilibre.

La démonstration de Vlad avec ses dizaines de copies lui apparaissait soudain encore plus impressionnante. Vlad dut sentir son dépit, car il ajouta:

— Ça viendra avec la pratique. Tout comme ce genre de désagrément, ajouta-t-il après une seconde, agitant une main en direction du double.

Celui-ci avait cessé de faire la tête et affichait à présent une expression éteinte, le regard vitreux, la bouche légèrement entrouverte.

— Qu’est-ce qu’il lui arrive? Pourquoi il est, heu… déconnecté?, demanda Danny. On dirait moi en cours d’Anglais.

— Encore une question de pratique. Il n’a pas la capacité de concentration nécessaire pour rester autonome lorsque ton attention se porte autre part, comme sur cette conversation.

— Moi je le trouvais un peu trop autonome justement, maugréa Danny.

Il profita de l’attitude hébétée de son double pour imposer sa volonté et le réabsorber. Un nuage vert plus tard, il avait enfin disparu et Danny sentit cette partie de son énergie ectoplasmique revenir en lui. Même si le résultat n’avait pas totalement été à la hauteur de ses attentes, ce n’était pas si mal, jugeait-il. Il n’était pas encore là de créer des dizaines de clones comme Vlad, mais avec de l'entraînement, peut-être arriverait-il à en créer un ou deux qui lui obéisse un peu.

— Arrêtons là pour aujourd’hui, dit Vlad.

— Ouais, je pense avoir compris le principe.

Entre l’exercice et la course-poursuite, il se sentait particulièrement fatigué. Il fit quelques étirements.

— Mais tu n’es pas encore là de me battre avec cette technique, susurra Vlad.

Il arborait un petit sourire supérieur et Danny ne put s'empêcher de lever les yeux au ciel.

— J’ai jamais eu besoin de ça avant, assura-t-il tout en bravade. Un seul moi est largement suffisant pour te battre, Plasmius.

C’était un fanfaronnade dépourvue de véritable substance, et tous deux le savaient.

— Une prochaine fois, répondit-il simplement, un bref reflet écarlate passant dans ses yeux comme la promesse d’un défi accepté.

Danny eut un rire puis s'éleva de nouveau, traversa le plafond et regagna l’étage principal.

Qui l’aurait cru? S'entraîner avec Vlad était… plaisant?

 

Notes:

Nous voici arrivés à la moitié de cette histoire! :)

Chapter 7: Quatrième week-end —Valérie

Notes:

(See the end of the chapter for notes.)

Chapter Text

 


 

Chapitre 7

Quatrième week-end

Valérie

 


 

C’était la plus belle sensation du monde. Danny survolait Amity Park. Enfin!

Ce vendredi après-midi avait été laborieux, mais il ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même. Lors du précédent week-end, il avait négligé ses patrouilles, accaparé par d’autres préoccupations, les devoirs et l’entraînement avec Vlad. Il s’en était mordu les doigts. Son obsession l’avait tiraillé si durement qu’il avait envisagé de sécher ses dernières heures de cours aujourd’hui. Ces patrouilles n’étaient pourtant pas facultatives, il le savait. Elles étaient la raison même de ses visites hebdomadaires.

Bien décidé à rectifier son erreur, il avait donc débuté ce vendredi soir par une large ronde autour de la ville. Après avoir passé la journée à réprimer le besoin lancinant de rentrer, le soulagement en était presque étourdissant.

S’ajoutait un autre sentiment qui le ravissait: de la fierté naissante envers lui-même, et c’était une sensation merveilleuse que de retrouver un peu de confiance en soi. Car tout compte fait, se réjouissait-il, il n’avait pas séché les cours, il avait rendu tous ses devoirs, et avait déjà reçu des notes encourageantes. Pour sûr, il redressait enfin la barre.

Plus encore, au-delà de ses progrès scolaires, ses visites à Amity Park n’étaient plus la simple contrainte logistique d’autrefois. Au fil des semaines, il en venait à apprécier la cohabitation chez Vlad. Le fait que cette cohabitation se déroulât dans un hôtel particulier de luxe était en soi un avantage appréciable —il avait sa propre baignoire-jacuzzi! —, mais surtout, vivre à mi-temps avec un autre demi-fantôme lui avait octroyé un sentiment de liberté et de tranquillité qu’il n’avait jamais pu associer au concept de foyer jusqu’à présent.

Utiliser ses pouvoirs —léviter pour atteindre le haut d’une étagère, par exemple— sans la crainte de se faire pincer et de se retrouver nez à nez avec une ecto-arme était pour lui un concept nouveau. Tout comme le fait de n’avoir plus à cacher ses escapades nocturnes. Ni ses blessures, d’ailleurs. Danny n’avait pas oublié la façon dont Vlad avait soigné son épaule, sans demande de rétribution pour une fois.

Bien sûr, Vlad restait toujours le même frappadingue aux activités douteuses —du genre à martyriser ses opposants politiques, et à faire subir des lavages de cerveaux à qui de droit; Danny n’était certainement pas près d’oublier ça. Mais force était d’admettre que vivre avec Vlad était loin d’être la terrible épreuve qu’il avait redoutée.

Danny patrouillait la ville depuis plusieurs heures déjà et il s’apprêtait à rentrer, quand une sensation de froid se répandit dans sa poitrine. La fine brume qui franchit ses lèvres ne s’était pas tout à fait dissipée que des hurlements terrifiés s'élevaient tout à coup. D’un bond, il s’élança et ne tarda pas à repérer le Fantôme des Cartons. Celui-ci était parvenu à lui filer entre les doigts la semaine passée et avait visiblement oublié les chaussures entre-temps. Cette fois-ci, il semblait avoir jeté son dévolu sur l’aire de chargement d’un entrepôt, et ouvrait un à un les conteneurs du site afin d’en libérer les cartons prisonniers.

Le groupe d’ouvriers redoubla de terreur, hurlant et courant en tous sens, tandis que des cartons possédés les prenaient en chasse. Leurs cris attisèrent la flamme d’énergie protectrice qui brûlait en Danny comme de l’huile sur le feu. Il se jeta vers la scène, héla ce bon vieux Fantôme des Cartons d’une blague, et très vite la rencontre fit place au combat. Quelques minutes routinières plus tard, Danny dégainait son thermos et il s'apprêtait à aspirer son adversaire, quand un rugissement mécanique retentit, accompagné d’une voix vociférante:

— Encore vous deux!

Ses réflexes prirent le dessus et Danny bondit de côté tandis que le Fantôme des Cartons traversait le sol sans demander son reste. Il y eut une bruyante rafale d’ecto-tirs, dont une partie percuta le flanc d’un conteneur, et le vacarme assourdissant fit aussitôt déguerpir les derniers ouvriers réfugiés çà et là. Danny fit volte-face pour fusiller la Chasseuse Rouge du regard.

— Mais arrête! Ça va pas ou quoi!?Je l’avais presque!

Le Fantôme des Cartons venait de réémerger du sol quelques dizaines de mètres plus loin et tentait de prendre discrètement la fuite. Danny s’élança à ses trousses. Hors de question qu’il ne lui échappe à nouveau! Derrière lui, Valérie hurla:

— Reviens ici!

Il ne lui prêta aucune attention, filant à toute allure. Le moteur du hoverboard rugit à nouveau derrière lui et il sut que Valérie était sur ses talons. Il s'éleva plus haut, gagnant en altitude, ses yeux cherchant frénétiquement le Fantôme des Cartons.

Où était-il? Où était-il? … Là!

Danny fondit en piqué. La vision en tunnel, focalisée sur sa proie. Une main sur le bouchon de son thermos, prêt à le dévisser, prêt à—

Bam! Bam! Bam!

Une nouvelle salve d’ecto-tirs l’obligea à dévier en tête d’épingle. Il siffla un juron entre ses dents serrées. Il allait beaucoup trop vite. Incapable de rectifier sa course à temps, et emporté par son élan, il heurta de plein fouet un épais mur de cartons alignés le long de l'entrepôt. Il fit plusieurs tonneaux, roulant et culbutant, et sous la force de l’impact une énorme pile s’écroula sur lui.

— BORDEL DE—!

Enseveli sous une montagne de cartons, Danny tenta un instant de se frayer un chemin jusqu’à l’air libre en gesticulant avec rage, la frustration lui ôtant toute logique. Il poussa un nouveau cri, avant de se rappeler qu’il y avait plus simple pour se dépêtrer de là. Il devint intangible et monta en flèche dans les airs, son regard balayant l’aire de chargement. Il se concentrait sur son sens fantôme, espérant déceler une étincelle d’aura quelque part, mais…

— Il a mis les voiles! Parfait! Vraiment, c’est… parfait!

Sa victoire lui était arrachée d’entre les doigts, et c’était une sensation presque physique. Son obsession rugissait dans sa tête, et l’euphorie qu’il avait ressentie au début de la chasse s’était transformée en intense privation.

— Plus un geste, Phantom!

Danny se retourna. Valérie le tenait en joue, un œil collé contre l’objectif de son ecto-arme. Sa cagoule rouge était baissée, rendant son expression indéchiffrable

— Oh, ça suffit! Je suis vraiment pas d’humeur!, s'emporta t-il.

Il continuait de jeter des coups d'œil autour de lui, espérant contre toute attente apercevoir le Fantôme des Cartons. Mais hormis quelques ouvriers qui commençaient timidement à sortir de leurs cachettes, il n’y avait plus personne.

— Super, il est parti. Merci, Valérie, franchement. Merci pour ton aide si précieuse.

— Je ne suis pas là pour t’aider!, s’indigna-t-elle.

Elle le tenait toujours dans son viseur, mais se contentait désormais de traquer ses mouvements.

— J’étais sur le point de l’attraper!, gronda-t-il.

— Non! Vous étiez en train de tout détruire, comme d’habitude! Sales fantômes!

— Rhââ AaH!!

Danny racla ses doigts contre son visage, étirant ses joues en une grimace de profond désespoir. Valérie pouvait être butée, à un point..!

— Valérie! Depuis combien de temps est-ce qu’on se connaît!?, s’écria-t-il. Est-ce que tu crois vraiment que j’étais en train de faire le guignol dans un entrepôt plein de cartons? Tu ne penses pas plutôt que j'essayais d’arrêter le fantôme dont c’est précisément la spécialité!

Valérie abaissa imperceptiblement la lunette du viseur. C’était un début. Mais Danny était trop énervé pour apprécier cette lente avancée.

— Ne fais pas l’innocent.

— Mais je suis innocent!, se scandalisa-t-il, écartant les bras comme pour la défier de tirer.

— Ah vraiment! Et tu vas me dire aussi que t’étais innocent l’autre jour dans le magasin de chaussures!? Et la bijouterie à Noël, dans le centre commercial? Le magasin où je bossais a dû fermer, je te signale! J’ai perdu mon boulot à cause de toi!

Elle avait rajusté son arme sur son épaule et Danny vit son doigt frémir sur la gâchette. Durant une seconde, il flotta, parfaitement immobile, tiraillé, puis il poussa un soupir. S’il laissait cette méprise traîner, leur relation ne s’en remettrait sans doute jamais.

— D’abord, je suis désolé pour ton travail. Mais ce n’était vraiment pas de ma faute! ll y a un imposteur qui se fait passer pour moi. Je n’y suis pour rien, je n’étais même pas là-bas ce jour-là!

Valérie poussa un glapissement incrédule.

— Non mais! Tu me prends pour un lapin de trois semaines? Et dans le magasin de chaussures, c’était pas toi non plus peut-être? C’était qui! La fée clochette?!

— Bon d’accord, là c’était moi, admit-il. Mais j’essayais simplement d’attraper le Fantôme des Cartons, comme d’habitude!

— Oui comme d’habitude, répéta-t-elle, ses mots dégoulinant d’ironie. En détruisant tout ce qui te tombe sous la main!

Danny commençait à perdre patience. Ils tournaient en rond.

— Écoute, t’es pas obligée de me croire. Si tu t’es déjà convaincue que je suis le grand coupable, alors tant pis! T’es vraiment butée, Val! Pourquoi tu refuses de me faire un tout petit peu confiance?

— Je ne fais confiance à aucun fantôme!, répliqua-t-elle du tac au tac, comme une leçon bien apprise.

— Ouais, ouais, c’est ça, marmonna Danny, excédé.

Il se détourna d’elle. C’était toujours un risque que de lui tourner le dos, mais elle ne semblait plus sur le point de l’attaquer sans provocation physique.

— Prouve-le.

Il se figea puis se retourna lentement. Sous lui, sa queue spectrale battait une lente mesure, prêt à filer droit vers les nuages.

— Quoi?

— Prouve-moi que je peux te faire confiance.

— Hm.» Il croisa les bras, circonspect. «Qu’est-ce que tu veux?»

— J'enquête sur quelqu’un. Je veux te poser quelques questions.

Danny leva un sourcil et la dévisagea avec défi. Madame voulait son aide, maintenant. Voyez-vous cela.

— Je pensais que j’étais qu’un ‘sale fantôme’ ?, lança-t-il avec amertume.

Cela devait faire des années qu’elle ne l’avait pas injurié et attaqué de la sorte. Même si leur relation avait toujours été une vraie prise de tête, ce renouveau d’agressivité le blessait. Aux yeux de Valérie, rien ne reliait Fenton et Phantom, mais pour Danny, cloisonner ses émotions et encaisser son évidente aversion pour sa moitié fantôme avait toujours été complexe.

Elle dut déceler quelque chose dans sa posture, car elle rengaina enfin son ecto-arme et désactiva les canons de son hoverboard.

— Très bien, soupira-t-elle avec une moue. Je retire ce que j’ai dit.

— Merci.

— Alors, pour ces questions?

— Ça dépend. Des questions sur qui?

— Vlad Masters.

Ses yeux s’écarquillèrent.

— Le… le maire?

— Oui, s’impatienta-t-elle. Alors, tu veux bien m’aider?

Les rouages de son cerveau se mirent à tourner avec frénésie, mais du sable grippait les engrenages. Il s’était attendu à des questions sur un fantôme fauteur de trouble, des faits suspects en ville, quelque chose de ce genre. Valérie savait que Phantom surveillait et connaissait Amity comme sa poche et leur était arrivé de collaborer de cette façon par le passé.

Mais… Vlad? Valérie enquêtait sur Vlad Masters? La Chasseuse Rouge n’avait aucune raison de vouloir enquêter sur Vlad Masters. Maire d’Amity, homme d'affaires, célèbre milliardaire, et surtout simple humain. Avait-elle eu vent de quelque chose…? Un nœud tordit son estomac.

— Heu, ok, acquiesça-t-il. On va là-bas? Ça sera plus tranquille.

Il pointa du doigt un bâtiment industriel haut d’une centaine de mètres, où leur conversation ne risquait pas d’être surprise, car en dessous d’eux, les ouvriers étaient revenus et les montraient du doigt en chuchotant, l’air inquiet.

Valérie accepta et le suivit, son hoverboard bourdonnant à ses côtés. Une fois arrivé, Danny se posa silencieusement sur le toit et Valérie rétracta sa planche puis sauta avec grâce pour le rejoindre. Il commençait à faire noir et les lampadaires dans la rue étaient bien trop loin pour les éclairer. Seule la lueur laiteuse que projetait la silhouette diaphane de Phantom illuminait la pénombre.

— Donc. J’ai des questions. Vlad Masters.

Son attitude était déterminée. Danny ravala une grimace. D’un ton qu’il espérait aimable, il demanda:

— Tu pourrais retirer ta cagoule?

Valérie marqua une seconde de silence.

— Pourquoi?

— J’ai l’impression de subir un interrogatoire.

En vérité, il voulait être capable de jauger ses réactions. Le masque rendait cela quasiment impossible. Heureusement, Valérie finit par tirer sa cagoule. Elle secoua ses cheveux bouclés puis le fixa de ses yeux perçants.

— Qu’est-ce que tu sais à son sujet?

Danny la dévisagea, s’efforçant d’adopter un air impassible, bien qu’il eût préféré lui retourner la question. Il allait devoir jouer serré. Il ne fallait surtout pas qu’il lui en révèle trop, mais s’il ne lui en disait pas assez, elle devinerait qu’il la menait en bateau.

— C’est le maire de la ville…, commença-t-il.

— Bien sûr, tout le monde sait ça, l’interrompit-elle sèchement. Quoi d’autre? Les trucs douteux, je veux dire.

Danny fronça les sourcils. Il y en avait trop pour tous les énumérer.

— Il a été impliqué dans plusieurs affaires de criminalité financière… même s’il a toujours fini par être blanchi. Et puis, il y a eu cette histoire de fraude fiscale, récemment.

Vlad trempait dans tout un tas de choses illégales. Corruption, blanchiment, trafic d’influence. La liste était interminable. Mais ce n’était pas cela qui intéressait Valérie. Elle fit un geste de la main pour l’interrompre à nouveau:

— Oui, oui, moi aussi j’ai internet. Je veux dire… les autres trucs…

Danny se figea.

Lui demandait-elle ce qu’il pensait? C’était impossible.

— Qu’est-ce que tu veux savoir, Val?

Son ton était grave. Elle se contenta de le fixer, sans ciller, et lui demanda de but en blanc:

— Quelle est la relation qui existe entre Vlad Masters et le Fantôme du Wisconsin?

La pâleur naturelle de son teint lui évita de se trahir sur-le-champ. Il inspira faiblement, la gorge nouée et sentit son souffle chevroter. Se souvenant du conseil de Vlad, il cessa de respirer. Il ne pouvait manifester aucune réaction préjudiciable. À partir de maintenant, il avançait en terrain miné. Un faux pas, et tout partait en vrille.

— Leur… relation?, répéta-t-il avec prudence. Tu vas devoir être un peu plus claire.

Il ne pouvait pas jouer cartes sur table. Ses questions étaient trop dangereuses; et par ricochet, personnelles.

— Est-ce qu’ils travaillent ensemble?

Comme pour se donner une contenance, Danny croisa les bras, tandis que le nœud dans sa gorge se relâchait un peu. Cet angle-là lui plaisait beaucoup plus.

— Difficile à dire, répondit-il. Je ne côtoie ni Masters ni Plasmius —le fantôme du Wisconsin, comme tu l’appelles.

— Foutaises! Des joggers vous ont aperçu il y a deux semaines, toi et lui en train de vous battre au-dessus du parc de North Hill.

— Oui, tu viens de le dire: en train de nous battre. Donc comme tu peux en conclure, on est pas exactement amis, raisonna Danny. Il ne m’éclaire pas sur ses petites combines du moment, figure-toi.

Valérie scruta son visage. Sa tirade avait été convaincante: Phantom et Plasmius étaient des ennemis notoires, et Danny l’avait suffisamment longtemps détesté pour simuler un dédain crédible.

— Est-ce que tu sais si Masters est associé à d’autres fantômes?

— Pas que je sache.

— Est-ce que Masters pourrait être possédé par le fantôme du Wisconsin?

Et voilà qu’elle repartait sur cet axe inquiétant. Des questions un poil trop proches de la vérité à son goût.

— Non. Qu’est-ce qui te fait dire ça?

Son ton avait été catégorique, et Danny se rendit compte de cette erreur stratégique presque immédiatement. Son empressement à nier une telle hypothèse avait produit l’inverse de l’effet recherché. Valérie le regardait désormais d’un air soupçonneux. Pour une fois, Danny regrettait de ne pas posséder une fraction du talent manipulateur de Vlad à orienter la conversation à son avantage.

— Je sais de source sûre que Masters s'intéresse de près au paranormal, dit-elle à voix basse. Il garde ça loin des yeux du public, mais il en sait beaucoup en matière de chasse aux fantômes et d’ecto-armement.

Danny savait ce à quoi elle se référait: Vlad avait été son mécène. C’était lui qui lui avait fourni ses premières ecto-armes, à l’âge de quatorze ans. À l’époque, Vlad l’avait utilisée comme un pion pour surveiller Danny. Il y avait longtemps qu’il ne la fournissait plus, elle se procurait son propre matériel à présent. Elle n’avait jamais parlé publiquement du rôle essentiel que Vlad avait joué dans le lancement de sa carrière de chasseuse. Vlad lui avait évidemment demandé de garder ce fait sous silence. Un milliardaire qui armait une jeune adolescente jusqu’aux dents? Ce n’était pas le genre de choses à ébruiter en bonne société.

— Oui, et alors? Tout le monde est un peu timbré dans cette ville, non? Qui ne s'intéresse pas aux fantômes ici?

— C’est plus que ça, insista-t-elle.

— Hé bien, tout le monde sait qu’il est ami avec les Fenton. Jack Fenton est son plus grand fan, ils étaient en fac de Sciences ensemble. Et puis, c’est le maire; normal qu’il s’intéresse aux fantômes, ça ne veut pas dire grande chose. Certainement pas qu’il est possédé.

Danny voulait l’écarter de cette piste, mais ses arguments ne semblaient pas faire mouche.

— Ou alors, peut-être que tu ne le sais pas, tout simplement», dit-elle avec défi. Elle parut réfléchir un instant. «Alors c’est un scientifique, hein? Tu ne l’as jamais vu mener des expériences? Des trucs louches… avec des fantômes? »

— Bof non, il s’amuse dans son laboratoire histoire de revivre un peu ses vieilles années d’université… Rien de bien spécial.

Valérie parut sur le point de dire quelque chose mais se retint au dernier moment. Un éclair traversa son regard.

— Je te connais, Phantom. Tu ne me dis pas tout.

— Je vois pas de quoi tu parles.

— Tu disais que je pouvais te faire confiance, lui reprocha-t-elle.

— Et tu le peux!

Le mensonge glissa sur ses lèvres avec aisance. Valérie ne pouvait —ne devait!— surtout pas s’engager sur cette voie. Il se creusait la tête pour trouver quelque chose de convaincant à ajouter, n’importe quoi pour la détourner de cette idée. Tout, sauf Vlad Masters. Mais déjà, Valérie rabaissait son masque et activait son hoverboard sur lequel elle sauta avec légèreté.

— Si tu le dis…» Les réacteurs de sa planche vrombirent. Elle le regarda, le surplombant de toute sa hauteur. Elle leva deux doigts qu’elle pointa en V vers ses propres yeux, puis en sa direction. «Je t’ai à l’œil, Phantom»

Une seconde plus tard, elle avait disparu.

 


 

Quand Danny regagna l’hôtel particulier de Vlad, la soirée était déjà bien avancée. Filant à travers l’obscurité de la nuit, le vent dans les cheveux, il se remémorait encore son échange avec Valérie lorsqu’il passa à travers l’imposante façade, traversa le hall d’entrée et émergea dans la salle à manger.

Vlad s’y trouvait. Il lui tournait le dos et faisait face à la cheminée où crépitait un feu aux reflets magenta. Danny crut tout d’abord qu’il parlait seul, puis comprit qu’il était au téléphone. Par la force des vieilles habitudes, la pensée qu’il surprenait peut-être une conversation confidentielle le fit frémir de curiosité.

Mais bien qu’il fût parfaitement silencieux, Vlad se retourna aussitôt pour jeter un coup d'œil vers le coin du plafond où il flottait. Tant pis. Danny atterrit puis reprit forme humaine, le flash de sa transformation illuminant brièvement la pièce faiblement éclairée. Il s’était à plus ou moins attendu à ce que Vlad lui demande de partir pour conserver son appel privé, mais il n’en fit rien. Il continua à parler et se contenta de lui adresser un geste en direction de la table à manger. C’est alors que Danny remarqua les boîtes et emballages de plats à emporter. De la nourriture chinoise. Son estomac se rappela à lui dans un gargouillement sonore et il s’aperçut qu’il mourrait de faim.

Sans élégance, il tira une chaise et s’y laissa choir avant d’attraper l'emballage le plus proche et une paire de baguettes. Vlad avait dû manger plus tôt car la nourriture était froide. Il contempla l’idée de se lever pour réchauffer son repas au micro-ondes dans la cuisine, mais y renonça. Il était trop las et si affamé que même froides, jamais des nouilles sautées ne lui avaient paru si appétissantes.

Vlad poursuivait sa conversation au téléphone. Il était sujet de partie plaignante, d'actes de procédure et de recours. Assommant. Il faisait les cent pas, quand son regard s’arrêta sur la silhouette avachie de Danny qui bâfrait son repas sans même mâcher, et il eut un tic agacé. En le voyant s’approcher, Danny fut certain qu’il allait le réprimander pour son manque de tenue. Pourtant, Vlad se contenta d’effleurer du bout des doigts l’emballage qu’il avait entre les mains.

— Oh, murmura Danny, surpris par le changement de température.

La boîte s’était subitement réchauffée à son contact. À quoi bon s'embêter avec la télékinésie ou la duplication: voilà un pouvoir vraiment utile. Il ne prêtait qu’une oreille distraite à Vlad, quand un mot retint son attention. Fenton. Il parlait de ses parents, comprit-il soudain. Hélas, quelques minutes plus tard, et avant que Danny ne puisse glaner plus d’indices, son appel s’achevait et il raccrochait déjà.

— C’était au sujet de mes parents?

— Ne parle pas la bouche pleine, admonesta Vlad en glissant son téléphone dans une poche de sa veste.

Il fut saisi d’une envie subite de lui balancer la carotte coincée entre ses baguettes, mais sa curiosité l’emporta. Il déglutit avec exagération:

— Alors?, insista-t-il.

— Oui.» Vlad prit l’une des chaises et s’assit avec bien plus de grâce que Danny n’avait montrée. Il avait l’air fatigué et son front plissé trahissait sa contrariété. «Je vais aider tes parents sur cette déplorable affaire de brevet. J’étais en conversation avec mes avocats, ils sont déjà sur le cas.»

— Est-ce que c’est aussi grave que Jazz avait l’air de le penser?

Il redoutait de connaître sa réponse. Le visage de Vlad en disait long.

— Oui. En fait, c’est une catastrophe.

— Comment ça, une catastrophe? Tout ça pour une lettre que mon père a oublié de poster? Comment c’est possible?

— Il est difficile de déterminer avec exactitude ce qui s’est produit. Maddie et Jack essayent de comprendre qui a pu déposer leur brevet sur le transfert de fréquences ecto-éthérique à leur place… mais les responsables se cachent derrière une société trust offshore et divers pseudonymes. Et leurs avocats sont étonnamment bien informés. Tes parents ne font pas du tout le poids.

— Oh…

— Mais moi si. Contrairement à eux, je dispose de ressources quasiment infinies et des meilleurs avocats disponibles.

Danny hocha la tête. Son appétit s’était brutalement volatilisé, et à sa place quelque chose de lourd pesait sur son estomac. Il lui fallait poser la question:

— Et pourquoi est-ce que tu veux les aider?

