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Mémoires folles d'un arachnide - Le journal de Shamura

Summary:

L'Agneau a pris le pouvoir de la couronne rouge, et les anciens porteurs de couronne font désormais partie intégrante de sa communauté. Chacun essaye de se remettre de ses blessures, physiques comme psychologiques. Pour Shamura, qui portait autrefois la couronne violette, c'est un véritable défi ! En effet, retrouver une vie normale est bien plus difficile pour quelqu'un qui a perdu la raison. Sous les bons conseils de son frère Kallamar, Shamura se décide alors à rédiger un journal : chaque jour, sa vie au sein de cette étrange communauté sera couchée sur le papier. Mais cela est-il suffisant pour une véritable guérison ? Cela peut-il renouer les liens d'une famille détruite par les erreurs du passé ?

TW : imagerie légèrement gore par moments

Chapter 1: Jour 1 - Arachnide en vie

Notes:

(See the end of the chapter for notes.)

Chapter Text

Les cinq deviennent les quatre deviennent les trois deviennent les deux deviennent l'un puis deviennent rien. Ainsi est contée la prophétie qui a conduit les prélats à leur perte.

L'Agneau était sorti victorieux de ses combats contre nous. Ma sœur ainsi que mes frères avaient péri sous le joug de la couronne rouge, confiée à ce traître. Ce fut ensuite mon tour ; comme pour les autres prélats, l'Agneau n'a eu aucune pitié envers moi et, malgré la difficulté que j'ai pu lui donner, il a triomphé une fois de plus. Pour une raison que j'ignore, il m'a pourtant fait retrouver la vie. Me voilà à présent au sein d'une communauté étrange qui semble lui obéir et nous connaître.

Je ne saurai dire comment, mais l'agneau a effectué un rituel me ramenant dans le monde des vivants, sous une forme plus frêle, frêle comme lui. Ma sœur et mes frères étaient là, attendant mon retour. Lorsqu'ils ont réalisé que ma présence était bel et bien réelle, Leshy a été le premier à se ruer sur moi, sans attendre ; il reniflait et touchait chaque partie de moi qui lui passait sous les pattes, saisissant chaque odeur et sensation qu'il pouvait dénicher, comme s'il peinait à y croire et que, s'il me lâchait, tout allait disparaître. À la toute fin, il a saisi ma tête, et relevé la sienne. Il m'a semblé que, s'il avait encore ses yeux, il les aurait plongés dans les miens pour m'accueillir et me demander pardon.

Kallamar, lui, était pétrifié pendant un certain temps. Il osait à peine regarder dans ma direction, comme si le poids de ce regard allait me briser. Cependant, lorsque Leshy s'est écarté, il s'est enfin approché pour m'examiner, aussi minutieusement qu'il le pouvait. Il a compté chacun de mes bras, puis chacune de mes mains, puis chacun de mes doigts, puis chacun de mes yeux. Il a passé un temps interminable à compter mes yeux et à examiner ma tête sous tous les angles qu'il trouvait, en quête d'éventuelles blessures. Je me demande ce qui a fait naître une telle inquiétude chez mes frères.

Est alors venu le tour de ma sœur Heket. Durant les retrouvailles avec Leshy et Kallamar, elle restait en retrait. Elle nous a observés, l'air penaude et profondément meurtrie, sans venir vers nous. Je décelais dans ses yeux une immense culpabilité qui la rongeait de toute part, oui, c'est cela : elle n'a pas approché car elle s'en voulait, pour tout ce qui est arrivé aux porteurs de couronne, elle-même incluse. Kallamar est venu m'aider à me lever, puis fut mon guide jusqu'à ma sœur, pas à pas. Bien qu'ayant les bras tremblants, une fois assez proche, je les ai serrés avec peine autour d'elle. Lorsqu'elle a senti mon étreinte, elle me l'a rendue si forte que mes os auraient pu craquer, puis a posé sa tête sur mon épaule, et enfin, a fondu en larmes. Je n'ai pu me résoudre à les sécher, j'ignore pourquoi. À la place, j'ai donc laissé Heket verser autant de larmes qu'elle le souhaitait.

Nos frères se sont finalement joints à cette étreinte. Nous n'avions pas passé un moment familial tel que celui-ci depuis des lustres, et ils en ont tous profité comme si c'était le dernier. Je n'avais pas ressenti une telle tranquillité depuis des siècles, et le soulagement d'un semblant de retour à la normale était si fort, qu'il aurait pu m'écraser. Mon crâne me fait mal. Mes yeux vont moisir. Je crois avoir perdu le souvenir de cette époque où nous étions unis ainsi sans pouvoir être arrachés les uns aux autres ; j'ai perdu cette époque, et j'espère la retrouver.

J'ai aperçu l'Agneau. Il nous observait depuis le début, un sourire aux lèvres, comme s'il profitait de ce moment lui aussi. Il a pris l'initiative de me faire visiter les lieux. Cette communauté vénère le pouvoir de la couronne rouge, qui lui appartient désormais, et a construit tout un camp qui semble maintenu par l'entraide et le partage. Bien qu'ils soient aux ordres de l'Agneaux, ses adeptes sont relativement autonomes : ils construisent, cultivent et cuisinent une grande variété de plats dans un cadre qui leur paraît chaleureux. Un rien suffit à leur apporter le bonheur, qu'ils partagent entre eux, invitant parfois des "hérétiques" à les rejoindre. Toute ma famille a péri par ma faute. J'ai vu les champs, les décorations, un temple, et leur lieu de prière, où est érigée une grande statue de l'agneau ; je constate d'ailleurs que la modestie ne fait pas partie de ses qualités. J'ai apprécié le calme ambiant lors de ma promenade, et je dois admettre que prendre l'air m'a fait le plus grand bien.  Je n'ai pas eu l'impression d'être de trop, simplement "ici". En revanche, je trouve absurde le fait que les adeptes se permettent de déféquer par terre. Kallamar n'aura aucun effort à fournir pour qu'ils tombent tous malade. J'espère ne jamais marcher dans leurs déjections.

Je me trouve dans un abri collectif. L'Agneau l'a bâti pour nous, anciens porteurs de couronnes. J'y vivrai donc avec ma sœur et mes frères, pour le moment. Leurs lits sont relativement différents les uns des autres : Heket s'est fait un petit coin isolé mais chaleureux qui rappelle Anura, Kallamar s'est procuré plusieurs couvertures et Leshy, lui, semble se contenter d'un trou dans le sol, décoré de camélias. C'est un lieu assez confortable et convivial, et je songe à m'y tisser un hamac afin de m'y balancer de temps à autres. Kallamar m'a dit de rester ici et de beaucoup me reposer, aujourd'hui. Il m'a également donné un conseil plutôt incongru.

Il dit que je perds la raison. Qu'avec le temps, je vais me faire du mal. Que je ne peux pas me soigner seul, du moins pas pour le moment. Il m'a donc demandé de rédiger un journal afin, selon lui, de suivre mon évolution.  Chaque jour, je devrai confier mes pensées, mes problèmes et les solutions que j'y trouve en les écrivant sur le papier. J'ignore l'intérêt d'une telle mesure, puisque personne ne lira ces mots, mais Kallamar affirme que cela nous protègera tous et il n'en démord pas. J'ai failli à protéger ma famille, deux fois ; je me dois de saisir cette nouvelle chance.

 

Leshy, je serai tes yeux. Je te transmettrai toute la beauté du monde que tu ne peux sentir au toucher.
Heket, je serai ta voix. Tous ces mots que tu ne peux prononcer, je les tisserai avec un fil doux et soyeux.
Kallamar, je serai tes oreilles. Chaque son que tu ne peux entendre, je le rendrai visible pour toi.

Narinder, j'ignore si tu es parmi nous. J'ai entendu les adeptes de l'Agneau parler de toi, mais nos frères et notre sœur esquivent le sujet. Il me faut m'entretenir avec l'Agneau à propos de toi ; il t'a cotoyé un certain temps, il possède donc sûrement un précieux savoir qui me serait utile.

Narinder, si tu oses nous briser une seconde fois, je ne me contenterai pas d'une chaine. Je te tuerai.

Notes:

Merci à toi, lecteur.ice qui a lu ce chapitre ! C'est la première fanfiction que je poste sur AO3, alors j'espère d'autant plus qu'elle te plaît ! J'ai conscience que ce premier chapitre est très court mais ne t'en fais pas, il y a bien plus de contenu qui t'attends.
N'hésite pas à laisser un commentaire, je serai ravi de le lire et d'y répondre, ainsi que de connaître ton avis. Si tu as des suggestions ou des questions pour la suite, n'hésite pas à les donner !

Chapter 2: Jour 2 - Arachnide en questionnement

Notes:

(See the end of the chapter for notes.)

Chapter Text

Ce traitre est parmi nous. L'agneau l'avait tué, comme nous, et l'a ramené à la vie, comme nous. Je me questionne sur un tel choix : il avait déjà récupéré la couronne rouge et formé sa communauté, il possède déjà tout le pouvoir dont il pourrait rêver, si seulement il ose en rêver. Il n'avait point besoin de ramener Narinder parmi nous, et pourtant le voici, à ses côtés comme si la prophétie n'était qu'un conte pour enfants. Comment osent-ils prétendre à la paix après tout ce qui s'est passé, surtout entre eux ?

En parlant de cette communauté, les adeptes sont très accueillants, voire naifs. Tous vénèrent aveuglément l'agneau sans contester son immense pouvoir, bien que certains soient parfois sceptiques, auquel cas ils finissent enchaînés. Cela me rappelle quelque chose, c'est étrange. Les adeptes sont bienveillants et donnent de leur personne chaque jour. Ils cultivent la terre, s'entraident, prient et confessent leurs péchés. La confiance en l'Agneau semble être leur ultime point commun. Ils font tout leur possible pour que chacun aie une vie agréable, certains viennent même prendre de mes nouvelles. En revanche, ils deviennent totalement incompétents en l'absence de l'Agneau ; ils errent sans but et se contentent de manger à leur faim et, parfois malheureusement, de ramasser leurs déjections. Narinder s'est alors placé en responsable, dirigeant les travaux de chacun et sensé assurer l'ordre général, comme une sorte de chef. Je ne comprends pas, il suit des ordres mais en donne, il semble haïr la soumission à plus fort que lui mais traite l'Agneau comme son égal. En fait, je ne l'ai jamais compris. Peut-être est-ce la raison pour laquelle nos liens se sont effondrés. Si j'apprends à mieux le connaître, peut-être pourrais je régler ce problème.

Je ne participe pas aux travaux communautaires pour le moment. Kallamar est catégoriquement contre, il pense que mes blessures sont trop fraîches et que je risque de les aggraver. Mes doigts vont fondre au contact de ma soie acide. Kallamar est à la fois le médecin et l'ingénieur de la communauté, il veille à ce que chacun soit vivant et apte à effectuer des tâches, je pense donc que je devrais l'écouter à propos de ma santé. Cependant, si je peux oser m'exprimer ainsi, il me tarde de me déplacer de façon autonome. Comparée à la liberté que je possédais dans l'Antre de soie, cette tente commence à se faire petite. Je n'irai pas jusqu'à partir en expédition pour le moment, mais d'après certains adeptes, les jeux sont de bons moyens de se connecter émotionnellement aux autres, et j'aimerais m'y tenter. Quelque chose porte la peau de Narinder.

Heket veille sur moi et semble se tarder de voir ma guérison complète. Aujourd'hui, elle m'a préparé une soupe avec des produits d'Anura ; le bol était chaud sans me brûler les mains, un peu comme si je les avais tendues devant un feu de joie, et dégageait une douce odeur de citrouille et de champignon. Cette sensation m'a donné un sentiment de tranquillité déroutant. Heket n'a pas voulu repartir avant que je finisse mon bol, et scrutait chacun de mes mouvements dans l'attente que je déguste enfin la concoction, proposant même de me nourrir à la cuillère si tel était mon désir. Mes blessures seraient elles profondes au point de troubler mes repas ? Le poison coulera dans chacune de mes veines. Je dois me soigner, pour mon propre bien. Je dois aller mieux, pour le bien de tous et toutes. Dans un élan de résignation et malgré la faim qui ne se faisait pas sentir, j'ai donc porté le bol à mes mandibules, et bu chaque goutte de la mixture une gorgée à la fois, afin d'apaiser l'esprit de ma soeur qui a fini par quitter la tente, en arborant une expression de soulagement. Je me demande pourquoi le simple fait que j'ai mangé une soupe lui suffit, mais si tel est le résultat, peut-être devrais je en manger plus souvent.

J'ignore pourquoi mais, depuis ma résurrection, je ressens un certain apaisement au fond de moi. C'est un peu comme si quelque chose de long et pénible avait pris fin. Je me Cette soupe était pourtant correcte, j'ai tout bu et Leshy a même léché le bol. Je fais sûrement fausse route, mais je ne parviens pas à nommer cette sensation pour le moment. L'inconnu est décidément quelque chose de très agaçant.

Ce qui me trouble le plus, c'est Narinder. Aujourd'hui, il est venu à la tente des prélats, accompagné de l'Agneau qu'il tenait par la main, comme nous le faisons souvent dans son enfance. Je vais mourir des mains de mon propre frère. L'Agneau souhaitait visiblement nous organiser des retrouvailles en bonne et due forme, cependant dès son départ le silence s'est fait maître. Plusieurs heures se sont écoulées sans que nous n'échangions le moindre mot ; nos regards se disaient tout, et ne laissaient aucune place à quelconque autre forme de dialogue. Il m'en voulait de ne rien avoir à lui dire, je lui en voulais de ne pas me raconter ce qui s'est passé avant ma résurrection. Il s'en voulait d'avoir détruit notre famille, je m'en voulais de ne pas avoir réussi à tous nous protéger. Notre nouvel union familial est formé par la culpabilité qui nous dévore la peau et la chair, pas à pas et sans la moindre pitié. Elle prend toute place qui puisse être, nous étouffe, nous condamne à un silence amer que nous n'avons pas le pouvoir de vaincre, pas encore. Ce silence est probablement insupportable pour tous les anciens porteurs de couronne, aussi Narinder a fini par quitter la tente, me laissant en tête à tête avec mes doutes. Nous avons combattu ensemble pour la première fois de nos vies mais aujourd'hui, c'est le silence qui a vaincu. La prochaine fois, c'est moi qui le vaincrai, et je vais le réduire à néant ; la guerre fait partie de mes atouts et je refuse la défaite, quoi qu'il arrive.

Kallamar est le dernier à être passé me voir. Une fois de plus, il a compté mes membres et mes yeux, mais cette fois j'ai aussi dû faire des exercices de mouvement, de diction et de réflexion. Il prenait minutieusement des notes sur chacun de mes mouvements. De façon générale, il porte une grande attention à chaque étape de ma guérison, même s'il n'en bénéficie pas. Mes mandibules vont fondre par mon propre venin. Il pense que je devrai prendre l'air de temps à autres ; selon lui, ma démarche est troublée par mes blessures cérébrales, mais avec un peu d'entraînement, j'aurai regagné en force sous peu. Il remarque tant de détails à propos de moi que cela m'impressionne - il n'avait pas ce tempérament attentionné avant que Narinder soit vaincu, il pouvait au contraire se montrer peureux, voire lâche par moments. C'est sur cet unique constat que Kallamar est allé se coucher, l'air toujours aussi inquiet, mais sans vouloir se confier à ce propos.

Leshy est venu à de multiples reprises. Contrairement à mes frères et ma sœur, il était très énergique à chaque fois. Il se roulait en boule et tentait tant bien que mal de faire des petites sculptures en terre. Souvent, il abandonnait, cassant son oeuvre d'un coup de tête avant de se la secouer pour se nettoyer, puis de recommencer. D'après l'Agneau, depuis sa résurrection, il est rarement aussi joyeux : il a plutôt l'habitude de prendre une position défensive.
Cela me rappelle l'époque où il n'était encore qu'un enfant. Encore doté de la vue, il s'amusait à fabriquer des petites figurines pendant des heures qu'il distribuait ensuite à notre fratrie. Lorsque la production m'était destinée, le personnage possédait toujours huit membres. Fier de lui mais épuisé, il venait alors se blottir contre moi pour faire une sieste longue, mais bien méritée selon lui. Je n'osais jamais le réveiller, mais il m'arrivait parfois de lui tisser une couverture qu'il gardait alors précieusement, malgré leur état parfois bien détérioré par le temps et les jeux. Je ne tisse plus aussi bien depuis ma résurrection. J'espère retrouver mon adresse sous peu, ce hamac ne va pas se tisser lui-même.

Même en ayant perdu la raison, d'après l'Agneau, je peux encore chérir ces souvenirs, aussi insignifiants soient ils à mes yeux. Il affirme qu'ils sont ce que j'ai de plus précieux et que, maintenant que je suis dans sa communauté, je peux les protéger sans craindre de détruire tout le reste. Pourquoi Narinder ne peut-il faire de même malgré nos supplications ? Serions nous, prélats de la vieille croyance, à blâmer pour cette tragédie ?

Ma soie m'étrangle. Je ne saurai dire si l'écriture porte ses fruits pour le moment. Je ne ressens aucune différence particulière avec mon état initial. Il faut peut-être que je continue à écrire, cela ne devrait rien me coûter à part du temps. Leshy m'a demandé si je lui lirai un jour ces pages, avec une pointe de tristesse dans sa voix. Je n'ai su que répondre, car je l'ignore. J'ignore tout de mon futur et le simple fait de le dire semble rendre la question d'autant plus complexe. Ma chair n'est qu'illusion. J'ignore même si je partagerai ce futur avec ma famille, et si c'est une bonne nouvelle ou, bien au contraire, une malédiction.

L'Agneau m'a dit qu'il s'assurerait de notre réconciliation. Cependant, puis-je de nouveau faire confiance au pouvoir de la couronne rouge, après le désastre qu'a été la dernière fois ?
L'Agneau restera-t-il un traître ?

Notes:

Merci à toi, lecteur.ice qui a continué la lecture ! J'espère que tu restera jusqu'à la fin, et que pour l'instant tu profites bien.
N'hésite pas à laisser un commentaire, j'adore les lire et y répondre !

