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Language:
Français
Collections:
Obscur Echange
Stats:
Published:
2024-09-11
Updated:
2024-09-11
Words:
15,930
Chapters:
2/3
Comments:
1
Kudos:
2
Hits:
32

L'ami invisible

Summary:

Au lieu de rejoindre son oncle en fuyant à toutes jambes, Kirikou accepte de se faire passer pour un chapeau magique et devient pour un temps le confident de Karaba. En secret, il éprouve de l’empathie pour cette dame qui a très mal, se sent très seule et ne parvient à vivre avec les autres qu’en faisant régner la terreur. Maintenant, ce qu'il lui faut c'est comprendre pourquoi Karaba est si méchante, ou peut être mieux encore, comment l'aider à guérir.

Notes:

Écrit sur un prompt de l'Obscur Échange :

L’ami invisible. Je te propose une petite divergence canonique depuis à peu près le début du film. Kirikou accepte de se faire passer pour un chapeau magique et devient un peu malgré lui le confident de Karaba (se prend-elle au jeu ou est-elle vraiment dupe, à toi de décider ?) qui lui confie sa souffrance intérieure. Il éprouve silencieusement de l’empathie pour cette dame qui a très mal, se sent très seule et ne parvient à vivre avec les autres qu’en faisant régner la terreur. Il parvient évidemment à s’échapper mais sa relation avec Karaba est changée : elle le considère, un peu malgré elle, comme un ami et se sait jalouse de lui. J’aime l’idée que Kirikou œuvre pour que Karaba devienne une meilleure personne et qu’ils coopèrent plutôt : l’antagonisme viendrait davantage des tourments que Karaba a infligé au village et des villageois bornés qui se refusent à lui laisser la moindre chance. Bonus si elle ne peut pas défaire ses mauvais enchantements et doit apprendre à devenir meilleure pour le faire. Double bonus si Kirikou et Karaba vont main dans la main voir le sage de la montagne en guise de parcours de pénitence pour cette dernière ? Triple bonus s’ils finissent en couple, une fois que Kirikou a vécu sa croissance magique.

Chapter 1: Un gri-gri trop futé

Chapter Text

Caché sous le chapeau du vieil homme, Kirikou retenait son souffle avec appréhension, ses petits pieds crispés dans la chevelure crépue de son oncle. Il lui avait semblé naturel de venir soutenir son oncle face à la sorcière, mais il était tout juste nouveau né, il n’avait pas réalisé le danger. Kirikou essayait de ne pas trembler de peur. Il n’avait jamais eu aussi peur de toute sa courte vie, et il ne voulait surtout pas paraître lâche aux yeux de son oncle. Celui-ci ne tremblait pas, mais était-ce parce qu’il ne craignait pas la mort, ou bien faisait-il tout pour cacher sa peur, comme Kirikou lui-même ? C’était impossible de le dire.

L’enfant fut impressionné de voir la sorcière de ses propres yeux. Elle était belle, avec de l’or dans ses cheveux, sur son cou, ses bras et à sa taille, plus belle même que la mère de Kirikou, mais sa voix et son regard étaient cruels et froids, exactement comme Kirikou avait imaginé les yeux d’une sorcière. Il s’étonna par contre de ne pas lui trouver le regard affamé. Peut être qu’elle n’avait pas si faim que ça et que son oncle n’était pas en danger.

Non. Des fétiches s’approchaient par derrière, armés de lances et de machettes. Kirikou souffla un avertissement à son oncle qui désarma promptement ses adversaires avant de se remettre en garde.

Kirikou poussa un soupir de soulagement. Au moins, il avait empêché les fétiches de tuer son oncle avec leur lance et de rendre malheureuse sa mère, mais quand Karaba arrêta d’un geste les fétiches, Kirikou eut plus peur que jamais. La sorcière proposa d’échanger le chapeau qu’elle croyait magique contre la paix pour le village. Kirikou était surpris et soulagé de voir qu’elle croyait à l’histoire du chapeau magique, mais il ne savait pas quoi faire du marché proposé par la sorcière. Pendant qu’il réfléchissait à toute vitesse, son oncle baissa légèrement ses armes. Horrifié, Kirikou demanda à son oncle s’il allait vraiment le donner à la sorcière. Son oncle ne répondit pas et la peur de Kirikou monta en flèche. Il devait trouver une idée pour se sortir de ce piège, sans condamner le village. Mieux, il devait essayer de le sauver et rendre heureuse sa mère. Voyant l’hésitation de son oncle, Karaba insista, promettant que le jeune homme serait le héros du village de sa voix la plus tentatrice.

L’oncle allait céder, Kirikou le compris à sa façon de pencher la tête sur le côté et de baisser un peu plus ses armes à chaque mot de la sorcière. Cela ne lui laissait plus vraiment le choix. Kirikou n’était qu’un nouveau né, mais il savait que les enfants étaient censés aider et respecter leurs aînés. Il ne pouvait pas refuser à son oncle la possibilité de devenir un héros, n’est-ce pas ? Et puis, s’il suppliait son oncle de ne pas le donner à la sorcière, Karaba pourrait devenir soupçonneuse. Un chapeau magique n’était pas censé avoir peur, pas vrai ? Pourtant, Kirikou avait aussi peur de faire de la peine à sa mère en devenant le prisonnier de la sorcière.

En un éclair, il envisagea trois issues à cette situation en apparence inextricable. Dans la première, Karaba comprenait qu’ils avaient essayé de la tromper et les tuait tous les deux avant de les manger. Dans la seconde, Kirikou faisait semblant d’accepter la proposition et encourageait son oncle à en faire autant, avant de fuir de toute la vitesse de ses jambes. Il était sûr d’en être capable. Il avait de toutes petites jambes, mais il était très rapide. Troisièmement, il acceptait vraiment la proposition, et continuait de se faire passer pour un chapeau parlant.

Ce serait dangereux. Très dangereux. Après tout, Karaba avait mangé presque tous les hommes du village, à part son jeune oncle et le vieil homme. Kirikou était trop petit pour la rassasier, mais elle voudrait peut être le manger pour s’ouvrir l’appétit avant de dévorer son oncle, cru ou en sauce. Kirikou n’avait pas envie d’être mangé avant d’avoir rien vu d’autre du monde que la case de sa mère et la route des flamboyants.