En dépit de leur marché, et malgré la cordialité de ces dernières semaines, Danny n’était pas sans connaître le mode opératoire de Vlad. Qu’allait-il mettre sur la table? Quelle offre à double tranchant lui ferait-il, cette fois? J’aide tes parents, et échange, tu devras…

Vlad était d’humeur trop grave pour une réplique sarcastique, et il lui épargna également l’insulte d’un énième pipeau sur sa supposée bienveillance au cœur pur.

— Amity Park est entièrement équipée par la technologie Fenton, dit-il en croisant les bras. C’est un avantage. Je connais très bien leurs produits, ce qui me permet de les contrôler à loisir et de les modifier à mon avantage. Les choses me conviennent parfaitement en l’état, je n’ai aucun intérêt à ce que la situation ne change.

Danny respira un peu plus facilement. Donc Vlad ne comptait pas le faire chanter?

— Par ailleurs, reprit Vlad d’un ton sévère. Le procédé technique en question est puissant. Il est absolument hors de question que des inconnus se l'approprient. Je me réserve ce droit, à moi et à moi seul.

La lumière vive des flammes dans la cheminée découpait sa silhouette en contre-jour, et taillait sur son visage des lignes noires aux angles saillants. Ses yeux luisaient d’un rouge écarlate. Ha, voilà le Vlad qu’il connaissait.

— Trois, deux, et… arrière fond de rire machiavélique.

Vlad eut un reniflement hautain et ses yeux redevinrent bleus.

— Tu peux rire, mais cette situation te concerne de près. Tes parents pourraient tout perdre, ils risquent la faillite.

— Je sais, répondit Danny en regagnant son sérieux. Mais ils vont s’en sortir? T’as une armée d’avocats, pas vrai? Ceux qui t’ont fait éviter la prison un demi-milliard de fois?

— Une estimation raisonnable et certainement pas dans l'excès, ironisa Vlad.

— Je veux dire… ça change la donne, non? Ils vont forcément finir par trouver qui a fait le coup?

— Je l’espère, Daniel. Demain après-midi, j’irai chez tes parents avec mon équipe, pour que nous montions leur dossier ensemble.

Ses pensées plongèrent Vlad dans un laps silencieux, son regard fixé sur un point invisible, esquissant probablement déjà des plans pour parer mille et une éventualités. Vlad n’était pas seulement un combattant hors pair, il était aussi et surtout businessman et fin stratège. Et une fois n’était pas coutume, il mettait enfin ses talents à bon escient, songea Danny avec soulagement.

Danny se redressa contre le dossier de sa chaise et étira les bras par-dessus sa tête, faisant craquer ses vertèbres. Les coups qu’il prenait en tant que Phantom se transposaient toujours d’une manière ou d’une autre sur Fenton. À l’évidence, ses cascades dans l'entrepôt avaient dû lui laisser quelques bleus. Vlad remarqua sa grimace.

— Et comment s’est passée ta virée en ville? Tu as l’air de t’être amusé.

— Voyons voir… je me suis mangé un mur et ensuite je me suis fait enterrer sous une avalanche de cartons.

Vlad leva un sourcil.

— Le Fantômes des Cartons?

— Mmhm, confirma-t-il avec un hochement de tête.

— Et? J’espère que tu l’as attrapé? Il a interrompu un déménagement en face de la mairie, mercredi dernier. C’était très fastidieux.

Danny marmonna quelques mots inaudibles, mais son expression maussade faisait office de réponse.

— Oh, je vois. Je n’ai plus qu’à fermer boutique; Phantom a trouvé un nouvel ennemi juré à sa hauteur, ricana Vlad. Qu’est-il arrivé?

Valérie était arrivée. Mais Danny rechignait à mentionner leur rencontre et surtout leur conversation. Il connaissait Vlad. S’il jugeait son secret menacé, il allait péter un câble. Et Danny savait à quel point ses contre-mesures pouvaient être extrêmes. Dès lors que Vlad estimerait que Valérie puisse représenter un danger… Hé bien, autant dire qu’un accident était vite arrivé. Aussi, Danny était-il résolu à prendre en main le problème. Il s’assurerait personnellement que Valérie passe à autre chose. Il le fallait. Après tout, le secret de Vlad était également le sien.

— Pas eu de chance, c’est tout, grommela-t-il en reprenant une baguette chinoise qu’il fit tourner entre ses doigts d’un air morose.

Vlad eut un sourire en coin, puis soupira:

— Si jamais tu vois Skulker, rappelle-lui qu’il a toujours mon exemplaire de ‘La chimie des explosifs avancés’ et que je tiens à le récupérer.

— Ouais c’est ça… je lui tamponnerai sa carte de bibliothèque entre deux pièges à ours, maugréa Danny.

 


 

Le lendemain, une nuit qu’aucun fantôme ne vint l’interrompre chassa son humeur anxieuse, et il se réveilla l’esprit plus tranquille. En début de matinée, Vlad et lui s’affrontèrent en duel par manches successives, à l’occasion d’une nouvelle séance d'entraînement. Danny perdit de peu.

Tandis qu’il terminait son déjeuner dans la cuisine —les restes de chinois de la veille—, il songeait aux meilleures façons de manipuler sa glace à son avantage lorsque viendrait sa revanche. Il était seul. Vlad était parti pour Fenton Works, Maddie l’ayant invité à manger pour midi avant que l’équipe juridique ne les rejoigne.

Danny passa un coup d’éponge rapide sur la table puis quitta la cuisine, les mains dans les poches, passant en revue les devoirs qu’il devait absolument finir dans la journée. Il lui restait une présentation et une conclusion à formuler; et il avait également dans l’idée de jeter un coup d'œil à un livre de cosmologie aperçu plus tôt dans la bibliothèque de Vlad.

Il tourna l’angle du couloir, et —il se figea sur place.

— V… Valérie?

Valérie. Ici, chez Vlad. Dans le couloir. Qu’est-ce que...? Son attention semblait bizarrement concentrée sur le mur et elle avait les mains posées sur l’une des deux appliques murales en forme de chandelle. En l’entendant, elle sursauta et se retourna d’un bond, les yeux grands comme des soucoupes. Lorsqu’elle le reconnut, sa panique sembla retomber d’un cran, et elle frappa sa poitrine de la paume de sa main, exhalant avec force.

— Danny! Oh, c’est toi! Tu m’as fichu une de ces trouilles!

Elle ne portait pas son costume de Chasseuse Rouge, mais des vêtements sombres bien différents de son habituel style coloré. Elle se redressa et lui adressa un sourire, bien que les muscles de son visage fussent tendus, cachant mal son malaise.

— Qu’est-ce que tu fais ici?, lui demanda-t-elle. Je t’ai pas vu entrer?

Danny s’avança d’un pas nonchalant et haussa les épaules. Au fil des ans, il avait élevé sa capacité à mentir au rang de talent, et la réponse lui vint avec facilité:

— Oh, mon père m’a demandé de venir déposer des affiches anti-fantôme chez Vlad, pour sa campagne électorale. Je suis rentré de la fac pour le week-end et je les aide un peu.» Il se tut, attendant poliment qu’elle s’explique à son tour, mais comme elle ne disait rien, Danny insista: « Et toi, alors? Qu’est-ce que tu fais ici?»

Danny pouvait lire dans ses yeux sa frénésie à inventer une excuse cohérente. Il connaissait bien ce regard pris au piège. Il avait souvent eu le même, face à sa mère qui l'interrogeait sur son t-shirt maculé de sang et d’ectoplasme, ou sur les raisons qui le poussait à faire le mur au beau milieu de la nuit.

— Je, heu, je voulais… laisser un CV, pour un poste à la mairie! Oui, c’est ça, voilà. Comme Masters est le maire de la ville. Alors heu, je suis entrée.

— Un poste de quoi? D’électricienne?», demanda-t-il avec un sourire. D’un petit coup de menton, il désigna les appliques murales qu’elle avait été en train d'inspecter avec minutie avant qu’il ne l'interrompe. «Et qu’est-ce que tu voulais dire par ‘je t’ai pas vu entrer’? »

— Oh, hmm…

Visiblement, Valérie avait beaucoup plus de mal que lui à mentir à la volée, et privée de son masque, son trouble était flagrant. Elle s'enlisait dans les bredouillements. Danny la laissa ramer un peu, impassible, bras croisés, avec un message clair: son excuse était bidon et il n’en croyait pas un traître mot.

Elle parut s’en rendre compte, car elle poussa un long soupir de défaite.

— Bon d’accord, je lâche l’affaire: c’est pas vrai. Je vais t’expliquer, mais tu dois vraiment garder ça pour toi.

— Garder quoi pour moi?

Elle le dévisagea un instant. Son regard avait repris cette qualité perçante que Danny lui connaissait si bien. Elle se tapota le menton, songeuse.

— Je me souviens des dernières élections, il y a quatre ans. Ton père te forçait à porter tout un tas de banderoles de soutien à Masters… mais toi tu l’as jamais beaucoup aimé, pas vrai?

— Ouais, mais qu’est-ce que ça a en rapport avec—

— Je pense que Masters n’est pas net. Il cache quelque chose, et j’ai décidé de mener mon enquête pour tirer quelques trucs au clair. C’est pour ça que je suis ici. J’ai passé toute la matinée cachée dans les buissons dehors à attendre qu’il sorte. Je pensais que la maison serait vide.

— Ah oui, je suis… entré par-derrière, marmonna Danny. Mais quoi, tu penses qu’il détourne l’argent de la mairie, quelque chose comme ça? Parce que la police pourrait sûrement—

— Non, pas la police, surtout pas!, le coupa-t-elle aussitôt. Et non, je ne pense pas à ce genre de trucs, plutôt… hé bien, je ne peux pas trop t’en dire, mais c’est en lien avec mon activité de Chasseuse. Et c’est important. Tu dois me faire confiance, d’accord?

Il acquiesça, ravalant un sourire amer. Sa demande faisait ironiquement écho à leur discussion de la veille.

— D’accord, d’accord… Qu’est-ce que tu cherches? Je peux peut-être t’aider?

— Je crois avoir déjà trouvé, répondit-elle avec un sourire complice. En fait, j’ai croisé Phantom hier, et il a mentionné que Masters a un laboratoire dans lequel il joue les scientifiques. Je veux juste y jeter un petit coup d'œil…

Quel imbécile; il aurait pu se donner une gifle. Quand apprendrait-il à la boucler? Si Valérie s'était introduite ici, c’était donc à cause de sa propre négligence. Elle lui tourna à nouveau le dos pour se remettre à tâter l’une des appliques en forme de chandelle accrochées au mur. D’un coup sec, elle tira le luminaire vers le bas.

Aussitôt, il y eut un clic sonore, et le contour d’une porte jusqu’alors invisible se dessina dans les rainures du lambris. Valérie tira la cloison et fit pivoter le pan de mur. Un trou béant révéla alors un long escalier en béton ciré qui descendait dans les profondeurs du sous-sol. Elle poussa une exclamation de triomphe sous le regard ébahi de Danny.

— Comment t’as su que c’était là?, souffla-t-il, stupéfait et tout aussi impressionné.

Lui-même avait ignoré l'existence de ce passage. Il n’était jamais entré et sorti du laboratoire qu’en volant et avait toujours vu Vlad faire de même. Le fait que Valérie ait pu trouver cet accès aussi facilement attestait de ses impressionnantes capacités de déduction.

— Je suis une professionnelle, ne l’oublie pas, dit-elle en rejetant ses cheveux en arrière, galvanisée par son expression admirative. Comment penses-tu que j’ai désactivé les alarmes dans l’entrée? Je sais ce que je fais.

— Et tu… heu, tu comptes descendre là-dedans, comme ça?, demanda Danny soudain nerveux.

Il n’avait aucune envie de voir Valérie fouiner dans le laboratoire de Vlad. Qu’y trouverait-elle? Sûrement rien qui collerait au personnage du maire ordinaire, petit scientifique du dimanche.

— Bah oui, bien sûr, pourquoi pas?

— Dans ce cas, je viens avec toi.

Une idée venait de le saisir: s’il parvenait à dissimuler les éléments compromettants avant qu’elle ne mette la main dessus, il pouvait retourner cette situation à son avantage. Le moment était tout choisi pour lui faire sortir ces dangereuses suspicions de la tête. Car en l’absence de preuves, elle serait obligée de se rendre à l’évidence: Vlad n’était qu’un riche excentrique.

Mais Valérie ne semblait pas emballée par sa suggestion.

— Je ne pense pas que ça soit une bonne idée. Ne le prends pas mal, Danny, mais enfin… je suis la Chasseuse Rouge, je suis habituée à ce genre de choses. Alors que toi, sans vouloir te vexer, hé bien…

Il dut se retenir de lever les yeux au ciel. Il était capable de soulever des voitures, mais pour Valérie, il serait toujours ce garçon un peu chétif qui avait multiplié les absences en cours de sport au lycée. Il insista, déterminé:

— Tu vas quand même pas y aller toute seule: et si c’était dangereux?

— Justement, ça pourrait l’être J’ai des raisons de penser qu’il pourrait y avoir des fantômes, et je sais à quel point tu en as peur. Je ne veux pas t’inquiéter, mais, tu sais… il se pourrait même qu’il y en ait ici, maintenant, dans ce couloir.

Ha-ha. Elle ne pensait pas si bien dire.

Il regarda autour de lui avec emphase:

— Je ne vois rien.

— Ça ne veut rien dire!», assura-t-elle sèchement, horripilée par tant d’insouciance. Elle vrilla son regard dans le sien, comme pour le décontenancer et posa un index sur sa poitrine. «Ils peuvent être partout. Il faut toujours partir du principe qu’il peut y avoir des fantômes invisibles, c’est le B-A-ba de la chasse.»

Danny afficha un sourire crispé.

— Je t’accompagne quand même.

Elle poussa un soupir résigné.

— Bon, si tu es sûr… Ouvre l'œil.

Ils franchirent l'ouverture et prirent les escaliers, Valérie en premier, Danny sur ses talons. Bien qu’il sût ce qui se trouvait en bas, une sensation nerveuse le parcourait tout entier. Tandis qu’ils descendaient à pas feutrés, il avait le sentiment d’être un cambrioleur entré par effraction, sur le point de commettre un vol.

En bas, le laboratoire était comme à l’ordinaire. Spacieux, blanc, propre, aseptisé. Vlad n’avait aucune expérience chimique en cours et la verrerie de laboratoire alignée sur les étagères réfléchissait la lumière halogène du plafonnier comme de grosses bulles de savons. Quelques réfrigérateurs ronronnaient dans un coin, révélant derrière leurs portes transparentes diverses fioles colorées et boîtes étiquetées. Le matériel était ordonné. Les machines étaient éteintes. Seul le plan de travail sur lequel Vlad travaillait à la réparation du portail était en désordre. Le week-end précédent, il avait détecté d’autres petites failles et anomalies. Le genre de détails que Jack aurait sûrement laissé couler, mais Vlad, lui, refusait de laisser quoique ce fût au hasard. Une des tables demeurait donc couverte d'éléments électroniques, de circuits intégrés, d’un fer à souder et de divers papiers et schémas.

Danny s’en approcha, tandis que Valérie s’avançait vers le portail. Vlad l’avait à nouveau éteint la veille au soir, après que Danny fut rentré, afin de poursuivre son travail. C’était une chance, car le portail était ainsi bien moins impressionnant. Ses portes étaient béantes, mais en l'absence de brèche para-dimensionnelle, le sas donnait sur un simple mur, blanc et banal. Pas la moindre lueur ectoplasmique en vue.

— T’as vu ce truc? Qu’est-ce que ça pourrait bien être?, demanda Valérie en contemplant le portail sur toute sa hauteur.

Profitant qu’elle était occupée, Danny attrapa les documents et schémas sur la table d’une main intangible, et les fourra à travers un casier verrouillé.

— Oh, je crois que j’ai vu le même à la Comic Con, l’année dernière. C’est une réplique d’un truc de Stargate, ou quelque chose du genre.

— Ça a l’air pourtant si réel…

— Heu, ouais, ça doit coûter une blinde. Masters est un geek en puissance, en fait, hein? Qui l’aurait cru; haha…

Valérie fit une petite moue indécise, jeta un dernier regard circonspect à l’installation puis s’en détourna.

— Je vais regarder de ce côté-là, dit-elle en pointant du doigt la table que Danny venait de débarrasser. Dis-moi si tu vois quoi que ce soit de suspect.

Ça ne risquait pas.

D’un pas qu’il espérait léger, Danny s’approcha des réfrigérateurs. Il ouvrit leur porte, et tentant de faire le moins de bruit possible, il se saisit de tout ce qui brillait de façon un peu trop surnaturelle. Ce n’était pas mince affaire. Les frigos contenaient une multitude de fioles, d’ampoules et de boîtes qui renfermaient divers échantillons aux couleurs ecto-fluorescentes. Il y avait des tubes de liquides, des flacons emplis de matière verte et gluante et des boîtes de boutures similaires à l’Achillea Spectrum que Vlad lui avait montré le week-end passé. Tout un tas de choses qu’il valait mieux maintenir hors de la vue de Valérie.

Sans cesser de jeter des coups d'œil fébriles à Valérie qui lui tournait à présent le dos, penchée sur les circuits intégrés, Danny entreprit de glisser les objets un à un à travers le sol. En utilisant son intangibilité pour leur faire traverser la surface lisse du carrelage, il pouvait les figer ainsi entre deux plans matériels. C’était une veille technique. Les murs de sa chambre recelaient de trousses de premiers soins, de thermos de rechange, et de notes secrètes.

Il avait tout juste terminé de cacher sous ses pieds une boîte de culture pétri dans laquelle remuaient des globules bleutés à dents pointues, lorsque Valérie se retourna vers lui.

— T’as trouvé quelque chose? Fais attention avec ces trucs-là, dit-elle en s’approchant à son tour du réfrigérateur. C’était pas toi que la prof de Chimie avait collé pendant un mois entier pour avoir cassé tous les béchers de l’école?

— Ouais, si, c’était moi, confirma-t-il d’un air sombre.

L’oublierait-il un jour? C’était suite à ce triste incident que Dash lui avait décerné le surnom de Fent-empoté pour le reste de leur scolarité. Cela s'était produit peu de temps après son accident, et à l’époque il avait eu grand peine à rester tangible en toutes circonstances.

— Hmm, rien de vraiment intéressant à première vue, marmonna Valérie en examinant attentivement le peu qui restait à l’intérieur du frigo.

Elle avait l’air déçue et Danny en fut soulagé. Ils passèrent ainsi près d’une heure à jouer à une sorte de jeu du chat et de la souris, au cours duquel Danny devait s’assurer d’avoir toujours un coup d’avance. Il détourna ainsi de son regard une succession de documents et de matériel, les enfonçant dans les murs, le sol ou dans des cabinets fermés à clé avant qu’elle ne pût s’apercevoir de leur existence. L’immense gymnase attenant au laboratoire piqua son intérêt, mais bien que celui-ci attestât de l'indécente richesse de Masters, elle n’y vit rien d’explicitement suspect.

Au bout d’un moment, elle dut se rendre à l’évidence: elle n’avait rien trouvé pour étayer ses allégations. Lorsqu’elle s’avoua enfin vaincue, ce fut à contrecœur et la déception se lisait clairement sur son visage. Connaissant son caractère tenace, Danny doutait que cette inspection ne parvînt à dissiper la totalité de ses doutes, mais ces certitudes avaient clairement pris un coup.

Ils finirent par quitter les lieux et sortirent ensemble de la demeure, car Danny n’avait pas d’excuse particulière pour y rester. Lorsque leurs chemins se séparèrent, ils se dirent au revoir et Danny attendit qu’elle eût complètement disparu pour se transformer et retourner chez Vlad en volant directement dans le laboratoire.

Il atterrit, reprit forme humaine, puis poussa un soupir en songeant à la longue tâche de rangement qui l’attendait. Attraper et cacher tout ce qui lui avait passé sous la main avait été relativement facile, en dépit de la présence de Valérie. Mais à présent, il lui fallait remettre chaque objet et document à sa place; faute de quoi, Vlad s'apercevrait de l’intrusion.

Danny avait une certaine expérience pour ce qui était de mettre de l’ordre dans un laboratoire. Celui de Fenton Works avait toujours été joyeusement bordélique, et les années aidant, Danny avait élaboré certaines techniques de rangement.

Il commença par faire un tour complet des divers lieux de cachettes et entreprit de récupérer chacun des documents, objets, outils, boîtes et expériences qu’il avait camouflés un peu partout. Cette étape lui prit un temps considérable, car il y en avait beaucoup, et comme il avait agi dans l’urgence, il lui fallut un moment avant d’être certain de n’avoir rien oublié.

Ensuite, il aligna les objets et les documents puis les organisa par groupe, selon leur provenance et par ordre de facilité. C’était une tâche ennuyeuse et ardue, mais au bout de quelques heures, il avait presque fini. Bientôt, il ne lui restait que le plus difficile: le réfrigérateur et ses multiples boîtes, fioles et autres contenants ecto-biologiques. S’il s’était agi du laboratoire de ses parents, le procédé s’en serait trouvé grandement simplifié. Il aurait pu tout entasser dans le frigo et ils n’y auraient vu que du feu. Mais Vlad, lui, rangeait chaque pièce avec une rigueur militaire. Tout était étiqueté, classifié, répertorié. Décidé à reproduire sa logique, Danny entreprit de remettre chaque élément tel qu’il l’avait sorti, lisant chaque étiquette et usant de son bon sens.

Il avançait lentement mais sûrement. Le frigo était désormais presque plein et seuls quelques derniers éléments demeuraient sur le plan de travail. Il prit une boîte qui contenait deux fioles remplies de liquides vert néon, et comme toutes les autres avant elle, il en lut machinalement l’étiquette.

Son sang se gela dans ses veines. Il fut momentanément incapable d’esquisser le moindre geste, les muscles raides, les yeux rivés sur les deux étiquettes apposées sur les deux fioles.

Ectoplasme (échantillon) : Phantom.

et

Ectoplasme (échantillon) : clone de Phantom.

Avec effort, il parvint à reposer la boîte dont le plastique s’était fissuré sous la force de sa main crispée. Clone de Phantom. Des questions et des réponses fusaient dans sa tête avec une effervescence maladive. Un battement sourd tambourinait contre ses tympans. Clone de Phantom. Le souvenir d’une bribe de conversation qu’il avait eu avec Vlad lui revint brutalement en tête, avec une clarté quasi cinématographique.

J’ai sérieusement envisagé de te cloner, il fut un temps.

Danny avait été horrifié par cette confession. Vlad avait assuré qu’il ne l’avait jamais fait, et lui… il l’avait simplement cru? Avait-il donc oublié à qui il avait affaire? Plasmius ne renonçait pas à ses lubies. Comment avait-il pu être aussi naïf? Aussi crédule?

La petite étiquette semblait le narguer. Vlad s’était-il joué de lui tout ce temps? Cet imposteur fauteur de troubles, ce double, non: ce clone.… Se pouvait-il que Vlad ait… ?

Son cœur s'accéléra à la pensée. Il posa une main tremblante contre le rebord du plan de travail, et dut s’y appuyer. Ses genoux étaient devenus faibles. Son souffle s’était fait court et douloureux dans sa poitrine trop serrée.

Il se laissa tomber sur le tabouret, sans jamais quitter du regard les deux échantillons. Progressivement, son épouvante s'assombrit de colère. En dépit de ses dires, Vlad avait-il cédé à ses pulsions obsessionnelles les plus obscures? Ça aussi Vlad le lui avait dit: il n’existe aucun moyen de dominer une obsession. Son attitude d’apparence mature et réformée n’avait-elle été qu'une mascarade? Si c’était le cas, Danny avait été un parfait imbécile. Il était tombé en plein dans le panneau.

Il se leva et se hâta vers un caisson de rangement près du frigo, d’où il retira un épais classeur. En rangeant plus tôt, il avait remarqué que celui-ci contenait des registres et des notes. Il se mit à tourner fiévreusement les pages, survolant les textes et cherchant avec anxiété la moindre mention du nom de Phantom.

Son inspection ne le mena nulle part. Absorbé par ses recherches, il n’entendit pas les bruits de pas résonner dans l’escalier, et lorsqu’il s’en aperçut, ce fut trop tard. C’était de toute façon sans importance, car il n’avait aucune intention de se cacher. Il repoussa le classeur sur la table et se leva, le cœur battant à tout rompre.

— Je pensais pourtant avoir été clair. Je t’avais défendu de fureter dans mon laboratoire.

Vlad descendait sans hâte les marches de l’escalier, une à une. Lorsqu’il eut terminé, son regard se posa sur les objets éparpillés sur la table, le classeur et les quelques flacons. Ses yeux se plissèrent, un tic contracta sa pommette et Danny sut qu’il était furieux.

— Ainsi donc tu m’espionnes? En souvenir du bon vieux temps?

Sa voix était basse, son attitude détachée, mais Danny savait d'expérience que ce n’était qu’une apparence trompeuse, comme celle d’un prédateur leurrant sa proie avec un faux sentiment de sécurité.

— Comment t’as su où j’étais?

Danny balaya le plafond d’un coup d'œil circulaire. Des caméras y étaient-elles dissimulées? Vlad le surveillait-il quand il se croyait seul?

— La porte secrète du couloir n’était pas bien refermée, répondit Vlad avec froideur.

Il ne semblait pas apprécier l’insinuation ni son impudence. Son regard se posa à nouveau sur la table en désordre.

— Qu’est-ce que ça signifie?

La question déstabilisa Danny. Il s’était en partie attendu à ce que Vlad se transforme et passe directement à l'offensive. Par le passé, c’était ainsi qu’ils avaient toujours réglé leurs conflits. Le fait que Vlad ne se fût pas encore devenu fantôme témoignait de l’évolution de leur dynamique.

Danny ne se sentait pas pour autant d’humeur conciliatrice. Son corps frémissait d'énergie ectoplasmique et il était certain que ses yeux devaient luire d’un vert phosphorescent. Il s'efforçait cependant de contenir sa transformation. S’il se transformait, ils en viendraient aux mains. Et Danny voulait d’abord obtenir des réponses.

— C’est moi qui te pose la question, Plasmius, cingla-t-il.

Son ton hargneux fit tiquer Vlad. L’ombre d’un doute passa sur son visage, comme s’il se rendait compte que des éléments contextuels lui échappaient. Car Danny, loin d'afficher l’air penaud du fautif pris la main dans le sac, semblait à la fois chamboulé et hors de lui.

— C’est quoi ça!?» Danny pointa du doigt la boîte en plastique qui renfermait les deux échantillons. Vlad suivit son regard, les lèvres pincées. «Réponds, merde! Qu’est-ce que t’as foutu!?»

Il y eut un silence, puis Vlad répondit, toujours de ce même ton froid faussement placide.

— Tu sembles déjà certain de le savoir. Éclaire-moi donc.