Narinder et Shamura vont-ils se réconcilier ? Pourquoi Leshy est-il soudainement aussi proche de son adelphe ?
Lisez la suite pour le savoir !

Chapter 3: Jour 3 - Arachnide en balade

Chapter Text

Sous la contrainte de l'Agneau, j'ai aujourd'hui dû sortir, afin de faire une promenade dans le camp en sa compagnie, dont je me passerai bien. L'insouciance des adeptes est presque palpable ; ils continuent de vivre au gré de leurs envies comme si la mort n'était qu'un nom, et ne semblent pas se soucier d'autre chose, ce qui me perturbe profondément. Certains me saluent comme partie intégrante des leurs, d'autres m'accordent un respect digne de la divinité que je fus autrefois. C'est étrange, mais cela semble préserver une certaine paix, alors je l'accepte. La paix est d'une grande importance aujourd'hui, je le sais désormais.

La vie dans cette société m'intrigue en tout point, la mort s'abattra sur eux. Personne ne semble se voir confier de tâche précise, tous se contentent de suivre les ordres de l'Agneau. Ils n'expriment presque aucune volonté propre, que ce soit par crainte, admiration de l'Agneau ou paresse. Pourquoi ne prennent ils pas d'initiatives ? Certains osent parfois faire des requêtes à l'Agneau mais ils s'arrêtent là. Seul Narinder fait exception.

Narinder, justement, ne m'inspire toujours pas confiance. Je refuse de croire qu'une bête sacrificielle l'a rendu inoffensif du jour au lendemain, quelle que soit la raison. Narinder est impulsif, parfois violent. Il se bat avec son instinct et refuse catégoriquement d'autres directives. Pourtant, il a l'air de s'en vouloir pour tout ce qui s'est passé. Essaye-t-il de se racheter ou de nous duper ? Dans les deux cas, son comportement est louche ; jamais n'a-t-il été aussi docile avec nous, même lorsqu'il était enfant. Même Heket n'était pas autant agressive au quotidien. Serait-ce à cause de moi ? Y avait-il des failles dans mon éducation ? Nous allons tous mourir une fois de plus, et il regardera, et des chaines ne pourront plus le retenir.  D'après l'Agneau, ma soeur et mes autres frères, je devrais achever de me soigner avant de chercher des réponses. Cependant, je crains de ne pas pouvoir me le permettre, et que ces réponses soient justement ce qui permettra de me soigner.

Je mange de plus en plus, et des plats variés. L'appétit ne me vient toujours pas, mais je parviens à apprécier un bon repas, ce qui semble particulièrement touchant pour ma sœur. Intriguant, venant de celle qui répandait la famine dans ce culte. Cependant, je sécrète aussi beaucoup de venin. Ce n'est pas un problème pour la viande, mais il fait fondre les légumes, créant alors une sorte de bouillie pâteuse et malodorante dont personne ne voudrait. Je me demande si je peux faire fondre ainsi la chair de quelqu'un. Mes propres mains pourraient fondre.

Durant ma promenade, j'ai vu ma couronne. Exhibée sur un poteau en pierre, là, près de la statue aux prières, tel un trophée arraché à son feu détenteur par les larmes et le sang. Dans mon cas, point de larmes, mais un échec dans lequel je ne cesse de me noyer. C'est terriblement désagréable et plus j'y pense, plus j'ai mal à a tête. J'ai décidé de rentrer, après une telle vision, car cette idée me faisait bouillir de honte.
L'Agneau est-il fier de ses accomplissements ? Il a échappé au sacrifice et expose désormais les symboles d'une gloire passée, comme si c'était la sienne. Nos couronnes, autrefois armes et outils de pouvoir divin, ne sont maintenant plus que de vulgaires trophées utilisés en décoration. Leshy serait fou de rage s'il voyait ce qu'est devenu sa couronne, même s'il le sait sûrement déjà. Il était apparemment le deuxième à être ressuscité ; le premier était Narinder. Ils ont probablement ressenti une grande solitude et, connaissant leurs tempéraments, ils se sont probablement disputés plus d'une fois avant l'arrivée du reste de notre fratrie.
Et l'Agneau ne semble point s'en soucier. Et l'Agneau nous parle d'écrits anciens, de vieux rituels. Et l'Agneau raconte comment il a contré la prophétie et pris le pouvoir de la couronne rouge. Et à chacune de ses paroles, je me demande pourquoi ce n'est pas moi qui peut conter de tels récits, à la place de celui qui aurait dû mourir pour compenser nos erreurs.

Narinder est toujours dans les pattes de l'Agneau. Il le suit à la trace, se retrouvant presque à marcher dans ses empreintes de pas. Déjà enfant, il faisait la même chose : il nous suivait constamment, Kallamar et moi, en prétextant avoir peur du noir ou du monstre sous son lit. En restant ainsi à nos côtés, je suppose qu'il cherchait un environnement de protection, ou de familiarité, qui puisse l'éloigner de tout ce qui pouvait être plus puissant que lui. Puisqu'il le fait encore, cela voudrait dire que l'Agneau est parvenu à lui offrir cette sensation de sécurité. Peut-être que s'il avait connu l'Agneau plus tôt, tout ceci ne se serait pas produit. L'Agneau aurait probablement pu empêcher la prophétie d'avoir lieu sans que tout ceci finisse en bain de sang. Les cinq deviennent l'un puis rien. Ce "rien" est peut-être moi, qui a faillit à tous mes objectifs.

Je continue de tenir mon journal mais je n'y vois point d'intérêt. Bien que je croie Kallamar dans cette démarche de soin, je ne ressens aucun progrès pour le moment. Au contraire, j'ai la sensation que tout le monde ici progresse, sauf moi. Est-ce encore moi qui faillit à ma tâche ? L'Agneau n'a pas l'air de penser ainsi ; au contraire, il m'encourage et prend souvent de mes nouvelles, comme s'il bénéficiait aussi de ces soins. J'ignore pourquoi il me porte autant d'attention, mais je me méfie de ce curieux personnage : je ne trouve aucune raison qui le pousse à être aussi attentionné envers moi, sauf peut-être un dessein plus sombre même que la prophétie. Je dois me préparer à le tuer de mes propres mains, si tel est le cas.

Je me rappelle d'une confrontation avec l'Agneau à l'Antre de soie, une de nos premières. Au lieu de s'incliner comme je lui sommais, il a affronté mon regard, m'imposant sa puissance et son courage. C'est peut-être ce que Narinder a vu, lorsque nous l'avons enchaîné : une puissance écrasante et un courage oppressant. Je cherchais peut-être également à protéger quelque chose, ce jour-là, mais il était déjà trop tard pour notre famille, et je ne pense pas qu'enchaîner une divinité la protège. Que reste-t-il alors dans cette tragédie ?

Narinder n'a pas l'air de se poser autant de questions. Il a pris un nouveau quotidien qui, malgré son expression agacée, semble lui convenir de part une stabilité apparente. La mort me cueillera en me tranchant le crâne. Lorsqu'il nous croise, il nous évite en prétendant être occupé. Ma sœur et mes frères ne sont pas non plus parvenus à lui faire tenir une véritable conversation, n'essuyant que des refus. Il nous évite du mieux qu'il peut. Nous n'avons pas encore regagné sa confiance et je cherche comment nous pourrions nous y prendre.
Durant ma balade, j'ai vu les adeptes s'adonner à différentes activités. La maladie et la famine les tueront lentement. Ils transmettent leurs idées entre eux grâce à des beuveries, ou aux arts comme la musique et la danse. Ils ne parlaient pas toujours, mais leurs liens semblaient fortifiés par ces moments de partage. J'aimerais y prendre part pour comprendre ces interactions.
À un détour, j'ai surpris Heket et Kallamar dans ce que je pensais être une conversation fusante. Par curiosité, je les ai alors approchés en ayant à l'esprit de les rejoindre, pour au final réaliser que presque aucun mot n'était dit : ma sœur et mon frère faisaient des gestes de bras variés, auxquels ils semblaient associer des significations précises. Ils se les apprenaient mutuellement. Lorsque Heket n'était pas satisfaite, elle portait un coup vif à Kallamar, qui le lui rendait, et ils se disputaient quelques instants avant de reprendre leur cours mutuel.
Pensant que cela pourrait également être bénéfique pour moi, j'ai pris place à leurs côtés. Ils étaient surpris, mais m'ont permis de rester et d'assister à leur échange. Je suivais leur apprentissage en reproduisant leurs gestes avec minutie, ressentant un grand intérêt pour cette façon d'interagir, ce que ma sœur a fini par remarquer. Elle a tout de suite voulu me tester, et m'a finalement donné le constat que je m'en sortais à merveille. J'aurai juré la voir retenir un sourire, ce qui est dommage, car je ne l'ai pas vue aussi heureuse depuis longtemps. Kallamar semblait lui aussi touché par ma performance, mais il a tourné la tête. J'ai cru voir une larme couler, chose qu'il a nié en prétextant une poussière dans son œil, mais je sais que je ne rêvais pas puisque Heket s'est de suite moquée de lui. Ils se sont encore disputés mais, pour la première fois depuis des siècles, je n'ai pas senti la moindre malveillance. Nous avons simplement, et sans rien pour nous plonger dans la terreur, partagé un moment convivial.

Je ressors de cette balade avec plus de questions que de réponse. Cette communauté est trop différente de ce que j'ai connu pour que j'y trouve des repères, je dois donc en bâtir de nouveaux. Cependant, je crois avoir trouvé le moyen d'engager la conversation avec Narinder. J'ignore pourquoi, mais je me sens incapable de complètement guérir sans renouer les liens avec lui ; grâce à ce langage gestuel que je commence à apprendre, je pourrai peut-être enfin exprimer ma pensée. Je pourrai peut-être également tenter de partager un repas avec lui, puisque ça a fonctionné avec ma sœur.

Malgré tout, je continue de me méfier de l'Agneau. Je ne parviens pas à comprendre sa façon d'agir avec nous. Ce n'est pas parce qu'il nous a ressuscités et offerts un foyer que je baisserai ma garde. Je ne me permettrai pas un troisième échec. Était ce son but que je me questionne autant sur ses accomplissements ?

Je dois me rapprocher de ma sœur et mes frères anciens prélats, puis de Narinder, et enfin de l'Agneau. Cette fois, aucune prophétie ne pourra briser notre paix. S'il le faut, je ferai tomber la guerre sur tous les autres.

Chapter 4: Jour 4 - Arachnide en souffrance

Chapter Text

Tout me paraît paradoxal depuis ma résurrection, à commencer par l'écriture. Cette pratique est, pour moi, à la fois revigorante et épuisante. J'ignore si tout doit être écrit mais je prends plaisir à parler de banalités. Je dois savoir comment équilibrer les sujets pour que ma guérison se passe au mieux. Et si ma couronne n'avait été qu'un mirage ? Honte à celles et ceux qui trouvent facile un tel processus, alors que jamais ils n'ont eu à se battre contre eux-même. Honte à celles et ceux qui osent me trouver faible, s'il y en a. Une guerre ne peut être gagnée dès le premier coup d'épée, je ne le sais que trop bien.

Je ne perds pas espoir quand à l'idée de discuter avec Narinder. Aujourd'hui, j'ai essayé d'engager la conversation avec lui pendant qu'il travaillait. Il distribuait des plats chauds aux adeptes. J'ai patiemment attendu mon tour et, une fois celui-ci venu, j'ai enfin été capable de le saluer. Je pensais alors toucher la victoire du bout des doigts, cependant le silence s'est une fois de plus fait maître : Narinder voulait que je déguerpisse, et après une pause quelque peu gênante, il me l'a fait comprendre en me jetant un bol de soupe à la citrouille encore brûlante sans autre forme de réponse. Peut-être aurais-je dû parler un peu plus, ou lui poser des questions. Cet échec vient une fois de plus de moi et c'est rageant. Je me fonds dans le ciel et la terre et je le mérite. J'ai bu la soupe et, bien que je n'aie vu aucun ingrédient suspicieux y être ajouté, elle avait un arrière-goût terriblement amer, tant que cette amertume a recouvert les parois de ma gorge des heures durant. C'était très désagrable.

C'est si frustrant de ne pouvoir parler à personne ! Cette prison de papier est étouffante et je me retiens de la jeter dans un feu de joie. Je veux pouvoir crier chacun de mes problèmes, et réduire à néant tous ceux qui m'empêchent de les résoudre, comme l'a fait l'Agneau. Je refuse de me soumettre à une telle faiblesse ; je suis l'ancien prélat de la guerre, dont la meilleure arme est un savoir sans limite ! Ce sont les autres mortels qui devraient trembler à ma vue, par moi ! Le monde devrait m'entendre, m'écouter sans concession, et m'obéir. Par quelle sorcellerie ai-je fini comme cela ?

J'ai l'esprit bien trop troublé. Je le sais brisé en mille morceaux mais j'ignore où ces morceaux se trouvent, j'ignore même si, une fois assemblés, ils formeront une image que je serai capable de percevoir. En ai-je seulement envie ?
J'ai le sentiment que l'Agneau détient un de ces morceaux. Il est certain qu'il m'inspire de plus en plus de dégoût. Ce qui aurait dû être une bête sacrificielle parmi tant d'autres, est désormais à la tête d'un culte puissant et dévoué, et s'est fait connaître par-delà les limites de son camp, ayant même détrôné Celui Qui Attends. À côté de cela, qu'ai-je fait pour mériter que mon nom figure dans les textes anciens ? Enchaîner celui qui fut mon frère dans la solitude, n'est à mes yeux pas un exploit. Shamura, autrefois prélat de la guerre, se prétend à la recherche de la paix. Pathétique, n'est-il pas.

Pourquoi ces images tournent-elles encore et encore ? C'est insupportable. Je ne cesse de repenser à notre famille unie, puis à la montée en orgueil de Narinder, puis à l'incident. À partir de là, la douleur s'empare de ma tête des heures durant, puis lorsqu'enfin elle daigne me quitter, cette boucle cauchemardesque reprend. Je m'arracherai le cerveau si je le pouvais, tant que ça peut mettre fin à ce martyre.

J'aimerais pouvoir prendre Narinder dans mes bras. J'aimerais lui caresser la tête en lui chuchotant que tout ira bien, en lui contant de vieilles légendes pour qu'il accepte d'être bordé. Mais Narinder n'est plus un enfant et, si j'ose l'approcher de ma main, il ne fait aucun doute qu'il la tranchera. Narinder ne veut plus de moi.

Pourquoi était-ce aussi douloureux à écrire ? Je croyais avoir accepté cette séparation. Peut-être qu'en réalité, je vivais dans une sorte de déni.

Peut-être dois-je m'arracher les yeux, pour comprendre Leshy.
Peut-être dois-je me trancher la gorge pour comprendre Heket.
Peut-être dois-je me déchirer les oreilles pour comprendre Kallamar.
Peut-être dois-je finir mes jours dans l'emprise de chaînes et de ma culpabilité, pour comprendre Narinder.

Peut-être dois-je me venger, pour comprendre l'Agneau.

 

Quelqu'un de bien étrange a rejoint le culte, aujourd'hui. Il m'a rendu visite malgré un état qui semblait presque pire que le mien.
Son nom est Sozo, du moins je crois puisqu'il parlait à la troisième personne (même sa façon de s'exprimer avait tout d'étrange). En constatant la gravité de mes blessures, il m'a tendu une poignée de champignons aussi intriguants que lui, d'un air enthousiaste. Il ne cessait de dire qu'ils étaient merveilleux, et que leurs effets miraculeux allaient me remettre sur pieds en un rien de temps. Je n'ai même pas eu le temps de songer à les consommer ; Heket a débarqué en furie, et les a tous pris sans m'adresser un mot. Ces champignons ont sans doute un lien avec l'étrangeté de cette personne.

Je me demande si ce que je trouve étrange n'est pas simplement une illusion, créée par la maladie. Mon regard sur le monde ne serait-il pas trompé par les conséquences d'un drame familial ? Si c'est bien le cas, pourquoi ma sœur et mes frères ne subissent-ils pas la même chose ? Ceci dit, en un sens, je suppose que Leshy est l'exception qui confirme la règle.

Leshy, d'ailleurs, est de plus en plus collant avec moi. Il passe des heures à me suivre à la trace, se pensant discret, mais la terre remue rarement par ses propres moyens. Leshy est très remuant, dans tous les sens du terme ; il perturbe mon repos, les champs, les prières, et insulte l'Agneau à chaque occasion qui se présente. C'est à croire qu'il veut prendre toute l'attention qui lui est accordée, comme si ses adeptes lui manquaient. Il reproduit ce pourquoi il fut célèbre : le chaos, mais cette fois à son échelle affaiblie. Je n'ai pas le cœur de lui dire qu'il a trop perdu en puissance pour que ça impressionne qui que ce soit ; en y repensant, c'est peut-être juste moi qu'il veut impressionner. Ça ne fonctionne pas le moins du monde, et ça fait peine à voir.

Pourquoi est-il tant attaché au chaos ? Il nuit à ses alliés, en fait, non. Nous ne sommes plus alliés depuis l'incident. En réalité, je doute que qui que ce soit issu de la Vieille Croyance aie encore des alliés. Nous, anciens prélats, ne sommes même pas nos propres alliés. Comme je le pensais plus tôt, nous sommes seuls avec nous-mêmes et personne ne voudra nous suivre. Nous allons tous brûler au purgatoire. Je suppose qu'en un sens, c'est ainsi que nous payons pour la monstruosité de nos actes. Si je peux me permettre, cela fait beaucoup de punitions selon moi. D'autant que Narinder, qui nous a mutilés pour le pouvoir, ne semble rien subir de tout cela.

Ma tête me fait si mal aujourd'hui, que j'ai la sensation d'avoir subi mes blessures hier à peine. Kallamar m'a dit que c'était normal, qu'il ressentait la même chose au niveau de ses oreilles, mais en réalité il n'y comprend rien. Personne ne comprend ce qui se passe dans ma tête et ça me plonge dans une rage folle. Je n'ai pas seulement l'impression de revivre l'incident à travers la douleur ; j'ai l'impression qu'on fait cuire de la soupe dans mon crâne, qu'on y plante des pics à brochette, qu'on y fait griller une grande pièce de viande bien épaisse. Agneau, si tu es aussi puissant que tout le monde ose le prétendre, viens donc dévorer les entrailles de ma tête et libère moi de ce malheur ! Il n'y a qu'ainsi que ma guerre contre moi-même ne saurait prendre fin, si une fin elle possède. Prélat de la guerre se retrouve à terre, implorant l'aide de celui qui a vaincu la prophétie. Un poème étonnant qui ne me fait me sentir que plus pathétique. En étant aussi faible, je fais honte à la Vieille Croyance.