Une question, qui le turlupinait depuis qu’il avait vu le sol devenir de plus en plus stérile à mesure qu’ils approchaient de la case de Karaba, poussait Kirikou à choisir la troisième option, même si elle était déraisonnable. Pourquoi, se demandait-il, Karaba est-elle méchante ? Personne ne pouvait être né comme ça.

-Réponds oui, souffla Kirikou à son oncle. Accepte. C’est ce qu’il faut faire.

Sa réflexion n’avait duré qu’un instant, mais c’était assez pour qu’il se décide.

-Tu crois ?, demanda son oncle d’une voix où perçait le soulagement.

-Oui, mais méfie-toi.

Son oncle ne protesta pas davantage, ce qui blessa Kirikou, mais au moins il réussit à conclure un marché qui devrait lui sauver la vie, et celle des villageois, ce qui plairait à la mère de Kirikou. Celui-ci s’accrocha de toutes ses forces au chapeau pour ne pas tomber et se faire remarquer par la sorcière, puis attendit au sol en s’empêchant de faire le moindre mouvement.

-Au revoir, oncle, chuchota Kirikou quand celui-ci se redressa.

Il aurait voulu lui demander de veiller sur sa mère à sa place, mais il n’osa pas. Karaba la Sorcière avait l’oreille fine. Son oncle ne lui offrit pas un mot d’adieu ou d’encouragement et recula sans un mot, les yeux fixés sur les fétiches, avant de se relever et de retourner vers le village, les épaules hautes et fières comme le héros qu’il allait être. Sans savoir pourquoi, Kirikou trouvait ça triste.

Son oncle n’avait pas encore disparu qu’un fétiche s’approcha pour saisir le chapeau entre ses deux grandes mains. Il n’était pas très rapide, et n’avait pas l’air très malin. Kirikou aurait pu facilement s’enfuir, et même dépasser son oncle à la course, mais il leur aurait causé des ennuis à tous. Et puis, il avait déjà pris une décision. À la place, il se força à rester immobile et s’agrippa de toutes ses forces à la paille du chapeau. Heureusement, c’était un chapeau solide. Le fétiche se redressa et présenta le chapeau à la sorcière.

-Maintenant, tu es à moi, chapeau magique, se réjouit-elle avant de se pencher vers lui et de grimacer. Mais tu n’as pas l’air très magique. Et où un jeune idiot de ce village d’imbéciles serait-il allé se procurer un tel grigri ?

-Oh, je suis très magique !

-Crache-tu le feu ?, s’amusa la sorcière. Rends-tu invincible ton porteur ?

-Non, et non.

-C’est bien ce que je disais. Tu n’es pas très magique. Je parie que cet idiot n’a pas du t’acheter pour plus de deux cauris.

-Je suis quand même utile, protesta Kirikou. Je regarde derrière la tête de celui qui me porte pour le protéger de ses ennemis et je lui donne des conseils. Tu as vu comment j’ai protégé l’oncle face à tes fétiches. Mais je doute de tenir sur ta tête. Tes cheveux sont très… pointus.

La sorcière rit froidement.

-C’est voulu, pour que ma seule vue terrorise mes ennemis et les rende faibles.

Kirikou écarquilla les yeux.

-Est-ce que les villageois sont tes ennemis, alors ?

-Ils le sont.

-Pourquoi ?

Cette fois, Karaba lui lança un regard torve.

-Tu es un chapeau savant, on dirait, mais tu ne ne connais pas la réponse ?

-Je suis un chapeau qui pose des questions et un chapeau qui apprend. Je suis peut être un gri-gri, mais je suis encore très jeune. Un jour, je pourrais donner des réponses. Peut être si tu m’aides à apprendre tout ce qu’il y a à connaître ?

La sorcière fit la moue.

-Tu n’est pas très utile alors.

-Ah bon ? Ce n’est pas utile de poser des questions ? Peut être que si je pose les bonnes, je t’aiderai à trouver des réponses dont tu as besoin.

-On verra. Mais tu ne m’as pas dit d’où tu venais. J’ai pris presque tout leur or à ces idiotes. Les villageois n’ont plus les moyens de s’acheter même un pitoyable petit chapeau magique comme toi depuis longtemps.

-Je pourrais te le dire. Mais tu pourrais aussi le deviner et me montrer ainsi quelle grande sorcière tu es.

Sous son chapeau, toujours agrippé pour ne pas tomber, Kirikou retint son souffle. Il se demanda s’il n’était pas allé trop loin, mais la sorcière se contenta de mettre ses poings sur ses hanches pour le regarder de haut. Le commentaire de ce qu’elle croyait être un chapeau magique ne l’amusait pas du tout. Elle claqua de la langue avec agacement.

-Tu ne donnes pas de conseils, tu ne connaît pas tout, tu ne veux pas te mettre sur ma tête, tu ne veux pas me raconter ton histoire… Tu ne me sert pas à grand-chose, et en plus tu insinue que je ne suis pas une grande sorcière ? Je n’ai jamais été insultée comme ça ! Peut être que je devrais te faire hacher par mes fétiches et te brûler à petit feu.

-Je n’ai pas dit ça, s’empressa de dire Kirikou. J’ai entendu parler de Karaba la sorcière dès le jour de ma création.

Cette fois, la sorcière se rengorgea quelque peu sous cette flatterie, qui n’en était pas tout à fait une, puisque Kirikou avait effectivement entendu parler de Karaba, la sorcière qui mangeait les hommes moins de cinq minutes après être sorti du ventre de sa mère. Mais tous les sorciers et toutes les sorcières aiment être flattés et voir leur puissance encensée. Il avait visé juste car la grimace de mépris de Karaba se changea en une ébauche de sourire.

-Vraiment ? Tu m’amuses un peu, petit chapeau magique, même si tu es bon à rien. C’est décidé. Tant que tu m’amuse ou si tu te montre utile, tu resteras dans ma case. Mais si tu me déplaît, je te ferais brûler par le fétiche crache-feu, c’est compris ?

-Tout à fait !

-Alors tu es mon gri-gri à présent. Tu devras m’obéir, comme mes fétiches. Tu m’appelleras « maîtresse vénérée », et tu feras tout ce que je te dis.

Sous le chapeau, Kirikou fit la moue. Il comprenait le devoir de respect envers les adultes, mais il lui semblait que le respect devait se mériter.

-Non, je ne crois pas, décréta-t-il.

-Quoi ?