— Tu te fous de ma gueule!?». Il frappa avec force la table du plat de la main, faisant tinter les fioles l’une contre l’autre. «J’ai pas envie de jouer à tes petits jeux à la con. C’est écrit dessus: clone de Phantom!»

— En effet.

Danny tremblait de fureur. L’excédante impassibilité que Vlad affichait lui donnait envie d’enjamber la table pour lui coller son poing dans la figure. Avec un effort colossal, il prit un moment pour souffler et regagner un semblant de calme. Il eut un petit rire étranglé.

— Cette histoire avec le doyen de ma fac, c’était une chose. Mais là... Là, ça dépasse les bornes. Comment tu—

— Laisse-moi résumer, l’interrompit Vlad, son ton glacial. Tu penses que je t’ai cloné, ou que je conduis des expériences en ce sens?

— Tu l’as dit l’autre jour: j’ai envisagé de te cloner!

Cette fois il ne put contenir l’énergie verte et farouche qui embrasa ses poings, et il dut les secouer vivement pour la dissiper. Un trop-plein d'émotions luttait en lui. Il se sentait enragé, perdu, trahi. Mais une toute petite voix lui soufflait que quelque chose clochait. Vlad… Vlad n'arborait pas l’expression triomphante ou moqueuse prévue. Contre toute attente, il avait l’air lui aussi irrité.

— Bien sûr, tout m’accable. Surtout que je suis… comment dis-tu, toujours? Un lunatique. Un égoïste. Un cinglé.

Danny le fusilla du regard, mais de la confusion se mêlait à présent à sa colère. Où voulait-il en venir?

— Alors… tu avoues?

— Non», grinça Vlad. Il eut un rictus qui découvrit des crocs. «Je mets simplement en lumière ta rapidité à m’accuser des pires transgressions, quelles que soient les circonstances.»

— Oh, c’est vraiment trop injuste, ironisa Danny. Toi, le parfait innocent. Un vrai enfant de chœur. C’est pas comme si tu m’avais pas fait les pires crasses pendant des années.

Vlad haussa les épaules, comme s’il lui concédait ce point. Il avait toujours l’air contrarié, mais il y avait quelque chose d’autre que Danny n'arrivait pas à identifier. C’était presque comme s’il semblait blessé. Ou vexé, peut-être. Ce qui n’avait aucun sens.

— Quoi qu’il en soit. Ce n’est pas ce que tu penses.

— Vraiment? Explique, alors. Vas-y.

Vlad s’approcha de quelques pas, et Danny se raidit, sur le qui-vive et prêt à riposter si besoin. Vlad l’ignora et ouvrit la boîte. Il se saisit du premier flacon qui portait l’étiquette Ectoplasme (échantillon) : Phantom, et le posa sur la table

— Ton ectoplasme.

Puis il prit l’autre fiole qu’il posa à côté:

— Et celui de l’autre Phantom. Ton clone, l’imposteur qui a fait irruption chez tes parents, et que nous avons vu à la télévision. J’ignore qui il est.

— Je… je ne comprends pas.

— Indubitablement, rétorqua-t-il sèchement.

— Donc, c’est pas…, commença Danny, déconcerté. Si c’est vrai… comment est-ce que tu t’es procuré ces trucs-là? À quel moment?

— Dans la cuisine de tes parents. Maddie avait blessé le Phantom intrus, rappelle toi. Et il y avait suffisamment d’ectoplasme pour prélever un échantillon.

— Et le mien?

— La semaine dernière. Tu en as mis partout.

— Hein?

— Tu étais blessé. Tu te souviens, non?

— Oh.

Danny sentit ses muscles se détendre et il se laissa mollement retomber sur le tabouret, abasourdi. Son regard était toujours fixé sur les deux échantillons, mais il les distinguait à peine. Des hypothèses et des doutes l’assaillaient. Tout à coup, ses certitudes s’étaient envolées. Il avait beau retourner dans sa tête ce que Vlad venait de lui dire, rien n’avait de sens. Sa question suivante franchit ses lèvres en un faible murmure:

— Mais pourquoi?

— Crois-le ou non, j’essayais de t’aider.

— Dans ce cas pourquoi avoir fait tout ça en cachette? Pourquoi prendre mon ectoplasme au lieu de me le demander? Et pourquoi avoir écrit ‘clone’?

Amorpho avait sillonné la ville à la recherche de l’imposteur et lui avait fait son rapport: il n’avait rien trouvé. Danny restait cependant persuadé qu’il devait forcément s’agir d’un fantôme métamorphe particulièrement doué. Il n’osait envisager d'autres théories plus sinistres, comme…

L’étiquette clone de Phantom se détachait de la lueur verdâtre émise par la fiole.

— Je ne t’ai rien dit pour ne pas t'inquiéter. Et aussi car je crains ne pas avoir de réponse.» Il marqua une légère pause et parut hésiter avant d’ajouter: «Quant au mot clone… Après analyse, il semblerait qu’il s’agisse effectivement d’un clone parfait. »

— Co… comment ça?, bégaya-t-il.

— Ecto-génétiquement parlant, les deux échantillons sont identiques. C’est même surprenant, car il existe normalement d'infimes différences entre un clone et son modèle, mais pas dans ce cas. Il n’existe aucune différence entre les deux prélèvements.

— Tu es sûr… ?

Vlad leva un sourcil, comme offensé qu’il puisse mettre en doute son expertise scientifique, mais Danny devait être suffisamment pâle pour qu’il s'abstienne de commentaire. Il hocha simplement la tête.

Le soulagement momentané d’entendre Vlad démentir ses accusations avait presque aussitôt été anéanti. Il ne savait plus quoi penser. L’idée qu’un deuxième Phantom ecto-génétiquement identique se promenait dans la nature était absurde et effarante.

Sa fureur avait fait place à une sensation d'abattement. Vlad continuait de le regarder d’un air sombre, et Danny fut soudain envahi de culpabilité. Il l’avait accusé, insulté, provoqué. Et même s’il jugeait la méprise légitime —comment n’aurait-il pu paniquer en voyant son nom et le mot ‘clone’ sur un échantillon d’ectoplasme?—, il avait tout de suite tiré les pires conclusions et jeté le bénéfice du doute par la fenêtre. Il croisa son regard d’un air un peu piteux:

— Je n’aurai pas dû t’accuser aussi vite. Pardon.

Vlad poussa un soupir, plus de lassitude que de colère cette fois-ci.

— J’imagine que je mérite cette méfiance. Nous n’avons pas exactement les meilleurs antécédents, toi et moi.

— Ouais…

C’était un euphémisme. La vérité était qu’en dépit de l’amélioration considérable de leur relation, les vieilles habitudes avaient la vie dure et Danny n’avait jamais été à cheval sur le principe de présomption d’innocence le concernant.

— Était-ce par pure indiscrétion, ou bien y a-t-il une raison précise qui t’a poussé à descendre ici aujourd'hui en particulier?

Danny fit rapidement les calculs. Il aurait été facile de mettre ça sur le dos de la curiosité, mais son sentiment de culpabilité et l’air rembruni de Vlad le firent changer d’avis. Car bien sûr, sa petite séance d’espionnage improvisée n’était pas arrivée par hasard. Il n’avait simplement pas prévu d’en parler à Vlad, mais…

Avec hésitation, il lui raconta comment il avait croisé la Chasseuse Rouge la veille, les doutes qu’elle avait exprimés au sujet de Masters, ses étranges questions sur son lien avec le paranormal et les fantômes, puis la façon dont, à sa grande surprise, il l’avait trouvée ici quelques heures plus tôt. Enfin, il expliqua la façon dont il avait été contraint de mettre le laboratoire sens dessus dessous dans le but de préserver sa couverture.

Il tenta de conserver la nature des spéculations de Valérie assez floue et se garda notamment de mentionner ses questions les plus inquiétantes, en particulier celles qui concernaient directement Plasmius. Cette prudence se révéla judicieuse, car en dépit de cette modération, Vlad se mit vite à faire les cent pas, la démarche prédatrice, le regard assassin.

— Et voilà: c’est exactement pour ça que je ne t’avais rien dit, déplora Danny.

— Tu ne pensais tout de même pas que j’allais rester les bras croisés?, grinça Vlad sans cesser d’arpenter le laboratoire. Si cette stupide petite—

— Hé! Valérie n’est pas stupide!

— Elle ferait bien de l’être un peu plus. Si elle continue de fourrer son nez là où elle ne devrait pas—

— Quoi?, coupa Danny. Tu vas la pousser sous un bus?

Oups, l’accident bête. C’était ce qui arrivait aux ennemis de Vlad Masters, non?

Vlad se garda de répondre, le regard noir. Ils s'affrontèrent ainsi dans un silence tendu, figés jusqu’à ce que Vlad rompît la lourdeur de l'atmosphère:

— Elle ne peut pas savoir.

— Je sais.

— Elle ne doit pas savoir.

— Je sais! Mais tu ne l’approches pas, je suis sérieux. Tu ne la touches pas. Pas même le petit doigt.

Vlad avait raison et Danny lui aussi tenait à ce que Valérie restât dans l’ignorance —mais certainement pas aux dépens de sa vie. Valérie était son amie, et plus encore, elle était sous sa protection. Le besoin de garantir sa sécurité était impérieux.

Vlad fixait le portail éteint de l’autre côté de la salle. Il croisa les bras et fit claquer sa langue contre ses dents, comme si on venait de lui refuser une courtoisie élémentaire.

— Laisse-moi m’en occuper, l’exhorta Danny. Donne-moi un peu de temps pour comprendre ce qu’elle a en tête. Je suis sûr que c’est rien.

— Ce n’est certainement pas rien si elle s’est infiltrée jusque dans mon laboratoire, gronda-t-il.

— Mais elle n’a rien trouvé. Laisse-moi lui parler.

Vlad reporta son regard sur Danny. Ses yeux bleus, froids et perçants comme de la glace, le jaugèrent avec sévérité. Enfin, il acquiesça, d’un mouvement bref et saccadé, puis repartit vers l’escalier. Il gravit les marches, laissant Danny derrière lui. Avant de disparaître il aboya:

— Et termine de ranger!

La porte claqua. Danny soupira bruyamment et s'affala en avant, la tête entre ses avant-bras, le front collé sur la table. La surface émaillée était fraîche contre sa peau. Il ferma les yeux avec force.

Il lui fallait un plan, et vite.

 

Notes:

Les choses avancent! :)
Ce chapitre est long (le plus long de tous), mais je ne pouvais pas vraiment m’arrêter au milieu. Le prochain sera plus court pour compenser. À bientôt!

Chapter 8: Cinquième week-end —La dragonne

Notes:

Par précaution, j’augmente la classification à Teen And Up, en raison d'une brève description de violence, avec des mentions de sang et blessures.

(See the end of the chapter for more notes.)

Chapter Text


 

Chapitre 8

Cinquième week-end

La dragonne

 


 

Danny se creusa la tête tout au long de la semaine, allant même jusqu'à négliger ses études à force de griffonner des idées tirées par les cheveux dans les marges de ses cahiers pendant les cours. Son stress se révéla vain. Le week-end suivant, il n’avait toujours aucun plan. Le plan se présenta finalement de lui-même, au moment où il s’y attendait le moins.

C’était un dimanche matin magnifique: du jamais vu pour une mi-février, avait affirmé Lance Thunder au bulletin météo. Le ciel azur était dépourvu de nuage et le soleil brillait si fort qu’un bon nombre de personnes s’étaient décidées à troquer bonnets et écharpes contre lunettes et casquettes. Par rayonnement, c’était aussi le cœur des habitants d’Amity qui semblait s’être réchauffé. Une atmosphère détendue planait sur la ville, et ce matin-là, c’était d'excellente humeur que Danny effectuait sa patrouille coutumière.

Il volait au-dessus de Egon Square, observant distraitement les vendeurs et acheteurs du marché dominical mensuel déambuler parmi les stands de la grande place arborée. Les étalages étaient colorés, couverts de fruits et légumes, de fromage, de pain frais, de miel et de confitures, mais aussi d’objets d’artisanat, bijoux et autres petites babioles crochetées.

À l’entrée de la place, un vieil homme était assis sur une chaise devant son kiosque à journaux. Son chien, un gros berger à l’air placide, était posté devant un porte-revues plein de magazines sportifs en haut duquel trônait une grande affiche annonçant le Super Bowl de la semaine prochaine. Lorsque le chien aperçut Danny qui flottait à une dizaine de mètres du sol, il se mit à aboyer en sa direction, sa queue frappant le sol avec intérêt. Désireux de savourer le calme, Danny devint aussitôt invisible.

Il était sur le point de poursuivre son chemin quand son regard fut attiré par une grande tente de toile blanche, adossée à un stand qui détonnait du reste. Derrière quelques tables montées sur des tréteaux, des gens tous vêtus de t-shirt violets s’y activaient, tracts à la main, et hélaient les passants. Une grande banderole tendue à l’aide de deux piquets proclamait: ‘Votez Montez, ensemble pour Amity Park’, et en plus petit, au-dessous: ‘Plus que huit jours avant les élections, faites le bon choix!’

Le rassemblement n’avait rien de surprenant, bien sûr. Montez devait se trouver dans les parages pour faire la tournée du marché et serrer des mains, comme le voulait la tradition électorale. Un van flanqué du logo de la chaîne télé Amity News était d’ailleurs garé à l’angle du trottoir: l’opération de campagne ferait probablement la une du journal télévisé local de midi.

Ce qui était tout à fait inattendu en revanche, était la présence de Valérie. Il la reconnut presque aussitôt en dépit du t-shirt violet criard. Armée d’une paire de ciseaux, elle était occupée à déballer un carton empli de badges colorés qu’elle plaçait dans des barquettes destinées aux passants.

Danny haussa un sourcil tandis qu’il l’observait. Valérie, sympathisante politique? Pour Montez? Ça sentait l’anguille sous roche.

Toujours invisible, il atterrit au milieu d’un épais buisson de camélia en bordure du square, et un flash plus tard, Danny Fenton sortait du massif fleuri, les mains dans les poches. L’air de rien, il s’approcha du groupe et fut aussitôt interpellé par un bénévole qui lui tendit tract, badge et casquette et lui demanda bouche en cœur s’il voulait en savoir plus sur les dix promesses de campagne d’Ernesto Montez.

— Oh non, merci,» répondit-il en prenant le tract par politesse mais refusant le badge et la casquette. «Je voulais juste dire bonjour à mon amie.»

Il désigna d’un geste Valérie qui avait relevé la tête en entendant sa voix.

— Hé, salut Danny!», s’exclama-t-elle, tandis que le bénévole s’éloignait. «Tu veux un badge?»

Elle plongea puis sortit sa main du carton qu’elle déballait, faisant pleuvoir une poignée de badges étincelant à l'effigie du candidat.

— Ha, non merci, mon père me déshérite direct et s’il me voit avec ça, plaisanta Danny, bien que ce ne fût pas tout à fait une blague.

— Oh, si j’avais su que tu serais là, je t’aurais ramené ton sac à dos!, s'exclama-t-elle avec un claquement de doigts. Je l’ai toujours, tu sais.

— Bah, c’est pas pressé, lui assura-t-il en haussant les épaules. Alors, comme ça, tu t’es lancée dans la politique?

— Oh, hé bien, oui, répondit-elle d’un ton léger, mais son regard était fuyant. Je me suis dit que c’était une l’opportunité de me mettre au service de la communauté.

Danny avait certes la réputation d’avoir la tête dans les nuages, mais il était loin d’être un idiot. Et il reconnaissait une excuse toute faite quand il en entendait une.

— Ah oui? Aucun lien avec tes manigances de la semaine dernière chez Mast—

— Chuut!, le fustigea-t-elle à voix basse, lançant de rapides coups d'œil autour d’elle pour s’assurer que personne ne l’avait entendu. Mes mani—?! Attends, viens!

Elle contourna la table et le saisit par l’avant-bras, l'entraînant à l’écart de la foule et de ses camarades. Ils passèrent devant la tente blanche et s’arrêtèrent plus loin, près d’un banc à l’abri des oreilles indiscrètes. De là où ils se trouvaient, Danny pouvait à présent voir l’intérieur de la tente dont les pans étaient entrebâillés. Ernesto Montez était assis sur une chaise pliante, et à côté de lui se trouvait nulle autre que la célèbre journaliste locale Tiffany Snow, accompagnée de son équipe de tournage. Une maquilleuse était en train de poudrer le visage de Montez, tandis que Tiffany parlait avec son assistant, un grand dadais avec une longue frange de cheveux qui lui donnait des airs de lévrier afghan. Danny s’arracha de la scène lorsque Valérie reprit, visiblement contrariée:

— Je t’ai dit que ce qu’il s’était passé devait rester entre nous, c’est pas pour que tu viennes crier ce genre de trucs en pleine rue.

— Ok, ok, pardon, s’excusa-t-il mollement. Mais t’as pas répondu à ma question.

— Et c’est quoi ta question, exactement?

Elle affichait une attitude de défi, bras croisés, menton fièrement relevé.

— Pourquoi tu m’as pas dit ce que tu fabriquais à fouiner chez Masters l’autre jour?

— Qu’est-ce que ça peut faire?, rétorqua-t-elle d’un ton cassant. Je te l’ai dit: c’est en lien avec mon activité de Chasseuse.

— Donc ta nouvelle passion politique pour Montez n’a absolument rien à voir avec le fait que tu espionnes son principal concurrent aux élections, hmm?

À ces mots, Valérie perdit un peu de sa superbe et se mit à se tordre les mains, son regard allant vers la tente dans laquelle se trouvait Montez.

— Je sais le genre d’impression que ça peut te donner…, commença-t-elle, mal à l’aise.

— Ah ouais? Je vais quand même te le dire, au cas où: ça me donne l’impression que tu espionnes Masters pour le compte de Montez, et que tu m’as raconté des salades sur un soi-disant lien avec des histoires de fantômes, pour que je te fiche la paix.

— Pas du tout! Je ne t’ai pas menti!, s’écria-t-elle, et Danny lut l'honnête indignation dans son regard.

— Alors toi et Ernesto Montez… Tu vas me faire croire que c’est une simple coïncidence?

— Hé bien, en fait, pas tout à fait. Montez m’a donné un travail…», marmonna-t-elle en se mordillant la lèvre. Danny leva un sourcil encourageant. «J’en avais besoin, tu comprends? Après avoir perdu mon boulot à cause de Phantom… Et puis, Montez paye mieux qu’un job de vendeuse.»

— Quel genre de travail? Espionner son concurrent politique? J’aurais pas cru que ça serait ton genre de—

— Non!, s'offusqua-t-elle, manifestement outrée par la suggestion. Enfin, en quelque sorte, mais ce n’est pas ce que tu crois! Il ne m’a pas embauchée pour lui saboter sa stratégie de campagne. Rien de ce genre…

— Alors quoi?, s'impatienta-t-il.

En vérité, Danny se fichait pas mal des élections municipales. Si Vlad et Ernesto voulaient faire mumuse à s’espionner, c’était bien la dernière de ses préoccupations. Et même si Valérie avait vraiment voulu dérober son stupide programme de communication ou un autre truc débile dans le genre, il n’en avait rien à carrer. Au contraire, il en aurait été ravi, car cela aurait signifié que ses raisons d’agir étaient triviales et sans véritable danger.

Valérie parut hésiter un instant, avant de passer enfin aux aveux.

— Tu dois me promettre de ne rien dire à personne.

— D’accord.

— Montez a fait appel à mes services parce qu’il sait que je suis une experte dans le domaine. Il dit que… que Masters n’est pas humain, qu’il est possédé, ou qu’il est contrôlé par un fantôme, peut-être ce fantôme du Wisconsin, ou… ou par un genre de monstre, ou un vampire. Il dit avoir vu des signes inquiétants. De ses propres yeux.

Danny fit une grimace involontaire, revoyant cette matinée où Montez était sorti du bureau de Vlad comme si le diable en personne avait été à ses trousses. Danny lui avait bien dit que ça avait été une erreur. Pourquoi était-ce toujours lui qui récupérait les pots cassés ?

— Quoi, tu ne me crois pas?, demanda Valérie qui avait pris son exaspération pour une moue incrédule.

— Avoue que ça a l’air quand même un peu farfelu, comme théorie. Un vampire? C’est débile. Et puis, ils sont opposants politiques, c’est un peu normal qu’il cherche à lancer des rumeurs pour le discréditer, non?

— Peut-être, mais il dit qu’il a vu…—

— En plus, tu l’as dit toi-même: il n’y avait rien dans le laboratoire de Vlad.

— Oui, c’est vrai, soupira-t-elle.

En dépit de la logique des arguments, elle avait l’air tiraillée. Elle semblait consciente du manque de preuves tangibles, mais quelque chose d'intuitif l'empêchait d’abandonner la traque. C’était cet instinct qui faisait d’elle une excellente chasseuse de fantômes, mais qui provoquerait sa perte si elle s'entêtait sur cette voie.

— Mais, Danny, tu connais bien Masters, c’est un ami proche de ton père, non?, demanda-t-elle en se penchant vers lui, le regard grave. Tu n’as jamais rien remarqué de bizarre à son sujet? Une… sensation, quelque chose… d’étrange, un truc qui fout la chair de poule ?

Danny émit un son de gorge indécis, incertain de la façon dont il pouvait répondre. Il savait où elle voulait en venir. Contrairement à Danny, Vlad ne refoulait jamais totalement son aura spectrale. Cela lui procurait une prestance subtilement redoutable, et il se délectait de cet effet troublant qu’il exerçait sur le commun des mortels.

Il n’eut finalement pas à répondre, car leur attention fut tout à coup détournée par de grands cris. La commotion provenait de la tente blanche. Tiffany Snow hurlait à plein poumons, et à côté d’elle, son assistant se tenait pétrifié, un gobelet à la main. Une grande tache marron s’étalait sur le devant de la robe couleur lilas de Tiffany.

— Ouah, elle a pété un câble, souffla Valérie, les yeux rivés sur la scène.

Et c’était encore peu dire: Tiffany était folle de rage. Le savon qu’elle passait à son jeune collègue n’en finissait pas. La maquilleuse qui s’était occupée de Montez s’était reculée et regardait, bouche bée, la journaliste qui vociférait.

Montez se leva de sa chaise, s’approcha de Tiffany et lui tapota le coude. D’un bond, elle fit volte face. Il eut à peine le temps d’ouvrir la bouche qu'elle poussa un hurlement de harpie, un cri si rauque et si puissant qu’il sonnait presque inhumain. Montez tituba, frappé d’horreur, et quitta la tente à grandes enjambées. Tandis qu’il s’enfuyait, chancelant, Danny l’entendit haleter: «Des yeux de serpents… elle a des yeux de serpents!».

— Danny!

Valérie venait de lui agripper le bras et pointait la tente du doigt. Ce qu’avait voulu dire Montez devint évident.

Tiffany était une image cauchemardesque. La pupille de ses yeux était devenue rouge et fendue, pareille à celles d’un reptile, et des écailles bleues jaillissaient de sa peau, sur son visage et ses bras. Son assistant s’évanouit devant elle, renversant sur sa chemise ce qui lui restait de café. Elle se pencha sur le corps inerte du jeune homme et poussa un cri de rage, sa langue fourchue sifflant dans sa bouche où luisaient deux rangées de crocs acérés.

Autour de son cou, brillait un épais collier en maille d’or orné d'un cabochon d'émeraude. Danny sentit son cœur bondir. Comment ne l’avait-il pas vu plus tôt?

— Je dois l’arrêter!, rugit Valérie.

Elle pressa un bouton sur le côté de sa montre et des pièces de métal, de cuir et de latex fusèrent aussitôt de son sac pour s’assembler sur son corps avec une impressionnante précision. Un instant plus tard, la Chasseuse Rouge se dressait devant lui, masquée, tendue, ecto-arme au poing.

— Non!, cria Danny en l’attrapant par l’épaule.

— Vas te mettre à l’abri et laisse-moi faire!, dit-elle en secouant son bras pour lui faire lâcher prise.

— C’est trop dangereux!

— Pars!

Des hurlements stridents retentirent en écho tout autour d’eux. Leur échange n’avait pas pris plus de quelques secondes, mais ils avaient perdu un temps précieux. Tiffany avait achevé sa transformation, et à sa place rugissait désormais une énorme dragonne bleue, ailée, cornue, au dos hérissé d’une crête verte. La bête se mit à battre des ailes avec hargne et rejeta sa gueule en arrière. Le rugissement sauvage qu’elle poussa était terrifiant. Une gerbe de feu verdâtre sortit de son museau, voilant le soleil et projetant une ombre sinistre sur la grand-place.

— Va-t’en!, ordonna Valérie.

Elle se jucha sur son hoverboard et d’un coup de talon, elle fonça à pleine vitesse vers l’animal. À la vue de la silhouette de Valérie, ridiculement minuscule face à l’immense monstre cracheur de feu, Danny sentit son sang se glacer. Malgré son équipement high-tech, elle ne faisait pas du tout le poids, Danny le savait. Il avait déjà affronté Dora sous sa forme dragon et savait la bête d’une puissance bien plus redoutable que les fantômes auxquels la Chasseuse Rouge était habituée.

Il devait intervenir. Maintenant. Il aurait pourtant dû savoir qu’il serait inutile de débattre avec Valérie: rien ne pouvait la convaincre de se défiler face au danger.

Il examina rapidement la zone autour de lui. Le chaos était absolu. La foule s'égosillait. Les gens pris de panique couraient en tous sens, renversant les tables, poussant les étalages, se bousculant les uns contre les autres dans les stands. Il parcourut la place du regard, cherchant désespérément une cachette où se transformer, quelque chose de gros, un recoin sombre, n’importe quoi. Mais il y avait des gens partout, des gens qui pleuraient, qui couraient, qui tombaient.

Estimant qu’il s’agissait de sa meilleure option, il s’élança vivement en direction du van d’Amity News. Hélas, au même instant, la dragonne qui tentait d’attraper Valérie entre ses pattes griffues, fendit l’air de son énorme queue et l’abattit lourdement à l’endroit où il se trouvait. Il amorça une esquive, mais ne fut pas assez rapide. La queue le frappa avec violence dans l’estomac.

Ce fut un boulet de canon pile dans le sternum. Son air fut immédiatement sapé, son souffle coupé, tandis que la force de l’impact le projetait sur plusieurs mètres, propulsant son corps à travers la place comme une poupée de chiffon. Il heurta le van de plein fouet, tête la première. Son crâne émit un craquement écœurant. Il glissa le long du véhicule et s'effondra à terre, tel un pantin désarticulé.

Tout d'abord sourde, la douleur s’intensifia très vite jusqu’à devenir intolérable. Quelque chose de chaud et humide se mit à ruisseler sur sa nuque. Avec peine, Danny leva une main tremblante. Du sang. Son crâne était-il fracturé? Des étoiles noires s’étaient mises à danser devant lui, envahissant sa vision et menaçant de le noyer dans un océan de ténèbres.