 

Je vois parfois Leshy renifler mon coin de notre abri. Peut-être que je me trompe, mais il semble à la recherche de quelque chose. J'espère qu'il ne s'agit pas de mon journal, car l'heure n'est pas encore venue de partager mes pensées. En y repensant, c'est une drôle d'idée : Leshy est incapable de lire. Pour connaître le contenu de ce journal, il devrait demander à Heket de lui lire, et je ne pense pas qu'elle accepterait, elle semble trop troublée en ce moment pour rendre service à qui que ce soit. Ces deux-là m'agacent ; Leshy à fouiller partout, et Heket à se penser invincible. Comment ai-je pu en arriver à penser ainsi de ma propre famille ? Est-ce la vérité ou la maladie ? Aurait-elle sa propre volonté ? Je me perds à chercher ce qui est réellement de moi, et ce qui ne l'est pas. Peut-être que je suis tout aussi insupportable pour mon entourage. Je ne veux pas être insupportable. Je veux continuer à tisser, à transmettre mon savoir pour susciter l'admiration de mes pairs. Lorsque je contais mes aventures passées à Narinder, il semblait toujours y porter un grand intérêt.

Voilà donc la solution à mon problème ! Je dois demander une audience à Narinder, qu'il ne puisse pas fuir le dialogue. À ce moment-là, je lui raconterai, le périple de l'Agneau à l'Antre de soie. S'il écoute ne serait-ce que le début, alors peut-être pourrais-je enfin lui arracher une réponse. Peut m'importe si cette réponse est hostile ou non ; je la prendrai pour autant qu'il y en ai une.

Dès demain, je parlerai de ce plan à l'Agneau. Je déteste l'admettre, mais il me serait d'une grande utilité pour connaître les possibles failles de ce plan. En réalité, je crois que ce qui m'énerve le plus, c'est de ne pas détenir le savoir dont j'ai besoin.

J'ai fini de tisser mon hamac.

Chapter 5: Arachnid conversant

Chapter Text

J'ai réussi à obtenir l'ambiance que je souhaitais auprès de l'Agneau. Très tôt dès le matin, il m'a fait le rejoindre au confessionnal. Une fois à l'intérieur, je humais une vague odeur de baie chaude ; il s'était manifestement préparé une collation, pour profiter de mes plans et questions comme des derniers ragots environnants. Ignorant cette étrange mise en confort, j'ai pris place et j'ai expliqué tout ce que je prévoyais de raconter à Narinder. Cependant, hormis les détails qui avaient quitté ma mémoire entrecoupés de bouchées épaisses de gruau encore fumant, la proposition qu'il m'a faite était surprenante.

Il m'a dit qu'à ce stade d'ascension, prédire les conséquences de mes actes était impossible mais que, néanmoins, une de ses connaissance proches pouvait éclaircir mon chemin. Il m'a envoyé à sa recherche : ainsi, j'ai rencontré Clauneck.

Clauneck est ce que les gens appellent, un oracle. Armé de cartes de tarot, il se présente non pas comme un guide, mais comme un éclaireur : selon lui, les cartes sont les véritables guides, et libre à nous de les suivre. Il m'a fait m'asseoir face au tapis où il ferait ses tirages. J'ai alors entrepris de lui présenter le conflit entre moi et mon ancien frère, mais à peine avais-je donné le contexte que la première carte était tirée. Perplexe, j'ai levé le regard, attendant que l'on m'explique comment mon destin pouvait déjà se tracer.

Clauneck est une personne plus calme et réfléchie que ce à quoi je m'attendais. Il n'a porté aucun jugement à mon incompréhension, montrant à la place une bienveillance surprenante. Il m'a présenté la première carte du tirage, celle qui avait suscité mon étonnement : la Tempérance, symbole de relations et liens avec l'autre. Cette carte signifierai que ma relation avec Narinder, autrefois pilier de nos vies, est aujourd'hui un obstacle à nos buts respectifs, en raison de la transformation qu'elle a subi à notre insu. Notre conversation décidera de son issue : elle pourrait reprendre de sa superbe, aussi bien qu'elle pourrait devenir un purgatoire dans lequel cette fois, au moins, nous serons ensemble.
Je n'ai pas appris grand-chose de cette carte. Tout ce qu'elle m'a permis de savoir, c'est que mon plan aura des conséquences importantes. J'ai alors demandé à Clauneck ce qui me permettrait de forcer le destin à m'écouter, ce à quoi il a répondu en tirant la deuxième carte.

Cette carte était celle du Chariot, représentant l'affirmation personnelle. Par elle-même, elle m'encourage à imposer mon identité et mon existence. Couplée à la précédente, elle gagne en nuance : cette identité doit permettre à celle de Narinder d'exister tout autant, afin qu'il s'affirme autant que moi. Cela nous mettra sur un pied d'égalité, sans pour autant garantir une issue plaisante. Ce dernier constat était particulièrement agaçant pour moi, consultant Clauneck en quête de réponses concises. Je lui en ai fait part et, en guise de réponse, il m'a souri et a tiré la dernière carte.

Je ne m'attendais pas à la voir, mais c'était celle du jugement. Elle est apparemment symbole de renaissance, de renouveau. Sa signification serait alors très simple : une nouvelle ère commencera pour nous, une bonne ère en théorie. Clauneck ne m'a donné que cette vague explication, il n'a rien commenté d'autre. J'ai supposé qu'il attendait mon avis, mais je n'avais rien de sûr ; la Tempérance pour mon conflit avec Narinder, le Chariot pour l'affirmation de chacun, et le Jugement pour les conséquences que cela aura sur nous, cependant où se trouve le fil rouge qui relie les pages de ce drôle de conte ? Y réfléchir ne m'a rien donné, si ce n'est un mal de tête considérable.

J'ai voulu poser la question à Clauneck. Je voulais savoir pourquoi ces cartes se lisent dans cet ordre, et quelle est cette nouvelle ère qui nous attend, pour qui est-elle bonne. Cependant, je n'ai jamais obtenu la réponse que je voulais : lorsque j'ai levé le regard, Clauneck avait disparu.

Quand l'Agneau a dit que Clauneck pouvait m'aider, je m'attendais à plus précis, à une instruction ou un chemin que je puisse suivre. À la place, j'ai fait le trajet retour jusqu'au camp en écoutant mes propres questions se répéter encore et encore dans ma tête, tout comme ces horribles images. Cependant, lorsque j'ai atteint l'entrée du camp, j'ai constaté que l'on m'avait fait une étonnante surprise.

 

Narinder se tenait face à moi. Il affrontait mon regard avec la même mine profondément agacée que j'ai toujours connu. Lorsqu'il m'a vu m'interroger sur la raison de sa présence, il s'est tourné pour partir en me disant enfin quelques mots :

 

"C'est l'Agneau qui m'envoie. Viens."

Je n'ai pas chercher à le comprendre d'avantage. Je cherche trop à tout comprendre, ces temps-ci. Alors j'ai chéri ce premier véritable moment d'intéraction, et je l'ai suivi sans broncher jusqu'à la tante des anciens prélats.

Ni ma soeur, ni mes frères, ni l'Agneau, ni aucun adepte n'était présent. L'abri était plongé dans un silence de mort, mais à force, je m'y fais en la présence de Narinder. Il s'est assis, le visage figé, et j'ai fait de même en m'installant dans mon hamac. Ce hamac, il l'a fixé pendant plusieurs minutes, et je me demandais pourquoi jusqu'à ce qu'un souvenir de son enfance ne me revienne.

 

À l'époque, il me semble qu'il n'avait qu'une dizaine d'années. Heket et Leshy n'étaient pas encore venus au monde, et Kallamar était souvent très occupé ; à la recherche de compagnons de jeu, Narinder s'était alors tourné vers moi. Cependant, j'avais moi aussi un tas de choses à faire, et je savais déjà qu'un enfant qui s'ennuie peut causer nombre de dégâts. Souhaitant éviter cette issue, j'ai alors tissé pour lui un équipement de jeu qui me permettrai de le surveiller : une sorte de balançoire, assez large pour qu'il s'y allonge. Il s'est tant amusé avec que, ce soir-là, il a insisté pour dormir dedans, accompagné d'une lanterne. Durant ses heures de jeu et de sommeil, son visage trahissait un apaisement profond.

En y réfléchissant, j'ai compris que ce hamac lui avait rappelé sa balançoire. Y voyant une opportunité parfaite, je l'ai alors invité, d'un simple geste de bras, à y prendre place pendant notre échange. Je m'attendais à un refus, à ce qu'il reste planté devant moi ; à la place, il s'est installé dans le hamac, la mine renfrognée mais la posture détendue. C'était selon moi l'ultime signe que la voie était ouverte à ma stratégie.

Alors j'ai commencé mon conte. J'ai conté l'arrivée fracassante de l'Agneau dans l'Antre de Soie et tout ce qui en a découlé. J'ai conté le bruit assourdissant des balles, le tranchant précis de l'épée, le fracas étourdissant du marteau. J'omettais sûrement beaucoup de détails, mais peu m'importait. Sans prendre de pause, je lui faisais écouter chaque détail de cette aventure que mes blessures avaient épargné. J'ai guerroyé contre cet Agneau sans la moindre pitié pour ses pathétiques revendications, j'ai fait tout mon possible pour écraser sa dernière lueur d'espoir à tout jamais, de mes multiples pattes.

Malheureusement, je n'ai point eu le temps de terminer mon récit. En effet, j'en étais à la partie où j'ai rendu mon dernier souffle, lorsque j'ai enfin remarqué ce que faisait Narinder : avachi dans ce hamac de fortune, symbole d'une innocence révolue et fossile de l'union familiale, il dormait à poings fermés. Dans ce sommeil inattendu, son habituelle expression de mécontentement était remplacée par une expression bien plus calme ou, si j'ose dire, apaisée.  Je n'osais point le sortir d'un tel sommeil, ainsi, je me retrouve à écrire ces lignes à la belle étoile. Il est fort étonnant qu'il aie occupé ce hamac toute la journée, n'a-t-il pont mangé aujourd'hui ? ou peut-être que ma perception du temps est également affectée par la maladie. Le Soleil, en soit, n'est-il pas la plus belle étoile ?

J'ignore si mon plan était une réussit eu un échec. En toute honnêteté, je ne perçois aucun changement pour le moment. D'après Clauneck, cela devrait être signe de bon augure, mais plus j'y pense et moins je trouve ces cartes crédibles. S'il suffisait du tarot pour éviter les drames, l'un des prélats de la Vieille Croyance aurait pu prédire tout ce qui nous est arrivé. Et nous aurions pu l'éviter. Et vivre en paix.

Quel constat idiot. Nous n'avions pas besoin du tarot pour faire tout cela. Que m'arrive-t-il ? Pourquoi mon esprit est-il, une fois de plus, envahi par des réflexions aussi poussées et absurdes ? Il serait complètement insensé que mes blessures soient à l'origine de tous mes autres maux ! Kallamar doit savoir ce qui se passe. Kallamar sait, et il me cache des choses. Narinder sait. L'Agneau sait. Ce pathétique agneau sait tout ! Il sait tout et il prend plaisir à me regarder souffrir sans rien y faire ! Je lui arracherai chaque minuscule bout de laine qui me passe sous les mandibules s'il ne m'avoue pas toute la vérité !

 

Voilà que la violence se met à me consumer, elle aussi ; je sais qu'en temps normal, il m'en faut bien plus pour ressentir une telle colère. Il est peut-être temps pour moi de cesser l'écriture, aujourd'hui. Ou alors, c'est là le fruit de mon rapprochement récent avec Heket : elle est peut-être une mauvaise influence, ou un frein à ma guérison. Je tenterai de m'éloigner d'elle dès demain ; c'est douloureux, mais je commence à m'habituer, peu à peu, à la douleur que provoque cette solitude. Elle n'est rien, comparé à celle dans laquelle j'ai enfermé Narinder. Si j'ose croire aux miracles, elle prendra peut-être même la place de mes blessures.

 

Mon hamac ne tient pas.

Chapter 6: Jour 6 - Arachnide nocturne

Chapter Text

Moi qui pensait passer mes journées à éviter Heket, voilà que c'est elle qui m'évite ! Du moins, c'est ce que je crois. Elle qui était aux petits soins depuis ma résurrection, je ne l'ai pas croisée une seule fois aujourd'hui, même aux stocks de nourriture. Je n'ai pas pu beaucoup explorer à sa recherche, la plupart des adeptes m'envoyant au repos en constatant que personne ne m'accompagnait. C'est ridicule, mes blessures sont au crâne et pas aux jambes, je peux marcher sans aide.
Leshy, par contre, me colle aux talons, se pensant toujours aussi discret. Je vais l'écraser et devoir assumer mon acte. Son petit corps est utile pour creuser des galeries sous terre. Peut-être devrais je lui demander de m'apprendre ? Cela paraît amusant. Il faut que je comprenne pourquoi il me suit partout avant que ça ne lui porte préjudice, mais c'est épuisant de chercher à tout comprendre, si épuisant. J'aimerais profiter d'une douce sieste sous les premiers rayons du soleil. Je l'inviterai à se reposer sous le soleil avec moi.

Quant à Kallamar, je le savais peu courageux, mais lui qui devait m'apprendre plus de signes esquivait toutes les conversations. J'ai persévéré, afin de savoir où avait bien pu passer Heket, s'il savait quelque chose à propos de Leshy, s'il avait réussi à parler de Narinder - et là, lorsque j'ai mentionné le nom de son premier frère, il a eu un semblant d'audace. De sa part je ne m'y attendais pas, mais il m'a presque coupé la parole, en déclarant que penser à cela me ferait plus de mal qu'autre chose. Il n'a pas voulu élaborer, il a juste insisté sur le fait que résurrection n'est pas guérison, en se tripotant l'oreille avec la main qui ne tenait pas un gros bouquet de camélias. Penser ne peut pas me faire de mal, n'est-ce pas ? Je lui ai posé la question, cependant aucune réponse, à nouveau. Que font-ils tous, à vouloir me plonger dans le silence ? Ma recherche de réponse pourrait-elle être source d'un second malheur ? À moins que ce malheur prêt à leur trancher la tête, ce ne soit moi ?

 

Mon journal était tâché, aujourd'hui. Un rond collant, avec un motif de stries, a été posé sur le coin de la couverture. Cette trace ne vient pas de moi; Il se pourrait que quelqu'un aie décidé de m'espionner. Ou peut-être que je me fais des idées. Ou peut-être que quelqu'un a voulu le ranger. Ou peut-être qu'un adepte a voulu fouiller trop loin. Ou peut-être que l'Agneau va encore me tuer. Ou peut-être que je me fais des idées. Je me fais des idées. Personne ne m'espionne. Je me fais des idées.

J'ai croisé Narinder, pendant mon exploration. Encore aux cuisines, occupé à servir les mortels qu'il tolère à peine. Je n'avais pas faim. Je ne sais pas pourquoi mes pas m'ont mené vers les cuisines. Je doute que ce soit lui qui m'espionne. Pourtant, j'étais aux cuisines. J'ai fait la queue, sentant les regards confus d'adeptes autour de moi ; est-ce si étonnant que personne ne m'emboite le pas ?
Est alors venu mon tour. J'ai dit bonjour à Narinder. Comme la première fois, il a eu un moment de doute, mais cette fois je n'ai senti aucune animosité de sa part. À la place, j'ai vécu quelque chose de bizarre.
Il m'a dit bonjour. Il m'a regardé, pas dans les yeux, mais il m'a regardé, et il m'a dit "Bonjour, Shamura". Il m'a regardé. Mon frère m'a regardé. J'ai senti quelque chose couler sur mon visage, que j'ai rapidement essuyé ; je ne veux pas que les plus jeunes voient du sang couler de mes plaies. Pourtant mes doigts n'étaient pas couverts de rouge. Étrange. C'est si étrange. Pourquoi ai-je mal à des muscles et organes que personne n'a touché ?

L'épuisement m'a rattrapé. Je n'ai rien pu faire d'autre, aujourd'hui. Me voilà donc à la tente, à tisser encore et encore en espérant obtenir quelque chose qui nous apporte un peu de joie. J'essaie de renforcer mon hamac, et quitte à ce qu'il ne suffise pas comme couchage, d'y tisser de jolis motifs. Je réfléchis moins lorsque je travaille sur mon hamac, j'ai moins mal à la tête. L'art aurait-il des vertus thérapeutiques ? Je vais en parler à Kallamar. Il va bientôt voir comment se porte ma guérison.

Je le vois de plus en plus. Soit l'écriture est vaine, soit elle me porte malheur. Je ne vois que ces explications pour justifier un tel concentré d'étrangeté au sein d'une période aussi calme. Ma famille m'évite, ma soie ne suffit plus à fabriquer un tissu correct, un instant. Ma famille m'évite ? La dernière fois qu'ils ont tous tenté de fuir un danger commun, c'était

 

Mes blessures saignent à nouveau. Je le sais. J'ai encore essuyé la goutte qui coulait, cette fois c'était rouge, ça ne peut être que du sang. Peut-on peindre avec du sang ? Puis-je donner un sens artistique à mes tourments ? Certains contes décrivent des morts grotesques. Kallamar est rentré peu de temps après, et il s'est empressé de changer mes bandages en constatant le sang coulant. Pendant qu'il s'attelait à la tâche, je lui ai posé les mêmes questions, et il continue d'éviter le sujet. Je sais que Narinder nous a tous fait beaucoup de mal, mais selon moi là est le cœur du problème : parviendrons nous réellement à guérir sans lui ? Encore une fois Kallamar a fait preuve d'une audace que je lui pensais inconnue : il m'a répondue sèchement qu'il n'en savais rien, et que je devais penser avant tout à "reboucher mon crâne". Après ça, il n'osait plus me regarder, ni se justifier sur quoi que ce soit. Il avait l'air pris d'une honte sans précédent. Oh Kallamar, je pensais t'avoir enseigné à faire semblant de ne douter de rien. Pourtant, tu n'es jamais parvenu à trahir mon regard. Si seulement ils étaient tous comme toi, à ce propos. Malgré tout ceci, j'imagine que c'est toi qui a tenté de veiller sur les autres, en mon absence. J'ai tant de fierté pour vous tous. Le perçois tu ?