La voix de Karaba tonna assez fort pour faire s’envoler les rares oiseaux assez écervelés pour s’approcher de sa case. Elle n’en revenait pas. Jamais personne ne l’avait défié de la sorte, homme, femme, ou chapeau. Elle aurait du le transpercer de sa lance séance tenante. Il n’était pas encore trop tard pour se décider à le faire.

-Je suis un gri-gri, pas un de tes fétiches, répondit Kirikou d’une voix calme. Je ne suis pas là pour te servir, mais pour t’aider en te posant des questions.

-Des questions dont je connais déjà les réponses.

-Oui, mais est-ce que tu sais que tu connais déjà les réponses, si personne ne te pose la question à voix haute ?

La sorcière réfléchit quelques instants, puis consenti à sourire vraiment cette fois-ci. Kirikou trouva qu’elle avait un beau sourire, quand elle s’en donnait la peine.

-Tu es futé, je dois reconnaître ça.

-Merci. Et puis, tu as beaucoup de fétiches pour te servir, mais servir et conseiller, ce n’est pas la même chose. Ou bien je pourrais être ton ami !

-Les sorcières n’ont pas besoin d’amis.

-Tu pourrais être surprise.

Karaba claqua des dents.

-Assez. Tu m’ennuie déjà. Fétiche ! Pose le chapeau dans ma case. Et toi, petit gri-gri, fait toi oublier jusqu’à ce que j’ai besoin de toi. Moi, je vais chasser. Fétiches ! Donnez-moi ma lance et fermez la porte derrière moi. Et toi, fétiche sur le toi, surveille-bien partout. Si un villageois s’approche, préviens-moi. Vous autres fétichez tueurs, capturez-le et je m’occuperais de son cas à son retour. J’espère m’être bien fait entendre.

 

Les fétiches remirent les portes de métal à leur place, enfermant Kirikou à l’intérieur. Obéissant aux ordres donnés par Karaba, le fétiche aux grandes mains le posa sur un pilier de bois adossé à un côté de la case, puis se rangea sur un côté de la pièce et cessa de bouger. Avec soulagement, Kirikou se laissa glisser en douceur sur le piédestal. Ses mains et ses pieds tremblaient de s’être accroché si longtemps aux brins du chapeau, mais au moins, il était à l’intérieur de la case, à l’abri, ou presque.

Il pouvait être fier de lui. Karaba ne l’avait pas découvert et elle l’avait laissé seul dans sa case. Kirikou avait envie de rire du tour qu’il avait joué à la sorcière, mais il n’osait pas faire de bruit tant qu’il n’était pas sûr que sa présence resterait secrète. De toute façon, il avait à faire avant son retour, qui pouvait survenir très vite. Avec un luxe de précaution, il souleva puis rampa sous le rebord du chapeau pour voir à quoi ressemblait la case d’une sorcière.

L’unique pièce était au moins six fois plus grande que la case de la mère de Kirikou, mais presque vide. Des fétiches formaient un cercle presque tout le long du mur, un feu brûlant dans leur coiffure de métal. Un autre, armé d’une lance de métal, montait la garde à gauche de la porte fermée. Un petit panier d’osier se tenait de l’autre côté de la porte. Du côté de la case opposé à celle-ci trônait un grand panier d’osier vert, un fétiche en or posé sur son couvercle. Huit fétiches porte-feu l’entouraient, mais tous les fétiches dans la case avaient les yeux fixés dessus. Kirikou était très curieux d’apprendre ce qu’il y avait de si précieux à l’intérieur pour nécessiter une telle surveillance.

Le reste de la case était très banal. La natte de la sorcière était repliée près du piédestal où avait été déposé Kirikou et d’un tabouret de bois sculpté. Des peignes de bois et quelques bijoux avaient été abandonnés sur un autre piédestal. Enfin, s’empilaient dans un coin des bols, un pilon et une grande vasque de métal, bref, tout ce qu’il fallait pour cuisiner. Kirikou avait vu la même organisation chez sa mère, même si les possessions de cette dernière étaient bien moins riche que celles de Karaba. Tous ces éléments du décor étaient finalement bien banal. Cependant, ils fascinaient Kirikou, parce que cela voulait dire que même une sorcière avait besoin de cuisiner le mil et qu’elle était une personne normale. Enfin, presque normale, à part qu’elle avait des fétiches qui obéissaient à ses ordres et qu’elle mangeait les hommes.

Kirikou se passa la langue sur le tour de la bouche. Il commençait à avoir faim, et sa mère lui manquait affreusement, mais il n’osait pas encore sortir de sous son abri. Les fétiches autour de la pièce avaient des yeux d’un jaune doré qui clignaient régulièrement. Ils le verraient s’il bougeait, mais leur bouche semblait n’être qu’un trait stylisé dessiné sur leur visage. Pouvaient-ils le dénoncer à la sorcière autrement qu’en parlant ? Il devait en savoir plus avant d’agir.

Il y avait tant de choses auquel il devait réfléchir que ces pensées l’occupèrent jusqu’au retour de Karaba. La sorcière avait l’air de meilleure humeur, après avoir ramené deux ignames qu’elle rôtit pour les dévorer avec une salade de baies qui donna l’eau à la bouche de Kirikou. Il essaya de discuter avec Karaba pour s’occuper l’esprit, mais celle-ci n’était pas d’humeur à bavarder et lui ordonna de se taire après avoir consenti à confirmer que non, ses fétiches ne parlaient pas, sauf celui sur le toit qui ne pouvait pas voir à l’intérieur et que non, personne n’avait jamais pénétré à l’intérieur sans son autorisation, qu’elle n’avait jamais donné à personne. Déçu, Kirikou décida d’attendre la nuit pour sortir de son repaire pour voler de quoi manger dans les réserves de la sorcière, et de reprendre son interrogatoire le lendemain. En attendant, il se roula en boule et s’endormit pour attendre la nuit.

 

Un gémissement le fit se redresser en sursaut. Kirikou heurta le fond du chapeau, se rappela où il était et, entendant un nouveau gémissement, se glissa au-dessous pour voir ce qu’il se passait. Il faisait sombre dans la case, et probablement encore nuit dehors. La lumière des fétiches porte-feuavait été baissée au minimum, éclairant très faiblement Karaba qui se retournait dans son sommeil en gémissant.