Valérie! Au travers de la brume, il distingua de loin sa silhouette écarlate qui gisait à terre. La dragonne l’avait renversée de son hoverboard et une de ses jambes traînait derrière elle, tordue, tandis qu’elle rampait misérablement.

— Non…

Sa propre voix lui parut faible, si faible. La douleur physique était atroce, mais face à la panique d’un échec obsessionnel, elle paraissait soudain accessoire. Il devait protéger Valérie. Protéger ces gens. Protéger Amity. Protéger. Protéger. Son esprit était un disque rayé, répétant en boucle le même mantra compulsif et angoissé.

De toutes ses forces, il poussa pour se relever. Son geste désespéré déclencha une nouvelle vague de souffrance, le laissant pantelant et ruisselant de sueur. Son corps refusait de lui obéir.

Non… Il devait agir. Il le fallait. Car déjà la dragonne emplissait ses poumons, son regard sanguinaire braqué sur la Chasseuse recroquevillée à ses pieds. Les joues gonflées, le museau fumant, elle s'apprêtait à…

Un puissant rayon d’ecto-énergie frappa la bête, comme un éclair vengeur. Elle mugit et se détourna aussitôt pour identifier son nouvel opposant.

La vision de Danny n’était plus qu’un étroit tunnel fait d’ombre et de douleur, mais il le vit. Fendant l’air et virevoltant autour de la dragonne, il reconnut l’autre Phantom. Son… clone?

Comment… ?

Mais son cerveau pédalait dans un marécage, ses pensées s’étaient enlisées dans une boue épaisse et compacte. Avec une ultime étincelle de lucidité, il songea que quelqu’un allait probablement le trouver et l’envoyer à l’hôpital. Sa peau se hérissa d’un frisson. Il ne pouvait pas aller à l’hôpital. Il ne devait surtout pas aller à l’hôpital. Ce serait une catas—

Le rideau noir s’abattit.

Plus rien n’eut ni de sens, ni d’importance.

 


 

Lorsque Danny revint à lui, ce fut avec lenteur. Son cerveau lui faisait l’effet d’un vieil ordinateur poussiéreux sortant d’une longue hibernation. Cotonneux, ses sens s'éveillèrent un à un. Sous ses doigts, des draps soyeux. Sur sa langue sèche, un goût amer. Et le silence. Presque complet, exception faite de sa propre respiration. Une très faible odeur métallique flottait dans l’air, ainsi qu’une autre, plus agréable. Du parfum? Danny ouvrit les yeux avec précaution. Les pampilles du lustre en cristal éclaboussaient les murs de la lumière du soleil couchant qui filtrait par la grande fenêtre à croisillons. Il était chez Vlad, dans sa chambre.

Il se redressa sur un coude. Dos appuyé contre ses oreillers, il s'affaissa et un sifflement s’échappa d’entre ses dents serrées. Prudemment, il toucha l’arrière de son crâne. Sa peau était étrangement froide et ses cheveux mouillés. Ce n’était pas poisseux comme du sang; c’était… de l’eau? La confusion l’envahit. Il tâtait sa tête du bout des doigts, mais la blessure avait disparu. Là où il était certain de s’être ouvert le crâne, il ne ressentait plus qu’un simple picotement.

Comment avait-il pu guérir si rapidement? Et comble de mystère: comment était-il revenu jusqu’ici? Dans sa tête, il revoyait Valérie, prostrée à terre, et son insaisissable clone dans le ciel, défiant le dragon. Puis le trou noir. Ses souvenirs s’arrêtaient là. Qui avait bien pu le ramener? Vlad? Certainement pas Valérie, en tout cas. Même si elle avait été en état, elle l’aurait envoyé à l’hôpital, ou tout du moins chez ses parents.

Il fourra une main dans la poche de son jean et constata que son portable s’y trouvait toujours. L’écran d’accueil l’informa qu’il était dix-huit heures passées. En temps normal, à cette heure-ci un dimanche, il aurait été sur le départ pour le Wisconsin.

Il fit glisser son pouce sur l’écran du téléphone pour le déverrouiller. Valérie lui avait envoyé plusieurs messages et il se sentit aussitôt soulagé: c’était donc qu’elle allait bien. Ou du moins, qu’elle était en vie. Il appuya sur l’icône de la messagerie, mais son téléphone émit un bip pathétique avant de rendre l’âme. Plus de batterie.

— Argh…

Il frappa faiblement contre son front le téléphone, inutile, qu’il serrait dans la main. Le chargeur était resté en bas, dans la cuisine. Il s’accorda quelques minutes de calme supplémentaire, la tête rejetée dans les oreillers, un avant-bras sur ses yeux clos.

Il repensa à Tiffany, dragonne énorme et vengeresse, crachant des gerbes de flammes verdâtres dans le ciel. Si seulement il avait reconnu le collier un peu plus tôt, ce désastre aurait pu être évité. Dora lui avait pourtant dit… Elle l’avait prévenu qu’elle avait égaré son collier dans Amity, lors de sa dispute avec son frère. Le formidable combat qui avait réuni deux dragons fantômes s’était produit quelques mois plus tôt et avait été largement couvert par les chaînes d’information locales. C’était sans doute à cette occasion que Tiffany Snow avait mis la main sur le collier. Où était le collier, à présent…?

Avec un dernier soupir, Danny rouvrit les yeux et se força à se lever. Il était éreinté, mais hormis quelques bleus et courbatures, il n’était pas en trop mauvais état. Il ne s’en plaignait pas, mais bien qu’il fût habitué à guérir vite, la promptitude de ce rétablissement était toutefois surprenante.

Il s’étira, leva les bras et roula prudemment des épaules sans éprouver de douleur. Puis il renifla et fit la grimace. Il était sale, couvert de transpiration et de sang séché. Il gagna la salle de bains attenante à sa chambre et se rendit intangible un court instant, se débarrassant ainsi de ses vêtements souillés qui tombèrent en une pile devant la douche.

 


 

Son chargeur était bien là où il l’avait laissé la veille: dans la cuisine, branché à côté de l’un de ces gadgets de cuisine chromés qui s'étalaient sur un pan du mur. Danny connecta son téléphone et s’accouda sur le plan de travail, le menton calé contre ses paumes, les yeux rivés sur le petit écran, attendant qu’il daigne s’allumer.

Quelques instants plus tard, l’appareil se mit à vibrer avec frénésie:

[Ça va!!??] -Val, 11:10

[T’es où?] -Val, 11:10

[Danny, réponds s’il te plait] -Val, 11:44

[Je t’ai pas vu partir -Val, 12:10

[Tu vas bien?!!] -Val, 12:11

[Dis moi quand tu reçois ces messages stp] -Val, 13:32

[???] -Val, 14:01

Il y avait une quinzaine de messages dans ce style, dont le ton se faisait de plus en plus insistant, ainsi que plusieurs appels manqués. Danny s’empressa de répondre:

                  [Désolé, mon téléphone était mort] -Danny, 18:35

                  [Tout va bien] -Danny, 18:35

                  [Et toi???] -Danny, 18:35

Il eut à peine le temps d'envoyer le dernier message, que la réponse arrivait déjà:

[Aaah] -Val, 18:35

[😣] -Val, 18:35

[Tu me rassures] -Val, 18:36

[J’ai vu le coup que tu as pris] -Val, 18:36

[Je t’ai cherché après, mais je ne t’ai plus vu] -Val, 18:36

[J’ai eu peur qu’il te soit arrivé quelque chose de grave] -Val, 18:36

                  [Non] -Danny, 18:37

                  [C’était rien] -Danny, 18:37

                  [Je me suis juste enfui ] -Danny, 18:37

                  [Et toi???] -Danny, 18:37

[Ouf] -Val, 18:38

[Oui, moi aussi, ça va] -Val, 18:39

[Je me suis salement foulé la cheville par contre] -Val, 18:39

                  [Qu’est-ce qu’il s’est passé??] -Danny, 18:39

[Hmm] -Val, 18:40

[🙄] -Val, 18:40

[Ça me fait mal de dire ça] -Val, 18:40

[Mais heureusement que Phantom était là] -Val, 18:40

Elle lui fit suivre le lien d’une vidéo en ligne. Quelqu’un avait filmé de loin une partie du combat à l’aide d’un téléphone. La vidéo tremblait et la caméra médiocre de l’appareil peinait à faire la mise au point, ce qui rendait l’image floue. Néanmoins, Danny reconnut aussitôt la forme de la Chasseuse Rouge par terre, la dragonne devant elle et, volant dans les airs, la silhouette vive et élancée de l’autre Phantom. Enfin, sa silhouette à lui, songea-t-il avec frustration.

Il colla son nez contre l’écran, essayant de distinguer les détails obscurcis par la faible qualité de la vidéo. Une chose était évidente, Phantom menait le combat à son avantage. Il le vit foncer sur une borne d’incendie, en dévisser le couvercle, puis diriger le puissant jet d’eau dans la gueule du dragon qui s’ouvrait, béante et enflammée. L’objectif se détourna violemment de la scène tandis que le vidéaste amateur prenait enfin les jambes à son cou, et la vidéo s’arrêta là.

Sous le post, les commentaires étaient nombreux. En les lisant, Danny se rendit compte que l’opinion lui était largement favorable. Ou plutôt, elle l’était pour son clone —ou son sosie, ou quoi que ce soit qu’il fût. Malgré les éloges du public qui défilaient sous ses doigts, Danny se renfrogna. Il n’était pas habitué à avoir de la concurrence à l’image. Il était néanmoins forcé de l’admettre: tout s’était bien terminé et c’était une vraie chance. Lorsqu’il avait vu Valérie abattue à terre, la dragonne devant elle, alors qu’il était lui-même incapable de se relever… Il avait craint le pire.

Un autre commentaire passa devant ses yeux et l’éloigna de la pensée anxiogène. Un utilisateur, soutenu par quelques autres, affirmait que Phantom avait lui même attiré le dragon afin de torpiller le rassemblement de Montez; un acte de terrorisme politique, écrivait-il. Danny poussa une exclamation incrédule qui se mua en un grognement exaspéré tandis qu’il lisait la réponse du compte @FentonWorks, qu’il savait géré par sa mère.

‘Une théorie intéressante @IllumiNacho, mais les fantômes opèrent sur des mécanismes primitifs. Ils se battent, poussés par des instincts territoriaux basiques. Phantom est incapable de faire la différence entre les partis politiques: son cerveau est trop rudimentaire.’

— Non mais! Qu’est-ce qu’il a mon cerveau!, s’exclama-t-il avec indignation. Quel ramassis de conneries.

— Surveille ton langage.

La voix juste derrière son oreille le fit sursauter si fort que son portable faillit lui échapper. Le pic d’adrénaline lui fit faire volte-face. Vlad se tenait juste là, légèrement penché par-dessus son épaule, un œil sur l’écran.

— Fais pas ça, Vlad! Merde, souffla-t-il avec force, une main posée sur son cœur qui battait à tout rompre.

En le voyant si saisi de surprise, Vlad se redressa et lui adressa un demi-sourire narquois. Danny lui lança un regard noir. Jazz lui avait souvent reproché de se déplacer dans un silence total, et il était enfin en mesure de compatir.

Il remit le portable dans sa poche et, tandis que son rythme cardiaque redescendait, il observa d’un œil irrité Vlad retirer une bouteille d’eau minérale du frigo. Il fut tenté un instant de geler le liquide avant qu’il ne puisse se servir, mais il se souvint des questions qui demeuraient sans réponse et, renonçant à la tentation d’une vengeance puérile, il demanda plutôt:

— T’as vu ce qu’il s’est passé sur Egon Square aujourd’hui ?

— Bien sûr. J’étais chez tes parents, pour discuter de l’avancement de mes avocats sur leur dossier, mais j’ai vu la vidéo sur internet. J’imagine déjà les plaintes sur mon bureau demain matin…

— Donc tu n’y étais pas?

— Non. Le combat semblait ardu, mais tu semblais bien t’en tirer.

Danny soupira et frotta l’arrière de son crâne, là où la blessure n’était plus qu’une légère gêne. Ses cheveux, encore humides de la douche, rebiquèrent au passage de ses doigts.

— Sauf que c’était pas moi.

— Tu veux dire…—

— Que c’était l’autre, ouais. Le… le clone?

— Et toi, alors, où étais-tu?, demanda Vlad, visiblement intrigué par ce développement.

— J’ai pris un coup et je me suis évanoui, admit-il, mécontent. Je ne me souviens même plus d’être revenu jusqu’ici. Je sais pas ce qu’il s’est passé.

Il lui jeta un regard vif, comme pour le défier de glisser quelque commentaire désobligeant. Mais Vlad paraissait songeur. Au bout d’un moment, il demanda:

— J’ai vu que notre amie en commun était également de la partie, hmm?

Son ton se voulait neutre, mais Danny savait qu’il était à l'affût. Entre les élections municipales qui approchaient à grands pas et les soucis juridiques de Fenton Works, Vlad avait été submergé de travail. Lui et Danny s’étaient à peine croisés du week-end. Ils n’avaient pas eu l’occasion de rediscuter de Valérie, depuis la dernière fois. Ce qui lui avait tout à fait convenu, même s’il savait que Vlad ne risquait pas d’oublier.

— Ouais, Valérie était là.

— Pour le dragon?

— Non. Elle était là avant.» Danny hésita un instant: «Elle était bénévole sur un stand de soutien à Ernesto Montez.»

— Pardon?

Son ton s’était fait glacial et un éclair rouge passa dans ses pupilles. Danny croisa les bras et le regarda avec défiance.

— Franchement, tout ça c’est de ta faute.

Il lui relaya ce qu’il avait appris: Valérie enquêtait pour le compte de Montez qui avait exprimé des théories inquiétantes envers Vlad. Danny ne se gêna pas pour lui dire ‘je te l’avais dit’. Car oui, Vlad avait mal calculé son coup. Ce petit numéro dans son bureau, quelques semaines plus tôt, avait traumatisé son concurrent électoral, et au lieu de se terrer six pieds sous terre, celui-ci avait plutôt engagé la célèbre Chasseuse Rouge pour riposter et mettre la vérité à nue.

— Donc ouais, tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même, acheva Danny avec un haussement d’épaules.

Vlad plissa les yeux. Ce n’était pas ce qu’il voulait entendre. Danny le savait, mais pour lui aussi, la situation était particulièrement irritante. C’était de la faute de Vlad, de ses petits double jeux et de ses stupides bras de fer politiques que Valérie s’était retrouvée mêlée à tout ça.

— Ça a assez duré, gronda Vlad. J’envoie des insectes-espions.

— Attention, lui rappela Danny, se raidissant imperceptiblement en dépit des courbatures. Je te préviens…—

— Je sais.» Vlad fit claquer sa langue avec impatience. «Je parle de Montez. Il m’espionne. Je l’espionne.»

— Ah ouais, parce que c’était pas du tout quelque chose que tu faisais déjà…

Mais Vlad s’était déjà détourné et sortait vivement de la cuisine. Danny poussa un long soupir, les yeux au ciel. Des insectes espions. Non mais vraiment. Vlad avait un grain. Pauvre Ernesto…

Avec lenteur, il remonta à l’étage. Il était las, mais il lui fallait encore préparer ses affaires et effectuer le trajet dans la Zone pour regagner l’université. Il avait un quiz demain en première heure, sur les supraconducteurs et les superfluides, ce qui était beaucoup moins super que ce que le nom prêtait à penser.

Notes:

Chapitre un peu plus court que les précédents... de nombreuses questions trouveront enfin réponse dans le prochain chapitre!

Chapter 9: Le Super Bowl

Notes:

(See the end of the chapter for notes.)

Chapter Text

 


 

Chapitre 9

Le Super Bowl

 


 

Le panneau ‘Amity Park, une ville où il fait bon vivre!’ était enfin en vue. Coincé dans d’interminables embouteillages, Danny fredonnait un air joyeux, tapant en rythme contre le volant de sa voiture, tandis que les visages maussades des autres automobilistes défilaient avec lenteur autour de lui.

Il avait beau être rentré à Amity Park chaque week-end, revenir en tant que Fenton était différent. C’était la première fois depuis les vacances de Noël qu’il retournait chez ses parents. Regarder le match du Super Bowl en famille était une sorte de tradition, et son père, en particulier, y tenait beaucoup. Chaque année, Jack ne ratait pas l’occasion de célébrer l'événement sportif avec sa fameuse salsa piquante et nachos au triple fromage. Il n’y avait simplement plus qu’à espérer que Maddie soit parvenu à subtiliser à temps les cornes de brume et autres vuvuzelas dont Jack raffolait.

Quelques minutes plus tard, il passait enfin le panneau marquant l’entrée de la ville, et à peine cette ligne invisible franchie, quelque chose se mit à vibrer dans sa poitrine. Il était chez lui. Soudain saisi d’empressement, il fut tenté de rendre la voiture invisible et intangible pour en finir avec l’embouteillage. Ç’aurait été facile —il l’avait déjà fait. C’était un risque inutile cependant, aussi il y renonça et se contenta de se trémousser dans son siège. Pour lui, habitué des pointes à deux cent à l’heure dans le ciel, sa vitesse actuelle lui semblait pareille à celle d’une tortue asthmatique.

 


 

— Surprise!!

— Jazz!

Danny laissa tomber son sac pour recevoir sa sœur qui s’était jetée dans ses bras. Elle lui donna une chaleureuse étreinte de bienvenue, avant même qu’il ait pu refermer la porte d’entrée.

— Je ne savais pas que tu pourrais être là?, dit Danny tandis qu’elle le relâchait.

— Hé oui! On a une semaine de vacances.

— DANNY? C’est toi, fils?

Jack l'accueillit en le serrant d’une accolade si forte que Danny jura sentir ses côtes grincer.

— Prêt pour le match!? Go Chiefs, go!

— Papa, le match n’est pas avant dimanche, lui rappela Jazz en levant les yeux au ciel.

Sa dernière visite remontait au mois dernier seulement, mais Danny ressentait une joie inexplicable à se retrouver dans la demeure familiale. Même si la cohabitation avec Vlad était une réussite, rien n’était comparable à la sensation d’être chez soi, près des siens, sur son propre domaine. Là où son empreinte territoriale était la plus forte. C’était comme si la maison reconnaissait sa présence et qu’elle l’étreignait, elle aussi, à bras ouverts.

Ils passèrent au salon, et Danny remarqua alors la présence d’une autre personne. Assise devant la télé allumée, à côté d’une grosse main en mousse que Jack avait dû ressortir du garage, une jeune fille blonde à lunettes lui offrit un sourire timide.

— Je suis venue avec Jenny, ma coloc, expliqua Jazz tandis qu’ils se saluaient.

Ils discutèrent un instant et Danny apprit qu’elle était britannique, en échange de Cambridge où elle suivait un double cursus de droit anglo-américain En clair, elle collait parfaitement au profil de type petit génie, comme toutes les copines de Jazz par ailleurs. Elle n’avait encore jamais vu un seul match de ‘football américain’, et semblait enthousiaste à l’idée d’accompagner Jazz dans sa famille pour vivre une ‘expérience si typique’. Danny doutait fortement que sa famille eût quoique ce soit de typique à lui offrir, mais elle s’en rendrait compte bien assez tôt. Si la devanture tape-à-l’œil de Fenton Works, l’énorme antenne, et le centre d’opération en forme de zeppelin sur le toit ne lui avaient pas déjà mis la puce à l’oreille.

— Où est maman?, demanda Danny quelques instants plus tard.

— Elle est en bas, dans le labo, l’informa Jazz. Je vais aller lui dire que tu es arrivé.

— Non, non, je vais y aller.

Alors qu’il s’apprêtait à quitter le salon, une image à la télé l’arrêta. Le bulletin d’information local venait de changer de sujet et le visage d’Ernesto Montez s’étalait maintenant sur l'écran. C’était sa photo de candidature électorale: de trois-quart, souriant, les épaules droites, le regard franc braqué vers l’objectif. C’était la légende sous le cliché qui avait retenu l’attention de Danny: Ernesto Montez: le candidat qui perd la boule?

— Qu’est-ce que c’est que ça?, demanda-t-il.

Jack appuya sur un bouton de la télécommande pour augmenter le volume.

«[...] de plusieurs enregistrements audio dans lesquels on entendrait le candidat Ernesto Montez tenir un discours délirant aux accents conspirationnistes. La provenance de ces enregistrements n’a pas encore pu être confirmée, mais plusieurs sources attestent de leur authenticité.

Montez y est entendu tenant des propos paranoïaques et incohérents, où il assure avoir vu Elvis Presley chez son concurrent aux élections, Vlad Masters, lequel, dit-il, serait en fait un vampire. Il accuse également l’actuel maire d’Amity Park d’actes d’espionnage, à l’aide, dit-il, ‘d’insectes et d’oiseaux robotisés’ qui l'observeraient par ses fenêtres. À notre demande d’interview, Ernesto Montez a refusé tout commentaire et a déclaré : ‘Certainement pas, vos journalistes sont des reptiliens’.

Les membres de son parti, Debout! se sont déclarés ‘préoccupés’ et ont assuré prendre très au sérieux l’état de santé mentale de leur candidat. »

Le bulletin passa à la nouvelle suivante, et Jack baissa à nouveau le son tout en commentant:

— J’ai toujours su que ce Montez n’avait pas toute sa tête!

— Ouais… pas du tout comme Vlad, marmonna Danny.

— Tu l’as dit!, s’exclama Jack, insensible à l’ironie.

— Mais c’est bizarre quand même, non?, fit Jazz. À un seul jour des élections…

Danny songea que ça n’avait rien de particulièrement bizarre. Pauvre Ernesto, en effet. Il se sentit soudain coupable de n’avoir rien fait pour arrêter les machinations de Vlad à son encontre. En réalité, il savait n’y avait pas grand-chose qu’il aurait pu faire, et dans les faits, il avait déjà assez de problèmes sans avoir à se soucier en plus d’affaires politiques.

Il laissa les autres et s’en alla dans le laboratoire pour voir sa mère. Il la trouva assise devant le grand établi à droite du portail et pour une fois, ce n’était pas sur des relevés d’analyses qu’elle était penchée, mais sur un tas de paperasses qui recouvrait toute la table. Sur un coin, une pile de livres se dressait, si haute et composée d’ouvrages si volumineux qu’elle donnait l’impression de pouvoir s’écrouler à tout moment. En l’entendant descendre les marches, elle leva la tête et reposa aussitôt son papier pour aller le serrer dans ses bras.

— Danny, mon poussin! Tu es déjà là. Excuse-moi, je ne t’ai pas entendu entrer.

— C’est pas grave, maman, je viens tout juste d’arriver. Tu vas bien?

Ses traits étaient tirés et elle avait des cernes comme des valises.

— Bien sûr mon chéri, tout va très bien.

Danny n’avait pas besoin de consulter les documents pour deviner ce qui l’accaparait autant:

— Tu travailles sur le dossier du brevet?

— Oui, mais j’allais justement faire une pause.

— Est-ce que… est-ce que ça s’améliore? Vlad et ses avocats vous aident maintenant, non?

Par téléphone, Maddie lui avait constamment assuré qu’ils avaient la situation bien en main. Mais de toute évidence, il lui était plus difficile de cacher son incertitude en personne car la façon dont elle pinça les lèvres trahit aussitôt son hésitation.

— Hé bien, oui, sans l’aide de Vlad pour défendre nos intérêts, je pense que nous aurions dû mettre la clé sous la porte depuis longtemps. Il a été très présent, tu sais, en pleine période électorale, en plus, nous lui sommes extrêmement reconnaissants. Mais…

Elle parut hésiter.

— Maman, je suis plus un gamin. Tu peux me parler. Est-ce que les avocats ont fait des avancées?

— Les avocats sont d’une grande aide, oui…

— Et donc?

— Ça ne sera peut-être pas suffisant.

— Mais pourquoi!

Elle soupira avec lassitude, fermant brièvement les yeux. En dépit de sa réticence à aborder les soucis juridiques de son entreprise avec son fils, la gravité de la situation la poussa à poursuivre:

— Tu le sais déjà, nous avons reçu une ordonnance de cessation. Légalement, nous ne pouvons plus commercialiser aucune des inventions qui repose sur la technologie du transfert de fréquences ecto-éthérique pour générateur de champs de résonance.

— Et… alors? Ça fait beaucoup d’inventions, ça?, demanda Danny bien qu’il sût déjà la réponse.

— Presque la moitié de nos outils actuels, et à peu près tout ce que nous avons en matière d’ecto-défense. Ce qui inclut aussi l’ensemble des installations déjà vendues à la ville.

— Mais ça n’a pas de sens! Comment est-ce qu’ils peuvent vous forcer à faire ça? Alors que tous ces trucs vous appartiennent! C’est vous, les vrais inventeurs!

— Pas aux yeux de l’Office, puisque nous ne sommes pas détenteurs légitimes du brevet. Quelqu’un d’autre l’a déposé à notre place, il y a quelques mois.

— Mais comment ça a pu arriver? Je croyais que Papa avait juste oublié d’envoyer une lettre? Je comprends pas...

— C’est compliqué, nous ne sommes pas sûrs. En tout cas, quand nous nous en sommes rendu compte, c’était déjà trop tard.

— Mais c’est complètement dingue!, s’insurgea Danny. On peut pas juste voler une propriété intellectuelle comme ça, non? Il faut des documents, des preuves? Un dossier, des rapports de recherche, des… des schémas scientifiques ?

Danny n’avait qu’une vague idée de ce qu’impliquait la procédure, mais le vol éhonté de ce que ses parents avaient de plus cher: leurs inventions, leur génie, le revoltait au plus profond de lui.

— Bien sûr, confirma Maddie avec un hochement de tête résigné. Et c’est justement là où nous nous heurtons à un mur: le brevet a été déposé par l’autre partie en bonne et due forme, avec toute la documentation nécessaire.

— Mais qui…? Qui aurait pu avoir accès à tout ça à part vous?

— C’est le cœur du problème: nous l’ignorons. Si nous savions, ce serait beaucoup plus facile. Mais ils se cachent derrière des pseudonymes, des sociétés écrans… J’avoue avoir du mal à suivre.

Danny fronça les sourcils, se forçant à analyser la situation avec méthode. À qui profitait le crime? Par le passé, ses soupçons se seraient portés sur Vlad, mais les choses avaient changé depuis. Alors qui? Ses ennemis dans la Zone étaient plutôt du genre à créer des monstres en cheddar dans le rayon produits laitiers du supermarché —et autres idioties farfelues. Les méfaits à coups de paperasse administrative étaient beaucoup moins leur style.