Heket a fini par rentrer, elle aussi, mais elle ne m'a pas adressé la parole. Aussitôt à l'intérieur, elle a jeté au sol un reste de repas sans nous regarder, et s'est lancée sur son couchage. Kallamar a voulu prendre de ses nouvelles, mais Heket l'a simplement invité à aller "gober des mouches". J'ai voulu jeter un œil à son bol, elle qui d'habitude mangerait assez pour deux en une journée. Il y avait les restes d'un repas copieux à base de légumes, j'y distinguais même des morceaux de choux et de betterave auxquels elle n'avait pas touché. Se priverait elle de nourriture, ces temps ci ? J'ai voulu approcher le bol de son couchage pour qu'elle le finisse plus tard mais Kallamar m'en a empêché. Il est vrai que j'avais prévu de l'éviter, je ne dois pas me laisser aller, pour le bien de tous. Je n'ai pas voulu lutter. J'ai mangé les restes. 

Leshy est rentré en dernier. Lui non plus ne m'a pas adressé mot, mais venant de lui, c'est déjà plus étonnant. Est-il fatigué d'avoir joué dans la terre toute la journée ? Je lui ai pourtant déjà dit que faire de l'exercice avant le coucher était mauvais pour son sommeil. C'est en tout cas ce que je pensais, car il s'est roulé dans les quelques fleurs au fond de son lit, essuyant la terre incrustée à la surface de son corps, avant de lui aussi se coucher.

Ils ont tous fini par dormir pendant que moi, je les observais. Ils avaient l'air libres de tout problème, apaisés par le passage du marchant de sable qui les avait bordés. Je n'ai pas résisté à ma curiosité et j'ai approché Heket. Dans son sommeil, elle s'était agrippée à ses draps comme si elle risquait de chuter. Ses doigts larges et collants s'étaient resserrés plus que je ne le pensais possible. J'ai lentement passé ma main sur sa tête, comme je l'avais fait lors de nos retrouvailles. Je l'ai fait avec autant de douceur dont je puisse faire preuve. Tout ira bien, ma sœur. Une chute si courte ne te fera rien.

Il n'y avait personne pour me rassurer comme je le faisais, alors j'ai osé faire quelque chose qui me vaudrait peut-être un sermon de Kallamar. Je profite de ce journal pour en faire la confidence, un secret allant de ma pensée à mon être, ainsi personne n'aura à en supporter le poids.

J'ai essayé de sortir, pour une promenade nocturne. Mon chemin ne s'est pas bien écarté de la tente, cette escapade était courte. Je me contentais de m'asseoir ou m'allonger dans l'herbe pour baigner sous la lumière de la lune. Elle est si belle, que j'écris ces lignes sous sa lueur agréable. J'ai une impression de déjà-vu, mais peu m'importe. Cet instant est si tranquille, il s'agit peut-être d'une forme de solitude que je peux tolérer. Celle-ci m'apporte le réconfort et la plénitude dont j'ai besoin. Je n'ai pas à déchiffrer la lune pour passer du temps avec elle.
Viendra le moment où je devrais rejoindre mon couchage, mais ce n'est pas l'instant présent, car ici, je m'adonne à ma propre pensée. Je comprends les adeptes qui dorment à la belle étoile. Je pourrais bien laisser cet apaisement me border, si seulement ma tête ne me lançait pas encore et encore. Mes plaies se sont-elles ouvertes à nouveau ? La lune est si belle. Sa lueur m'apaise d'une douce caresse.
J'ai jeté un oeil à l'intérieur, et il semblerait que Leshy a profité de mon absence pour se glisser furtivement dans mon hamac. J'espère pour lui qu'il ne cédera pas dans son sommeil. Le sol doit être plus confortable que dehors, ceci dit.

Demain, j'irai revoir l'Agneau au confessionnal. J'ai des choses à lui expliquer. Peut-être profite-t-il de la lune en ce moment même, lui aussi. J'espère qu'il est accompagné de Narinder. Nous pourrions admirer la lune ensemble tous les deux, un soir.

 

Mon hamac prend une forme étrange.

Chapter 7: Jour 7 - Arachnide en lutte

Chapter Text

Il a fallu que j'aille voir l'Agneau en personne, cette fois, pour obtenir mon audience au confessionnal. Je sais que l’on peut s’y rendre librement, mais je tenais à m’assurer de sa présence. Je commençais à bouillir rien qu'en l'imaginant se préparer une collation comme la dernière fois. Qu’il ose se moquer de moi une fois encore. Cette fois, il faut que tout le monde me prenne au sérieux, sans quoi j'échouerai une fois de plus. Qu'il ose se moquer de moi une fois encore, je lui donnerai un aperçu de ce que le purgatoire nous a infligé.

J'avais les tripes en dehors de mon abdomen. C'était très étrange. Pourtant ça ne faisait pas mal. En tout cas, je ne m'en rendais pas compte. Quelque chose pendait de mon abdomen. J'avais mal à la tête. Si mal. Si mal. J'avais les tripes en dehors de mon abdomen.

Ont-ils subi la même chose ? Tout ceci, car je n’ai su me présenter à la bête sacrificielle avant les autres ? En réalité, nous étions le sacrifice depuis le début. Oh Heket, est-ce pour cela que tu as versé tant de larmes lors de nos retrouvailles ? J’ai tant de regrets, ma sœur. Tant de regrets qui viennent tâcher ma fierté pour vous. Je ne laisserai plus rien la salir.

J’ai transmis la rage de mes frères et sœur à l’Agneau. J’ai parlé de Kallamar, et sa lâcheté paralysante. J’ai parlé de Heket, et sa haine isolante. J’ai parlé de Leshy, qui avait une étrange tendance à me suivre comme lorsqu’il était enfant. En fait, ils se comportent tous un peu comme lorsqu’il étaient encore très jeunes. Pourtant, ils cherchent tout de même à me protéger, comme un cristal fragile qui se briserait à la moindre chute. Ils pesaient si léger au creux de mes bras, à cette époque. Si petits et si légers. Ils auraient presque pu me glisser entre les doigts. C’est peut-être égoïste, mais j’aimerais les bercer jusqu’au lit, chacun, juste une dernière fois.

Je n’ai pas oublié Narinder.

Narinder est intriguant et imprévisible. Narinder semble me détester, pourtant il m’a adressé la parole. Il me déteste mais il est venu passer du temps avec moi. Il est resté en ma présence tout du long. Je m’en rappelle. C’est douloureux, mais je m’en rappelle très nettement. Je me rappelle qu’il est venu à moi, à la demande de l’Agneau, et que nous avons tenté de converser, en vain cependant. Je me rappelle de son regard lorsqu’il a découvert ma création, mon hamac. Surtout, je me rappelle du calme qui lui est rare, apposé sur son visage, lorsqu’il s’y est endormi.

 

Sauf que l’Agneau m’a coupé.
Il m’a coupé, pour me corriger ; Narinder n’est pas venu à cause de lui.
Il est venu de son plein gré.

Il a consulté l’Agneau, lui a dit qu’il souhaitait « se venger pour ses années parées de chaînes », et l’Agneau s’est proposé comme prétexte, sans chercher à en savoir plus, pour venir me voir. Selon lui, impossible que Narinder se déchaîne réellement sur moi ; pourquoi risquerait-il la solitude forcée à nouveau ?

Quelle imprudence. Je lui ai dit. Quelle imprudence de se fier à ses instincts. Les instincts peuvent faillir. Et s’il avait tenté de me briser à nouveau ? L’Agneau aurait dû rester près de nous pour veiller au grain ; et je sais qu’il n’était pas là, je l’aurai aperçu. Je l’aurai aperçu, pas vrai ? Était-il là, tapi dans l’ombre pour nous surveiller, sans que je n’ai aperçu quoi que ce soit ? Il m’a pourtant affirmé que non, car je cite : « Heket est un garde du corps suffisant ». Pourtant la gorge d’Heket n’a pas encore cicatrisé, et aujourd’hui nous évitons de nous croiser. Quelle imprudence. Quelle naïveté !

J’allais partir car je sentais mes maux de tête me saisir à nouveau, mais une fois de plus l’Agneau a interrompu mon élan. Pense-t-il que sa parole vaut plus que la mienne ? Imbécile !

Il m’a posé une question qui aura eu, au moins, le mérite de combler les trous dans ma stratégie.

 

Il m’a dit « Shamura, tu m’a dit ce que ta famille voulait. Qu’est-ce que toi, tu veux ? Quelles sont tes envies, Shamura ? »

 

Mes envies ? Il est vrai que de toutes les questions qui ont couru dans le creux de mon crâne depuis ma résurrection, celle-ci ne m’a pas traversé l’esprit. J’ai toujours priorisé mes cadets, pensant alors que ça les protégerai de tout. J’avais tord. J’avais tord, sur tellement de choses.
J’ignore ce dont j’ai envie.
J’ai ignoré mes envies, et c’est peut-être ce qui a conduit à notre perte. Cependant, si j’écoute mes envies, ne vais-je pas nous plonger dans quelque chose d’encore pire ? Je n’ai pas pu poser cette question à l’Agneau, qui m’a simplement annoncé que notre audience prenait fin.

Je le hais.

Je le hais tant.

J’aurai dû le tuer.

Ignorance. Je l’ai déjà tué. C’est comme ça qu’il a fait la rencontre de Narinder.

Narinder.

T’aurais-je tué si j’avais écouté mes envies ?

J’ai des pensées monstrueuses

mon propre frère

mon frère, que j’aime

pardonne moi

pardonne moi mon frère

pardonnez moi

 

Je dois me réconcilier avec Heket. Je dois absolument aller voir Heket. J’écris ces lignes avant d’aller à sa rencontre. Ma si petite sœur, qui tenait dans mes bras il y a quelques années à peine. Je te l’ordonne, laisse moi te prendre dans mes bras de nouveau. Cette fois, il s’agit d’une décision que je prends de mon propre chef. Cette fois, je refuse de te lâcher. Je panserai mes blessures ainsi que la tienne, que le reste pourrisse au purgatoire s’il le faut ! Tu n’auras plus besoin de taper du poing pour protéger ce à quoi tu tiens, car je le ferai moi-même.

Je dois apprendre à mesurer cette rage, cette haine. Elle les connaît bien. Elle sait prendre leur contrôle, non pour les diminuer mais pour en faire payer le prix à ceux qui les ont provoquées. Je vais lui demander de m’enseigner son art. Je l’ai éduquée, je lui ai enseigné beaucoup de choses. Il est temps pour nous d’inverser les rôles.

Cette distance que nous avons forcé entre nous, prend fin dès aujourd’hui. Nous avons pris la mauvaise décision. N’aie crainte, ma sœur, nous pouvons changer cela. Je m’en charge.

Je dois reconnaître que l’Agneau m’a aidé. Désormais, je sais quoi faire, et je sais que je n’échouerai pas une fois de plus. Pour autant, je n’ai aucune gratitude envers lui. Je me fiche que ce qu’il deviendra. Je désire simplement la paix.

Comment vont les chatons ? Ceux que j’ai offert à Narinder. Je suppose qu’ils ont bien grandi, cela fait part de l’ordre des choses pour eux. Je ne les ai pas vu depuis ma résurrection. Ils pourraient être d’une grande aide. Cependant, cela devra attendre ; je ne peux me concentrer que sur une étape de mon plan, à commencer par Heket.

J’ai si mal à la tête. Pourtant, pour la toute première fois, je m’en fiche. J’ai pris le temps de réfléchir à tout ce qui fait de Heket, ma sœur Heket.

 

Elle est violente, la plus violente de nous cinq, en principe.

Elle a très souvent faim. Il lui arrive de manger huit repas par jour.

Elle aime se dépenser. C’est peut-être pour ça qu’elle a toujours autant faim.

Elle aime partager ses repas avec d’autres gens.

Elle aime faire la fête. Par exemple, elle a organisé plusieurs cérémonies de thé, et d’autres fois de grands repas de groupe. Elle m’y conviait toujours.

Elle pleure très peu.

et quand elle pleure, elle le fait seule, uniquement seule

sauf le jour de ma résurrection, je crois.

Peut-être qu’elle s’est sentie seule.

 

Prélat du savoir et de la guerre. Je mènerai cette guerre contre nos liens brisés, et je la gagnerai par le biais de mon savoir.
J’ai perdu mon titre. Pas ma force.

Je comprends enfin pourquoi Kallamar tenait à ce que je rédige un journal. C’était pour que je trace mes propres pensées. J’ai une preuve qu’elles ont existé. C’est ingénieux. Je trouve enfin une utilité à toutes ces heures d’écriture. Je n’ai gâché ni papier, ni encre. Merci à toi, Kallamar.

Ils devraient tous écrire un journal. Ainsi, nous aurions tous des pensées plus claires. Écrire pourrait peut-être même nous permettre de renouer les uns avec les autres. Quant à Leshy, nous saurons faire preuve de débrouillardise. Je lui écrirai une belle histoire, à lire le soir pour le border. Il s’agissait de son moment préféré de la journée, lorsqu’il était encore très jeune.

J’aimais beaucoup ces moments, moi aussi.

Je veux les aimer de nouveau.

Je veux aimer de nouveau.

Sans craindre que tout ne soit détruit.

 

Je veux aimer de nouveau.

Je veux aimer.

 

Je veux aimer.

 

Mon hamac est plus solide.

Chapter 8: Jour 8 - Arachnide à étreinte

Notes:

(See the end of the chapter for notes.)

Chapter Text

Heket n’avait pas l’air de vouloir me parler. Elle voulait me fuir comme on fuirait la peste autrefois répandue par son frère. Sauf que la guerre était loin d’être finie, alors j’ai continué à la suivre, encore et encore, sans relâche. Je refusais de la lâcher, pour peu que je puisse décrocher le moindre petit mot de sa part. Certains adeptes ont tenté de me freiner mais je n’ai laissé personne poser la main sur moi. Je me fiche de lutter jusqu’à l’épuisement, si tel est mon combat. Mes jambes sont parfois trop légères pour tenir le reste de mon corps. Peu importe.
Alors j’ai dû la traquer, depuis hier soir jusqu’à aujourd’hui. Comment ai-je pu traiter ma propre sœur comme une proie ? Elle est si vulnérable. Peut-être aurais-je du prévoir un piège. Non, piéger sa propre famille est mauvais, très mauvais. Ma sœur n’est pas une proie. Ma sœur est forte. Très forte. Ma si petite sœur.

J’ai fini par la coincer. Elle s’était isolée dans notre abri pour déjeuner. Quand je l’ai aperçue, elle était assise sur son lit, le regard dans le vide, un bol dans les mains. Le contenu avait l’air froid. Pourtant, il était plein à ras-bord.
Cela n’a duré qu’un instant car Heket a très vite posé les yeux sur moi. Elle s’est levée pour fuir une fois de plus mais je lui ai bloqué le passage en tendant les bras ; ainsi, elle n’avait pas accès à la sortie. Nous devions nous confronter quoi qu’il arrive.

Je me disais que, si je formais une barrière physique, elle n’oserait pas passer.
Elle n’oserait pas passer. C’est ma sœur. Contrairement à Narinder, elle ne me ferait pas de mal. N’est-ce pas ?
C’est ma sœur, elle ne me ferait pas de mal, n’est-ce pas ?
C’est ma sœur, elle ne me ferait pas de mal, n’est-ce pas ?
C’est ma sœur, elle ne me ferait pas de mal, n’est-ce pas ?
j’ai peur
C’est ma sœur, elle ne me ferait pas de mal, n’est-ce pas ?

Elle s’est retrouvée en face de moi. Elle me regardait droit dans les yeux. Pendant quelques instants, seulement, comme si le faire plus longtemps était dangereux. Après quoi elle a baissé le regard et ses mains ont commencé à trembler. Elle essayait de parler, je l’entendais. C’est une tâche dure pour elle, suite à sa blessure, alors j’ai pris son bol pour le poser sur une surface stable, puis j’ai tenté de me pencher pour mieux comprendre ses mots. Enfin, j’ai pu les distinguer.

« Shamura, j’ai fait une bêtise » a-t-elle dit.
« Shamura, je suis désolée » a-t-elle dit.
« Shamura, je ne veux pas être mauvaise» a-t-elle dit.

Je ne comprenais pas. Je la pardonnerai quoi qu’il arrive, mais je n’avais aucune idée de la « bêtise » qu’elle aie bien pu commettre. Je l’ai écoutée. J’ai voulu m’asseoir au sol avec elle, mais finalement c’est elle qui m’est venue en aide pour me baisser. J’avais quelque peu honte, mais elle semblait se sentir infiniment plus honteuse à ce moment-là, alors je n’ai rien dit.

Elle n’a pas détaillé tout de suite, elle ne faisait que répéter ces quelques mots en boucle, comme si c’était un sort qui la protégeait de toute conséquence possible. Non, ma sœur, tu n’es pas mauvaise. Les enfants aiment qu’on leur caresse la tête pour les rassurer ; alors, pensant que cela l’aiderait, j’ai posé une main sur sa tête. Dès cet instant, plus un son ne sortait de sa bouche et elle était comme paralysée. J’ai essayé de caresser, comme je l’avais fait durant son sommeil. Après un instant paraissant interminable, elle a posé une main sur la mienne et des larmes, discrètes mais bien réelles, se sont mises à couler.

Le rond collant, paré de stries. C’était elle.
Heket a lu mon journal.
Il n’y avait pas d’espion.
Quelqu’un me surveillait.
Heket a lu mon journal.