Kirikou fut saisi d’un élan de compassion envers Karaba. Il ignorait que les sorcières aussi pouvaient avoir des cauchemars. Son premier réflexe était de descendre l’aider, mais il n’était pas sûr qu’elle réagisse bien au fait qu’il l’ait trompé alors qu’il la surprenait dans un moment de faiblesse. D’ailleurs, il avait très faim, et on ne pouvait pas bien réfléchir et aider les gens en ayant l’estomac vide.

Un peu honteux de la laisser en prise à son cauchemar, mais conscient qu’il n’aurait probablement pas de meilleure occasion de manger avant la nuit suivante, Kirikou descendit doucement de son piédestal en s’agrippant aux sculptures de bois du montant. Une fois au sol, il retint son souffle et tendit l’oreille, mais il n’avait pas à s’inquiéter. Karaba gémissait toujours. Elle avait repoussé sa couverture en agitant ses pieds. Kirikou avait honte de la laisser ainsi, mais un gargouillement de son estomac le rappela à la raison. À pas de loup, Kirikou s’aventura vers le coin qui servait de cuisine à la sorcière. Il grimpa puis souleva le couvercle d’un petit panier et saliva en découvrant des noix de cola et des fruits juteux à l’intérieur. Exactement ce qu’il lui fallait. Kirikou mordit à grande dents dans un fruit, heureux de sentir le jus couler le long de ses bras. Il avait soif aussi. Il se pencha par-dessus une jarre et but à grandes goulées avant de se faire glisser le long du récipient.

Son estomac était bien rempli, Kirikou décida de prendre une noix de cola pour la ramener dans sa cachette. Mieux valait faire des réserves, puisqu’il n’avait aucun moyen de savoir quand viendrait la prochaine opportunité de se nourrir. Kirikou se laissa tomber dans la panière où il avait trouvé à manger et hissa une noix hors de celle-ci. Il comptait la déposer en équilibre sur le rebord, grimper à son tour hors du panier, puis la tenir dans ses petits bras en glissant au sol, mais l’énorme noix lui échappa des mains et roula bruyamment sur le sol.

Kirikou retint son souffle, sûr d’être découvert, mais un sanglot jaillit de la bouche de Karaba au même moment, presque un cri. Son cauchemar la gardait prisonnière de ses griffes. Kirikou exhala un soupir de soulagement, avant d’entendre un étrange sifflement en provenance de la panière près de la porte. Le couvercle s’en souleva, dévoilant l’occupant, un gigantesque serpent qui pourrait bien ne faire qu’une bouchée de lui. D’abord mal réveillé, le serpent renifla soudain l’air, aux aguets.

Il avait senti Kirikou. Celui-ci s’empara de sa noix et se mit à courir jusqu’au piédestal où trônait le chapeau. À mi-chemin, il réalisa qu’il ne pourrait jamais grimper sous le chapeau en tenant sa noix et en essayant d’échapper au serpent. L’ascension aurait été assez périlleuse en temps normal, mais maintenant, elle était suicidaire. Cependant, Kirikou ne pouvait pas lâcher sa noix en plein milieu de la case. La sorcière se poserait forcément des questions au matin et ses premiers soupçons iraient vers son nouveau chapeau. Kirikou incurva sa course et galopa jusqu’à un des fétiches porte-flambeaux pour cacher la noix entre ses pieds et sauta sur le côté pour éviter le serpent qui fonçait sur lui.

Le fétiche de garde, qui avait jusque là gardé toute son attention sur la porte, tourna subitement son attention vers eux. Il leva haut sa lance et s’approcha. Kirikou zigzagua autour du serpent et bondit pour grimper à toute vitesse le long du piédestal, s’aplatit, et se cacha sous le chapeau, le cœur battant au moment même où le serpent se dressait, les crocs pointus luisant à la lumière des torches et où le fétiche levait sa lance pour en transpercer le chapeau.

-Quel est ce bruit ?

Kirikou, le fétiche et le serpent se figèrent en voyant la sorcière se redresser sur sa couche, les yeux furieux. Le serpent et le fétiche se reculèrent sous le feu de son regard, visiblement terrifiés. On dirait que même les fétiches craignaient la sorcière.

-Pardon, Karaba, c’est ma faute, avoua Kirikou d’une voix contrite.

Karaba se leva sur un coude.

-Chapeau, c’est toi ?

-Oui. Pardon. C’est juste que je t’ai entendu crier dans ton sommeil. Tu bougeais très fort. J’ai voulu crier pour te réveiller, mais tu dormais si profondément, et c’est eux qui se sont réveillés. Je crois qu’ils pensaient que je te voulais du mal. Au moins, tu es réveillée maintenant. Je suis soulagé.

Aucun fétiche ne vint contredire sa version. Kirikou semblait bien être le seul autre être doté de la parole dans la case, et même auprès de Karaba, à l’exclusion du fétiche sur le toit ne pouvait pas regarder à l’intérieur.

-Soulagé ?, répéta Karaba, prise au dépourvu.

-Oui, avoua. Je n’aimais pas te voir souffrir comme ça. Tu avais l’air d’avoir très mal.

Karaba passa une main devant son visage. Sous son chapeau, Kirikou lui trouva un air fragile qu’il n’aurait pas soupçonné chez elle. Pour lui, la question la plus importante n’était plus de savoir pourquoi Karaba était si méchante, mais pourquoi Karaba souffrait tant dans son sommeil, et pourquoi elle était si seule. Malheureusement, il avait un problème plus urgent à régler. Maintenant que Karaba ne leur criait pas dessus, ses deux agresseurs se rapprochaient dangereusement.

-Pourrais-tu demander à ton fétiche et ton serpent d’arrêter ? Je suis peut être un chapeau magique, mais je peux quand même être détruit d’un coup de lance ou par des crocs de serpent et j’aime assez être vivant.

-Tu ne peux même pas te défendre ? Décidément, tu n’es vraiment pas un chapeau magique intéressant.

-Je fais de mon mieux. Alors ?

Karaba soupira et se frotta le visage. À la lueur des flammes, Kirikou réalisa qu’il y avait des traces de larmes sur ces joues.

-Je vais au moins te garder en vie jusqu’au matin, décida-t-elle finalement. Fétiche ! Serpent ! Retournez monter la garde ! Ce chapeau est sous ma protection. Aucun mal ne doit lui être fait !

Contrits, les deux gardes retournèrent à leur place près de la porte, le serpent se lovant à nouveau au fond de son panier et le fétiche surveillant la porte fermé. Kirikou soupira de soulagement. Il s’était vraiment vu empalé par la lance ou gobé par le serpent.