— Je ne te raconte pas tout ça pour que tu t'inquiètes, mon chéri. Simplement pour que tu saches qu’en ce moment… les choses sont un peu compliquées, mais…—

— Ça a l’air beaucoup plus grave ‘qu’un peu compliqué’», la coupa-t-il. La façon dont elle tentait de minimiser les faits l’irritait, comme s’il était incapable d’encaisser la vérité. Il se souvint de ce que Vlad avait dit. Danny avait espéré qu’il pût exagérer, mais… : «Vous risquez la faillite, non?»

— Danny…», commença-t-elle d’un ton rassurant. Mais voyant son expression résolue, elle consentit à admettre: «Hé bien, c’est une possibilité. Nous devrons peut-être vendre la maison…»

Vendre la maison? Non! C’était hors de question! La pensée que ses parents puissent perdre l’aboutissement de toute une vie, la demeure familiale, le lieu où il avait grandi, était inacceptable. À cela se mêlait un autre genre d’horreur qui puisait sa source dans la profonde territorialité de Phantom. Le lourd sentiment d’épouvante qui glissa dans son cou était comme une traînée de bave froide et visqueuse.

— Ouh, il fait froid tout à coup, non?, dit Maddie en frissonnant.

Danny se força à museler son aura spectrale, mais le poids de la catastrophe, même hypothétique, le clouait sur place.

— Allez, on arrête de parler de ça, décida-t-elle en tapant sur sa cuisse. Tu es ici pour profiter du week-end. Tu viens, on remonte?

Danny hocha faiblement la tête et s'efforça de regagner son calme tandis qu’il la suivait dans les escaliers. Mais la préoccupation avait teinté sa joie et pesait désormais sur son cœur comme un nuage lourd dans le ciel.

 


 

Le jour suivant, Danny passa une bonne partie de l’après-midi dans le garage. D’abord à l’insistance de son père, pour l’aider à chercher un ballon de football gonflable géant à son effigie. Puis ensuite pour tout ranger, une fois la structure déclarée officiellement disparue —assurément car un fantôme l’avait volé, décréta Jack.

Le dimanche matin fut consacré aux devoirs, mais une partie de son esprit demeurait tracassée quoiqu’il fît. Après le déjeuner, il finit par délaisser ses livres et se retrouva allongé sur son lit, scotché sur un jeu mobile qui consistait à absorber les autres joueurs en ligne pour monter en tête du classement.

Il était sur le point de prendre la pole position, quand une très fine oscillation énergétique effleura son champ de perception. Si légère que s’il ne s’était pas trouvé sur son propre territoire, il ne l’aurait probablement pas détecté; la vibration ecto-énergétique était trop feutrée pour déclencher son sens fantôme. Elle était aussi familière: c’était Vlad, sous forme humaine, qui venait d’entrer chez lui.

— Danny! Vlad est là! Viens dire bonjour, appela inutilement Maddie depuis le rez-de-chaussée.

Il émit un grognement inintelligible, les yeux toujours rivés sur son téléphone. D’ordinaire, l’arrivée de Vlad lui hérissait le poil et la sensation d’invasion territoriale réveillait en lui un besoin instinctif d’aller inspecter ses faits et gestes. Cette fois, cependant, il se rendit compte que la présence de l’autre demi-fantôme le laissait indifférent.

Quelques minutes plus tard, un autre joueur engloutit son personnage, mettant fin à sa partie. Toujours à plat ventre sur son lit, il pressa son visage contre la couverture et soupira bruyamment, vaincu. Il tourna la tête avec léthargie et adressa un regard coupable à ses livres de cours abandonnés sur le bureau. Enfin, il glissa son téléphone dans sa poche et se leva.

Il descendit les escaliers menant dans l’entrée et vit Vlad serrer la main de Jenny tandis que Jazz faisait les présentations. En le voyant arriver, Vlad le salua à son tour et comme à son habitude, il amplifia un court instant son aura à travers la pièce. C’était une provocation, bien sûr, comme entrer chez quelqu’un pour essuyer ses bottes pleines de boue sur le tapis. Et pourtant, la pique était ici plus facétieuse que véritablement offensive. Danny lui retourna son bonjour, impassible tandis qu’il intensifiait sa propre aura avec une défiance malicieuse, sa présence spectrale vibrant à une fréquence traditionnellement employée pour l’affirmation territoriale. Je joue à domicile, Plasmius, semblait-il dire —et Danny ne manqua pas l’ombre de son sourire en coin, juste avant que Jack ne l’attrape vivement dans ses bras.

— Jazz, tu m’avais pas dit que l’ami de ton père était Vlad Masters, chuchota Jenny avec frénésie.

Sa bouche restait grande ouverte et ses yeux écarquillés suivaient le moindre geste de Vlad, comme si elle n’arrivait pas à croire que le Vlad Masters se trouvait dans la même pièce qu’elle.

— Ah oui, ça m’est sorti de la tête. Hm, c’est vrai que Vlad est un peu connu, non?, répondit Jazz en considérant l’expression ébahie de son amie.

Un peu connu?, siffla-t-elle. Tu rigoles? C’est un milliardaire, et il fait régulièrement la une des journaux! Ma prof a parlé de lui la semaine dernière!

— Ta prof?

— De nombreux cas impliquant VladCo sont juridiquement pertinents à étudier, expliqua-t-elle.

— Tu m’étonnes; y a des trucs louches à la pelle, ricana Danny à côté des deux filles.

Bien qu’ils parlaient à voix basse, Danny devinait que Vlad pouvait aisément saisir chacun de leurs mots, et son rapide coup d’œil indigné confirma cette théorie.

— Il y a plein d’avocats et de cabinets prestigieux qui ont travaillé sur ces cas, insista Jenny en se tournant vers lui. La façon dont VladCo parvient toujours à gagner est célèbre. C’est très inspirant.

— Super inspirant, ouais, marmonna Danny en songeant au malheureux destin de Montez.

Il suivit du regard Vlad qui se faisait entraîner par Jack vers le salon. Jenny reprit dans un nouveau chuchotement surexcité:

— Vous pensez que je pourrais discuter d’un stage de fin d’études dans son service juridique?

— Je sais pas Jenny, fit Jazz, soudain soucieuse. Vlad est un peu…

Elle laissa le reste de sa phrase en suspens, mais à en juger l’expression de son visage, l’adjectif qu’elle avait en tête n’était guère clément.

— Oh, ça va, Jazz, objecta Danny avec un haussement d’épaules. Il est pas si terrible, ces derniers temps.

Sa sœur leva les sourcils si haut qu’ils disparurent sous sa frange. Elle paraissait sur le point de rétorquer, mais la voix de Maddie provenant de la cuisine l’interrompit:

— Les enfants, venez m’aider s’il vous plaît!

Le pas traînant, ils se dirigèrent vers la cuisine. Jack, fidèle à la tradition annuelle, avait tenu à confectionner son trio d’encas favoris: fudge, nachos et corn-dogs. Le tout en quantité suffisante pour nourrir une petite armée. Comme toujours, son enthousiasme débordant se lisait dans le chaos qui colorait son travail, en laboratoire comme en cuisine, et il régnait dans la pièce un impressionnant désordre.

— Danny, mets les boissons et des verres dans le salon, s’il te plaît. Et toi, Jazz, les nachos sont prêts, prends-les aussi, tu veux. Fais attention, c’est chaud.» Puis Maddie plissa le front. «Vous ne sauriez pas où votre père aurait laissé tous les essuie-mains, par hasard? »

Danny et Jazz secouèrent la tête.

— Je peux vous aider à chercher, Mrs. Fenton, proposa aussitôt Jenny.

Les bras chargés, Danny et Jazz quittèrent la cuisine, laissant Maddie et Jenny mener leurs recherches.

— J’espère que rien de tout ça n’est ecto-contaminé, marmonna Jazz en inspectant le plat qu’elle portait.

Dans le salon, Jack était en train d’expliquer quelque chose à Vlad qui affichait un air apathique. Il mima une explosion avec ses mains, bruit de bouche à l’appui. Danny devinait sans problème le sujet de la conversation: la veille au soir, son père avait fait exploser la poubelle en tentant d’y installer un diffuseur repousse-spectre. Il y avait eu une recrudescence de rat-fantômes récemment, et si en théorie l’idée avait paru bonne, son application avait été désastreuse. Danny se remémorait le fiasco quand tout à coup, un éclair vert et orange dans les mains de son père le fit tressaillir de façon mécanique:

— Papa!

Jack venait d’extraire de sa poche un infâme portefeuille aux couleurs criardes et le tendait à Vlad. Le nouveau prototype du portefeuille ‘bas-les-pattes-fantômes’ était aussi laid que douloureux, ce qui lui conférait au moins l’avantage d’être facilement reconnaissable. Jack se tourna vers Danny, l’air interrogateur.

— Maman a besoin de toi dans la cuisine. Elle, heu... —elle cherche un... truc.

Jack parut perplexe puis, visiblement déçu, il laissa retomber sa main mollement. Il rempocha le portefeuille et s’en alla vers la cuisine. Danny termina de poser les bouteilles de soda sur la table basse du salon et lorsqu’ils furent seuls, il glissa à Vlad:

— Ce truc t'aurait filé un sale coup de jus. N’y touche pas.

— Je n’y comptais pas, assura Vlad —mais il jeta tout de même un regard soucieux vers la porte où Jack venait de disparaître.

Danny était sur le point d’aller s’avachir dans le canapé, espérant que sa mère ne le rappellerait pas, mais ce fut Jazz qui émit un petit toussotement.

— Danny. Est-ce que je peux te parler une seconde s’il te plait?

Sans Vlad, devinait-on implicitement.

— Rhâa, quoi? Maintenant?, maugréa-t-il en lui adressant une moue rembrunie.

Jazz hocha la tête et se détourna, dans une invitation à la suivre qui ne souffrait pas le refus. Il poussa un soupir et lui emboîta le pas.

— Qu’est-ce qu’il y a?

— Attend.

Jazz les mena jusqu’à la buanderie et ferma la porte derrière eux. Il y flottait une forte odeur d’assouplissant et dans un coin, le sèche-linge ronronnait dans un bruit sourd de tambour et de claquements métalliques. Jazz était intimement familière avec les capacités auditives surhumaines d’un demi-fantôme, et ce n’était pas par hasard qu’elle avait choisi cette pièce. Elle se tourna vers lui, les mains sur les hanches et le regard vif. La ressemblance avec sa mère était frappante.

— Ok, c’est quoi le truc avec Vlad?

— Hein?

— Tout à l’heure: ‘oh ça va Jazz, Vlad est pas si terrible’, singea t-elle d’une voix exagérément bourrue qui parodiait celle de son frère. Et là encore à l’instant: tu fais en sorte d’écarter papa pour lui éviter une électrocution?

Danny eut un faible sourire. Il aurait dû voir cette conversation venir. Jazz avait toujours été très perspicace. Après tout, elle avait été la seule à découvrir son secret, il y avait des années de cela, quand tous les adultes autour d’eux y étaient restés aveugles.

— Bah le portefeuille rigole pas. Ce truc fait un mal de chien…

— Je me fiche du stupide portefeuille!, le coupa t-elle. Tu sais bien où je veux en venir. D’habitude, tu aurais probablement au contraire encouragé papa à le lui montrer. Quelque chose a changé. Alors?

Danny ne tenta pas de démentir et se décida à lui raconter son accord avec Vlad, chez qui il avait passé tous les week-ends depuis la reprise des cours. En quelques phrases succinctes, il lui expliqua en quoi ce marché leur était mutuellement bénéfique, bien que les détails restaient difficilement compréhensible pour quelqu’un d’humain. Jazz avait tendance à analyser la situation en portant sa casquette de psychologue et elle peinait à comprendre ces instincts qui régissaient sa nature surnaturelle. Une fois encore, elle révéla le clivage qui existait entre leurs réalités lorsqu’elle demanda, incertaine:

— Je pensais que ça allait mieux, les cours? Que tu n’avais plus besoin de revenir, que tu parvenais à surmonter ton anxiété et que…

Danny sentit un mélange d’amusement et d’impatience monter en lui. Ce n’était pas de sa faute, se rappela-t-il.

— Jazz, je te l’ai déjà dit. C’est pas quelque chose que je peux simplement ‘surmonter’ ou ‘apprendre à maîtriser’.

— Ok, ok, dit-elle en levant les mains devant elle en signe d’abandon. De toute façon, j'aurais dû me douter que tu continuais de revenir à Amity. J’ai vu cette vidéo en ligne, l’autre jour, de toi contre ce dragon.

— Ha, pour le coup, c’était pas moi.

— Comment ça?

— C’était pas moi, répéta-t-il. Tu te souviens à Noël: la bijouterie, le centre commercial? Je te l’avais dit: c’était pas moi non plus. Il y a un… un imposteur. Un fantôme qui prend mon apparence et se fait passer pour moi. Et c’est hyper chiant.

Son ton était léger, comme si toute l’affaire n’était qu’une banale épine au pied, un simple rigolo qui avait trouvé un nouveau moyen de l'enquiquiner. Il se garda d’évoquer la théorie de Vlad. Jazz l’aurait trouvé horrifiante et il n’avait pas particulièrement envie de gâcher la journée.

— Oh, vraiment?, fit-elle en fronçant les sourcils. J’aurais juré que c’était toi. Vous avez vraiment la même façon de vous battre.

— Tu… tu trouves?

Un malaise inexplicable l’envahit. Il n’avait pas songé à ça. Un élément de plus qui s’ajoutait au mystère.

— Bah, au moins il a bien agi: personne n’a été blessé et il a gagné, raisonna Jazz. La vidéo avait plein de commentaires positifs.

— Mmmhm», fit Danny, partagé. Il n’était pas convaincu de l'honnêteté de son double. Même s’il était content que tout se soit bien terminé, cette imposture lui laissait un goût amer en bouche. Il haussa les épaules. «Ouais. Les gens voyaient Phantom d’un mauvais œil ces derniers temps, alors tant mieux, j’imagine.»

Jazz avait délaissé son expression sérieuse, et l’examinait à présent d’un air indulgent. Ce qu’elle vit parut la satisfaire car elle lui adressa un sourire affectueux:

— En tout cas, tu as bien meilleure mine qu’à Noël. Je ne pourrais jamais faire confiance à Vlad, mais j’ai confiance en toi, Danny. Et puis, tu n’as peut-être pas tort… Vlad apporte aussi son aide aux parents, après-tout.

— Les choses sont plus faciles, depuis ce marché, admit Danny. Et je disais vrai pour ce qui est des cours: je m’en sors plutôt pas mal maintenant. Aucune sèche, aucun devoir de manqué.

Le sourire de Jazz devint radieux. S’il y avait bien une chose qui pouvait convaincre Jazz, c’était les résultats scolaires. Vlad, les dragons, les sosies? La belle affaire! Tant que les bonnes notes étaient au rendez-vous.

Par-delà le bourdonnement du sèche-linge, la voix forte de leur père leur parvint soudain de l’autre côté de la porte:

— Jazz! Danny! Où est-ce que vous êtes? Venez vite, ça va être le kick-off !

 


 

Le match se joua à peu de choses et la victoire des Chiefs sur les Eagles, très serrée, ravit leur petite assemblée. Aucun d’entre eux n’était supporter d’une équipe comme de l’autre, mais Vlad affectionnait Marquez Valdes-Scantling, un ancien joueur des Green Bay Packers qui était désormais chez les Chiefs de Kansas City. Il avait donc naturellement apporté son soutien aux Chiefs, et de toute façon, avait-il déclaré, il était impensable qu’il puisse soutenir les Eagles; pas après la blessure qu’Aaron Rodgers avait reçue en les affrontant plus tôt dans l’année.

Jack quant à lui, était ravi d’appuyer les choix de Vlad quels qu’ils furent, et ne fut que trop heureux de crier avec exaltation à ses côtés lorsque le coup de pied de Harrison Butker permit aux Chiefs de remporter le trophée, à seulement huit secondes de la fin.

Personne ne fut donc insensible au suspense, à l’exception peut-être de Jenny qui, en dépit des explications fournies, ne semblait pas comprendre grand-chose au jeu et se révéla surtout intéressée par le spectacle de la mi-temps.

La soirée achevée, Vlad rentra chez lui et tout le monde partit se coucher. Sauf Danny. Il était décidé à venir à bout des devoirs qu’il avait négligés, quitte à rester éveillé jusqu’à une heure avancée de la nuit.

Il devait être aux alentours de deux heures du matin lorsqu’il referma enfin ses livres. Il s’étira dans sa chaise de bureau et fit craquer ses jointures ankylosées. Après un bâillement, il se leva, quitta sa chambre et descendit mollement les escaliers qui menaient au rez-de-chaussée. Il se dirigeait vers la cuisine, à la recherche d'une boisson fraîche, quand il se figea.

Il y avait eu un son, comme un fracas, sourd et lointain. Son regard se posa sur la porte qui menait au laboratoire. Le son était venu de là. Il plissa les yeux.

Danny se rendit intangible l’espace d’une seconde, le temps de passer à travers la porte. Parfaitement silencieux, il descendit, ses pieds frôlant à peine les marches, son souffle gelé dans ses poumons. Dans la cage d’escalier, l’obscurité était totale, seule la faible lueur émeraude dans ses yeux perçait les ténèbres. Il continuait d’entendre un faible remue-ménage. Personne ne parlait, mais on aurait dit que quelqu’un déplaçait des affaires.

Arrivé en bas, il passa discrètement l’angle —puis tous ses muscles se raidirent.

C’était l’autre Phantom. À quelques mètres à peine, la lumière diaphane de sa présence se répandait autour de lui. Il ne l’avait pas encore remarqué, accaparé par la lecture des documents étalés sur la table, ceux-là même qui avaient tant occupé sa mère la veille.

Une idée l’électrisa tout entier, telle la foudre frappant la cime d’un arbre. Et si, depuis le début, c’était lui qui se cachait derrière les problèmes de ses parents? Et si c’était lui qui, pour une raison encore indéterminée, avait trafiqué les affaires de Fenton Works? L’idée était à peine formée dans sa tête, les détails flous, mais il en fut tout à coup persuadé: d’une façon ou d’une autre, cet imposteur était impliqué et responsable.

— C’est toi!, haleta-t-il.

Il avait perdu l’effet de surprise, mais peu lui importait. La soudaine compréhension lui avait fait perdre tout semblant de stratégie, et une sourde colère se mit à gronder en lui.

Son double eut un sursaut et il se retourna. Le papier dans ses mains lui échappa et il s’immobilisa, les yeux écarquillés en voyant Danny.

— Je sais ce que tu penses, dit le double avec précipitation. Mais je n’espionnais pas leurs affaires juridiques. Je…

Sa voix se perdit. Une étrange expression obscurcit les traits de son visage; comme s’il avait égaré le fil de sa pensée au milieu de sa phrase. Il le dévisageait à présent avec une expression que Danny ne pouvait déchiffrer, bien qu’elle fut sur ses propres traits.

Danny grinça des dents malgré lui. Si, il savait: c’était un air coupable, démuni. L’autre se rendait compte à quel point son mensonge ne tenait pas la route. Danny voyait parfaitement au travers. Sa certitude avait pris racine dans son cerveau. Le simple fait qu’il parle d’espionnage prouvait le contraire de ce qu’il prétendait : cette fouine avait mis le nez là où il n’aurait pas dû. Une puissante vague d’instinct protecteur le submergea en même tant qu’une lumière vive l’enveloppait, le transformant en sa moitié fantôme.

Deux Phantom se faisaient face à présent. Les halos laiteux de leur forme répandaient une lumière diffuse dans la pénombre, comme deux lunes jumelles dans un ciel d’encre. Un flash inonda soudain la pièce.

BOUM!

Danny venait de lancer un puissant ecto-tir. L’heure n’était plus aux plaisanteries ou aux boutades. Néanmoins, et en dépit du caractère abrupt de l’attaque, l’autre avait esquivé avec une vitesse impressionnante. D’un bond, il avait sauté dans les airs, évitant le flux d’ecto-énergie qui s’en alla s’écraser contre la table. Les livres qui avaient été empilés là volèrent en tous sens, heurtant les murs et le sol dans un bruit mat

— Arrête!, hurla son double, flottant désormais à quelques mètres du sol.

Sans prêter oreille à son avertissement, Danny s'éleva à son tour dans les airs et fonça sur son adversaire, les poings flamboyants. Il lui envoya une rafale d’ecto-chocs, décochant en sa direction une volée de sphères crépitant d’énergie destructrice. Mais l’autre exécuta une série de boucles et de loopings, évitant chacun de ses coups avec grâce.

Sans lui laisser une seconde de répit, Danny tendit les paumes de ses mains devant lui, relâchant un solide rayon d’ecto-énergie, puis un autre, et encore un autre. Mais toujours, l’autre l’évitait avec agilité. Danny poussa un grondement sourd. Malgré la virulence des attaques que lui portait Danny, il ne l’avait même pas égratigné. Du jamais vu. Il lui était impossible de prendre une seule milliseconde d’avantage. Inexplicablement, l’autre ne ripostait pourtant pas et se contentait d’esquiver, ondulant à travers le laboratoire.

— C’est ridicule, marmonna le double tandis que sa longue queue spectrale sillonnait à travers le laboratoire derrière lui.

L’autre s’arrêta brusquement, sans aucune raison apparente. Ni une ni deux, Danny se saisit de cette opportunité, chargeant ses poings qu’il aligna avec précision sur son adversaire. Il relâcha la charge ecto-énergétique, certain que l’ecto-tir allait faire mouche cette fois. Et—

Quelque chose d’aussi incroyable qu’incompréhensible se produisit.

L’autre…. disparut. Il n’y avait pas d’autre façon de le formuler: il venait simplement de disparaître. Sans bruit, sans nuage de fumée, sans éclair, sans rien. Une fraction de seconde plus tôt, il avait été en train de flotter devant lui, sur le point de se recevoir son attaque de plein fouet. Un instant plus tard: évaporé. Parti. Rien.

Non! Pas rien!

Il haleta de surprise.

Il y avait un trou, là, devant! Ou plutôt, un portail. Pas plus grand que sa main. Il était en train de se résorber, de se rétrécir. Sur le point de se refermer. Sans réfléchir, Danny se jeta au travers comme un boulet de canon, comprimant la forme de son essence spectrale pour s'engouffrer par l’ouverture interdimensionnelle, désormais à peine plus grosse qu’une pièce de monnaie.

Il eut tout juste le temps de passer que le portail se refermait derrière lui. Il pivota, les poings frémissant, son regard bondissant autour de lui, à la recherche de l’autre Phantom.

Il était dans la Zone. Les volutes phosphorescentes et la voie lactée verdâtre qui s’étirait à l’infini ne laissaient aucun doute. La soudaine augmentation d’ecto-énergie atmosphérique lui fit l’effet d’un électrochoc. Il sentit son aura spectrale s’amplifier, le besoin de protéger et de se battre se faisant douloureusement intense dans sa poitrine. Avec frénésie, il continua de chercher son ennemi de longues minutes, brûlant d’en découdre. Il ne trouva personne, bien que l’autre n’eût nulle part où se cacher dans le paysage vide et austère qui les entourait.

Frustré, Danny continua de tourner en rond un bon moment, sillonnant le secteur de part et d’autre. Comment avait-il pu disparaître aussi vite? Il ne l’avait pourtant pas lâché d’une semelle. S’était-il téléporté?

Quelle que fut l’explication, il fut finalement contraint de se rendre à l’évidence: il était seul. L'exaltation de l’affrontement puis de la chasse était à présent retombée. Retrouvant peu à peu son calme, il se mit à observer ce qui l’entourait avec une attention nouvelle. D’ordinaire, il reconnaissait toujours une île, même lointaine, les moulures distinctives d’une porte flottante, ou même la fréquence d’un champ vibratoire. Cette fois hélas, Danny se rendit rapidement compte qu’il n’avait aucune idée d’où il se trouvait. Il percevait cependant un frémissement étrange dans l’atmosphère. Oppressant. Sans aucun doute, quelque chose d'inhabituel hantait cette partie de la Zone.

Il se mit à voler, choisissant une direction au hasard, à l'affût d’un élément original qu’il pourrait reconnaître pour s’orienter. Il y avait plusieurs îles, presque toutes désertes, sauf l’une d’entre elles, au loin, sur laquelle une sorte d'église se dressait sous un nuage d’étoiles sombres. Danny hésita un instant, puis se détourna. Il n’avait pas particulièrement envie de demander son chemin à des fantômes inconnus et potentiellement hostiles. Au bout d’un moment, il s’arrêta, frappé enfin d’une idée.

Il y avait beaucoup plus simple pour partir d’ici. Il l’avait déjà fait une fois, il pouvait sûrement réussir encore.

Danny tendit les mains devant lui et ferma les yeux, se concentrant sur la sensation subtile des vibrations magnétiques de la Zone. Il remua le bout des doigts. La matière ondula, comme des vaguelettes sur la surface d’un lac. Il savait. Il pouvait le faire. Visualise. Amity Park.

Il écarta les doigts, et tira. Quelque chose crépita et il rouvrit les yeux, sans lâcher sa prise. Un sourire triomphant se dessina sur son visage. Un cercle au bord ondoyant s’était ouvert devant lui: une fenêtre dans le ciel, par-delà laquelle Danny reconnut aussitôt sa ville.

À peine était-il passé de l’autre côté qu’un sentiment de malaise l’envahit. Quelque chose clochait. Il flottait haut dans le ciel, dans un ciel azur où brillait un soleil de midi éclatant. C’était inattendu. Certes, le temps obéissait à ses propres règles dans la Zone; et bien que ce fût peu probable, il n’était pas impossible que plusieurs heures se soient écoulées dans le monde des vivants. Mais ce n’était pas tout.

Dessous lui, des dizaines de mètres plus bas, se trouvait Egon Square. La place était couverte d'étalages colorés. Danny observa un instant les promeneurs qui, de si loin, paraissaient aussi petits que des fourmis. Il flottait là, bouche bée, les bras ballants, médusé. Jamais encore, il n’avait ressenti de déjà-vu aussi intense. Ce ne fut rien cependant, comparé à l’étourdissement qui s’empara de lui lorsque son regard fut soudain attiré par une grande tente blanche dans un coin du square.

À côté de celle-ci, près d’un banc, se tenait Valérie. Il la reconnut aussitôt, habillée d’un t-shirt violet, ses cheveux épais ramassés en une queue de cheval. Elle discutait avec… Elle discutait avec lui.

La pensée qu’il devait être dans une sorte de rêve ultra-réaliste s’imposa à lui.