Toutes ces idées grotesques qui me maintiennent à terre, frêle, dans l’impuissance, Heket les a lues.
Tous les moments de douleur et de souffrance renseignés sur ces feuilles depuis ma résurrection, Heket les a lus. Heket a tout lu, du début à la fin. Elle cherchait un moyen de me guérir, dit-elle. Elle ne voulait plus me regarder agoniser, dit-elle. Alors pour attaquer le mal à la racine elle a voulu mieux comprendre de quelle façon j’avais mal, et elle a ouvert mon journal en quête de réponses.

Elle est maintenant convaincue que si nous souffrons tous aujourd’hui, c’est entièrement de sa faute. Elle est persuadée que si nous vivons avec des conséquences physiques du passé, c’est parce qu’elle n’a pas géré la situation comme il le fallait. Mais aussi et surtout, elle pense que si nous avons tous subi le purgatoire, c’est parce qu’elle a été trop faible, et trop bête. Le simple fait de tout m’expliquer lui faisait horriblement mal, mais elle tenait à me le dire ainsi et non par des signes. Elle a toujours été colérique, et après l’incident elle en voulait au monde entier ; je crois bien qu’aujourd’hui, la première personne envers qui elle dirige cette rage, c’est elle-même.

Peut-être liras-tu ces mots, même si tu as promis de ne plus jamais le faire.
Tu es loin d’être faible.
Tu es très forte et rien de tout cela n’est de ta faute.
Loin de là, tu as su repousser la menace assez longtemps. Tu avais une bonne stratégie. Le reste ne dépendait pas de toi.
Tu es si forte, Heket.
Si forte.

Leshy avait compris son plan et s’était proposé pour l’aider. C’est pour cela qu’il me suivait aussi souvent ; il cherchait juste à en savoir plus. Malheureusement, tout ce qu’il a pu lui ramener, c’était des grumeaux de terre. Tant qu’il ne fabrique pas d’étranges « potions » avec l’eau de pluie et les déchets de la nature, cela ne me dérange pas vraiment.

J’ai trouvé quelque chose qui pouvait l’aider à se calmer, alors j’ai essayé. Je lui a fait redresser sa posture, j’ai repris le bol, et je lui ai proposé de lui donner à manger, comme à l’époque. Au début, elle était réticente, mais pas au point de refuser. La main que j’avais posée sur sa tête, je l’ai finalement mise sur son dos, et elle a finit par accepter.
Alors, une bouchée après l’autre, je l’ai nourrie. Nous avons partagé ce repas, à son rythme. Elle acceptait difficilement, comme si elle s’empêchait de recevoir une nutrition qui lui revient de droit. Pourtant, elle mangeait, comme elle a toujours su le faire, et son corps a fini par accepter de lui-même, à en juger par le bruit monstre que faisait son ventre.
Quand elle était petite, elle faisait beaucoup de cauchemars mon ventre était ouvert. Donc je lui caressais le dos jusqu’à ce qu’elle se rendorme à nouveau. Ma présence la rassurait et lui permettait d’affronter sa peur. Ici, j’ai fait la même chose pour lui permettre de manger. Le savoir se fait plus fort que la famine. J’avais tendance à lui dire, lorsqu’elle était encore jeune et naïve, qu’il est possible de guérir tous les maux de l’être avec beaucoup d’amour pour cette personne. J’ai manqué de précision. Je ne peux pas lui donner à manger de l’amour.
Pourtant elle semblait rassasiée. Elle a fini son bol. Bravo, Heket.

Et puis elle a fait comme le jour de ma résurrection. Elle a fait tomber sa tête sur mon épaule et, enfin, a laissé de vraies larmes couler, beaucoup de larmes, comme pour rattraper toutes les autres fois où elle a dû se cacher pour le faire.
Je crois qu’en réalité, c’est la première fois qu’elle pleure autant en ma présence. Est-ce une bénédiction ou un malheur ? Elle pleurait mais elle semblait soulagée. Cela me soulage également. Elle devrait pleurer plus souvent.

Nous avons entendu des pleurs qui n’étaient pas les nôtres, alors nous avons tourné la tête. Il s’avère que Kallamar aussi joue les espions, mais beaucoup moins bien et pour d’autres raisons. Il venait m’apporter une canne, nous a entendus discuter et n’a pas osé rentrer dans l’abri. Alors il est resté, et a entendu une grande partie de ce qui s’est passé.
Ces deux-là avaient vraiment besoin d’une étreinte. Là se trouve l’avantage d’avoir plusieurs bras.

 

Je ne comprends pas pourquoi Kallamar m’a fabriqué une canne. Je leur ai pourtant dit que je n’avais aucun problème pour marcher ! Je ne veux pas que l’on me vienne en aide ! En réponse à mes protestations, il a dit que la fatigue pouvait affaiblir mes jambes et qu’une canne serait bien utile dans ces situations. Cet outil est sensé m’offrir plus de stabilité. Je ne vais tout de même pas dépendre d’un morceau de bois pour me déplacer !

J’ai essayé, pour lui faire plaisir. J’ai marché quelques pas, avec la canne, ayant autant de prestance que les adeptes qui se « mettent des cuites » le soir. J’ai failli chuter. Mon bras tremble lorsque je tiens la canne et mes jambes semblent, à l’inverse de l’habitude, plus lourdes. Il me semble que, si ma défaite finale contre l’Agneau est ma plus grande honte, ce moment de disgrâce pure tient la deuxième position sans conteste. Je me sens si faible et fragile, lorsque j’essaie de me déplacer avec cette chose. Je hais me sentir faible et fragile.
Kallamar a tenté de me guider dans l’utilisation de cette canne mais honnêtement, je m’en passerais bien. Je n’ai pas besoin d’aide. Je n’en ai jamais eu besoin. Je n’ai pas besoin d’aide.
Cependant, cela soulève la deuxième partie de mon problème initial.

Je réalise à présent que, à part dans le cadre de mon traitement, je n’ai aucune proximité avec Kallamar. Je refuse que mon état de santé soit notre seul lien, c’est complètement absurde. Les liens ne se définissent pas avec le mal ! Les seuls liens qui peuvent exister par le mal sont ceux qui conduisent à la rancœur et au malheur de tous ! Les cinq deviennent l’un puis deviennent rien, pourquoi personne ne retient la leçon ?! Pourquoi personne d’autre ne lutte ?!

Je vais la briser. Je vais briser cette canne et personne ne m’obligera à m’en servir ! Je ne suis pas l’être qu’il faut parer de chaînes !

À moins que je n’aie fait erreur

ai-je fait erreur ?

bien sûr, sans quoi nous serions heureux

nous cesserions d’avoir peur

j’ai peur

 

 

Mon hamac est tremblant.

Notes:

De plus en plus de gens francophones lisent Mémoires folles d'un arachnide.

J'aimerais remercier tous les gens qui lisent, ont lu, et parfois prennent le temps de laisser un commentaire.
Écrire cette fic me rend vraiment heureux et voir qu'elle est appréciée le fait tout autant.

La fic est loin d'être finie, à bientôt pour la suite !

Chapter 9: Jour 9 - Arachnide au calme

Chapter Text

Peut-être que depuis le début, il manquait un élément crucial à ma recherche de réponses. Peut-être que depuis le début, cet élément était l’amour. Il manquait de l’amour dans l’intention de ma démarche. J’ai pris la décision de vérifier cette possibilité dès aujourd’hui.
Cette fois plus de temps à perdre. Je devais prouver la véracité de cette théorie au plus vite. Avec l’autorisation de l’Agneau, et un collier sensé me protéger, j’ai donc de nouveau décidé de consulter l’oracle Clauneck.

Bien sûr, j’ai laissé la canne derrière moi. Je n’ai aucune intention de la conserver, alors je ne l’ai pas emmenée, cela aurait été bien étrange et contradictoire. De toute façon, je ne ressens pas autant de fatigue que le prétendait Kallamar ; je n’avais qu’à m’appuyer contre les arbres de temps à autres si j’avais mal, et j’avais bien moins mal que d’habitude. J’avais donc raison, et je n’ai donc aucunement besoin de cette chose. Je la jetterai dans le prochain feu de joie.
J’ai mis un certain temps à trouver Clauneck, puisqu’il se terrait dans les tréfonds des Bois Sombres. Je dois avouer que, au moins, l’air frais de cette promenade m’aura fait du bien. Lorsqu’il a réalisé ma présence, l’oracle a rit de bon cœur, comme s’il s’attendait à me recroiser aujourd’hui, et m’a fait signe de m’installer en face de lui comme lors de notre première rencontre.

J’ai remarqué la décoration de son repère, à laquelle je n’avais, curieusement, porté aucune attention la fois précédente. Le choix des couleurs est apaisant, des tons sombres et vibrants à la fois, et plusieurs décorations pendues à des branches représentent des étoiles ou des croissants de lune. Les lumières, pourtant petites, éclairent juste assez pour qu’on y voie, telles des lucioles. Il ne s’agit pas de véritables lucioles, mais des bâtons d’encens qui diffusent une odeur agréable, presque onirique. On croirait regarder le ciel un soir d’été, au coin d’un feu, après s’être gavés de soupe et de gruau. Peut-on lire le destin dans les étoiles, de façon précise et certaine ? Si c’était le cas, j’aurai levé les yeux de nombreuses années auparavant. Les étoiles sont si belles !

Malheureusement, je n’ai pas eu le temps de les admirer ; j’avais cherché Clauneck dans un but précis. Après avoir pris de ses nouvelles, avec courtoisie, je lui ai donc exposé ma théorie : l’amour serait-il la pièce manquante du conte donné par les précédentes cartes ?

Et j’ai, une fois de plus, reçu une réponse terriblement agaçante.

"En toute amitié, j’ai bien peur que cela ne se trouve pas dans les cartes."

Il ne les a même pas touchées. Il s’est contenté de me répondre ainsi, sans perdre le sourire. Comment peut-il savoir que ma réponse n’est pas dans les cartes s’il ne les consulte même pas ?! Pourquoi personne ne m’écoute ?!
Il m’a dit que les fameuses « pièces manquantes », les éléments sensés former la clé d’une recherche ou l’éclaircissement d’un doute, ne peuvent être trouvés seulement et uniquement par l’entité qui les cherche. En sa position, Clauneck ne pourrait donc rien m’offrir de satisfaisant, même avec un tirage. Bien qu’il se soit excusé, ma déception n’était pas des moindres ; et comme si ça ne suffisait pas, nous avons été rejoints.

Il se trouve que Kallamar s’est aperçu que je n’avais pas emmené ma canne et a eu l’audace – qui l’eût cru de sa part – de vouloir me la ramener. Il s’est planté en face de moi, la canne en main. Je le voyais la tenir d’une poigne ferme, et me la tendre comme s’il espérait que je l’accepte de mon plein gré. Réalisant que j’avais lâché Clauneck du regard, j’ai voulu me tourner vers lui de nouveau mais, bien sûr, il avait pris la fuite. Ma chance de confirmer ma théorie m’avait filé entre les doigts.

J’ai voulu réprimander Kallamar. J’ai voulu lui reprocher cette interruption, j’ai voulu lui reprocher son initiative, puis j’ai réalisé que, en réalité, j’allais lui reprocher mon propre échec. Je ne veux pas devenir un monstre. Je ne veux pas faire de mal à mon jeune frère. Comment ose-t-il ? Je ne voulais pas de cette canne ! Pense-t-il à ma santé ?
Il m’a pris dans les bras d’un seul coup. J’ignore pourquoi mais il m’a caressé le dos et les bras, en évitant soigneusement de s’approcher de ma tête. Il me répétait qu’aucun de nous n’étais mauvais, qu’il n’était pas en colère, que personne ne l’était. Il me disait de compter ce que je voyais, ce que je sentais ou touchais, c’était très bizarre. Il a voulu contrôler ma respiration. Je respirais correctement. Du moins je crois. Du moins j’ai cru. Je crois.

J’ai cédé, une fois de plus. J’ai utilisé cette fichue canne sur tout le trajet du retour, sous un œil attentif. Elle aura finalement eu raison de moi ; mes jambes, pour une raison que j’ignore, étaient infiniment plus lourdes que d’habitude, en plus de trembler anormalement. La canne a donc eu l’utilité prétendue. Je me sens tellement faible. Comment expliquer cette frustration à Kallamar sans l’inquiéter d’avantage ? Qu’en est-il de Leshy, et de Heket ?
Non, je dois penser à moi. Je sais les rassurer. Je le ferai s’il le faut. Il est temps que je pense à moi en premier lieu. Là se trouvait mon erreur. Je dois me souvenir. Je dois me souvenir.

Je me rappelle que, sur le trajet retour, j’ai posé une main sur la tête de Kallamar. En tout cas, j’ai voulu. J’ignore pourquoi. J’ai oublié. Je l’ai fait. Pourtant, à peine a-t-il senti mon toucher qu’il a repoussé ma main d’un revers de bras. Et puis il s’est juste excusé. Rien de plus, ni mot ni geste. Peut-être qu’il m’en veux d’avoir refusé sa canne, et d’avoir souhaité sortir sans. J’ai essayé une seconde fois mais sa réaction a été la même, bien qu’il aie semblé paniquer, l’espace d’un instant. Il m’en veux. Est-il rancunier envers moi ? Il m’en veux. Il m’en veux.

Quand nous sommes rentrés au camp, l’Agneau nous attendait, en compagnie de ma sœur. Elle lui apprenait des signes, je crois. Quelle brillante méthode de communication ! C’est une bonne chose qu’il y aie peu d’adversité entre ces deux-là, je dois dire que je m’attendais au contraire. En tout cas leur instant de complicité n’a pas duré longtemps, puisqu’en me voyant, Heket s’est presque jetée sur moi. Je crois qu’elle commence à s’habituer aux étreintes lors de ses moments d’inquiétude. S’est-elle inquiétée pour moi ? Tout va bien, ma sœur.

Kallamar a tenu à me ramener au pôle de soin avant même que je puisse songer à rentrer. Évidemment, j’ai dû faire le trajet avec ma canne ; plus je la tiens et plus il me prend l’envie de la briser. Au moins, j’ai pu la reposer dès notre arrivée, car Kallamar a installé quelque chose de nouveau : un hamac. Il était un peu de travers, cousu sans respecter le droit-fil, et fait d’un tissu un peu rugueux, mais c’était bel et bien un hamac prévu pour s’y reposer. C’était, selon mon frère, une idée de notre sœur pour faire plaisir aux petits qui se faisaient soigner. J’ai dû m’y asseoir, pendant que Kallamar examinait mes jambes, comme si j’avais pu me blesser dehors. Je ne comprends pas pourquoi il passe autant de temps à surveiller les conséquences de chaque acte, même ceux qui ne sont pas les siens. Il s’inquiète bien trop.

Mes jambes allaient bien mais, apparemment, je risque de subir de fortes vagues de fatigue à l’avenir, qui affecteront mes jambes en premier lieu. Elles se feront de moins en moins fortes avec le temps. Mes maux de tête, quant à eux, nécessitent d’être examinés plus en détail pour prévoir leur fréquence et intensité. Kallamar refuse catégoriquement que je fasse de l’exercice d’ici là, même une simple promenade.
Voilà que je m’affaiblis encore.
C’est insupportable.
C’est insupportable.
c’est insupportable
Je ne veux pas être faible
Je ne veux pas être faible !

Ainsi, Heket avait peur d’être faible, du moins je crois. C’est en tout cas la raison la plus valable que je trouve pour expliquer notre éloignement de quelques temps. Je la comprends, désormais.

Heket est justement passée me voir. Elle avait les bras chargés de plats encore fumants ; il y en avait trois, et elle nous les a distribués. Kallamar avait l’air ravi de prendre une pause, mais mon attention s’est essentiellement portée sur notre sœur, qui s’est alors assise près de moi, attendant alors silencieusement que je commence à manger. J’ignore pourquoi elle m’attendait. Mon ventre a soudainement gargouillé, un son léger mais notable, qui aura suffit à la faire rire. J’ai saisit cette opportunité, et j’ai commencé à manger, doucement mais sûrement ; comme je m’y attendais, Heket a suivi le rythme, et nous avons finalement partagé ce mélange de légumes ensemble.

C’était apaisant.

Peut-être que c’est ça, aimer sans crainte. En tout cas, je l’espère.

Je ne veux pas être faible.
Est-ce une crainte ?

Je crains d’aimer Narinder comme le frère qu’il a été.

Un étrange adepte a tenté de nous déranger. Comment ose-t-il durant un moment pareil ? Il avait les bras chargés de champignons, et a commencé à nous en proposer. Cependant Kallamar lui a tout arraché des bras avant de le mettre dehors.
Il me disait quelque chose, mais impossible de me souvenir de son visage ni d’un quelconque nom. J’ai donc relu mon journal, dans l’espoir d’y trouver la trace d’une précédente rencontre. Il me semble qu’il s’appelle Sozo et que ces champignons sont partie intégrante de sa réputation, chose que Kallamar affirme tolérer uniquement car les champignons lui servent à préparer des anesthésiants.
D’ailleurs, il m’a vu feuilleter mon journal. Et après ça, il s’est très rapidement tourné, et il a commencé à pleurer. Je crois qu’il ignore à quel point il manque de discrétion quand ceci lui arrive.

Pour une fois, Heket ne s’est pas moquée de lui.
D’ailleurs, pour une fois, Heket était calme. Vraiment calme. Pas un calme forcé pour le bien de tous, bien qu’elle peine à le maintenir parfois. Un vrai calme, dont elle pouvait profiter elle aussi. J’aime ce calme.
J’en profite également.

Je crois que ma théorie était juste.
Malgré cela, je suis bien loin de la naïveté : l’amour ne sera pas suffisant pour tout réparer. J’ai toujours mal, et c’est toujours aussi désagréable. Je veux écraser cette douleur à jamais.
J’en ai déjà écrasé une partie.
J’écraserai tout le reste.

 

Rien, devient l’un.

Chapter 10: Jour 10 - Arachnide et tâches

Notes:

(See the end of the chapter for notes.)

Chapter Text

J’ai peut-être découvert le moyen de régler deux problèmes à la fois : mon lien brisé avec Kallamar, et l’usage de cette insupportable canne. Il a toujours eu un intérêt très prononcé pour la médecine et toutes sortes de maladies et infections, même en dehors de son rang divin et avant de trouver sa couronne ; ainsi, pourrais-je devenir un sujet d’expérience pour lui, un sujet qu’il pourra analyser et soigner à loisir, lui permettant alors de s’occuper l’esprit sans même le réaliser tandis que moi, je compte en profiter pour supprimer mes maux de tête quoi qu’il arrive.