-Merci, Karaba.

-Ne me remercie pas. Tu m’appartiens, petit chapeau à peine magique, et je n’aime pas qu’on touche à ce qui m’appartient. Mais dis-moi, pourquoi ne m’appelle-tu pas « tante », comme tu appelais ce pitoyable garçon ton oncle ? Je croyais que tu était poli. Ou alors, tu n’es poli qu’avec les hommes ?

Elle utilisait le mot « homme » comme d’autres parlaient des crottes de leurs chèvres. Kirikou se demanda d’où lui venait son mépris pour les hommes. Ils ne pouvaient pas tous êtres mauvais, même s’il manquait de points de comparaison. Le seul homme qu’il connaissait était son oncle. Il avait l’air plutôt gentil, mais peut être pas très futé.

-Je suis poli avec tout le monde, protesta Kirikou, même s’il n’avait jamais parlé qu’à trois personnes dans sa vie, sa mère, son oncle, et Karaba. Aimerais-tu que je t’appelle « tante » ? Je peux le faire, si c’est ce que tu souhaites.

-Certainement pas !, s’amusa Karaba. Je suis clairement beaucoup trop jeune pour être la tante d’un chapeau !

-Alors je t’appellerai Karaba. Pourquoi est-ce que tu pleures en dormant ?

La sorcière, qui semblait s’adoucir l’instant précédent, le foudroya à nouveau du regard. Elle saisit rageusement sa couverture et se rallongea sur sa natte.

-Ce sont des histoires qui ne concernent pas les chapeaux !, maugréa-t-elle.

Kirikou se recroquevilla sous son chapeau. Il se sentait impuissant face à la souffrance qu’il devinait dans le cœur de Karaba.

-C’est vrai, je ne suis qu’un... chapeau, reconnut-il d’une voix contrite. Mais peut être que je peux t’aider et te réveiller quand tu en as besoin ?

-Il n’y en aura pas besoin.

Karaba claqua des doigts. Immédiatement, tous les feux de la case s’éteignirent complètement et le silence se fit. Kirikou n’osa le briser. Il se fit une raison et ferma à nouveau les yeux. Comme il était un enfant né le matin même, il s’endormit immédiatement et dormit d’un profond sommeil jusqu’au matin. Quand à Karaba, elle resta éveillée toute la nuit. Furieuse contre elle-même de s’être laissée surprendre en plein cauchemar même par un chapeau avec une étrange voix d’enfant, elle resta assise sur sa natte et fixa le panier rempli de l’or des villageoises jusqu’à ce que la faim la fasse se lever aux premières lueurs du jour.

 

Les deux jours suivants, Kirikou s’employa à satisfaire sa curiosité en questionnant la sorcière sur tous les sujets possibles. Karaba ne répondait que très rarement à des questions sur elle-même, mais acceptait plus facilement de lui expliquer comment fonctionnait le monde. Elle était très savante, et lui enseigna ce qu’était une saison, d’où venaient le soleil et la lune, de quels animaux se méfier dans la savane ou la brousse et même quelles plantes étaient utiles pour la magie blanche et noire.

Secrètement, Karaba était ravie d’avoir de la compagnie et commençait à apprécier ce chapeau ignorant de tant de choses simples mais qui était toujours ravi d’apprendre. C’était la première fois depuis des années qu’elle avait une autre compagnie que celle de ses fétiches, dont aucun ne brillait par l’esprit, même avant qu’elle les transforme en objets obéissants. C’était bon d’avoir enfin à proximité un esprit digne qu’elle lui adresse la parole, mais elle se laissait quand même assez vite de ses questions sans cesse renouvelées. Son nouveau chapeau était aussi fatiguant qu’un enfant, et Karaba n’avait jamais aimé ceux-ci.

Quand elle lui ordonnait de se taire, Kirikou s’amusait à observer le quotidien de la sorcière à travers les fibres de son chapeau. Il n’avait pas eu le temps d’observer celui de sa mère et des villageois, parce qu’il lui était apparu plus urgent de sauver son oncle, mais la vie de Karaba lui paraissait bien triste. La sorcière ne faisait presque rien elle même, à part cuisiner, sans doute parce que les fétiches s’y prenaient très mal. Du coup, c’étaient les fétiches qui faisaient tout pour elle, aller chercher l’eau, préparer le feu, couper le bois, balayer la case, réparer et polir les portes de métal de la case… Et quoi qu’ils fassent, ils s’y prenaient toujours mal, selon Karaba. D’après Kirikou, ils étaient surtout trop maladroits pour pouvoir faire les choses avec la même dextérité qu’un homme, avec leurs grosses mains et leurs corps de métal ou de bois.

Karaba ne se mettait au travail que quand elle était furieuse et qu’elle voulait taper sur quelque chose. Alors elle pilonnait le mil, coupait le bois ou les légumes avec une rage qui ne faiblissait jamais. Mais le plus clair de son temps, elle l’occupait à crier sur ses fétiches pour les accuser d’incompétence, à ouvrir le grand vase gardé par les fétiches pour contempler son or avec un sourire vindicatif, et à demander au fétiche sur le toit ce que faisaient les villageois, seulement pour se moquer de toutes leurs activités. Le fiel dans sa voix effrayait presque Kirikou. Le reste de son temps, Karaba l’occupait à insulter son chapeau sois-disant magique en forçant Kirikou à dire toutes les manières dont il ne pouvait pas lui être utile, et à répondre à ses questions quand l’envie lui en prenait.

Ses insultes ne faisaient rien à Kirikou, mais son cœur bondit dans sa poitrine quand le fétiche sur le toit décrivit la mère de Kirikou sortir de sa case le ventre plat et l’air absent, sans enfant dans ses bras ou accroché à son dos. Karaba n’eut pas un mot de compassion à son égard, mais Kirikou se languissait. Il voulait fuir, sans savoir comment s’y prendre.

Il découvrit aussi que Karaba s’ennuyait parfois comme lui, car des fois, au lieu de demander au fétiche de lui rapporter tous les mouvements au village, elle lui demandait de lui décrire les oiseaux dans la montagne ou les jeux des lions dans la savane. Kirikou écoutait ces récits avec fascination. Il n’avait jamais vu du monde que la case de sa mère, la route des Flamboyants et la case de Karaba. Il mourrait d’envie de voir tout ce que le fétiche décrivait. Secrètement, Karaba devait en rêver elle aussi puisqu’elle demandait souvent au fétiche de la distraire ainsi. Mais pour une raison ou pour une autre, elle quittait sa case le moins possible et quand elle le faisait, c’était uniquement pour se défouler en chassant ou pour contempler la route depuis le pas de sa porte.