Il secoua la tête avec force et se frotta les yeux. Ce n’était pas un rêve. C’était bien lui. Cette journée. C’était… —

Mais au moment où une hypothèse extravagante prenait forme dans son esprit, une clameur s'éleva en bas. Bien qu’il fut haut dans les airs, des cris particulièrement perçants parvinrent jusqu'à ses oreilles, rapidement suivis d’un hurlement rauque et terrible. Il se sentait toujours pétrifié. Spectateur impuissant d’un film qu’il connaissait déjà. Ses yeux demeuraient fixés sur les deux silhouettes. Il vit —il se vit—, agrippant le bras de Valérie, et regarda comment elle secoua son épaule pour se débarrasser de son étreinte.

Quelques secondes plus tard, une énorme dragonne bleue surgissait, et les cris affolés de la foule redoublaient d’intensité. L’animal ouvrit grand la gueule, hurlant, vociférant, et cracha une longue gerbe de flammes vertes vers le soleil, tandis que ses ailes battaient une furieuse cadence. La Chasseuse Rouge s’était à présent élancée vers la menace, juchée sur son hoverboard, casque baissé et ecto-arme au poing.

Danny savait ce qui allait se passer. Bien sûr qu’il savait: comment n’aurait-il pas su? Il avait déjà vu tout cela. La foule hurlait, pleurait, courait en tous sens. Son regard s’accrocha sur la forme familière d’une petite camionnette blanche. Le van d’Amity News. Oui, il savait. Il allait…—

Crac!

Danny grimaça de douleur en se voyant percuter le flanc métallique du véhicule. De loin et sous cet angle, l’impact lui parut encore plus douloureux. Le coup de queue assené par Tiffany l’avait projeté avec une force incroyable, et il se souvenait parfaitement de la douleur qui avait suivi, la confusion, et le désespoir.

Valérie venait à présent de prendre de plein fouet un revers de patte et avait perdu le contrôle de son hoverboard. Elle rampait à terre, mal en point, se hâtant de s’éloigner de la dragonne qui se dressait derrière elle.

Danny scruta le ciel. C’était maintenant que l’autre…

La compréhension l’éventra tel un crochet aux tripes, et il eut une illumination éblouissante. Déchirante.

Une gigantesque poussée d’adrénaline anéanti les barrages de sa paralysie. Mû par l’instinct, il entra immédiatement en action. Sans même faire consciemment appel à ses pouvoirs, ses mains s’enflammèrent et il chargea la bête, les bras tendus, lui tirant un puissant rayon d’ecto-énergie en pleine face.

C’était lui! Lui qui avait sauvé Valérie, tout le monde. Depuis le début, il —

Danny renonça à réfléchir lorsqu’une nouvelle gerbe de flammes manqua de le rôtir et il se concentra entièrement sur le combat. Il savait comment gagner, évidemment: il avait vu la vidéo de sa victoire quelques jours plus tôt. Une partie de lui savait que cette logique était bancale, et pourtant il n’avait jamais été aussi sûr de quelque chose. Il savait ce qu’il avait à faire.

Il décrivit une courbe pour esquiver habilement un coup de griffes acérées, puis exécuta plusieurs feintes destinées à enrager la bête. Il voulait s’assurer qu’elle avait détourné son attention de Valérie. Lorsqu’il fut convaincu que Tiffany était entièrement focalisée sur sa présence, il lui envoya une série d’ecto-tirs et profita d’une courte avance pour plonger en piqué, fonçant à toute allure sur la borne incendie au coin du trottoir. Il n’avait encore jamais actionné un tel système, mais le couvercle n’avait aucune chance face à sa force surhumaine. Il céda aisément, et l’eau se mit à jaillir avec force. La dragonne était sur ses talons. Dans sa gueule ouverte, une étincelle verdâtre brillait, croissait. Les nerfs à vif, Danny avait la sensation de carburer à l’adrénaline pure. D’un geste vif mais précis, il dirigea le jet d’eau en sa direction.

Dans le mille!

Ses mains chargées en ecto-énergie transformaient l’eau en un jet glacé qui inondait l'intérieur de sa gueule et de ses entrailles fumantes

Le gosier gelé et trempé, la dragonne ne put que crachoter quelques pitoyables nuages de fumée. Avec un gémissement de douleur, elle s’effondra à terre, les pattes sur le museau, se tortillant misérablement. Puis, l’animal fut secoué d’une ultime convulsion, avant de se métamorphoser, rapetissant jusqu’à ce que la forme recroquevillée de Tiffany, humaine, ne la remplace.

Sans perdre une seconde, Danny se précipita vers elle. Une main intangible se posa sur sa nuque pour lui retirer le collier, tandis que de l’autre, il l’aida à se relever. Tiffany n’était pas blessée, mais elle semblait secouée et elle tituba un instant avant de regagner son équilibre. Une ambulance venait tout juste de se stationner et des secouristes se hâtèrent vers eux. Danny la laissa aux soins de l’équipe médicale puis s’éloigna, jetant des coups d'œil circulaires autour de lui. Il fallait vite qu’il trouve…

— Hé, Phantom!

Il se retourna. C’était Valérie. Elle se tenait debout, quoiqu’avec difficulté. Elle fit quelques pas supplémentaires pour le rejoindre et Danny constata qu’elle marchait presque à cloche-pied. Elle avait abaissé son masque, révélant un teint anormalement pâle.

— T’as géré, lui dit-elle.

— Val! T’as besoin d’aller voir les secours. Ton pied….

Il fit mine de vouloir passer son épaule sous son bras pour l’aider à marcher jusqu'à l’ambulance, mais elle repoussa son geste avec un battement féroce de la main.

— Ça va, ça va, c’est pas grave. Il y a d’autres personnes qui ont plus besoin d’aide que moi. Je dois trouver quelqu’un. Un ami. Je l’ai vu prendre un coup, mais je ne sais pas où il est.

— Ton… ami?

Quelque chose bourdonna dans ses oreilles tandis qu’il voyait sans l’écouter, Valérie lui faire une description approximative de Fenton. Elle paraissait inquiète, mordillait un coin de sa lèvre inférieure par intermittence. De toute évidence, seule sa cheville blessée l'empêchait de se lancer à la recherche du pauvre Danny.

— C’est tellement… bizarre», marmonna Danny, ébahi. Il avait un autre lui, un autre Danny. Celui qu’il avait vu percuter le van d’Amity News. Pas un clone, pas un double. Lui. «J’ai l’impression que mon cerveau va exploser. C’est un truc de dingue.»

— Hein. Quoi?, fit Valérie en levant un sourcil.

— Tout ça…», dit Danny en regardant autour de lui comme s’il voyait la scène sous un nouveau jour. Ce qui était à la fois vrai et faux. «Je… Je l’ai déjà vécu. Mais en même temps, pas tout. Sous un autre angle. Je sais pas comment l’expliquer. »

— Tu te sens bien, Phantom?, demanda Valérie. T’aurais pas pris un coup sur la tête?

— Non…, dit Danny avec un léger rire. Je crois… Je crois que j’ai voyagé dans le temps, Val! Je ne sais pas comment c’est possible, mais je suis dans le passé!

— Heu….

Il ignora son air mi-dubitatif mi-inquiet, et eut un nouveau rire. C’était incroyable! Il lui désigna la banderole toujours tendue entre deux piquets derrière le stand de Montez.

— ‘Plus que huit jours avant les élections’ ? Les élections sont demain!», s’exclama t-il comme si c’était une évidence. Puis il pointa du doigt le kiosque à journaux et la grande affiche qui annonçait le match du Super Bowl. «Et ça?! Je viens de le voir il y a quelques heures! Les Chiefs ont gagné 35 à 38, mon père a chanté toute la soirée. Je suis pas fou!»

— D’accord.

— Il faut que j’y retourne… Mais avant ça…

Danny se tourna instinctivement vers la direction où il se savait évanoui.

— Phantom, peut-être que tu devrais…—HÉ!

En un éclair, Danny venait de passer un bras derrière les genoux de Valérie, une main sur son dos, et l’avait soulevée avec une délicatesse qui ne dissimulait pas complètement sa force. Valérie lui cria de la lâcher, mais ils étaient déjà auprès de l’équipe médicale.

— Aidez-la s’il vous plaît, dit-il en s’adressant à l’un de secouriste qui s’était tourné vers eux à leur subite apparition. Désolée Val. On se capte, ok?

Elle gronda quelque chose qui ressemblait fortement à une insulte, mais Danny préféra faire comme s’il n’avait rien entendu. Il s’était douté que la fierté de Valérie n’aurait pas toléré qu’il la transporte de la sorte et qu’il aurait à subir sa rancune, mais il était pressé.

Il n’y avait plus une seconde à perdre.

Il fallait qu’il se trouve illico, sinon, quelqu’un finirait par remarquer le type étendu à terre, la tête en sang. Tout lui semblait d’une évidence limpide, désormais. Il s’était cru chanceux d’avoir évité l’hôpital, mais la chance n’avait rien à voir là-dedans. La logique non plus, clairement, mais il pressentait déjà que toute cette histoire allait lui coller la migraine du siècle; autant se réserver ce plaisir pour plus tard.

Il localisa facilement le van d’Amity News. Par chance, les curieux hésitaient encore à s’aventurer dehors, il n’y avait personne à proximité. Danny Fenton se trouvait là, écroulé contre le flanc du véhicule. Une rigole de sang avait perlé le long de son oreille, puis de sa clavicule, et disparaissait sous le col de son t-shirt. Durant quelques secondes, la bizarrerie de l'expérience lui donna le vertige.

Avec précaution, il souleva le corps —son corps—, et inspecta l’arrière de sa tête. Il inspira sèchement entre ses dents. Comme il l’avait redouté, son crâne était fêlé. Sans ses pouvoirs, le choc l’aurait tué. En l’état, son corps luttait de toutes ses forces pour le guérir et le maintenir en vie. Mais ce n’était pas bon du tout. Il devait se dépêcher.

Il les rendit invisibles, puis s'éleva dans le ciel, filant chez Vlad aussi vite que la prudence lui permettait. Il savait que Vlad serait toujours chez ses parents à cette heure-ci, aussi il ne prit pas la peine de masquer sa présence, traversant la façade, puis une succession de pièces, avant de glisser à travers le sol pour gagner le laboratoire. Là, il étendit son corps sur une table et regarda autour de lui. Ayant rangé tout le laboratoire récemment, il savait exactement où trouver ce dont il avait besoin.

Vlad possédait plusieurs onguents médicinaux. L’un d’entre eux portait le nom prometteur de ‘cataplasme ecto-régénérateur’, et après avoir soigneusement nettoyé la plaie crânienne, il en appliqua une dose généreuse. Son crâne actuel en dépendait, après tout. Il trouva également un sérum à base d’achillea spectrum à l’odeur fraîche et mentholée, et en fit tomber quelques gouttes sur la blessure. Au cas où.

Ses efforts amateurs auraient nul doute consterné n’importe quel médecin digne de ce nom, mais Danny connaissait ses capacités de guérison sur le bout des doigts, et lorsqu’il eut terminé, il s'estima satisfait de son travail. Il rangea les médicaments à leur place, puis souleva son lui du passé pour le déposer dans sa chambre.

Il allongea son corps sur le lit, prenant garde de poser sa tête contre les oreillers avec douceur, puis il se tint immobile pour s’observer un instant. Le Danny du passé respirait lentement, la bouche légèrement entrouverte, oublieux du paradoxe qu’ils étaient tous deux en train de vivre.

Danny se pencha et scruta les traits de son propre visage.

— C’est vraiment trop bizarre.

Bien que ce Danny-là fut sous forme humaine, et que lui-même était sous forme fantôme, le sixième sens de l’autre ne s’était pas déclenché une seule fois. Ce qui lui était apparu incompréhensible si longtemps était à présent évident. Son sens fantôme ne se déclenchait pas en présence de sa propre empreinte spectrale, tout simplement.

Danny eut un dernier regard pour son lui du passé, allongé sur le lit. Que faire à présent? Il ferait bien de rentrer chez lui. Dans le présent… le futur?

À cette pensée, une idée géniale le frappa de plein fouet. Ses parents risquaient de perdre leur maison et leur commerce. Et pourquoi? Tout ça à cause d’une lettre que son père avait égarée des semaines plus tôt. Il pouvait y remédier! Comme il avait changé le cours des choses avec le dragon.

L’excitation l’envahit tandis qu’il fermait les yeux et tendait les bras devant lui. Il se mit à penser de toutes ses forces: le passé. Des dizaines de semaines plus tôt. La seconde semaine de septembre. Le jour où son père avait supposément envoyé le dossier de dépôt de brevet. Ç’avait été la veille de son déménagement et de son départ pour UW-Madison, Jack l’avait mentionné.

Danny avait grandi avec Tucker. Bien sûr qu’il avait vu Star Trek et Doctor Who, et qu’il avait lu des comics comme X-men futur antérieur, Flashpoint, et bien d’autres. Dans les films et les comics, les histoires de voyages dans le temps terminaient rarement comme le héros l’avait espéré.

Mais son cas était différent, non? Il agissait uniquement pour aider sa mère et son père. Un léger doute persistait, mais avant qu’il ne puisse revenir sur sa décision, un nouveau portail, rond et brillant, s’était formé entre ses mains. Danny retint son souffle et inspecta l’ouverture. Elle donnait chez lui, chez ses parents. Parfait. Était-il parvenu à retourner à la date précise?

Bon. Quand il fallait y aller…

D’un bond agile, il sauta à travers la déchirure temporelle.

 


 

Le laboratoire de Fenton Works était plongé dans la pénombre. Dans son dos, la lumière de sa chambre chez Vlad filtrait encore à travers l’ouverture toujours ouverte. Danny posa les pieds au sol et jeta un regard circulaire dans le laboratoire. Un sentiment d’incertitude s’immisça en lui. Il s’approcha de la table couverte de papiers et de livres, et se saisit du calendrier sur lequel sa mère notait les anniversaires et barrait les jours écoulés.

Dimanche 12 février.

Il avait échoué. Il était revenu au moment qu’il avait quitté quelques heures plus tôt. Ce devait être la nuit du dimanche au lundi, celle du Super Bowl.

Ses épaules s’affaissèrent de dépit. Le coup de la déception fut tel que la prise mentale qu’il avait maintenue sur son portail se dissipa. L’ouverture se résorba brutalement, le plongeant dans une obscurité quasi totale. Le brusque changement de luminosité et la disparition inopinée de son portail le firent tressaillir.

— Merde!, siffla-t-il.

Malgré lui, son coude venait de heurter la pointe d’un livre et la pile à l’équilibre précaire se mit à chanceler. Il esquissa un geste, mais c’était trop tard. Les volumes s’écroulèrent avec fracas. Il poussa un soupir exaspéré et se mit à les ramasser en silence. À présent, seul son halo fantomatique diffusait un faible éclat de lumière opalescente autour de lui.

Il avait échoué, mais ce n’était pas si grave, songea-t-il. Peut-être même était-ce normal? Il ignorait la façon dont ce nouveau pouvoir fonctionnait. Peut-être fallait-il qu’il revienne toujours à son point de départ, avant de pouvoir effectuer un nouveau saut dans le temps?

Il replaça le dernier livre de la pile à sa place, quand son regard fut attiré par l’un des documents. Danny prit le papier. Office des brevets et des marques des États-Unis. Oui, il fallait qu’il aide ses parents. Il pouvait y arriver.

— C’est toi!

Il sursauta et se tourna vers la voix qui s’était élevée quelque part sur sa droite.

À quelques mètres de là, près de l’escalier, se découpait une silhouette qu’il reconnut sur le champ. À nouveau, il fut confronté à son propre visage dont les traits étaient cette fois-ci tirés par la colère. La stupeur la paralysa un court instant et le document de l’Office glissa de ses doigts pour tomber à terre sans un bruit.

Il comprit aussitôt. C’était presque trop. La réalité était devenue à la fois trop claire et trop folle pour que son cerveau puisse assimiler ce qui était en train de se passer. Il avait vécu cette scène, quelques heures auparavant. Il la vivait à nouveau mais cette fois… Il était… Il était l’autre. Celui qu’il avait alors pris pour un imposteur, un clone. Un espion ?

— Je sais ce que tu penses, s’empressa-t-il d’expliquer. Mais je n’espionnais pas leurs affaires juridiques. Je…

Le reste de sa phrase mourut dans sa gorge tandis qu’une puissante vague de déjà-vu l’assaillait. Ses oreilles se mirent à bourdonner. Sa vision devint un étroit tunnel. Il avait à la fois entendu et prononcé cette phrase. Il était à la fois lui-même et l’autre. Il en avait toujours été ainsi. Il avait la sensation que son cerveau allait imploser.

Une lumière blanche et vive le délivra de son hébétude. Le Danny du passé venait lui aussi de prendre sa forme fantôme. Et il savait ce qui allait suivre.

BOUM!

Danny esquiva l’attaque presque avant même qu’elle fut lancée, s’élançant dans les airs. Il y eut un grand bruit et il sut que les livres qu’il avait soigneusement empilés étaient à nouveau par terre.

— Arrête!, cria-t-il, un mélange de désespoir et d'exaspération dans la voix.

C’était peine perdue bien-sûr. Il se souvenait de la colère qu’il avait ressentie à la vue de celui qu’il avait pris pour un imposteur, un espion et potentiellement le responsable des malheurs de ses parents.

Éviter les rafales de tirs et d’attaques diverses se révéla un jeu d’enfant. Il comprenait à présent pourquoi l’autre avait esquivé avec tant d’aisance. Quoi de plus simple? Il était confronté à son propre style offensif, ses propres tactiques, et il était son propre adversaire. Il avait l’impression d’exécuter une chorégraphie établie d’avance. Avec souplesse et légèreté, Danny fendait la pièce de long en large, décrivant pirouettes et cabrioles pour éviter chacun des ecto-chocs que l’autre lui lançait avec une hargne croissante. C’était presque amusant, mais aussi un peu frustrant. Il ne lui laissait pas une seule seconde pour engager la conversation. Pourquoi avait-il été aussi buté?

— C’est ridicule, bougonna-t-il entre ses dents.

Ridicule.

Un écho du passé.

Il cessa subitement sa course à travers le laboratoire, s’arrêtant net. C’était juste après avoir dit cela que l’autre avait mystérieusement disparu.

Au moment où il avait cette pensée, il se sentit tout à coup engourdi, comme si son cerveau était fait de coton. Il secoua la tête avec force et cligna des yeux à plusieurs reprises. Puis il poussa un glapissement de surprise.

Devant lui, l’autre Danny était parfaitement figé, suspendu dans les airs, tel une statue de sel. Son poing luisait d’un vert éclatant et l’amorce d’un rayon d’ecto-énergie jaillissait en sa direction. Mais l’attaque ne venait pas. Elle était arrêtée, immobile.

Ça devait être le truc le plus bizarre qu’il n’avait jamais vu, songea t-il avec stupéfaction, en observant l’autre Danny qui avait les traits figés dans une expression irascible, paralysé en pleine action.

C’est alors qu’un éclat doré sur sa poitrine attira son regard et qu’il prit soudain note du poids inhabituel autour de son cou.

— Qu’est-ce que…

Il baissa les yeux et contre toute attente, vit un large collier. Un collier qu’il n’avait absolument pas porté un instant auparavant. Il le prit et retourna le gros médaillon suspendu à la chaîne.

Un emblème y était gravé.

CW.

— Bonsoir, Danny Phantom.

Danny bondit et fit volte face, en position de combat.

Un fantôme, grand, le teint bleu, vêtu d’une cape et d’un capuchon pourpre, flottait là. Dans une main, il tenait un long sceptre, mais c’est son torse qui attira le regard de Danny. Son buste était creux et ressemblait à un cabinet vitrine, muni d’une porte de verre montée sur gonds derrière laquelle une multitude d’horloges, pendules, engrenages et rouages tournaient avec minutie. La vision était à la fois terrifiante et fascinante.

Il s’arracha à l'étrange spectacle mécanique pour croiser le regard de l’intrus. Son visage aux traits durs était balafré, et ses yeux rouges le fixaient avec sévérité. Danny fronça les sourcils, sans rien relâcher de sa posture offensive:

— T’es qui, toi?

 

 

 

Notes:

Qui avait vu le truc venir? 👀😄 Dites-le moi en commentaire!

Chapter 10: Le tachyonaute

Notes:

(See the end of the chapter for notes.)

Chapter Text

 

 


 

Chapitre 10

Le Tachyonaute

 


 

— Kronos, Saeturnus, Kairos, Aion… J’ai eu de nombreux noms à travers les âges. La plupart des fantômes m’appellent Clockwork.

Le timbre de sa voix était grave et ses yeux rouges dépourvus de pupille le fixaient sans ciller. Mais Danny était décidé à ne pas se laisser impressionner.

— D’accord, Clockwork. D’où t’es sorti? Comment t’as fait pour arriver ici?

— J’étais là depuis le début. Je suis toujours là.

Danny fit une moue sceptique. Nouveau barjo en ville? Au moins, celui-ci ne l’avait pas encore attaqué. C’était une avancée, comparé à sa brochette habituelle. Il hésitait à le ranger dans la même case, néanmoins. Malgré son attitude sibylline et ses propos excentriques, il émanait de ce fantôme quelque chose de sérieux, de dur.

— On ne s’est jamais vu.

— Toujours et jamais sont frères jumeaux.

Ouais, tapé du ciboulot confirmé. Sa méfiance se muait en impatience.

— Tu sais quoi? Je m’en fiche, en fait. Je suis occupé. Alors qu’est-ce que tu veux? Si t’es venu ici pour me…

Le reste de sa phrase s’éteignit dans sa gorge. L’apparence de Clockwork, qui avait été celle d’un jeune homme dans la force de l’âge lorsqu’ils avaient commencé à discuter, n’avait cessé de s’altérer. Progressivement, son visage se creusait de rides. Son dos se courbait. Inéluctablement, il devenait un vieil homme. Un vieillard, même.

— Qu’est-ce que…, murmura Danny, sidéré.

Il avait l’air d’avoir des siècles à présent. Il était ratatiné, diminué, l’échine ployée. Mais comme la transformation suivait son cours, Danny s’aperçut soudain que la forme frêle du vieillard rabougri était en fait celle, chétive, d’un nourrisson. En avait-il toujours été ainsi? Passait-il par ces formes de façon successive, ou les incarnait-il toutes à la fois?

Plus Danny se concentrait sur son apparence physique, plus elle semblait distordue, insaisissable. Il sentit un frisson d’effroi écorcher sa nuque comme des ongles griffant sa peau. Incapable de réprimer sa curiosité morbide, il étendit son aura pour inspecter l’essence spectrale de l’autre, et— Un hoquet étranglé lui échappa.

— Qui es-tu?

— Je te l’ai dit.

— Je veux dire…» Il s’interrompit; déglutit. Que voulait-il savoir, au juste? Un étrange pressentiment lui murmurait que Clockwork n’était pas juste quelqu’un. Mais quelque chose. «Est-ce que tu es un fantôme?»

Clockwork découvrit ses dents de lait en un rictus.

— Oui, je suis un fantôme. Mais sans doute pas au sens où tu l’entends. Je ne suis ni mort, ni vivant. Je suis, c’est tout.

Danny détourna les yeux pour regarder son double, toujours suspendu dans les airs, immobile. Puis il regarda à nouveau Clockwork, et les engrenages qui tournaient rigoureusement dans son abdomen. Sa gorge se serra.

— Tu es le Temps.

L’expression de Clockwork se radoucit, et Danny jura que l’ombre d’un sourire passa sur son visage aux traits adolescents.

— J’ai voyagé dans le temps, aujourd’hui, dit Danny. Enfin, je veux dire, dans le passé… tout à l’heure.

Sa phrase n’avait aucun sens, mais Clockwork ne sembla pas s’en formaliser.

— Je sais.

— Tu sais?

— Je sais tout. Je vois tout.

Il y eut un moment de silence durant lequel Danny essaya de déterminer si Clockwork l’impressionnait ou l’insupportait —les deux, finit-il par conclure.

— Tu sais tout? Alors pourquoi est-ce que tu débarques seulement maintenant? Je fais ça depuis des mois, apparemment.» Puis il grommela à voix basse: «Ce qui m’a bien fichu dans le pétrin, d’ailleurs…»

— La continuité temporelle doit être préservée. Je n’interviens qu’en cas de situation particulièrement délicate. » Il désigna du menton le Danny du passé, figé dans les airs. «Ton cas est exceptionnel. Le moment était venu pour nous de nous rencontrer.»

Danny inspira nerveusement. Par réflexe, il échafaudait déjà une histoire dans un coin de sa tête qui montrerait qu’en dépit des apparences, il avait eu la situation bien en main. Mais si Clockwork savait vraiment tout… Inquiet, il désigna son lui du passé:

— Qu’est-ce que tu lui as fait?

— Rien. C’est nous qui sommes hors du temps. Ce médaillon te permet d'être temporairement suspendu avec moi.

Danny prit le pendentif et effleura de ses doigts le symbole gravé en lettres d’or. Puis il releva les yeux vers Clockwork dont l’expression était impassible.

— C’est pour ça que t’es venu? Pour m'empêcher de m’étriper avec mon moi du passé —heu, du futur.

— En quelque sorte.

Clockwork agita le sceptre qu’il tenait dans la main droite. Avec une facilité que Danny lui envia aussitôt, il ouvrit un large portail donnant sur la Zone. La lumière verdâtre de l’autre côté de l’ouverture projeta des grandes ombres qui se mirent à osciller doucement sur les murs du laboratoire. Clockwork passa au travers, puis lui adressa un geste d’invitation:

— Viens.

— Pourquoi?, demanda-t-il avec prudence. Qu’est-ce que tu veux exactement?

Il ne savait que penser de Clockwork. Bien qu’il ne fût pas hostile, son attitude sévère ne lui inspirait guère confiance, ni sympathie d’ailleurs. S’il était honnête avec lui-même, Clockwork lui flanquait la chair de poule. Clockwork dut percevoir sa réticence, car son ton était rassurant lorsqu’il reprit:

— J’aimerais simplement que nous discutions, si tu le permets. Je voudrais te parler de ton nouveau pouvoir.

Danny eut un nouveau moment d'hésitation, puis comme souvent, sa curiosité l’emporta. Il franchit à son tour le portail. Aussitôt, il sut où ils se trouvaient. L’étrange murmure, le poids de l’atmosphère, et tous ces îlots déserts...

— Mon domaine est là-bas, dit Clockwork en désignant de son sceptre un îlot éloigné.

Danny suivit son geste du regard et reconnut la grande tour au haut clocher qui se dessinait sur le canevas serpentueux de la Zone. De loin, l'édifice ressemblait à une sorte d’église ou à un petit château, et des étoiles sombres flottaient tout autour.

— J’étais ici… tout à l’heure.

— Je sais. Suis-moi.

Danny esquissa un mouvement pour suivre Clockwork qui déjà s’éloignait, mais un coup d'œil vers le portail toujours ouvert derrière eux le retint.