Alors aujourd’hui, j’ai tout préparé pour mettre en œuvre cette stratégie. Je n’ai fait aucune escapade en dehors du camp, je n’ai pas approché l’Agneau, et j’ai traîné la canne à chacun de mes mouvements. Comme j’ai hâte de la brûler !
J’ai profité de cette journée pour mieux observer les choses autour de moi. Les douleurs qui me saisissaient chaque jour depuis ma résurrection me forçaient à attendre la nuit pour admirer les environs, mais elles se font maintenant plus discrètes, quoique plus sournoises. Les fuir ne fonctionnera pas. Je constate que les récoltes poussent mieux et plus vite, et le sol est propre. Je n’aurai pas supporté de marcher dans la moindre déjection, alors j’espère que les choses resteront ainsi encore longtemps.

J’ai croisé deux visages qui me paraissaient familiers, aujourd’hui. Deux chats noirs, paraissant plutôt jeunes, malgré la très grande cicatrice qui traversait le visage de l’un d’entre eux. Ils avaient l’air particulièrement mal-à-l’aise en ma présence, comme s’ils étaient sur le point de fuir à tout instant. Pourtant, celui habillé d’une tunique claire a tenu à me saluer, à prendre de mes nouvelles, à se présenter à moi, et j’ai alors compris que je les connaissais déjà : ce sont eux, les chatons que j’ai offert à Narinder il y a bien des années de cela. Ce sont eux qui lui ont tenu compagnie durant sa captivité. Cet inconfort qui saisissait leurs visages en ma présence, était probablement présent car ils se souviennent de moi, ne serait-ce que vaguement, ou peut-être que Narinder leur a parlé de moi.
Aym et Baal, deux chatons arrachés à leur mère, devenus deux grands hommes robustes. Mon frère les aura, tout du moins, bien élevés.
Leur mère. Je dois des excuses à leur mère. Je dois des excuses à leur mère. Elle doit me détester. Je dois des excuses à leur mère.

J’ai songé à leur demander de l’aide, mais ils étaient pressés ; ils ont quitté le camp pour plusieurs jours, m’annonçant qu’ils rendaient visite à leur mère. Les arracher à elle une seconde fois ferait de moi un monstre d’autant plus, alors je n’ai pas insisté. Est-ce lâcheté, gentillesse, ou bien encore bon sens ? Je me sens incapable de différencier ces choses. Je devrais. Jamais il n’a existé gentillesse sur un terrain de guerre. Elle n’y a jamais eu sa place. N’y existent que douleur et défaite, parfois victoire pour les plus stratèges. N’y existent que les plus forts. N’y existe aucune divinité protectrice, seulement celles se disputant le titre de vainqueur. J’ai gagné. J’ai gagné, n’est-ce pas ? La victoire est sensée être douce, faire du bien. Pourquoi la mienne est-elle aussi douloureuse ? J’ai mal aux mains. J’ai mal au sang. J’ai mal au sang sur mes mains.

Aujourd’hui, j’ai songé à décorer ma canne. Si je dois la conserver jusqu’à régler mon problème, j’aimerais lui apporter ne serait-ce qu’un intérêt esthétique. De plus, les recherches de Kallamar auraient trouvé, semble-t-il, des vertus thérapeutiques à l’art ; ainsi, je pourrais frapper deux coups d’une même pierre. Cependant un problème se pose : pour que ceci fonctionne, je dois trouver quelque décoration à mon goût, et j’ignore complètement quel type d’art pourrait me plaire. J’y ai donc réfléchi. Plus je réfléchis et plus j’ai mal, mais il le fallait, alors j’ai réfléchi. J’ai repensé à l’Antre de Soie. Nos décorations et édifices en tout genres sont fait en grande partie d’os et de toiles. Les gens vont trouver ça glauque. Les gens vont trouver ça sombre. Je ne peux pas, non, je ne peux pas prendre des os.

J’ai un souvenir. Il n’est pas douloureux. J’ai un souvenir de l’Agneau. Il fait sombre et nous parlons. La couronne rouge n’est pas une menace, non, ce n’est plus une menace. Je ne vois pas l’Agneau, pourtant je l’entends. En fait, non, je ne l’entends pas présentement, car cette voix ne vient pas de l’extérieur mais de l’intérieur. Sa voix est très calme. Se dégage une douce odeur de baies. L’Agneau m’écoute, puis me demande, d’une tranquillité retentissante, quelles sont mes envies.
Quelles sont mes envies.
Quelles sont mes envies ?

J’ai vérifié mon journal. Ce n’était pas une illusion due à mes blessures ni le fruit de mon imagination : ce moment était bien réel et je l’ai répertorié entre ces pages. J’ai eu un entretien avec l’Agneau, au confessionnal. C’est ici qu’il m’a suggéré de trouver mes propres envies.
Suivant cette logique, il faudrait donc que je décore ma canne non pas en fonction de ce qui plaira aux adeptes, mais seulement et uniquement de mes goût. Il me faut donc trouver ces goûts au plus vite.

Je ne peux pas prendre des os pour décorer ma canne. Ils l’alourdiraient. L’une des rares propriétés de cette canne est sa légèreté couplée à sa résistance. Les cristaux sont-ils lourds ? Je pourrais y incruster des cristaux. Peut-être y graver des étoiles. Pourquoi des étoiles ? Je crois que je cherche à faire briller ma canne. Non, ce n’est pas ça. Je veux quelque chose de simple. Les étoiles du ciel. Ce si beau ciel de nuit. Les étoiles et la lune. J’en ai également fait mention dans mon journal, à plusieurs reprises. Peut-être que j’aime les étoiles et la lune. J’ai envie de représenter, sur ma canne, les étoiles et la lune qui m’apaisent. Peut-être que je pourrais, si mes mains ne tremblaient pas autant, tracer sur ma canne la plus belle des constellations. J’aime les étoiles et la lune. Je n’ai pas à déchiffrer la lune pour passer du temps avec elle.

Clauneck connaît les étoiles et la lune. Je me souviens. Je me souviens également. Le repère de Clauneck était décoré de mobiles représentant les étoiles et la lune. Une agréable odeur y flottait. Puis-je parfumer ma canne ? Non, je n’en ai pas envie. Je préfère sentir, de temps à autres, le délicat parfum d’une tasse de thé encore fumante. Je crois que j’aime le thé, oui, j’aime le thé, j’aimerais une tasse de thé chaud pour accompagner une séance d’écriture nocturne.

Jusqu’ici, jamais les douleurs de tête n’ont interrompu mon sommeil.

Je n’ai jamais pris le temps d’étudier mon sommeil depuis ma résurrection. Peut-être que j’aurai dû, justement. Toujours est-il que je n’ai jamais pris le temps d’étudier mon sommeil depuis ma résurrection. Je n’ai pas l’impression de mal dormir, en tout cas je dors, et mon corps semble satisfait de ce sommeil. Le matin au réveil, je bénéficie de plusieurs minutes de répit avant que mes douleurs me saisissent à nouveau. Je ne juge plus utile de les répertorier dans ce journal.
Ce journal s’est avéré bien plus utile que je ne le pensais, ces derniers temps. Le savoir que j’y répertorie peut être consulté à tout moment, contrant ainsi d’éventuelles pertes de mémoire handicapantes. Je crois que c’était précisément le plan de Kallamar. Quelle brillante idée ! Cette stratégie est incapable de me nuire, je vais donc continuer à la suivre. Pourrais-je graver mon savoir sur la canne ? Non, il n’y a pas assez de place. Je ne pourrais y graver que des symboles, tout au plus.

Des symboles. Et si j’y gravais des symboles ? Que graver ? Quel message transmettre ? j’ai mal Tout compte fait, graver des symboles serait une tâche bien trop complexe. Si je trouve le message que je souhaite graver sur cette canne, je reviendrai sur ma position. J’ai une envie. J’ai l’envie que la décoration de ma canne soit simple, et cohérente, bien que chargée de sens, un sens que je comprendrai sans effort. Un sens reposant, en sommes. J’ai envie de repos. J’ai envie de repos. Où est mon hamac ?

Notre abri. Mon hamac est dans notre abri. Je n’écris plus dans l’abri. Heket a lu mon journal. Elle a promis de ne plus le faire et je la crois, mais je ne peux pas en dire autant de Kallamar. Il ne sera pas honnête. S’il fouille dans ma tête, il n’admettra jamais avoir commis tel affront, sauf sous la menace d’une force supérieure. Je refuse de le menacer. Je refuse de laisser Narinder le menacer. Je refuse de faire appel à l’Agneau. Je refuse de laisser Narinder s’approcher de mon frère. Par conséquent, j’écris désormais dehors. Je m’appuie en ce moment contre la petite fontaine non loin de notre abri, le bruit de l’eau est apaisant, il couvre celui des adeptes, des ivrognes et de mes pensées tumultueuses. Je crois que je prends goût à ce rituel. Je veux voir mon hamac. Lorsque j’aurai fini de répertorier mes pensées de la journée, j’irai dans mon hamac, et je m’y reposerai. Je m’y allongerai, je fermerai tous mes yeux, et je ne penserai à rien d’autre que ce que j’aime.
Je veux penser à ce que j’aime.
Je veux penser à ce que j’aime

Je vais fabriquer un deuxième hamac pour Kallamar. Non, je vais lui apprendre à coudre. Il y a un hamac au pôle de soin. Je vais lui apprendre à coudre pour qu’il en fabrique un meilleur. Nous pourrions le décorer. Le meilleur moyen de décorer un tissu sans trop l’alourdir est d’y broder des détails. Je pourrais broder avec lui. La dernière fois que j’ai brodé remonte à bien des années. Il faut que j’essaie de nouveau ce loisir, avant de prétendre pouvoir apprendre des choses à Kallamar. Je n’ai pas de matériel de broderie en ma possession. Je vais demander à l’Agneau s’il en possède. Je me demande si, au sein de ce camp, il existe des gens capables de broder. Peut-être qu’eux-mêmes ont des choses à m’apprendre. Je crois que j’aime apprendre des choses.

Le sang tâche très facilement. C’est pourquoi aucun habit de guerre n’est blanc ; personne de sensé ne porte du blanc à un évènement où l’on peut très facilement se salir. En revanche, c’est pour la même raison que les bandages, eux, sont blancs le plus souvent ; les tâches de sang sont très rapidement visibles, permettant ainsi de savoir à quel point le dit bandage est usé. Le sang peut tâcher autre chose que du tissu. Le sang peut tâcher des sols. Le sang peut tâcher la peau. Le sang peut tâcher le bois. Le sang peut tâcher le papier. Le sang peut tâcher ma canne. Quelle décoration macabre que ce serait. Le sang tâche la peau. Ai-je de la peau ? Mes mains sont couvertes de tâche malodorantes, je n’en veux plus, je n’en ai jamais voulu !
Peut-être que je mérite de vivre avec ces tâches, pour le reste de mon existence elle-même couverte de tâches putrides.

Le sang peut être nettoyé. Il existe des produits d’entretien spécifiques, ainsi que des concoctions très efficaces pour faire disparaître les tâches de certains tissus. Kallamar en connaît probablement. Oui, c’est cela, j’ai trouvé une façon de l’aborder sans éveiller ses soupçons ! Dès demain, j’irai le voir au poste de soins, et je lui demanderai d’effacer ces ignobles tâches. S’il existe un moyen, il en fera usage, et s’il n’existe tel produit, alors je combattrai d’une autre manière. Oh très cher frère, tu auras le courage de partager ton savoir rien qu’une fois, n’est-il pas ?

Je commence à avoir peur. La peur indique le danger. Je ne suis pourtant pas en danger. Je ne suis pas en danger. Je ne suis pas en danger, n’est-ce pas ? Kallamar est puissant. Kallamar est dangereux. Non, il n’est pas dangereux. Je suis faible. Il va en profiter. Non, il ne ferait pas ça. Il prendrait la fuite au moindre danger. Il ne sort les armes que lorsqu’il n’a nulle part où continuer à fuir. Je dois le coincer. Non, au contraire, il risque de vouloir se battre si je le coince. Je ne dois pas paraître une menace. Je m’habillerai de toute la discrétion et la sympathie du monde, ainsi il ne se méfiera de rien, et il ne tentera pas de me briser. Je ne me ferai pas avoir, pas une seconde fois.

j’ai le sang de mon frère sur les mains
mon frère, que j’aime

Il y a autre chose que je dois prévoir. Si Kallamar ne peut laver le sang que j’ai fait couler alors je trouverai un autre moyen. En revanche, que faire s’il refuse de me donner son aide malgré tout ? Que faire s’il refuse de revenir à mes côtés ? Rien ne prouve que tout se passera aussi bien qu’avec ma sœur. Cependant, j’ignore où chercher cette preuve, et voilà que la fatigue me saisit de nouveau. Je ne peux y réfléchir plus longtemps aujourd’hui, il est peut-être temps pour moi de me reposer. Je hais plus que tout devoir me remettre au hasard, mais s’il faut lui aussi lui faire la guerre, je gagnerai quoi qu’il en coûte.

 

Ma canne tremble sous mon poids.

 

 


 

 

Notes:

"Mémoires folles d'un arachnide" est la toute première fanfiction que j'ai publié sur AO3. Elle a rapidement été suivie de mon autre fanfiction COTL, "Camélias sous le soleil".
Afin de proposer ces histoires à plus de gens, je les ai traduites en anglais sous les titres "Crazed memoirs of an Arachnid" et "Camelias under the Sun".

À l'époque où j'étais sur wattpad, la visibilité n'était clairement pas distribuée à la pelle. Ici, je commence à rassembler une petite communauté autour de ce que j'écris, et ça fait beaucoup de bien à ma santé mentale de savoir que ce que je fais plais à des gens.

Les versions anglophones de mes deux fanfictions ont atteint les 50 kudos, 1k hits pour Crazed memoirs et bientôt le même score pour Camelias. Je suis très reconnaissant envers tous les lecteurs qui suivent ces histoires, y compris les francophones.
C'est pourquoi je tenais à vous faire profiter du dessin que j'ai réalisé pour célébrer les scores des versions anglophones. Il est également disponible sur mon Instagram (@_red.wizard )

Je pars en pause quelques temps, pour me concentrer sur un projet très important pour moi. N'ayez crainte, je reviens vite.

Encore merci. Prenez soin de vous.

Chapter 11: Jour 11 - Arachnide lunaire

Notes:

(See the end of the chapter for notes.)

Chapter Text

Je dois admettre que j’ai perdu le pari fixé à demi-mot avec Kallamar, lorsqu’il m’a offert ma canne ; j’ai cherché à faire mes besognes sans, aujourd’hui, et voilà que mes jambes sont endolories jusqu’aux orteils. Si la douleur persiste d’ici demain, j’aimerais les faire masser, peut-être avec un onguent. Ceci dit, la raison la plus probable pour cette douleur est que j’ai marché toute la journée, alors n’importe qui se retrouverai dans un tel état, même sans avoir sa mobilité impactée au préalable. Non, en fait, je n’ai rien perdu, je n’ai rien perdu, je ne suis pas aussi faible, je n’admet pas. Je n’ai pas perdu !
Je vais donc renseigner ici tout ce que j’ai effectué aujourd’hui, au cas où je l’oublierai entre temps. J’espère sincèrement n’oublier aucun détail. Il faut que ce journal me serve. Il faut que ce journal se tâche jour après jour pour me servir ! Ce journal doit me prouver sa dévotion !

Tout d’abord j’ai organisé mon plan pour la journée. Pour moi, tout était très clair et chaque coup devait être porté avec précision. J’ai tissé ma stratégie en une toile parfaitement droite et lisse, une de mes plus belles œuvres. Je comptais contrôler ma journée détail après détail, et faire d’une pierre deux coups en laissant ma canne dans mon hamac. Bizarrement, durant cette planification, je n’ai senti aucune douleur au niveau de ma tête, peut-être car la concentration me permet de chasser ces horribles et tumultueuses pensées.

Ma première escapade, si seulement je puis l’appeler de cette façon, fut un petit déjeuner. La faim risquait de me distraire, j’avais donc pensé que manger avant de la ressentir m’aiderait à avancer. J’ai donc tendu une embuscade à mes besoins. J’ai marché jusqu’aux cuisines, sans vraie douleur et restant assez stable tout le long du trajet, sous les regards d’adeptes intrigués ; est-ce si surprenant que je me promène ? Ils m’agacent. C’est distrayant. Je ne veux aucune distraction. Si j’en surprend un à m’épier pendant que j’écris, il tâtera de mon poing.
Aux cuisines, je n’ai pris qu’un bol de gruau, et j’ai tenu à m’asseoir sans compagnie près d’un arbre pour profiter des premiers rayons de soleil. Je crois que je les aimes presque autant que j’aime la lune. Je veux profiter des choses que j’aime. J’aime manger un repas très simple en n’ayant pour unique distraction que le temps qu’il fait. Rien de tel pour commencer une dure journée de labeur que de consommer son premier repas sans contrainte. J’étais dans les meilleures conditions pour continuer à acter mon plan.

Ma deuxième étape a tracé un chemin jusqu’à l’atelier de couture. C’est ici que l’Agneau entrepose ses tissus, ses outils, ainsi que ses créations qui n’ont point trouvé de propriétaire pour le moment. Je comptais y prendre du tissu pour apprendre la couture à Kallamar mais il n’y avait personne pour m’autoriser à le prendre, alors j’ai dû me contenter du choix de ce tissu. Il fallait quelque chose de simple, familier, légèrement élastique sans pour autant céder sous le poids d’une personne ou d’une charge similaire. Mon choix s’est porté sur le coton. Si je lui rajoute une doublure, il sera en même temps assez solide et confortable pour y faire une bonne sieste. Je devrais installer un hamac dehors, près de la fontaine. Le bruit de l’eau est assez apaisant pour s’endormir sur la mélodie qu’il compose, l’air y est plus pur, il y a peu de structures autour. La lune y est plus visible qu’ailleurs. La lune est une belle, grande lampe, assez haut dans le ciel pour ne briller que très doucement tout en accompagnant les aventuriers nocturnes de sa douce lueur. Je divague réveille toi réveille toi

réveille toi
la lune est si belle

et pourtant il fait jour n’est-ce pas ?