Parfois, elle chantait aussi des mélodies sans paroles, toujours très tristes. Sa voix était très belle, et beaucoup plus agréable à entendre que ses cris de rage. Mais le plus souvent, Karaba restait assise sur le sol ou sur son tabouret à serrer les poings avec colère et à chercher qui serait le prochain fétiche à subir ses accès de colère.

Kirikou ne mit pas longtemps à arriver à une conclusion. Karaba la Sorcière était peut être puissante, mais elle n’était pas heureuse.

Il découvrit aussi qu’elle avait aussi terriblement mal, et en permanence. Parfois, un cri lui échappait quand elle bougeait trop brusquement et elle lâchait ce qu’elle tenait entre ses mains. Après, elle était d’une humeur massacrante, particulièrement avec ses fétiches. Il lui arrivait même de les frapper avec un bâton en les traitant d’incapables.

Kirikou mis deux jours entiers à comprendre pourquoi elle avait mal à ce point. Au matin du troisième jour, Karaba oublia un instant sa présence et lui tourna le dos. Kirikou réalisa alors qu’elle s’était toujours montré de face, à son oncle comme à lui, et que c’était pour leur cacher l’énorme épine noire plantée dans sa colonne vertébrale.

-Pourquoi as-tu une épine enfoncée dans le dos ?

Karaba se retourna avec la vivacité d’un serpent, mais tellement vite qu’elle poussa un cri de douleur et tomba un genou au sol. Sous son chapeau, Kirikou recula, les deux mains sur sa bouche pour ne pas pleurer avec la sorcière. Il avait mal de la savoir souffrant à ce point, mais comprenait confusément qu’elle n’accepterait pas sa compassion, même s’il ne comprenait pas pourquoi. Le monde des adultes était étrange, ou en tout cas, celui de Karaba.

-Karaba ?, demanda-t-il d’une toute petite voix quand Karaba eut cessé de trembler. Pourquoi as-tu si mal ?

La sorcière se redressa sur un coude. La fureur avait disparu de son regard, remplacée par une intense fatigue.

-À cause de cette épine qu’il y a dans mon dos, avoua-t-elle enfin.

-Pourquoi ne l’enlève-tu pas ?

-Là où elle est, je ne peux l’atteindre.

-Pourquoi ne peut tu pas l’atteindre ?

-Regarde.

Elle lui fit la démonstration. Sous le chapeau, Kirikou imita son geste et comprit qu’il ne pourrait pas non plus s’ôter une épine à cet endroit là. Il se demanda depuis combien de temps l’épine était en place. En tout cas, il comprenait mieux d’où venait sa méchanceté. Si lui aussi avait mal en permanence, il n’aurait probablement pas très envie d’être gentil avec les gens. Déjà, il sentait que la faim le rendait de moins bonne humeur.

-Et si quelqu’un te l’enlevait ?, proposa-t-il sur un ton plein d’espoir. Alors tu n’aurais plus mal et tu pourrais enfin bien dormir !

Karaba envoya un sourire froid dans la direction du chapeau. Son optimisme et sa curiosité étaient fatiguant, tout comme sa naïveté.

-Qui le ferait ? Les gens se réjouissent quand une sorcière a mal.

-Pourquoi ne demande-tu pas à un ami, ou à une amie ?

-Une sorcière n’a pas d’amis.

-Tu pourrais en avoir, si tu n’étais pas méchante avec tout le monde au village.

Jusque là indulgente avec ses questions, Karaba s’énerva soudain. Elle commençait à penser qu’elle était trop indulgente avec son nouveau gri-gri et qu’il allait falloir qu’elle le remette à sa place une bonne fois pour toute.

-Tais toi, chapeau. Tu es aussi bête qu’un enfant. Tu ne sais rien sur rien, et quand on ne sait rien, on se tait, et voilà.

-Comment pourrais-je savoir, si tu ne m’explique rien ?, rétorqua Kirikou. Et un enfant ne peut poser que des questions d’enfants si les adultes ne l’aident pas à grandir. Pourquoi as-tu cette épine plantée dans le dos ?

Cette fois, Karaba refusa de répondre, comme elle avait refusé de lui dire le premier soir pourquoi elle avait si mal. À la lueur des flammes portées par les fétiches, Kirikou pouvait voir les cernes sous ses yeux. Elle n’avait pas dormi depuis que ses cris de douleur avaient réveillé Kirikou en pleine nuit, juste somnolé. Karaba était trop fière pour montrer facilement sa faiblesse, même devant un chapeau. Elle refusait de crier ou de pleurer devant lui. Il était malheureux que sa fierté empêche Kirikou de s’aventurer sur le sol pour récupérer la noix de kola qu’il avait caché sous le pied d’un fétiche. Son estomac gargouillait, mais il était trop curieux de comprendre Karaba pour se dévoiler trop vite.

En fait, Kirikou avait pitié de Karaba. Personne au monde ne devrait se sentir si seul. Même une sorcière qui dévorait les hommes ne méritait pas ça, et Kirikou ne l’avait pas vu manger quoi que ce soit de plus gros qu’un igname. Est-ce que sa mère s’était trompée quand elle disait que Karaba avait mangé son père ?

-Pourquoi tes fétiches ne parlent pas ?, demanda Kirikou en prenant un autre angle d’approche.

-Parce qu’ils ne méritent pas de parler.

-Alors pourquoi le fétiche sur le toit parle-t-il, lui ?

-Lui, c’est différent, répondit Karaba avec un sourire féroce. Son rôle est d’observer, de rapporter et de dénoncer en punition d’avoir tout vu et rien dit.

Kirikou fronça les sourcils. Il ne savait pas ce que Karaba voulait dire par là, mais il était sûr qu’elle ne lui dirait rien s’il lui posait la question directement. C’était frustrant de devoir lui arracher la moindre information.

-D’ailleurs, reprit la sorcière après un moment de silence, il y a longtemps qu’il ne m’a pas fait de rapport. Fétiche ! Dis-moi ce que font les villageois. Je les trouve beaucoup trop calmes depuis que j’ai acquis mon chapeau.