— Attends!» Clockwork se retourna, et Danny pointa du doigt son lui du passé, toujours figé et immobile dans le laboratoire, de l’autre côté du portail. «Et lui, alors? Enfin je veux dire, moi. Tu vas le… me laisser comme ça?»

— Ne t’inquiète pas. Tout est comme il se doit.

Sans un autre mot, Clockwork reprit son vol. Vraiment bizarre, ce type. Danny le suivit, se concentrant sur sa silhouette à la traîne sinueuse. Durant quelques minutes, ils volèrent sans mot dire. Seul le bruissement d'étoffe de la cape de Clockwork qui virevoltait dans son sillage rompait le silence. L’atmosphère dans cette partie de la Zone était étrangement dense. Tandis qu’ils progressaient, la pression ectoplasmique était de plus en plus capricieuse et Danny comprit pourquoi ce côté de la Zone paraissait si déserté. Un courant statique, quasi palpable, pesait sur ces lieux.

La tour et l’îlot grandissaient à mesure qu’ils s’en rapprochaient, et Danny se rendit alors compte de sa méprise. Ce qu’il avait pris pour un nuage d'étoiles sombres au-dessus du domaine, étaient en fait une nuée d’engrenages. Ils flottaient en orbite, s’éloignant et se rapprochant successivement comme mus par la force gravitationnelle de l’île. Certains, gigantesques, étaient presque aussi gros que le toît. D’autres, petits voir minuscules s’unissaient puis se dissociaient pour former d’étranges mosaïques rotatives cliquetantes.

L’îlot était de taille modeste. Tout juste assez grand pour accueillir les fondations de la grande tour et de ses quelques tourelles. Le bâtiment, tout de pierre et à mi-chemin entre le phare et l’horloge géante, se dressait sur plusieurs dizaines de mètres, surplombant le vide.

Clockwork se dirigea vers le sommet de la tour, un grand clocher au toit pointu et orné d’un campanile en fer forgé, et s'engouffra à travers la porte arquée. Danny se posa prudemment sur le chemin de garde dallé qui entourait le beffroi et jeta un coup d'œil à travers l’ouverture avant d’y pénétrer.

Dedans résonnait une musique intense, cadencée, et terriblement précise. Les murs et même le plafond étaient tapissés d’horloges et de pendules dont les rouages tintinnabulaient chacune des notes de cette symphonie mécanique. D’énormes balanciers ponctuaient de claquements mesurés les mouvements alternatifs de leurs poids et contrepoids, tandis que de grosses horloges tonnaient des tic-tac au rythme d’aiguilles trop nombreuses, absentes ou montées à l’envers. Certains cadrans étaient banals, d’autres étaient tordus et quelques-uns étaient étonnamment dépourvus de chiffres. Plusieurs sabliers tournaient paresseusement, s’écoulant tantôt vers le haut puis vers le bas. Partout, des engrenages au but insaisissable pivotaient et cliquetaient sans relâche.

— Ça va?, lui demanda Clockwork qui l’observait.

— Oui…, murmura Danny sans lâcher des yeux un coucou fantomatique et décharné qui bondissait de son nid de métal pour carillonner l’heure. C’est bizarre, cet endroit est…

Il s’arracha de sa contemplation pour reporter son attention sur le maître des lieux. Il était bien en peine de décrire l’étrange atmosphère qui planait sur cette île. Aussi, il se tut de peur d’insulter Clockwork. Certains fantômes se relevaient très susceptibles à la moindre critique de leur domaine. Mais Clockwork, égal à lui-même, parut saisir le fond de sa pensée. Il lui adressa un rare sourire.

— Mon domaine existe hors du temps, hors toute chronologie. Cette sensation que tu perçois dans l’atmosphère est due à la forte concentration ecto-tachyonique.

— La concentration ecto-tac—quoi ?

— Ce sont d’infimes particules. Elles existent partout mais ont tendance à s'accumuler ici, chez moi. Ces particules sont tempo-conductrices, c’est-à-dire qu’elles facilitent la manipulation temporelle.

— Ah oui, je vois, dit Danny qui ne voyait pas vraiment. Alors, heu… si je comprends bien, on a les mêmes pouvoirs, toi et moi, c’est ça?

— Pas exactement. Tu possèdes une aptitude naturelle qui est remarquable, c’est évident, mais tes pouvoirs restent confinés à ta propre chronologie. Tu es donc soumis à la rétro-causalité.

— Ah bah tout s’explique, railla Danny.

— Je t’ai invité chez moi, car je souhaite t’enseigner, si tu me le permets.

— Oh, fit Danny, surpris. Sérieux? Ça c’est sympa. Hm, j’aurais pas non plus dit non au tutoriel quand j’ai développé mes pouvoirs de glace.

— Ta cryokinésie ne se prête pas à la comparaison. Tes capacités ecto-tachyokinétiques sont infiniment plus rares, et je m’avoue curieux.

— Ah, c’est tellement dingue…

Danny prit une profonde inspiration, inutile quoique réconfortante. Il régnait dans la grande pièce circulaire une odeur de métal et d’huile mécanique. Les tic-tac et incessant cliquetis lui parurent presque apaisants.

— Il y a quelques heures je ne savais même pas ce que je faisais… j’avais aucune idée que j’étais allé dans le passé. Plusieurs fois, j’ai essayé d’ouvrir des portails pour me déplacer. Johnny a même essayé de m’apprendre. Je ne pensais pas que… Ça paraît évident maintenant. Toutes ces fois ou je croyais qu’un autre fantôme usurpait mon identité, c’était moi. Quel idiot.

La toute première fois avait été cette explosion dans le centre commercial, la veille de Noël. C’était celui-là même qu’il avait tenté d’ouvrir en compagnie de Johnny. Lorsqu’il en avait perdu le contrôle, le choc avait été si important qu’il en avait été projeté sur des dizaines de mètres à travers la Zone. Et plus tard, il y avait eu ce portail chez lui; il était allé dans la cuisine. Sa mère lui avait tiré dessus, tout comme elle avait tiré sur le Phantom intrus. Comment avait-il pu manquer de faire le rapprochement?

À la pensée de sa mère, l’idée qui l’avait frappé dans le laboratoire revint à la charge. Son regard se cristallisa de nouveau sur Clockwork, et il se sentait tout à coup envahi d’une folle effervescence.

— J’ai besoin de retourner dans le passé. Plusieurs mois. Est-ce que c’est possible?

— Possible? Oui.

— Tu peux me montrer comment faire?

— Je le peux, mais je préfère te prévenir: ce sera inutile.

Danny sentit son enthousiasme retomber légèrement.

— Pourquoi? Tu sais même pas ce que je compte faire.

— Tu oublies que je sais—

— Ouais, ouais que tu sais tout, acheva Danny. Si c’est le cas, tu devrais aussi savoir que je ne vais pas changer d’avis.

— Tu marques un point.

— Pourquoi est-ce que tu penses que ça serait inutile?, ne put-il s'empêcher de demander, curieux malgré lui.

— Parce que tes efforts seraient vains. Tes actions ne sauraient avoir l’impact que tu espères.

— Mais je veux aider mes parents, et c’est hyper important. Je ne compte toucher qu’à un minuscule petit détail. Je vais pas créer de paradoxe destructeur, Doc Brown, promis.

Clockwork eut un rire, sa voix désormais grave et âgée. Danny songea qu’il était le fantôme le plus difficile à cerner qu’il n’avait jamais rencontré. Même à présent, sa motivation et ses objectifs restaient obscurs, et les traits mouvants de son visage étaient indéchiffrables. Il semblait apprécier sa loquacité et sa répartie cependant, car il lui sourit d’un air que Danny estima bienveillant.

— Loin de moi l’idée que tu veuilles un almanach des sports pour faire fortune, plaisanta-t-il, surprenant Danny qui ne s’était pas attendu à ce qu’il saisisse la référence de pop culture. Mais tu te méprends. Comme je le disais tout à l’heure, tes pouvoirs sont confinés à ta propre chronologie. Tu en es à la fois l’acteur et le spectateur, certes, mais cela n'enlève rien au fait que tu ne peux t’y soustraire. Je te suggère donc d’y renoncer.

— Écoute, j’apprécie tes conseils et tout ça», répondit-il avec fermeté. Les préceptes sibyllins aux accents vaguement prédicateurs de Clockwork commençaient à l’agacer. «Mais je ne compte pas attendre ta bénédiction. Mes parents ont besoin de moi.»

— Très bien, acquiesça Clockwork. La théorie sans expérience n'est qu'un jeu intellectuel, et tu dois apprendre. Disons que ce sera ma première leçon.

— Si tu veux pas m’aider…

— Au contraire, je vais t’aider. Mais, le moment venu, souviens-toi que c’est toi qui as insisté.

Danny écrasa le doute qui tentait de poindre. Le jeu en valait la chandelle; ses parents avaient besoin de lui.

— Comment est-ce que je dois m’y prendre?

— J’ai quelque chose qui devrait t’aider, viens.

Clockwork se dirigea vers une estrade circulaire. Des objets étaient disposés sur celle-ci, dont un miroir sans tain, un métier à tisser et une colonne sur laquelle reposait un plateau de pierre. Là, s’y trouvait une large sphère de verre ceinturée d’un cadran de cuivre. De par sa taille et sa forme, l’objet ressemblait à un globe terrestre, à cela près qu’il était dépourvu de couleur ni même d’inscription. La sphère, transparente, tournait très lentement sur elle-même comme mue par le plus infirme des champs magnétiques, et d’épaisses volutes de fumée laiteuse se mouvaient avec paresse en son sein.

— C’est un genre de boule de cristal?, plaisanta Danny.

— Ceci est un chronocatalyseur», expliqua Clockwork. Puis il ajouta avec un sourire oblique. «Et oui, en un sens.»

— À quoi ça sert?

— Tu vas voir.» Il lui fit signe de s’approcher. «Pose tes mains sur la surface»

Danny s'exécuta, désormais trop curieux pour éprouver de quelconques réserves. Aussitôt, un flux d'énergie se mit à fourmiller à travers ses doigts gantés, et les volutes blanchâtres à l’intérieur de la sphère se mirent à tournoyer, le brouillard devenant tornade.

— Ouah…

À l’intérieur du globe, à travers les nuages de fumée, Danny vit sa propre silhouette en compagnie de Clockwork, les mains posées sur l’étrange objet. La scène était comme filmée de haut, l’angle plongeant. Une mise en abyme.

— Ceci est le présent, tel qu’il est défini sur notre axe temporel actuel, expliqua Clockwork. Le chronocatalyseur t’aidera à mettre le doigt sur le moment que tu recherches, et la haute fréquence ecto-tachyonique de mon domaine devrait te faciliter la tâche. Essaye de revenir en arrière.

Peu à peu, à l’aide des conseils de Clockwork, Danny parvint à comprendre le fonctionnement de l’outil insolite. Dans la sphère, des bribes de sa vie défilaient à toute allure. C’était comme de rembobiner film, sauf que l'expérience était intensément personnelle. Danny sentait les particules d'énergie couler entre ses doigts et dans le globe qui vibrait contre ses paumes. La sensation était semblable à celle qu’il avait éprouvée en créant ses portails, bien que plus vive. Puis tout à coup…

— Là.

C’était la veille de son départ pour UW-Madison. Il voyait ses sacs, entassés dans l’entrée et prêts à être chargés dans le SUV. Instinctivement, Danny sentit comment utiliser l'énergie résiduelle dans le chronocatalyseur. À sa grande surprise, il parvint à un portail sans difficulté.

— Bon travail, le félicita Clockwork.

Danny observa l’ouverture qui donnait sur l’intérieur Fenton Works. Avec prudence, il s’avança et franchit le seuil. L’endroit était désert. Il se retourna vers Clockwork qui n’avait pas bougé. Il flottait toujours de l’autre côté, près de la sphère qui avait repris sa couleur laiteuse et paisible.

— Et quand je vais vouloir revenir dans le présent, ensuite? Comment est-ce que je dois faire?

— Ça sera plus facile, car le présent est ton point d’ancrage. Tu ne devrais avoir aucun mal. Garde tout de même le médaillon, tu pourras t’en servir pour m’appeler en cas de besoin.

— Merci, Clockwork.

— Ne me remercie pas trop vite. Souviens-toi de ce que je t’ai dit. À bientôt, Danny Phantom.

Le portail de Danny se résorba, faisant disparaître Clockwork et son domaine. Il était désormais seul.

 


 

Bien.

Fini la rigolade, Fenton : il devait se concentrer, il avait une tâche capitale à accomplir. Sauver ses parents de la faillite, rien que ça. Le poids de la responsabilité était lourd sur ses épaules, mais la maison et leur travail en dépendaient.

Il fallait qu’il trouve la lettre.

Mais par où commencer? Si Vlad avait été là, il aurait certainement moqué sa tendance à agir tête baissée, sans aucune préparation. Il pourrait sans doute commencer par le laboratoire, ses parents y passaient la plus grande partie de leur temps. Ou bien peut-être aller voir dans le—

Un bruit provenant de l’étage le tira de ses pensées. Quelqu’un descendait l’escalier d’une démarche pesante. Danny se rendit aussitôt invisible. Un instant plus tard, son père apparut, un énorme carton dans ses bras massifs. Il était suivi par nul autre que le Danny du passé qui lui portait un sac de sport en bandoulière. Danny se tint parfaitement immobile, flottant à quelques centimètres du sol. En dépit de ce qu’il savait, il craignait que sa présence ne déclenche le sens fantôme de l’autre. Mais aucune bouffée d’air gelée délatrice ne s’échappa de ses lèvres.

— Est-ce que c’est tout?, demanda Jack en posant le gros carton avec les autres dans l’entrée, à côté de la porte qui menait au garage.

— Oui… Il reste encore deux ou trois trucs, mais on pourra les charger demain?», répondit le Danny du passé tandis qu’il déposait le sac de sport. Puis il jeta un coup d'œil à son téléphone. «J’ai rendez-vous avec Sam et Tucker. »

— Bien sûr fiston. Tu veux que je te dépose? J’allais justement sortir faire une course.

Danny connaissait déjà sa réponse. Il y était allé en volant. Il se souvenait bien de cette journée d’adieu. Ils s’étaient retrouvés au Nasty Burger pour un dernier menu maxi monster.

— Non, ça va, merci, j’ai envie de marcher», répondit l’autre Danny en attrapant son manteau. Il ouvrit la porte, et adressa un bref salut à son père. «À tout à l’heure papa!»

Danny reporta son attention sur Jack. Il souleva quelques sacs et petits cartons, les empilant sur les plus gros pour dégager de la place dans le hall. Danny le regardait faire, quand son regard survola la commode de l’entrée. Il eut un temps d’arrêt et regarda à nouveau. Ses yeux s’agrandirent, un frisson électrique le parcourut

La lettre!

Deux enveloppes cartonnées étaient posées là, une note autocollante apposée sur chacune d’entre elles. Danny esquissa un mouvement pour se rapprocher, mais au même moment, Jack se retourna et le coin du carton qu’il portait ébranla le meuble, faisant tomber les enveloppes par terre.

— Oups…, marmonna t-il.

Il se pencha et ramassa le courrier. Mais les post-its s’étaient décollés et Danny le vit hésiter un instant, son visage plissé tandis qu’il regardait tour à tour les deux enveloppes. Finalement, Jack en recolla une sur chaque enveloppe, puis reposa le tout sur le meuble avant de s’éloigner vers la cuisine.

Danny attendit que son père eût disparu puis, toujours invisible, il s’approcha de la commode. Il y avait une adresse sur chaque post-it, une adresse qui serait à reporter sur la bon de courrier recommandé une fois à la Poste. L’un portait l’adresse de l’Office des Brevets et des Marques des États-Unis. L’autre, celle de Mr. Al Phakathi, Agent Alpha, Département de Gestion des Ecto-Brèches.

Son père avait donc interverti les adresses par mégarde. La réclamation de sa mère contre le comportement abusif des gars en blanc avait été envoyée a l’Office des brevets. Et le brevet quant à lui avait été envoyé… À l’agent Alpha. Tout prenait sens.

Il jeta un rapide coup d'œil autour de lui pour s’assurer qu’il était bien seul, puis échangea les deux adresses, s’assurant ainsi que chaque enveloppe trouverait sa destination.

Fastoche.

 


 

Comme Clockwork l’avait promis, il regagna le présent sans problème. Sitôt fait, Danny s’écroula sur son lit et s’endormit avant même que sa tête eût touché l’oreiller.

Le lendemain matin, il descendit prendre son petit déjeuner et constata qu’il était apparemment le dernier à s’être levé. Jazz et Jenny regardaient un film dans le salon, et Maddie qui remplissait le lave-vaisselle dans la cuisine l’informa que Jack changeait le filtre du portail en bas.

— Tout va bien dans le laboratoire? Le travail, tout ça?, demanda-t-il avec une nonchalance forcée, tandis qu’il s'asseyait à la table de la cuisine.

Maddie cessa de remplir le lave-vaisselle pour le regarder, intriguée.

— Hé bien, le laboratoire était sens dessus dessous ce matin, fit-elle en haussant un sourcil. Des fantômes ont dû mettre le bazar pendant la nuit. Tous mes livres étaient par terre. Est-ce que tu as entendu quelque chose?

— Oh, heu, oui j’ai cru entendre du bruit, mais j’ai pensé que c’était un rêve», répondit-il avec un petit haussement d’épaules. Très subtil, Fenton. Mais comment tâter le terrain en évitant les questions décalées? Alors, pas de brevets volés ces derniers temps? Il versa du lait sur ses céréales et reprit d’un ton détaché: «Et sinon… Qu’est-ce que vous avez prévu de faire aujourd’hui?»

— Oh, tu sais comme d’habitude. La maison est dans un état…., soupira Maddie en regardant la pile de vaisselle sale accumulée lors du Super Bowl la veille au soir. Je dois faire vite, Vlad et ses avocats viennent encore cet après-midi.

Sa cuillère lui échappa des doigts et tomba dans son bol dans une grande éclaboussure de lait.

— Hein!

— Qu’est-ce qu’il y a, tu ne te sens pas bien?

— Non! Je veux dire: si!

— Tu es un peu pâle. Tu as mal dormi?

— Vlad… Je veux dire, Vlad vient avec ses avocats? Cet après-midi? Pour quoi faire?

Elle l’observa avec circonspection.

— Tu sais bien, enfin. Nous en avons discuté vendredi. Il nous aide. À monter un dossier, pour le brevet…—Tu es sûr que ça va, mon chéri?

Elle s’approcha de lui, et avant qu’il ne puisse faire un geste, elle colla la paume de sa main contre son front.

— Ouh, tu es glacé! Tu nous couves quelque chose, toi.

Il n’avait plus faim. Profitant de la préoccupation de sa mère, il prétexta l’envie de se reposer et remonta dans sa chambre.

Il s’assit sur le bord de son lit, vide, interdit. Son cerveau s'agrippait désespérément à ses certitudes. Il avait remis les adresses à leur place. Il avait modifié le passé. Il avait corrigé l’erreur de son père.

Ou alors… — Non. L’admettre était inacceptable. Inconcevable. Et pourtant.

— C’est moi qui ai échangé les adresses…, murmura-t-il.

Quelque chose de lourd et froid avait glissé au creux de sa poitrine. Une seconde plus tard, il comprit que ce n’était pas seulement dû à l’effroi: son souffle se condensa.

— Une intéressante démonstration de rétro-causalité.

Danny sursauta vivement, bondissant, pour faire volte-face.

— Clockwork!

L’anneau de lumière qui l’avait instinctivement ceinturé se dissipa. Il plaqua une main contre son visage et expira bruyamment. Puis, il rentrouvrit un œil et fixa le fantôme qui flottait devant son vieux poster de Dumpty Humpty. Sa surprise initiale se mua en un mélange de contrariété et de nervosité.

— Qu’est-ce que tu fais ici? Mes parents sont juste en bas et ce sont des chasseurs de fantômes, tu sais. Il y a un tas de trucs qui pourraient se déclencher en ta présence.

Certes, il avait bidouillé la sonde du système de sécurité de la maison pour que le taux ecto-atmosphérique soit toujours inférieur au seuil de l’alarme. Mais tout de même. Et puis en toute honnêteté, Clockwork était la dernière personne qu’il avait envie de voir.

— Tu savais, dit Danny, sombre. Tu savais que j’essayais de réparer un problème que j’allais provoquer?

Rien que la phrase lui donnait mal à la tête. Un tel concept allait à l’encontre de ce que dictait l’expérience empirique et frustrait son esprit scientifique.

— Oui, confirma simplement Clockwork. Est-ce que tu comprends, maintenant? Chacune de tes incursions dans le passé doit être auto-cohérente pour être réalisable.

— Mais ça n’a pas de sens, insista-t-il avec un certain désespoir. J’ai battu le dragon. Je me suis soigné, je me suis évité l’hôpital. Donc j’ai changé le passé, non? Rien de tout ça ne se serait produit si je n’étais pas retourné dans le temps. Alors pourquoi est-ce que ça n’a pas fonctionné cette fois-ci ?

— Au contraire, tout est comme il se doit.

— Tu dis ça souvent, remarqua-t-il avec amertume.

Il était peut-être seul responsable de son malheur, mais il ne pouvait s'empêcher d’en vouloir à Clockwork. Il avait su. Il était une sorte d’allégorie du temps, non? Presque une divinité, peut-être. Il aurait quand même pu essayer de le retenir davantage.

— Ce que je veux dire, c’est que tu as bouclé la boucle de causalité. Donc, tout s’est déroulé comme il se devait.

— Mais avec le dragon…

— Tu as accompli ce qui était voué à se produire — ce qui s’était déjà produit. Tu le sais, tu étais témoin des événements. Comme tu viens de le dire, après ta victoire, tu t’es soigné et tu as sauvé ta propre vie.

— Mais donc, je me suis battu contre le dragon pour pouvoir me sauver la vie? Ou je me suis sauvé la vie pour que je puisse finir par me battre un jour contre le dragon? C’est la poule ou de l'œuf cette histoire…

— Parce que l'œuf est la poule. Ta victoire sur le dragon était le nœud qui formait la boucle; elle appartenait aussi bien à ton passé qu’à ton futur.

— Alors, tout était déjà écrit d’avance? Je veux dire, finalement mes actions étaient prédestinées, si ce que tu dis est vrai?

— Le destin est une invention des Hommes. Mais puisque tu es confiné à ta propre chronologie, tes déplacements s’opèrent sur une courbe temporelle fermée et auto-cohérente. D’où la boucle causale.

Danny posa deux doigts sur sa tempe.

— Je crois que je vais avoir besoin de prendre des notes, plaisanta-t-il faiblement. Mais je pense avoir plus ou moins compris. En gros, je peux retourner dans le passé, mais ça sert à rien, c’est ça? Vraiment super.

— C’était ma première leçon, dit Clockwork d’un ton aimable.

— Ouais, bah j’ai pas vraiment hâte à la deuxième, soupira-t-il. Et toi alors? Tu es aussi soumis à ce truc de… cohérence causale?

Pour la première fois, Clockwork lui offrit un véritable sourire, et quelque chose de malicieux pétillait au fond de ses yeux carmin.

— Non. Mais gardons cela pour une prochaine leçon.

 


 

Danny passa une bonne partie de la matinée dans sa chambre. Il tourna et retourna dans sa tête ce que Clockwork lui avait dit, et ce bien après qu’il fut parti. Les explications avaient éclairci le mystère des événements des mois passés, mais lui laissaient un arrière-goût d’amertume.

Allongé à plat ventre sur son lit, il regardait le médaillon que Clockwork lui avait laissé. Pour plus tard, lui avait-il dit. Pourtant, Danny n’était pas totalement certain d’avoir envie de le revoir. Clockwork lui avait proposé son enseignement, mais à quoi bon? Le passé ne pouvait être modifié. Il avait joué avec le feu et la brûlure avait été cuisante, la leçon bien apprise.

La sonnette de la porte d’entrée retentit soudain, suivie de bruits de pas et de voix —et d’une aura bien connue.

Vlad.

Danny se redressa aussitôt, courant dans le couloir, ses pieds frôlant à peine le parquet. Puis il s’immobilisa tout en haut des marches de l’escalier qui menait au rez-de-chaussée et observa discrètement le petit groupe d’avocats se diriger vers le salon, conduit par sa mère. Ils étaient trois, vêtus de costumes, briefcases à la main. Derrière ce trio de pingouins bleu marine se trouvait Vlad, comme un berger fermant la marche du cheptel. Il ne semblait pas avoir remarqué sa présence.

Sa mère leur proposa du café, et les avocats acceptèrent volontiers tout en la suivant. Au moment où Vlad s’apprêtait lui aussi à passer l'encadrement de la porte menant au salon, Danny étendit son aura spectrale pour frôler celle de Vlad. Son pas se figea, et il tourna la tête, ses yeux bleus perçant trouvant instantanément les siens. Danny leva menton et haussa les sourcils avec insistance.

Vlad plissa le front. Danny leva les yeux au ciel avant de pencher sa tête sur le côté pour donner quelques à-coups appuyés. Si Vlad voulait bien se décider…

— Juste une minute, je vous prie. Commencez sans moi, je n’en ai pas pour longtemps.

Vlad avait sorti son téléphone et l’agita une seconde en direction du reste du groupe dans le salon, une expression d’excuse sur le visage, avant de s’éloigner.

— Quoi?, souffla-t-il tout en gravissant les marches pour rejoindre Danny qui était remonté sur le palier. S’il s’agit d’enfantillages au sujet de la—

— Non, chut: écoute-moi», le coupa-t-il, agacé par cette attitude réprobatrice injustifiée. Ce qu’il avait à lui dire était bien plus important que n’importe quelle guéguerre habituelle. «Je sais qui a volé le brevet de mes parents.» Le regard de Vlad se transforma et Danny sur qu’il avait enfin toute son attention. «Le dossier du brevet a été envoyé à l’Agent Alpha. Le type du GEB. C’est lui qui a tout reçu: les schémas, les plans, les détails techniques.»

— Et tu n’aurais pas pu le dire plus tôt? Ça fait des semaines que nous essayons de—

— Je viens de l’apprendre.

— Comment peux-tu en être si sûr?

— Il y avait deux enveloppes, deux adresses. Elles ont été interverties.

— Jack a—

— Mon père n’y est pour rien,» assura Danny vigoureusement. Il fronça le nez. «C’est moi qui ai échangé les adresses. C’est heu… une longue histoire.»

— Je ne dirais pas que j’ai tout mon temps, rétorqua Vlad en jetant un coup d'œil en direction du rez-de-chaussée. Mais explique donc.

— Ok, d’accord, alors… heu…, commença Danny, réfléchissant à la façon dont il pouvait tout expliquer sans avoir l’air fou. Est-ce que tu connais un fantôme qui s’appelle Clockwork?

— Le Maître du Temps?» demanda Vlad avec un reniflement sceptique. Il balaya la question d’un revers de la main, son ton catégorique: «C’est une rumeur. Un mythe.»