Il fallait attendre suite à cela. Attendre que quelqu’un passe et me permette de prendre ce tissu. Attendre qu’une personne avec plus de pouvoir ne me le cède. Je n’ai jamais pris le temps de réfléchir à cette idée. Peu de gens osaient défier les cinq prélats porteurs de couronne. Mes adeptes, même en possession d’une grande partie de mon savoir, m’ont toujours juré fidélité. Je dois avouer que faire partie du commun des gens, après tant de siècles à régner, est pour moi plus qu’étrange. Entre cette transition brute et ma blessure, je peine à comprendre leur façon de communiquer, d’interagir, et d’échanger toutes sortes d’informations sans causer un chaos pire que le tout premier conflit opposant les couronnes. Aurais-je oublié tout ceci ? En attendant j’ai marché jusqu’au poste de soin. Je comptais y prendre des mesures pour le futur hamac de Kallamar. Je vais lui apprendre à coudre, afin qu’il fabrique un meilleur hamac. Ainsi nous pourrons nous rapprocher de nouveau. Je vais me rapprocher de tous mes frères et sœur à nouveau. Heket, ai-je bien fait de me rapprocher de toi ? Es-tu fière de cette famille ? Question idiote puisque tu ne la lira plus. Pardonne mon manque de jugement, ma sœur. Je ne ferai pas la même erreur avec tes frères.
J’ai tenté de m’annoncer, personne ne m’a répondu. Pensant que le lieu était vide, j’ai poussé le rideau pour entrer, mais Kallamar était bien là. Il faisait une sieste, affalé sur son bureau à côté d’un bol vide et sale. Il avait l’air épuisé. J’ai profité de ce profond sommeil pour opérer en toute discrétion. J’ai saisi son mètre dans une boîte proche du bureau, faisant attention à remuer son contenu le moins possible, et je l’ai tendu assez pour mesurer la place que prenais son hamac de fortune. J’aurais préféré déplier puis étendre celui-ci pour plus de précision, mais je n’ai pas voulu prendre le risque de le réveiller. Tant pis si les morceaux de tissu que nous couperons ne font pas exactement la même longueur. Ce n’est pas nécessaire. Son sommeil semblait le faire se sentir en sécurité. J’aimerais connaître la menace qu’il fuit. Cela pourrait être un argument de poids.
Le souvenir de ma sœur endormie au lit m’est remonté. Ces souvenirs là ne sont pas douloureux. Enfin si, ils font mal, parfois très mal. Cependant celui-ci n’était pas douloureux. Par un geste dont je ne saurai nommer la source, j’ai à nouveau posé une main sur la tête de mon cadet. J’ai d’abord regretté mon geste puisqu’il s’est réveillé en sursaut. Son regard m’a transmis une terreur que je connais par cœur. Il avait peur. Il avait peur du monstre, de la bête qui avait posé une patte sur sa tête dans l’espoir de lui arracher.
Puis il a posé les yeux sur moi. Il a soupiré. Il m’a dit bonjour, Shamura, comment vas-tu. J’ai cherché mes mots pour lui donner la réponse qu’il attendait. Le temps que je trouve la réponse qui lui plairait, il s’était rendormi. Il avait tourné la tête. Je le voyais trembler comme une feuille tout en se forçant à bouger le moins possible. Je me demande comment il fait ceci tout en dormant.

J’ai laissé Kallamar se reposer afin de repartir chercher mon tissu. L’Agneau était présent, il cousait quelque chose. Me voir l’a rendu à la fois ravi et inquiet, chose que je suppose être causée par l’absence de canne puisqu’il m’a tout de suite demandé, en me saluant, où elle était passée. Je lui ai dit la vérité, à savoir ma volonté d’avancer sans, et il a soupiré sans insister. Je lui ai demandé si je pouvais récupérer le tissu que j’avais choisi mais ce n’est pas lui qui l’a récupéré pour moi. Il a appelé quelqu’un. Ce quelqu’un a fouillé les caisses. Puis il nous a rejoint. Et j’ai fait face à Narinder, tenant dans ses bras mon précieux coton. Il va le déchirer. Il avait mon coton.
Lui aussi avait l’air très surpris de me voir, si bien qu’il a juste donné le tissu à l’Agneau avant de fuir.

Je ne comprends pas pourquoi Narinder était là. En fait si, il suivait l’Agneau. Mais non, pourquoi il le suivrait ? Il peut le suivre sans raison. A-t-il fait un cauchemar ? Il n’avait pas sa lampe. Il a dû la laisser dans ses quartiers. Peut-être que lui aussi veut un hamac. Je vais lui en coudre un. Je vais lui coudre un beau hamac tout doux. C’est ce qu’il aime, je crois.

Je viens de réaliser que je possède aucun outil de couture. Je n’ai que le tissu, je n’ai pas gardé le mètre du centre de soins, j’ai besoin d’un outil de découpe, un outil de découpe, un outil de découpe,
Je vais retourner à l’atelier de couture demain. Je pourrais y emprunter les outils nécessaires à cette création. J’emmènerai Kallamar pour commencer à lui apprendre la couture.
Je crois que mon plan se déroule correctement. En revanche, je me méfie des adeptes qui ne cessent de me suivre du regard à chaque fois que je sors, comme si j’allais mourir une seconde fois à chaque pas. Je ne vais pas mourir, n’est-ce pas ? Je ne veux pas mourir. Je veux regarder la lune.
La lune.
Je peux graver la lune sur ma canne.

 

J’ai pris ma canne. Je n’avais pas d’outil de gravure alors j’ai simplement usé de mes griffes. J’ai saisi ma proie pour lui laisser la marque de ma supériorité, lui prouver, prouver à tous les autres que je suis son propriétaire et non l’inverse.
J’ai planté ma griffe dans le bois, et j’y ai gravé, près du manche, tout petit mais bien assez visible à mes yeux, un croissant de lune.
Puis j’ai pensé à Heket, une fois de plus. J’aimerais lui rendre hommage sur ma canne. Je ne sais pas quoi graver. Je trouve qu’une grenouille est un symbole trop banal, et il n’y a pas la place.
J’ai compris. Il faut que je trouve l’unique symbole qui représente le mieux chaque membre de notre famille. Nos couronnes ne sont désormais plus les symboles de notre puissance, il faut quelque chose de plus personnel.

Nous avons besoin de nous développer en tant qu’individus. Nous devons imposer nos goûts, nos personnalités à la face du monde. Nous devons faire la guerre à la normalité qui nous rejette.
Je suis un individu.
Je suis une personne.
Je suis une personne qui aime le savoir et la lune.

Pour l’instant, la lune que j’ai gravée est tout à fait banale. C’est un croissant de lune. Un dessin, tout ce qu’il y a de plus simple. Cependant je n’ai nulle doute que ce dessin prendra en valeur à mesure que je progresserai. Il me tarde d’admirer la pleine lune.

La douleur dans mes jambes est revenu et elle est atroce, j’ai aussi mal que si j’avais couru au travers des bois pendant des heures. Je n’ai pas le souvenir d’avoir fui ou chassé qui que ce soit, pourtant. Je n’ai rien renseigné de tel dans mon journal. Je demanderai à Kallamar de me masser les jambes avec un onguent aux plantes. Il fabriquait beaucoup d’onguents durant son adolescence. À chaque fois que l’un de ses cadets débarquait avec une douleur, il proposait un onguent censé l’atténuer. Il en a conçu de toutes sortes. Il a même conçu des pots spécialement pour chacun d’entre nous avec un onguent générique. Je crois qu’il sentait les fleurs. Je me souviens. C’est douloureux, j’ai mal. À mon souvenir. J’avais mal en ouvrant le pot. Non, à ma tête. Kallamar avait créé une pommade odorante pour calmer ses angoisses. Il m’en avait offert un pot. Il avait dessiné une toile d’araignée sur le couvercle. Je l’ai ouvert et j’ai senti une fleur. Je crois que c’était du camélia.

Je sais à présent que faire de ma canne.
Je sais ce que je compte y graver. J’en ferai une canne que je pourrais utiliser avec fierté.

 

 

Ma canne devient plus belle.

Notes:

De retour de mon hiatus let's go!

Merci à tous ceux qui continuent de lire cette fic malgré le temps que les updates peuvent prendre pour diverses raisons.
Si vous souhaitez plus de contenu, j'ai une autre fanfic en cours appelée "Camélias sous le soleil", une fic Leshycat que vous pouvez lire dès maintenant ! (Allez au chapitre 5 pour un cadeau, j'ai voulu fêter quelque chose !)

Prenez soin de vous et sortez admirer la lune de temps à autres.

Chapter 12: Jour 12 - Arachnide et rancoeur

Notes:

(See the end of the chapter for notes.)

Chapter Text

En mesurant le tissu, je me demande ; ces mesures ont-elles la moindre valeur ? Ce hamac est pour mon frère. Ce hamac est pour mon frère.
J’ai beaucoup marché, j’ai eu mal, il s’est beaucoup énervé, pourquoi s’énerver autant, je vais bien, il ne me manque rien, si, il me manque un frère, je vais bien.
ma canne tremble et elle tremble si fort
J’ai pris des mesures. J’ai mesuré. J’ai cousu de mon mieux. Peut-être ai-je échoué. Je ne peux échapper à la guerre. Ai-je coupé le tissu comme il le fallait ?

J’ai coupé le tissu
un grand morceau de tissu, sans l’ombre d’un doute.
Je ne dois penser à ce qui a existé avant ce hamac. Seul ce hamac existe. Seul ce hamac existe.
En coupant le tissu, je me demande ; mes gestes sont-ils assez droits ?
En coupant le tissu je crée le hamac, je crée une existence

mes jambes étaient douloureuses, si douloureuses hier. Ce matin Kallamar s’est beaucoup fâché, car j’avais mal encore. Il a compris que je n’avais pas emmené ma canne et, la lutte ayant eu raison de mon énergie, je lui ai tout expliqué. Encore cette histoire de canne. Encore cette canne. Je la hais. Je la hais tant. Elle est si laide.Il m’a massé les jambes. Il a refait son vieil onguent. Non, ce n’était pas le même onguent. Il ne sentait pas le camélia. Ou peut-être que si. Il sentait bon. Il m’a massé les jambes en me reprochant mon refus de prendre la canne avec moi. bout de bois inutile je le hais je le hais je le hais
Il en a également profité pour changer mes bandages. Je dois le noter pour ne pas oublier. S’il oublie personne ne s’en souviendra. Je m’en souviendrai. Je ne veux plus oublier. Je ne peux échapper à la guerre. Je me souviendrai je hais ce bout de bois

je le hais
mon frère

je vous hais tant, tous autant que vous êtes, non pas tous
pourquoi dois-je faire la guerre à des choses inanimées ?

En cousant le tissu, je me demande ; aurais-je pris la mauvaise décision, une fois de plus ?
Je n’en ai pas parlé entre ces pages mais j’y pense à chaque instant, au plus profond de moi. Je sais que toute cette tragédie découle, en tout cas en partie, d’un tas de mauvaises décisions. Beaucoup de ces décisions ont été prises par ma faute. Peut-être suis-je le seul être à blâmer
un tas de mauvais choix
nous allons tous mourir
une
nouvelle
fois

J’ai gravé une lune sur ma canne et pourtant elle ne m’éclaire pas lors des soirs de solitude, je pourrais graver un cristal mais il ne brillerai jamais comme un vrai, je pourrais graver une fleur mais son doux parfum ne me suivrai jamais.
son doux parfum ne me suivrai jamais.
Comment parfumer un tissu durablement ? Une lessive, un savon ne déposeraient une odeur que le temps de quelques heures, suivant le nettoyage du tissu. Il faudrait un concentré liquide, un véritable parfum à disposer sur le tissu de temps en temps. En cousant le tissu, je me demande ; devrais-je le parfumer ?
Les odeurs n’ont aucune importance. Je ne peux échapper à la guerre.

J’avais fini de coudre le hamac que je voulais offrir à mon frère. Se posait alors la question de la décoration. Mes mains tremblent encore, je crois. Broder serait risqué. Je prends déjà assez de risques en me remettant aussi tôt à la couture. Je trouve que ce hamac est convenable. J’ai probablement tord. La maladie déforme tant de choses, tant de choses. Je ne peux échapper à la guerre. Je n’ai eu d’autre choix que d’offrir ce hamac à mon frère pour connaître son avis sur ma couture. Au malheureux prix d’une défaite de plus, j’avais donc pris ma canne pour lui rendre visite. J’ai marché, encore, et j’ai fini par atteindre son atelier.

Ce n’était pas aussi lumineux que je ne le pensais. C’était même très sombre. Peu de décorations, pas de potions et soins divers et variés, seulement une écrasante aura de solitude. L’air sentait le regret et la cendre à plein nez, comme si toutes les bougies du monde avaient déjà été consommées dans ce lieu. C’était étrange, et oppressant. Je n’ai pas ressenti la sécurité d’un foyer ou d’un poste de médecine. Un poste de médecine. Un poste de médecine. Je sentais quelque chose de très étrange, de douloureux, de désagréable au possible. J’ai quitté les lieux. J’aurai peut-être dû y laisser ma canne. J’aurai enfin été libre.

J’ai donc quitté ce lieu sinistre. J’ignorais où chercher, cette information semblait chaleureusement conservée par ma mémoire qui refusait de m’y laisser accès. Mémoire, tu m’appartiens, tu dois m’obéir ! Mais elle n’obéissait pas.
J’ai fini par croiser un adepte ; un chat, de couleur jaune, qui portait des légumes. Il ne parlait pas très fort et bégayait beaucoup, pourtant il m’a proposé son aide. Il m’a indiqué un chemin court et très clair, ajoutant même qu’il avait la même destination de temps à autres. Je l’ai trouvé, ma foi, très serviable. Les adeptes ne sont donc pas tous de sombres abrutis, je me demande s’il en existe d’autres comme ce chat.

Son chemin était juste. J’ai annoncé ma présence avant d’entrer et Kallamar était déjà là. Il préparait un mélange. Il avait les yeux rivés sur ma canne. Il ne le cachait pas bien. je hais ce bout de bois

Il a vu que je portais, dans mon autre bras, le hamac que j’avais conçu. Il a voulu m’alléger mais je lui ai annoncé que c’était un cadeau pour lui, et il s’est figé. Il est resté debout face à moi, plusieurs secondes, paralysé avec ma confection entre les mains. Il la trouvait peut-être laide. J’espère qu’il ne la trouvait pas laide. Il a fini par aller décrocher l’ancien hamac pour installer le nouveau pendant que je prenais place à son bureau, car il craignait que je m’épuise à rester debout. Je l’ai regardé pendant qu’il examinait les détails de ce nouveau hamac. Je crois qu’il laissait couler quelques larmes. Mon cadeau l’aurait-il rendu triste ? J’espère que non. Je me lasse des histoires tragiques. Je n’ai pas lu de conte depuis des lustres. J’aimerais lire une histoire calme ou une vieille légende où personne ne meurt. Où personne ne meurt.
Il a voulu que ce soit moi qui l’essaye. Étrange demande que j’ai tout de même accepté, espérant lui faire plaisir et donc avancer dans mon objectif de me réconcilier avec lui. Le hamac était confortable, je crois. La doublure du tissu était douce. Cela devrait plaire aux enfants. Kallamar a fondu en larmes quand il a vu que je pouvais bien m’installer. Je trouve que mon frère pleure beaucoup, surtout ces derniers temps, et j’en ignore la raison. Je ne peux échapper à la guerre. J’ai tenté de sécher ses larmes. Il a reculé, comme par un réflexe de survie, mais il semblait vouloir éloigner ses mains de moi.

j’ai encore les mains qui tremblent
pourquoi ai-je les mains qui tremblent ?
Ma blessure. C’est ma blessure, au niveau de ma tête, qui entraîne d’autres complications à travers mon corps. Mon esprit et mon corps ne font-ils qu’un ?

J’avais pris Heket dans mes bras. Je crois que j’avais aussi pris Kallamar dans mes bras, il y a quelques jours. Pourtant, aujourd’hui il ne semblait pas vouloir ce type de contact. À la place, j’ai délicatement saisi ses mains, en caressant le dos avec mes pouces. Ils ne tremblaient pas, cette fois. Il est plutôt agréable de ne pas trembler. Je crois que je n’apprécie pas le froid pour cette raison. Lorsque j’ai froid, mon corps se met parfois à trembler. Ma canne tremble sous mon poids. Je n’aime pas ma canne. Je n’aime pas le froid. Kallamar a, peu à peu, cessé de trembler, et nous avons fini par nous asseoir ensemble dans le hamac.

Il y avait des cristaux sur son bureau. Je ne les avais pas remarqués à mon entrée. Dans l’un d’entre eux passait un rayon de soleil s’échappant de l’entrée qui en projetait d’autres, de multiples couleurs, et ceux-ci viennent compléter la décoration du bureau. Cela me rappelle les mobiles au repère de Clauneck. S’il y accroche des cristaux, sera-t-il entouré de ces belles couleurs ? J’aime ces couleurs. Je ne peux échapper à la guerre. Quel dommage que je ne puisse en graver aucune sur ma canne.

Il a remarqué que j’observais les cristaux. Il s’est levé et a fouillé dans ses caisses, avant d’en sortir un cristal petit, épais et plat. Il m’a dit, pour une fois sans aucune larme, qu’il s’agissait de son propre cadeau pour moi. Il m’a demandé de le placer plus haut pour y faire passer la lumière et, ainsi, voir s’il fonctionnait aussi bien que les autres. En effet, lorsque j’ai tendu le bras pour placer le cristal au-dessus de ma tête, de nouveaux rayons de lumière colorée son apparus, s’éparpillant autour de moi. J’ai trouvé cela très esthétique. Du temps de mon règne, je m’y intéressait peu. J’aurai peut-être dû. Voici une nouvelle chance qui m’est offerte.