-Oh, vénérée maîtresse ! Les villageoises pilonnent le mil et chantent. La femme qui n’a pas accouchée est assise devant sa case et regarde par ici en soupirant. Le vieil homme se plaint de devoir surveiller les enfants qui jouent et rient. Le jeune guerrier s’entraîne à la lance près de la source tarie et des femmes cueillent des fleurs à la limite de ton domaine.

Karaba poussa un cri de rage.

-Ils chantent ! Ils jouent ! Ils s’amusent ! Ont-ils oublié Karaba la Sorcière ? Fétiches, armez-vous ! Nous allons leur rappeler que j’existe.

Kirikou sauta sur ses pieds.

-Attends, Karaba ! Rappelle-toi ta promesse ! Tu as promis de les laisser tranquilles en échange de ce chapeau magique !

La sorcière renifla, et fit un signe à ses fétiches de continuer leurs préparatifs. Leurs lances brillaient d’un éclat inquiétant.

-Quelle promesse ?, demanda Karaba. J’ai été trompée dans cette histoire, en promettant d’épargner mes ennemis en échange d’un chapeau qui sait juste poser d’agaçantes questions. Notre accord est nul et non avenu. Je t’avais dit de te montrer intéressant, et tu n’as su te montrer qu’ennuyant.

-Je suis comme je suis. Pourquoi les villageois sont-ils tes ennemis ?

-Cela ne te concerne pas ! Fétiches, rendez-vous au village, et brûlez la première maison que vous verrez !

-Non !

Kirikou ne put retenir son cri. La maison de sa mère était une des plus proches de la route des Flamboyants qui reliait le village à la maison de Karaba. Elle avait déjà assez souffert et son cœur pleurait pour elle. Il ne voulait pas la voir sans toit.

-Non ? !, s’offusqua Karaba. De quel droit me dit-tu ce que je dois faire ? Tu n’es qu’un chapeau, et moi une puissante sorcière. Personne ne me donne d’ordres, et certainement pas un chapeau.

Dans sa cachette, Kirikou se ratatina. Il avait cessé d’avoir peur de Karaba depuis qu’il l’avait entendue pleurer dans son sommeil, mais en cet instant, il avait à nouveau peur d’elle et de ses yeux luisants de rage.

-Je suis ton ami.

Karaba renifla d’un air méprisant.

-Mon ami ? Combien de fois dois-je te le répéter ? Une sorcière n’a pas d’amis. Une sorcière est à jamais seule, et ça lui va très bien comme ça. D’ailleurs, tu ne chercherais pas à protéger ces villageois si tu savais le mal qu’ils ont fait.

Kirikou vit sa chance. Il inspira profondément.

-Raconte-moi alors, et retient ta main.

-Pourquoi ferais-je ça ? Je n’ai rien à y gagner.

-Si tu le fais, moi aussi je te raconterait une histoire, proposa Kirikou, à court d’idées. Tu dois t’ennuyer non, sans histoires ? On a tous besoin d’histoires dans nos vies, petits comme grands. Je sais que j’aimerais qu’on m’en raconte à moi.

La proposition surprit suffisamment Karaba pour qu’elle lève une main et retienne ses fétiches. Kirikou avait touché juste, sans le savoir. Il fut un temps où elle n’aimait rien temps que d’écouter les histoires que les hommes et les femmes se racontent au coin du feu pour se réconforter quand les esprits sont de sortie, mais cela remontait à très longtemps, bien avant même qu’elle ait si mal.

-Il vaut mieux que ce soit une bonne histoire, menaça-t-elle son chapeau du doigt, ou ta vie m’appartient. J’ai déjà transformé des hommes en fétiche. Ne doute pas que je puisse faire de même avec un chapeau magique. Si ton histoire me déçoit, ou si je la connais déjà, tu deviendras un fétiche porte-lampe, silencieux pour toujours.

Kirikou déglutit. Se voir privé de la parole lui semblait le pire des châtiments. Puis, il réalisa ce que Karaba venait vraiment de dire. Tous les fétiches dans et autour de la case de la sorcière avaient été des hommes, avant de se voir transformés. Les frères de sa mère étaient parmi eux, tout comme les frères de son père, tout comme les maris, les frères, les pères, les fils, les oncles et les neveux des autres villageois. Ils n’avaient pas été mangés, mais changés.

Cela voulait dire que son père aussi était parmi eux. Lequel était-il ? Un des porte-flambeaux, le fétiche crache-feu, le fétiche crache-eau, le fétiche sur le toit, ou un des fétiches-soldats ? Kirikou ne pouvait pas poser cette question, mais il réalisa qu’il y avait pire que d’être privé de la parole et condamné à surveiller l’or de la sorcière pour toute l’éternité. Le sort le moins enviable n’était même pas celui du fétiche sur le toit condamné à rapporter les faits et gestes des villageois à Karaba, non, c’était celui des fétiches-soldats et crache-feu qui pouvaient être forcés à lever leurs armes contre leurs familles bien-aimées.

-Alors ?, demanda Karaba avec méchanceté et délice. Préfère-tu sauver ta peau et laisser la case d’une misérable villageoise brûler, ou prendra-tu le risque de perdre la parole et de rester à tout jamais sans réponses face à tes innombrables questions ? Je te préviens, si tu tardes encore d’avantage, c’est moi qui prendrait une décision pour toi.

-Oh, mais je suis bien décidé, s’empressa de répondre Kirikou. Veut-tu parler d’abord ou entendre d’abord mon histoire ?

Karaba cligna des yeux. Magique ou pas, elle n’attendait pas un tel courage de ce petit chapeau. Elle commençait presque à en avoir pour lui du respect. Mais pas de l’affection, bien sûr, jamais de l’affection. Le temps où Karaba aurait pu avoir de l’affection pour quiconque était passé depuis longtemps.

-À toi de commencer, puisque c’est toi qui a voulu ce marché, déclara-t-elle en s’asseyant sur ton tabouret. Mais n’oublie pas ! Si tu échoue à me plaire avec ton histoire, je déclarerai nul et non aveu la promesse que j’ai donné à ce jeune guerrier et je détruirait ces villageois. Je commencerais par brûler leurs champs et la brousse autour d’eux afin qu’ils ne puissent rien trouver à manger à trois jours à la ronde. Je transformerais en fétiches leur dernier guerrier, puis les mères et sœurs de ceux-ci, jusqu’à ce que leurs enfants restés seuls fuient et meurent de soif dans le désert.