— Ah ouais? Bah détrompe toi. Je l’ai rencontré hier. Parce qu’apparemment, je peux voyager dans le temps.

Échec. Vlad le regardait comme s’il avait perdu la boule. Le monde à l’envers.

Danny prit une grande inspiration et entreprit de lui expliquer succinctement ce qu’il s’était passé au cours de la nuit qui avait suivi le Super Bowl. Son combat contre le dragon, sa révélation, la rencontre avec Clockwork, puis l’énorme gaffe qu’il avait commise, pensant corriger le passé. Plusieurs fois, il dut revenir en arrière pour clarifier quelques points et certaines de ses explications les plus houleuses. En dépit de cela, Vlad l'écouta sans l’interrompre, et lorsque Danny eut fini, il avait enfin cessé de le dévisager avec scepticisme.

— Des pouvoirs permettant le voyage à travers le temps…, murmura-t-il d’un air songeur.

— Ouais, je sais, c’est dingue.

— J’ai parfois entendu des rumeurs… Même si tout prêtait à penser qu’il ne pouvait s’agir que des sornettes colportées à travers la Zone.

— Je me sens idiot», avoua Danny, penaud. «Je veux dire, tout ce temps, toute cette histoire de clone ou d’imposteur. À aucun moment je me suis rendu compte que c’était moi qui faisais n’importe quoi.»

Mais Vlad ne s’embarrassa pas de la moindre consolation et se mit à tapoter son menton du doigt, le regard distant, comme plongé dans quelques lointaines considérations.

— Les possibilités seraient infinies…

Danny ravala un grognement exaspéré. Il venait d’exposer en détail son fiasco magistral dû à ce pouvoir stupide, mais était-ce suffisant pour rebuter Vlad? Nooon! Bien sûr que non! Il devait sûrement rêver à toutes les actions cotées en Bourse qu’il avait manqué d’acheter au cours des dernières décennies.

— Infinies? Mais t’as pas écouté? Ce pouvoir est carrément nul, je peux rien changer. À cause de cette histoire de… cohérence, de je ne sais quoi dont parlait Clockwork.

— Et tu lui fais confiance à ce Clockwork?

— Hum, j’ai pas vraiment le choix. Il a l’air d’en connaître un rayon; et il avait tout un tas d’objets chez lui, genre des pendules tordues et des sabliers volants.», dit-il avec un petit haussement d’épaules, comme s’il estimait que la panoplie fantaisiste de Clockwork était un argument de poids. Puis après un court instant de réflexion, il ajouta: «Il était un peu bizarre comme type.»

— Tu es allé dans son domaine?, s’étonna Vlad.

— Bah, ouais? Il m’a dit que c’est un pouvoir rare et il voulait m'enseigner à l’utiliser; être un mentor en quelque sorte…

— Oh, je vois. Qu’un fantôme bizarre rencontré la veille veuille devenir ton mentor, pas de problème…, grinça Vlad.

— Sois pas jaloux, Plasmius. Il est bizarre, c’est sûr, mais tu restes le champion en titre dans la catégorie.

Vlad eut l’air vexé et un tic agacé fit tressaillir le dessous de son œil. Il essayait de recruter Danny depuis si longtemps, et le convaincre de s'entraîner à ses côtés lui avait pris des années, alors évidemment…

— Quoi qu’il en soit, enchaîna Vlad d’un ton un peu sec. Jusqu’à présent, Fenton Works affrontait un ennemi invisible. Mais si c’est bien l’agent Alpha qui a reçu le dossier et frauduleusement soumis le dépôt, ça change la donne.

— Je voulais faire passer l’info à mes parents ce matin, mais…

— Ce serait difficilement explicable.

— Ouais.» Il eut un rire sans joie, s’imaginant la discussion qui se serait ensuivie. «Imagine… voilà le topo, maman: je suis un fantôme, mais c’est pas le pire, j’ai aussi hérité d’un nouveau pouvoir débile, bousillé le passé et manqué de faire couler votre boîte. Mais hé, à part ça, je suis gentil, c’est promis.»

— Inutile d’en arriver là. Je dirai que les recherches de mes enquêteurs ont porté leurs fruits. Les ressources du GEB sont considérables, cependant. Ce qu’à fait l’Agent Alpha est parfaitement illégal, mais les attaquer pour abus ne sera pas facile.

— Et puis faudra des preuves, non?

Vlad haussa un sourcil incrédule. Son regard suffisant semblait accuser Danny d’avoir oublié à qui il s’adressait.

— Oh, je me procurerai des preuves.

Et pour la première fois, son sourire carnassier était étrangement rassurant.

 

 

Notes:

🙃 L’indice le plus évident se trouvait dans le titre de cette histoire —si vous voulez en savoir plus sur la façon dont le concept de voyage dans le temps utilisé dans cette histoire fonctionne, cherchez “Principe de cohérence de Novikov”.

J’adore tout ce qui a trait aux différents concepts et théories de voyage dans le temps dans les œuvres de fiction, et explorer chacune de leurs limites, règles etc. Les histoires qui incluent des éléments de voyage temporel peuvent être super quand c’est bien ficelé. Ce qui plus vite dit que fait, je m’en suis vite rendu compte en écrivant cette fic. J'espère que c’était suffisamment clair, et que personne ne s’est senti largué.

La toute première idée de cette histoire m’est venue après avoir relu Harry Potter et le prisonnier d’Azkaban, dans lequel (!spoilers?) le trio voyage dans le temps sur ce qui est finalement révélé être un axe temporel fixe. (Et en ce moment je lis 11/22/63 de Stephen King, qui est super! Si quelqu’un a des recos de bons bouquins avec des éléments de voyage dans le temps, dites-le-moi!)

Avant de conclure cette histoire, il y a encore un bref épilogue à venir. Il est presque terminé, donc j’essaierai de poster ça bientôt.

Chapter 11: Épilogue

Notes:

(See the end of the chapter for notes.)

Chapter Text


 

Épilogue

 


 

Avec plus de force que nécessaire, Danny arracha l’autocollant qu’il venait de remarquer sur sa manche. Exaspéré, il le froissa en une boulette qu’il jeta dans une poubelle, puis s’inspecta sous toutes ses coutures, à l'affût du moindre badge, ruban, ou drapeau que son père avait pu lui coller dessus.

Ne trouvant plus aucune trace de marchandise à l'effigie de Vlad sur sa personne, il s'éloigna du grand bâtiment duquel il venait de sortir et s’autorisa un faible soupir. Il s’accouda mollement contre la rambarde qui bordait le devant de la mairie et cala son menton contre ses poings fermés. L’après-midi touchait à sa fin. Le soleil couchant teignait d’or et de vermeil les nuages dans le ciel. Le fond de l’air était frais et il en inspira une profonde bouffée.

À l’intérieur de la mairie, la célébration de la victoire de Vlad aux élections municipales battait son plein. Même de dehors, Danny pouvait encore entendre le faible brouhaha des conversations animées, des rires et des applaudissements de la foule composée de ses partisans politiques et équipe électorale. La victoire avait été retentissante. À la suite de ses déclarations conspirationnistes ubuesques largement médiatisées, Montez s’était retrouvé discrédité. Vlad avait remporté la réélection haut la main. Quelle farce.

Danny était naturellement le seul à connaître les véritables tenants et aboutissants de l’affaire. Bah, pensa-t-il, la machination avait été tout de même préférable à la possession en masse à laquelle Vlad avait eu recours lors de son premier mandat. C’était sans doute une piètre consolation, mais au moins les électeurs avaient réellement voté pour lui cette fois-ci, songea t-il.

Danny se serait bien passé d’assister à la célébration de cette mascarade, si ses parents —et son père en particulier—, ne l'avaient pas quasiment traîné de force. Nous devons beaucoup à Vlad, avaient-ils insisté. Et c’était vrai. Fenton Works n’était pas encore totalement tiré d’affaire, mais grâce à une percée inattendue —sacrée aubaine—, les enquêteurs engagés par Vlad étaient parvenus à découvrir qui avait déposé le brevet à leur place, et la roue tournait enfin en leur faveur.

Toujours courbé contre la rampe, Danny fixait du regard une haute installation artistique moderne au milieu du parvis de la mairie. Il s’agissait d’une sculpture métallique, plate et pourvue de trous ronds qui lui rappelait vaguement une tranche de gruyère géante. Il se demanda si Vlad l’avait choisi personnellement.

Bzz! Bzz!

Une série de vibrations le sortit de sa rêverie. Il extirpa de la poche de son jean son téléphone qui se remit à vibrer à la réception de quelques messages supplémentaires. Ils venaient de Valérie.

[Salut! Ça va?] -Val, 17:10

[Je suis en ville.] -Val, 17:10

[Pas très loin de chez toi] -Val, 17:10

[Je peux passer?] -Val, 17:11

                  [Désolé, je suis pas chez moi, là] -Danny, 17:11

[Ah mince] -Val, 17:12

[J’ai ton sac à dos] -Val, 17:12

[Je voulais passer te le rendre] -Val, 17:12

                  [Je suis devant la mairie] -Danny, 17:12

                  [Si t’es dans le coin] -Danny, 17:12

[Oui!] -Val, 17:13

[Je suis juste à côté] -Val, 17:13

[J’arrive] -Val, 17:13

[😊] -Val, 17:13

                  [👍] -Danny, 17:14

Au moment où il rempochait son téléphone, il nota un claquement régulier de chaussures à talon sur le bitume. Quelqu’un approchait. Il releva la tête et reconnut la secrétaire de Vlad, Janine. Il lui grimaça un sourire maladroit et elle lui décocha un regard glacial. Elle devait être désormais convaincue qu’il faisait partie de ces jeunes délinquants marginaux que les médias évoquaient volontiers.

Danny la regarda se diriger vers l’entrée. Lorsqu’elle ouvrit la porte à double battant, le bruit des festivités filtra un bref instant, et il crut reconnaître la voix forte de son père, tonitruant les louanges de Vlad. Ses éternels éloges sur l’intelligence, la finesse, et l’honneur de leur illustre maire étaient usants, mais au moins on ne pouvait douter de sa sincérité. C’était loin d’être le cas des autres invités. Les lorgnades obliques et les coups d'œil jaloux qui suivaient Vlad —vautour en chef du panier de crabes— étaient à peine dissimulés.

Une dizaine de minutes s’écoulèrent puis une voiture se stationna à l’angle. Quelqu’un en descendit; c’était Valérie. Elle claqua la portière, verrouilla son véhicule qui émit une série de bips puis, se tournant vers le bâtiment, elle l’aperçut et agita sa main en un salut amical.

— Coucou!» Elle lui tendit le sac à dos emprunté des semaines plus tôt. «Depuis le temps que je dois te le rendre…», s'excusa-t-elle, avant de jeter un coup d'œil par-dessus l’épaule de Danny, intriguée par les lumières et banderoles. «Qu’est-ce qu’il se passe ici?»

— C’est le couronnement de Vlad. J’imagine que t’as dû suivre? Les élections?

— Oh. Oh, oui, bien sûr.

— Mon père tenait absolument à ce que je vienne.

Il haussa les épaules avec indifférence, laissant entendre qu’à choisir, il aurait préféré rester chez lui à jouer à Doomed 2 sur son PC. Elle eut un petit rire, mais comme elle reportait son regard vers le bâtiment derrière eux, sa bouche se tordit en une expression gênée. La raison de son embarras était évidente. Montez était tombé en déshonneur public, et ses allégations qualifiées de complotistes avaient fait de lui la risée des journaux. Elle devait se sentir bête d’avoir cru à ses histoires au point d’enquêter pour son compte. Évidemment, elle ne saurait jamais que ses suspicions sur Vlad étaient loin d’être infondées.

— Au fait, ça va mieux, ta cheville?

Elle sembla apprécier le changement de sujet et tira sur la jambe de son pantalon pour révéler une attelle.

— J’ai eu de la chance: c’était pas cassé. J’en ai encore pour quelques semaines avant de pouvoir reprendre du service, mais ça aurait pu être pire.

— Super! Et, heu… le boulot? T’as fini par trouver un nouveau job ou bien…?

À peine la question avait-elle franchi ses lèvres, que Danny la regretta. Le souvenir désastreux du magasin de chaussures où elle avait postulé était encore bien présent dans sa tête. Il estimait que le Fantôme des Cartons était le principal fautif, mais elle ne serait sans doute pas de cet avis.

— Non! Et je m’en fiche!, s’exclama t-elle.

Hein? L’étonnement de Danny devait se lire son visage, car Valérie eut un éclat rire et s’écria avec délices:

— Je vais à l’université!

— Mais non!? C’est génial! Comment…

— Il m’est arrivé un truc complètement dingue!», coupa-t-elle avec entrain. Elle jeta un coup d'œil circulaire autour d’elle et ajouta dans un souffle: «Mais tu ne dois en parler à personne.» Il hocha la tête et elle poursuivit avec un petit glapissement excité qu’elle semblait incapable de réprimer: «J’ai gagné vingt-cinq mille dollars!»

— Vingt-cinq mi—!», s’exclama Danny avant que Valérie lui fasse signe de baisser le ton. Il reprit en chuchotant: «Vingt-cinq mille dollars? C’est énorme! Comment est-ce que tu t’y es pris?»

— Hé bien… Comme tous les ans pour le Super Bowl, je suis allée avec mon père chez mes cousins. Ceux qui habitent à Louisville, dans le Kentucky, tu sais? Ils organisent toujours un grand barbecue. Bref. Mon oncle Dave parie toujours un peu d’argent sur le résultat du match, et je me suis dit… pourquoi pas moi?

— Sérieux? J’aurais pas cru que les paris sportifs c’était ton truc.

Elle eut un rire.

— Pas du tout, au contraire, crois-moi. En fait, j’avais une raison…

Et cette raison, lui révéla-t-elle, c’était Phantom. Ils s’étaient croisés, une semaine plus tôt, lors de la débâcle avec le dragon sur Lincoln Square. Il lui avait d’ailleurs sauvé la mise, lui rappela-t-elle en remuant sa cheville. Phantom lui avait semblé encore plus bizarre que d’ordinaire. Il avait bredouillé sur le passé, ou le futur, des choses qui lui avaient paru sur le moment sans queue ni tête.

— Je sais pas si les fantômes peuvent être sonnés… j’ai pensé qu’il s’était cogné la tête, dit-elle. Mais ensuite, il a mentionné le résultat du match à venir, et il avait l’air si sûr de lui. Sur le coup, je n’en ai pas pensé grand-chose, mais plus tard, je me suis souvenue, et alors...

35 à 38. Leur échange lui revint en tête. Valérie avait parié sur score exact? Un score correct, évidemment. Pas étonnant qu’elle ait gagné aussi gros. Même sans rien y connaître, il était clair que ce type de probabilité devait rapporter un paquet.

— C’est pas vraiment de la triche, n’est-ce pas?», demanda-t-elle. Visiblement, c’était une idée qui l’avait tarabiscoté. «J’ai quand même pris un gros risque en jouant une bonne partie de mes économies… Je veux dire, j’ai jamais entendu parler de fantômes devins, et je n’avais aucune idée de si… »

— Tu plaisantes?! C’était complètement improbable, et alors? C’est super!

Techniquement oui, c’était un peu de la triche. Mais qui pourrait s’en offusquer? Valérie était l’une des personnes les plus travailleuses qu’il lui avait jamais été donné de rencontrer. S’il y avait bien quelqu’un qui méritait un coup de pouce du destin, c’était bien elle.

N'empêche. Danny en revenait à peine. Il se souvint alors de la plaisanterie faite par Clockwork, sur l’almanach des sports, et se demanda s’il avait su ce qu’il se passerait. Avec le recul, c’était sûrement le cas.

— Je sais! J’arrive toujours pas à y croire. Je ne sais même pas comment Phantom a pu faire une telle prédiction… J’ai toujours su qu’il était bizarre, celui-là…

— Ou alors il divaguait et c’était un énorme coup de bol?», hasarda-t-il. À choisir, il préférait éviter d'ébruiter son nouveau talent. Elle ne parut pas convaincue mais il se contenta d’embrayer avec un sourire: «Ce qui compte maintenant, c’est que tu vas pouvoir t’inscrire à la fac!»

— Oui, approuva-t-elle, les yeux pétillants de bonheur. Et adieu les jobs pourris!

— Tu sais déjà où t’aimerais aller?

— Pas encore., mais j’ai plusieurs écoles en tête… dont l’université de Wisconsin-Madison.

— C’est vrai? Ça serait génial!

— Comment ça se passe pour toi, les cours?

— Bien. C’était un peu compliqué en fin d’année, mais… ça va beaucoup mieux.

Contrairement à la dernière fois où le sujet avait été abordé, elle dû lire l'honnêteté dans son regard, car ses traits s’adoucirent. Elle paraissait presque soulagée.

— Tant mieux. Faudra que tu me racontes en détail. J’ai plein de questions sur le campus, les dortoirs, les assos, la ville… En fait, pour tout te dire, UW-Madison est en haut de ma liste.

— Ça serait super que tu y sois aussi!

Et vraiment, Danny le pensait. Même si son amitié avec Valérie n’avait jamais été aussi profonde que celle qu’il avait partagée avec Sam et Tucker, le potentiel avait toujours été là.

— Oui, UW-Madison a un très bon programme en robotique, expliqua-t-elle.

Une voix s’immisça tout à coup, grave et suave comme du velours:

— Le département d'ingénierie est en effet excellent.

Ils sursautèrent d'un même mouvement. Une silhouette sombre s’était détachée de l’obscurité derrière eux et durant une courte seconde, une paire d’yeux parut rougeoyer dans un étonnant jeu de lumière. Danny lui jeta un regard agacé. Combien de temps s’était-il tenu là à épier leur conversation? Vlad s’approcha d’eux avec un flegme calculé, sa démarche nonchalante rappelant celle d’un tigre avançant vers sa proie.

— Oh. Bonsoir Mr. Masters, salua Valérie d’une petite voix qui ne lui ressemblait pas. Hum, oui, c’est ce que j’ai entendu. Et comme j’ai un bon GPA, je me disais qu’avec un peu de chance…

Elle paraissait tout à coup mal à l’aise, et Danny se souvint qu’elle était récemment entrée chez Vlad par effraction. Bien qu’elle dût croire que Vlad l’ignorait, son attitude trahissait ses remords.

— La chance ne fait pas tout, souligna Vlad avec son sourire de politicien. Une lettre de recommandation provenant d’un ancien élève d’exception, en revanche…» Il laissa le reste de sa phrase en suspens avec une pause toute stratégique. «Il se trouve que le directeur du département d'ingénierie robotique est un ami personnel.»

Danny haussa les sourcils. Est-ce qu’il délirait, ou bien Vlad venait-il d’offrir son soutien à Valérie? Sa surprise fut rapidement éclipsée par une suspicion montante cependant. Un ami personnel, vraiment? Comme le directeur de son propre département l’avait été? Avec un petit lavage de cerveau amical en option?

Valérie ouvrit la bouche, saisie d’étonnement. C’était une proposition qu’elle n’aurait pu refuser: une recommandation provenant de l’un des plus célèbres magnats des affaires était un ticket d’entrée assuré dans le cursus de ses rêves.

— Vous…. Vous feriez ça pour moi?

— Bien sûr, assura-t-il avec un sourire de requin. Nous sommes loin d’être des inconnus après tout.

Danny sentit le regard furtif que Valérie lui lança et feignit l’inattention. Fenton n’était pas censé connaître l’identité de son ex-employeur et les liens qui l'avaient uni à leur cher maire.

— Merci, je… j’apprécie beaucoup», dit-elle avec sincérité. Puis avec une pointe d’hésitation, elle ajouta: «Bravo pour votre victoire aux élections. Les accusations portées par Montez étaient très fortes, et moi-même, je dois dire qu’un instant, j’ai pensé que peut-être… ce que je veux dire, c’est qu’aujourd’hui je m’en veux d’avoir… hum, enfin, peu importe maintenant… Félicitations.»

Vlad la remercia. Puis, avec la promesse d’être en contact, Valérie finit par prendre congé. Ils la regardèrent s’éloigner, remonter dans sa voiture, puis suivirent des yeux le véhicule qui s’éloignait dans la nuit désormais bien tombée.

— Elle semble avoir abandonné ses suspicions, commenta Vlad lorsque la voiture eut disparu à l’angle.

— Ouais. Montez était un complotiste toqué, et Masters est blanc comme neige. Joli coup monté.

— Merci. C’est ma spécialité.

Danny leva les yeux au ciel pour le principe, mais un sourire en coin endommageait l’effet.

— Pourquoi aider Valérie? Si c’est vraiment ton intention? ‘Y a quelques semaines à peine, t’hésitais entre la pousser du haut d’une falaise ou couper les freins de sa voiture?

— Miss Grey est une jeune fille très intelligente. J’ai travaillé avec elle par le passé, j’en sais quelque chose. Elle est ambitieuse et elle ira loin, c’est évident. Il est plus avantageux sur le long terme de l’avoir à ma botte plutôt qu’à dos, voilà tout.

— Quelle surprise…, marmonna Danny. Enfin, ça serait cool. Pas tes magouilles, hein; je veux dire: qu’on soit dans la même université.

— Je me réjouis de savoir que tes notes se sont améliorées.

— T’as vraiment espionné toute notre conversation?» Danny lui lança un coup d'œil accusateur, mais Vlad, éhonté, ne laissa rien paraître sur son visage. «Ouais, moi aussi je suis content. Et tu sais ce que je voulais dire, les choses se sont améliorées grâce à mes visites régulières. Je me fais pas d’illusion. Tant que je ne serais pas capable de créer ces fichus portails pour vérifier régulièrement qu’Amity Park va bien, j’aurai pas le choix, faudra que je continue à poser mes valises tous les week-ends. Sans ça, je suis cuit.»

Son regard se perdit un instant devant lui, par-delà la grand-place qui s’étalait devant la mairie. Les silhouettes des immeubles à l’horizon se fondaient dans l’obscurité du ciel et leurs minuscules fenêtres illuminées peignaient autant d’étoiles terrestres. Il prit une grande inspiration, s’emplissant d’Amity. La ville semblait battre au lent rythme de son propre pouls. Son obsession était apaisée. Pour le moment.

Il avait encore tant à faire. Ses frasques avec le dragon avaient eu bonne presse, mais il lui faudrait du temps pour regagner la confiance des habitants. Ce n’était rien d’insurmontable. Phantom avait connu des hauts et des bas et il y en aurait encore.

— À ce sujet, comment ta maîtrise des portails avance-t-elle?, demanda Vlad, le sortant de sa rêverie. Est-ce que tu as revu Clockwork, depuis?

— Une seule fois», admit Danny. Il se garda de lui révéler que Clockwork lui avait officiellement proposé de devenir son apprenti. «Mais ouais, il faut vraiment que j’apprenne à séparer portails temporels et physiques. J’ai toujours du mal à faire la différence. C’est hyper dur. »

Vlad acquiesça, son regard tourné lui aussi dans le lointain, un voile taciturne obscurcissant soudain sur les traits de son visage. Hm. Bizarre. Puis Danny sentit un déclic s’opérer dans sa tête. Le jour où il parviendrait à contrôler ses portails, il n’aurait plus jamais besoin de séjourner chez Vlad. Vlad ne l’aurait probablement jamais avoué, mais c’était tout à coup une évidence: ces changements froissaient ses contraintes obsessionnelles.

— Enfin, pour être honnête, je suis pas franchement doué, reprit Danny. Donc y' a moyen que je squatte encore un bout de temps.

Les épaules de Vlad se relâchèrent et l’ombre s’envola de son regard. Danny réprima un sourire. Il y avait des fois où Vlad était une énigme, et d’autres où il était un livre ouvert.

— Et tout compte fait, c’est pas si mal.», continua Danny. Vlad le regarda, manifestement curieux. «Ok, c’est pas toujours facile mais, je veux dire, c’est mieux que de se battre tout le temps. Ça fait des années qu’on se connaît, mais on a jamais vraiment appris à se connaître. C’est dommage, nan? C’est pas comme s’il y avait plein d’autres demi-fantômes… Alors, c’est… bien?»

La pauvreté de son propre vocabulaire le fit grimacer. Mais ses médiocres capacités d’élocution ne parurent pas déranger Vlad qui s’était tourné vers lui, une expression indéchiffrable sur le visage.

— Je partage le même avis, blaireautin.

Il y eut un moment de silence et Danny sentit une indescriptible sensation de compréhension mutuelle passer entre eux. Une promesse.

Puis l’instant fut rompu comme la porte d’entrée s’ouvrait avec fracas, accompagnée du son de la musique et des festivités. La voix tonitruante de Jack retentit:

— Vladdie! Danny! Enfin! Je vous cherchais partout! Vous manquez le meilleur de la soirée! Ils viennent d’apporter le dessert et c’est du cheesecake glacé au fudge! Au fudge! Si vous voulez un morceau, dépêchez-vous, il est peut-être encore temps.

Ils se retournèrent et virent Jack à quelques mètres, tenant la porte ouverte d’une main et une assiette où trônait un énorme morceau de gâteau glacé de l’autre. Jack leur adressa un large sourire et leva l’assiette en leur direction, comme pour souligner l’extraordinaire aubaine qui était en train de leur passer sous le nez.

— Je comprends enfin pourquoi mon père tenait tant à ce que tu gagnes, plaisanta Danny.

— Hmm, tu me vois navré de nous faire rater le meilleur de la soirée, répondit Vlad non sans ironie.

— On y va?, proposa Danny comme Jack continuait de gigoter plus loin tout en agitant son assiette.

— Oui, allons-y, dit Vlad simplement, Puis il se tourna vers lui, et ses yeux bleus étincelaient d’une intensité étonnante. «Puisqu’il est encore temps, ne manquons plus rien du meilleur.»

Danny eut la nette pression qu’il n’était plus question de dessert.

Ils y allèrent.

 

Notes:

Clap de fin! Merci d’avoir lu cette histoire jusqu’à la fin.

Entre la planification, la construction de l’intrigue, le brouillon, l'écriture, la traduction et les corrections, j’ai l’impression que ça fait une éternité que je travaille sur cette fic. Ce qui n’est pas si loin de la réalité, au final… J’ai regardé, et mon document Google contenant mes toutes premières idées et notes datent d’il y a 19 mois! 😵

Donc évidemment, je suis bien contente de voir cette histoire enfin achevée. J’ai adoré l’écrire, et j’espère que vous en aurez apprécié la lecture. Si c’est le cas, la plus grande forme de remerciement et d’encouragement que vous puissiez me donner est un signe de votre présence —chaque kudo ou commentaire est infiniment apprécié. ❤

À la prochaine!

Notes:

J'apprécie toute interaction, commentaires, avis ou critiques constructives.