La lumière de la lune ne passe pas. J’ai pourtant essayé, à de multiples reprises ce soir, de tendre mon bras vers la lune, mais elle ne daigne répondre à mon appel. J’ai marché dehors – devant avouer ma défaite et emmener cette canne pour laquelle je ne souhaite que le pire – mais à aucun endroit n’ai-je pu capturer la lumière du soir, elle qui ne produisait alors aucune couleur pour moi. L’Antre de Soie n’est pas le territoire le plus coloré, ce n’est donc pas ce qui me manque le plus. En revanche, je ne peux pas nier ma déception. Je dois attendre demain. Je ne peux échapper à la guerre. Je n’aime pas attendre ni le sentiment d’impuissance qui vient avec.

Pourtant, ce cristal et beau, presque autant que la lune.
Mais la lune est-elle si belle ou est-ce encore mon esprit qui me joue des tours ?
Aurais-je tord depuis le début ?

Aurais-je eu tord depuis le début ?

J’ai marché en vain à la recherche d’une victoire de plus
Peut-être pour compenser mon écrasante défaite face à la couronne rouge
J’ai marché, encore et encore, sans baisser les yeux et peut-être que j’aurai dû
je refuse de me soumettre
je ne peux échapper à la guerre

la guerre ne peut s’échapper de moi !
Pourquoi devrais-je marcher avec cette canne au lieu de prouver ma supériorité à ces douleurs de jambe ? Je sais marcher ! Je sais marcher et je marcherai ! Je marcherai, encore et encore, jusqu’à prouver à quel point cette petite chose est misérable !

J’ai réussi à graver un petit champignon dessus. Ce sera très bien pour représenter Heket. Une fois que j’aurai brisé cette chose je lui offrirai ce morceau
je ne peux échapper à la guerre

Je vais la briser, je vais la briser en un tas de petits morceaux, je jetterai ces morceaux dans le premier feu de joie qui sera allumé, et je danserai, je danserai jour et nuit autour de ce feu jusqu’à voir la dernière braise s’éteindre et jusqu’à sentir mes jambes crouler sous la douleur, je danserai qu’il face jour ou nuit, je danserai avec la lune et avec les couleurs que produit le soleil, je danserai pour l’amour de ma victoire, de ma famille, de toutes les défaites que j’ai infligé.

Personne ne m’empêchera de danser. Je ne m’empêcherai pas moi-même de danser. Ce sera la plus belle danse que n’ai connu la Vieille Croyance, ainsi que la nouvelle, ainsi que tous ceux qui les suivent ou les ont suivi sans se poser la moindre question ! Certains adeptes sont bien idiots. Je ne peux échapper à la guerre. Je ferai la guerre à l’ignorance et à tous ceux qui veulent m’empêcher de danser !

Je ne peux pas danser avec une canne, cette idée était ridicule, je vais la briser

Non, il y a une défaite que je n’ai pas envie de célébrer. Elle ne m’apporte aucune joie. Je n’ai pas envie de la nommer. Je n’ai pas envie d’y penser. J’arrive enfin à ne plus y penser après des jours et des jours. Je ne veux pas y penser il y a eu tellement de sang ce jour-là je ne veux pas y penser j’ai mal j’ai mal j’ai mal jaimal

 

 

jai perdu
jai mal
J’ai fait du mal et voici ma punition !

 

Il se peut bien que le sang qui coule ne le fasse que pour écrire le récit de tous mes échecs ! Encore et encore du sang, de ma tête, de sa gorge, de ses oreilles, de son œil, toujours plus de sang que je ne veux pourtant plus voir ni sentir !
Et si j’avais encore ma couronne, je pourrais enfermer la première menace qui se présentera !
Et si j’avais une arme, je pourrais blesser quiconque se tiendra devant moi !
Et si je garde une canne, je pourrais planter n’importe qui avec !
Je pourrais planter n’importe qui !
Je ne peux échapper à la guerre !
suis-je n’importe qui ?

 

Voilà que le sang coule encore de ma tête et je me surprends à la tenir, peut-être dans un espoir inconscient d’atténuer la douleur. Je me lasse de cette douleur ce depuis sa première apparition.
Si seulement elles pouvaient disparaître.

Si seulement

si seulement
Si seulement !
Si seulement je pouvais cesser de fuir ! Arracher cette douleur de tout mon être tout comme elle m’a été infligée ! Il paiera !

Il paiera pour ses actes tout comme je paie pour les miens !
Nous allons payer !
Je ne peux échapper à la guerre !

 

 

Ma canne se fissure.

Notes:

kakou kakou les petits amis, c'est comment la crise existentielle ?

Pour ma part c'est devenu assez chronophage et prenant au point que malheureusement je dois repartir en pause quelques temps. Ce n'est pas que pour cette raison, il me faut VRAIMENT une pause de tout avant de souffrir de plus grosses complications de santé et autre.
Je pense que, comme pour ma précédente pause, ça ne sera pas très long. Je serai de retour avant mi mars si tout se passe bien. Pour le moment mon hiatus sur insta tient toujours.

Sur ce, je vous laisse faire vos théories et suggestions sur la suite des choses, que ce soit pour Shamura ou Leshy dans mon autre fanfiction "Camélias sous le soleil". En parlant de celle-ci, vu qu'elle fait un chouilla plus d'audience, j'y posterai un pseudo chapitre pour y faire la même annonce afin que tout le monde soit au courant.

Je continuerai de répondre aux commentaires et, parfois, de donner des updates.
Pour être à jour, allez sur le serveur discord de Massive Monster et cherchez, dans la catégorie art, les forums des fanfictions sous leur titre anglophones :
"Crazed memoirs of an arachnid"
"Camelias under the Sun"
Les updates concernent les deux versions de chaque fanfiction.

Prenez soin de vous.

Chapter 13: Jour 13 - Arachnide en deuil

Notes:

Attention, il est question de vomi à plusieurs reprises dans ce chapitre. Il s'agit de métaphores rapides mais c'est mentionné quand même.

Au fait, oui je suis de retour de mon hiatus. Il a été plus long que prévu et j'en suis navré. En gros, j'ai eu des complications de santé ainsi qu'au niveau de mes études. Mes partiels étant passés, bien que mon projet n'étant pas du tout concrétisé je peux me remettre à l'écriture, je pense que ça me fera le plus grand bien.
Je vous invite à consulter mon tumblr fraichement rénové pour plus d'infos, voici le post annonçant mon retour :
https://www.tumblr.com/red-wizard/778289556554383360/revamping-this-blog-back-from-art-hiatus?source=share

Prenez soin de vous.

(See the end of the chapter for more notes.)

Chapter Text

la défaite a un goût de métal qui me tâche la bouche

et me voici au pole de soin, à rédiger quelques mots dans l'espoir d'apaiser ma honte. je me trouve pathétique, pathétique je suis. cependant il n'a pas l'air de le croire.

 

J'ai voulu aller à la rencontre de Narinder aujourd'hui. Je voulais lui crier ma souffrance, tout ce qui tourmente cette famille. Je voulais tout lui dire, dans les moindres détails, l'empêcher de s'endormir cette fois pour qu'il n'aie aucun moyen de me fuir. Je voulais que nous puissions parler, enfin, que nous puissions vomir toutes les pensées qui nous arrachent quoi que contienne nos crânes. Des adeptes m'ont indiqué le chemin à sa tente alors j'ai marché. Puis j'ai marché. Une odeur de cendre. Une odeur de cendre et de brûlé. Puis j'ai marché. Une odeur de cendre et de brûlé. Puis l'herbe paraissait plus proche. Puis j'en sentais le goût. Il y avait du sang par terre, je crois. Je ne reconnaissais plus mon corps. Un corps frêle et vulnérable, étalé vulgairement sur un sol couvert de terre et d'herbe et de sang. Même si je n'y suis plus, je doute encore que ça aie été mon véritable corps, ma réelle chair. Sur le moment, j'avais l'horrible sensation de ne pas complètement y être. L'Agneau a porté ce corps inconnu jusqu'au pole de soin et m'y voici, les jambes attachées fermement par un drap, la tête attachée fermement par des bandages propres. Kallamar a souhaité que j'y passe la nuit pour me surveiller, comme si je pouvais faire quoi que ce soit dans cet état. Comment pourrais je marcher ainsi, avec des liens si forts?

Ce hamac est confortable. Le coton est un tissu doux, sans pour autant être glissant comme la soie. Kallamar a dit que j'avais bien choisi et que ses patients étaient ravis de pouvoir s'y reposer de temps à autres. Je me sens quelque peu coupable de leur voler ce coin d'apaisement, ne serait-ce que pour une nuit, mais il m'a dit de ne me soucier de rien à ce propos. C'est une chose difficile lorsque l'on observe son propre frère attacher ses jambes. Comment pourrais je ne pas me soucier de liens censés entraver mes mouvements, placés par mon propre frère

mon frère

c'était donc ça

 

Une fois que j'avais repris mes esprits il m'avait déjà administré tout un tas de soins, pour diminuer la douleur paraît il. Je le soupçonne de m'avoir donné un traitement qui diminue également mon énergie car j'ai rarement ressenti un tel épuisement. Pourtant, lorsqu'il était face à moi, à vérifier le bon fonctionnement de mes articulations, tout allait bien, je crois.

Nous sommes restés ainsi dans le silence durant de longues minutes, et je sentais chez mon frère une forte hésitation. Il avait envie de parler, de briser ce silence ô combien lourd, mais il n'osait pas. Il n'ose plus grand chose depuis qu'il est revenu du purgatoire, m'a-t-on dit. Pourtant, il a suffit que je lui demande ce qui n'allait pas pour que tout sorte d'un coup, comme s'il s'était retenu de cracher de l'eau des heures durant. Elle coulait pourtant de ses yeux. Il m'a demandé pourquoi je cherchais à tout prix à me réconcilier avec Narinder, pourquoi est-ce qu'on veut tous à ce point une paix qui ne servira que d'illusion jusqu'à la prochaine catastrophe qui nous tombera dessus. Cette idée de faux espoirs revenait sans cesse dans ses paroles, avec cette foutue canne qui en ferait partie mais qui elle au moins, selon les dires de Kallamar, est un faux espoir qui me permettrait d'esquiver le prochain drame un peu plus longtemps. Tout le monde me dit de profiter de ce journal pour être honnête avec moi-même alors la voici, la pensée qui tâche mes idées joyeuses et que j'ai enfin exposé sans artifices à mon frère : je hais cette putain de canne, je la hais, je hais tout ce qui me rappelle que tout le monde s'est fait crever comme du bétail par ma faute, je ne veux pas me trimballer un rappel de mes échecs au quotidien, je me fiche de l'aide qu'elle peut bien me rapporter, je veux marcher sans avoir à me dire à chaque pas "tu n'aurais pas cette canne de merde si tu avais su protéger les prélats, la population, les gens que tu aimes comme il se doit, espèce de raclure de latrines" !

sauf que kallamar a fondu en larmes. Il pleurait à s'en déshydrater et criait de douleur. Peut-être aurais je dû conserver ces pensées au plus profond de moi. Je ne voulais pas le faire pleurer. Je déteste le faire pleurer. Je l'ai fait pleurer. Je déteste le faire pleurer. Je pense qu'il m'en voulait pour ce que j'ai dit mais il m'a pris dans ses bras tout de même et je n'ai ressenti aucune haine de sa part. Son étreinte était si forte que j'ai bien cru qu'il me briserait une côte s'il y mettait du sien. Lui aussi, s'en veux à lui-même. Lui aussi, pense que tout est de sa faute. Il m'a demandé pardon trop de fois pour que je sache combien exactement. Il s'est excusé pour ce qu'il avait dit avant, m'expliquant qu'il ne ressent plus aucun espoir mais qu'il le cherche. Il le cherche sans relâche et, dans toute la lâcheté dont il puisse faire preuve, m'a offert cette canne en espérant qu'elle m'aiderait à marcher, que moi au moins, je puisse ressentir un soulagement, profiter à nouveau de la vie, trouver un semblant de tranquillité. Il m'a parlé de cette sensation qu'il a au quotidien, celle d'être le membre de trop dans cette fratrie. Même ceux qui ont fait du mal aux autres auraient un rôle à jouer mais lui vit avec l'impression de ne faire qu'empirer les choses à chaque mot et chaque geste. Ironique pour celui qui panse et guérit les adeptes chaque jour. Je ne trouve pas qu'il empire les choses et je lui ai dit.

Il a dit à l'Agneau de m'affronter avant lui. Il a supplié l'Agneau de l'épargner, quitte à me tuer d'abord. Je n'en avais aucune idée. Cela n'avait pas fonctionné, de toute manière, puisqu'il est mort avant moi
il est mort avant moi
il est mort avant moi. C'est depuis cet événement qu'il pense constamment tout gâcher. Depuis, les images tournent encore et encore dans sa tête, et parfois il s'en retrouve paralysé, incapable de faire autre chose de son corps que de le traîner dans un coin et attendre que les images disparaissent. Plusieurs fois, il a cru qu'elles resteraient pour toujours, qu'il allait mourir pour de bon. Nous sommes tous les deux rongés par la culpabilité de ne pas avoir géré la crise correctement. Nous sommes réunis par cette culpabilité. Nous sommes réunis. Je crois que j'aime beaucoup quand nous sommes réunis. Il n'y a plus de place pour ces images. Il a eu peur. Il continue d'être paralysé par cette peur. Il souhaitait ma libération du purgatoire mais s'en veux pour le corps qui est mien à présent. C'était bien mon corps, plus tôt aujourd'hui, qui s'est effondré au sol. Tout le monde s'est bien occupé de moi et je dois bien avouer que les soins de mon frère sont très efficaces. Je ressens une grande fierté pour lui et tout ce qu'il fait à notre égard. Cependant je ne lui ai pas dit, car je pense qu'il a assez subi aujourd'hui. À la place, je lui ai tout simplement rendu son étreinte, avec moins de force fatigue oblige. Peu à peu, ses pleurs ont cessé. Je ne lui ai pas dit pardon, je n'ai pas témoigné de ma fierté envers lui, mais je crois que c'était à peu près la même chose.

Il m'a appris comment chasser les images chez les autres, et chez moi-même si je ne perds pas encore conscience. Il faudrait que je vérifie le fonctionnement de mon cœur, puis de mes poumons, suivis de mon foie et enfin de mes nerfs. Je n'ai pas encore eu l'occasion d'essayer, j'espère ne pas en avoir besoin.

 

Le sommeil ne me vient pas. J'aurai aimé observer la lune avant de dormir mais je ne peux quitter mon couchage de fortune avec ces liens aux jambes. Au moins, Kallamar m'a aménagé un coin pour écrire. Je vois ma canne, d'ici. Elle se tient juste à côté, à portée de bras, comme si elle m'invitait à la prendre. Pour sortir marcher avec, pour la briser une bonne fois pour toute, pour la reconvertir en objet de décoration. De la lumière extérieure passe à travers l'entrée. J'y ai tendu le cadeau que mon frère m'a offert il y a peu. Le rayon de lumière qui le traverse prend une belle couleur me rappelant les décorations du repère de Clauneck. Je me demande comment il se porte. est-il lui aussi hanté par des images dont personne ne veut ? Je crois que je l'apprécie. J'aimerais retourner le voir, non pas pour une lecture de cartes mais plus simplement pour prendre de ses nouvelles. J'emmènerai Kallamar. Il y a longtemps que nous n'avons pas fait une activité simple ensemble.

Cette sensation est bien étrange. Je ne peux pas m'empêcher de penser qu'elle ne va pas durer. Je ne sens aucun danger imminent ou lointain. J'ai la sensation, douce-amère, que quelque chose a pris fin. Oui, quelque chose a pris fin aujourd'hui. Tout du moins, quelque chose a quitté mon corps, tout du moins, quelque chose a quitté mon esprit. Je ressens une légèreté inhabituelle. J'aime cette légèreté mais elle me fait peur.

Kallamar s'est installé près de moi pour dormir. J'espère qu'il ne manque pas trop à Heket et Leshy, puisqu'il n'est pas avec eux. Pour une fois, mon frère le plus âgé ne semble pas subir un sommeil agité. Il n'a pas non plus l'air au paroxysme de la détente mais il semble déjà moins tendu que lors de ma précédente visite. Je me rappelle qu'il dormait, mais il tremblait beaucoup après son court réveil. En y réfléchissant, je crois qu'il ne s'est pas rendormi. Je pourrai lui poser la question, mais pour l'instant, je préfère le laisser profiter de ce repos.

 

En relisant ces pages de plus en plus nombreuses je m'aperçois que je retiens de plus en plus de choses, ces derniers temps. Des souvenirs me reviennent, bons comme mauvais, parfois ils sont douloureux et d'autres fois non. Cependant, j'ignore si le malaise dont j'ai été victime aujourd'hui est lié à ces souvenirs. Aucune de mes précédentes entrées n'apporte de piste. Je pense donc qu'il serait sage de mener une enquête sur d'autres terrains de réflexion.
Je dois admettre que Kallamar avait raison. Ce journal est un outil fonctionnel avec lequel je vais, peut-être, gagner la guerre contre mes blessures.

En revanche, je pense que l'Agneau avait tord. Il m'avait recommandé de me concentrer sur mes propres désirs, mes propres envies, mais elles n'ont jamais pu me guider comme je le souhaitais. Peut-être que je suis la personne qui se trompe, une fois de plus, ou peut-être que je suis sur la bonne voie de pensée. Non, en réalité, mes désirs m'ont bel et bien montré le chemin du début de guérison. Mes désirs m'ont apporté l'aide dont j'avais besoin pour comprendre ceux de ma sœur, ainsi que ceux de mon premier frère. Tout du moins, ils m'ont apporté l'aide dont j'avais besoin pour enfin trouver ce qui nous empêchait d'être réunis sans être écrasés par nos craintes.

 

 

J'admets ma défaite contre mon frère, Kallamar.

Cette défaite a un goût de métal, d'herbe et de larmes.

Cette défaite sent le camélia.

 

 

L'un, devient les deux.

Notes:

En raison de la tournure que va bientôt prendre l'histoire, je vous recommande d'aller lire mon autre fanfiction "Camélias sous le Soleil" en attendant la suite. Je ne peux pas en dire plus pour des raisons que je ne peux pas non plus donner sinon vous allez tout comprendre lol.

Bisous sur le genou.