Un frisson de peur parcourut Kirikou, pas pour lui-même, mais pour tous ces gens.

-D’accord. Je commence alors.

Karaba lui lança un regard suspicieux.

-Ne me demanderas tu pas quelque chose en retour ?

-Non, répondit Kirikou après une courte réflexion.

-Pourquoi ?

Il y avait une certaine ironie à ce que ce soit elle qui demande « pourquoi » à présent, mais ni l’un ni l’autre n’avait l’esprit à s’en amuser.

-Tu parlais déjà de revenir sur ta parole avant que tu n’acceptes d’y renoncer, répondit Kirikou. Si tu décides de ne plus leur faire du mal, je voudrais que ce soit parce que tu l’as décidé de toi même, pas parce que tu y a été contrainte.

-N’y compte pas trop, chapeau, répondit Karaba d’une voix glaciale. Ces idiots de villageois ont plus que mérité mon courroux et rien ne m’empêchera jamais de les haïr. Et maintenant, ton histoire.

Kirikou ne connaissait pas d’histoires, pas même celle de sa mère, seulement des bribes de celle de Karaba, et il ne pouvait pas raconter celle-là, puisque Karaba la connaissait mieux que lui. Il n’était même pas sûr de ce à quoi ressemblait une histoire captivante. Cela ne lui laissait qu’une seule possibilité.

-Il y avait un village, et dans ce village, il y a avait une case, et dans la case, une femme enceinte. Son ventre était lourd et gonflé, mais pas autant que son cœur, car si elle s’apprêtait à donner le jour à un enfant, elle pleurait son mari et ses frères. Elle avait peur de porter un fils et de ne pas pouvoir le protéger. Elle avait aussi peur de le voir vivre assez longtemps et grandir pour mourir comme eux. Dans son ventre, l’enfant s’agita en réponse à sa peine. Il était encore trop petit pour naître, mais il s’éveilla et demanda à sa mère de l’enfanter. « Un enfant qui parle dans le ventre de sa mère s’enfante tout seul », répondit sa mère. L’enfant trouva ses paroles sages, alors il rampa et sortit en pleine lumière. « Je m’appelle Kirikou », dit-il à sa mère avant de lui demander de le laver. Sa mère s’étonna de le voir parler, mais elle l’aimait déjà. Sa surprise déjà passée, elle lui dit qu’un enfant qui s’enfante tout seul se lavait lui-même, alors il se lava. Il trouva l’eau froide et bonne, alors il se mit à rire et à agiter l’eau, mais sa mère restait triste. Elle lui parla de la source tarie, de ses frères et de son mari disparu, et de son jeune frère qui allait affronter une sorcière, et qu’elle allait le manger comme les autres. Alors l’enfant courut pour aider son oncle, et le sauva de la sorcière.

Kirikou arrêta là son récit, et attendit avec appréhension la réaction de Karaba. Celle-ci resta un moment silencieuse. L’enfant se mit à craindre plus encore sa réaction. La colère de Karaba était habituellement flamboyante plutôt que froide. Il n’aimait pas ignorer à quoi pouvait ressembler chez elle ce genre de colère. Si elle tentait de le brûler comme elle l’en avait plusieurs fois menacé, Kirikou allait devoir fuir à toute allure, mais il n’avait pas mangé depuis deux jours et il se sentait très faible. Les fétiches risquaient de le rattraper et de le ramener aussitôt à Karaba. Au moins, la porte était ouverte pour permettre à la fraîcheur du soir de rentrer à l’intérieur. Il n’était pas tout à fait prisonnier.

-Kirikou était curieux, reprit-il d’une voix étranglée. Il resta chez la sorcière, parce qu’il voulait comprendre pourquoi elle était aussi méchante. Mais très vite, il resta parce que la sorcière était la personne la plus intéressante de toute la région et qu’il voulait la comprendre, elle, et aussi devenir son ami.

Karaba se leva lentement et vint jusqu’au piédestal où elle avait fait poser son chapeau magique le premier jour. Elle ne l’avait pas retouché depuis et s’en mordait à présent les doigts. Elle le contempla un moment, en gardant son visage totalement impassible, puis le souleva, dévoilant le minuscule enfant qui se cachait dessous.

L’ébauche de sourire que lui offrit Kirikou s’interrompit immédiatement quand il constata la froideur absolue de son regard.

-Tu peux me faire du mal, murmura-t-il. Mais je t’en prie, Karaba, épargne les villageois. C’est moi seul qui ai décidé de te tromper ainsi, pas eux, je te le jure. Ils n’ont rien fait pour mériter ta colère.

-Sauve-toi.

Secoué par cet ordre énoncé d’une voix implacable, Kirikou sauta d’un bond au pied du piédestal, en abandonnant le chapeau derrière lui. Il fonça récupérer la noix de cola qu’il avait abandonné sous les pieds d’un fétiche, l’engloutit pour se donner des forces et jaillit hors de la case sans attendre de voir si Karaba lancerait son armée de fétiches à ses trousses.

Sur le pas de sa case, Karaba le regarda fuir, les yeux emplis d’une colère froide. Il disparut très vite à l’horizon, à une vitesse qu’on n’aurait pas soupçonné chez un avorton de cette taille. Après un long moment Karaba leva la tête vers le toit de sa case.

-Fétiche ! Où est l’enfant Kirikou ?

Sur le toit, le fétiche plissa des yeux pour mieux voir.

-Il arrive au village, puissante maîtresse. Sa mère sort de sa case. Elle tombe à genoux. Elle prend l’enfant dans ses bras. Son oncle s’approche, et le reste du village aussi. Le vieil homme fait de grands gestes furieux. Il veut savoir où est son chapeau. La mère de l’enfant Kirikou pleure de joie d’avoir retrouvé son enfant. Les villageois dansent et chantent de joie de voir que l’enfant leur est rendu.

Un souffle de vent amena un écho de ces rires et de ces chants. Avec un cri de rage, Karaba rentra dans sa case, ordonnant d’un geste aux fétiches derrière elle de refermer la porte pour garder ces bruits trop joyeux à l’extérieur, là où ils ne pouvaient atteindre ni ses oreilles, ni son cœur. Son regard tomba sur le chapeau de paille inerte. Le cri dans sa gorge devint un grondement animal. Elle se précipita pour le déchirer comme elle rêvait de le faire avec les entrailles de l’enfant qui s’était caché dedans.