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Elle est tout, et il n'est rien.
Pas rien. Petit, insignifiant. Organisé, en réseau, explosif mais sous contrôle, comme un pack de C4 savamment dirigé vers un point précis. Elle est tout, elle est monde, elle est multiple. Il semble raide face à elle, entourée d'elle, noyée par elle. Une force qui n'impose pas. Une noyade qui n'étouffe pas, une invitation à l'abandon et la confiance. À la symbiose. Elle chante, elle fredonne, mais ce n'est pas aigu, c'est sourd et doux. Voici mon empire, mon univers. Mon réseau. Mes routes. Mes villes. Habite-les, adopte-les. Comme j'adopte ton univers, ton réseau pour te comprendre.
Et quand il est lié… il est tout et un à la fois. Son esprit est là, sa mémoire est toujours présente, son identité bien ancrée. Relégués au second plan. Au premier plan, nœuds, villes, villages, routes, connexions, il les emprunte comme il crapahutait le sentier abandonné derrière le manoir familial, loin de tout contrôle sur sa vie. L'abandon matériel n'est pas une perte, mais une élévation. Elle lui donne tout, mais ce n'est pas matériel. Elle lui montre tout, mais ce ne sont pas des images, ce sont des idées, des buts. Son but. L'idée que restaurer ce nœud facilitera la vie de ses *petits*. L'idée que son but sera plus aisé s'ils dormaient tous à la hauteur de leur demande physiologique. Inquiétude ? Protéger. Oui, son but est de protéger et de perpétuer la mémoire.
Il visite les villes, les nœuds. Il en apprécie la structure solide, stratégique. Il n'a pas l'esprit scientifique, coloré d'équations et de théories quantiques. Mais il sent le schéma, l'intention, l'élégance de l'exécution. Il n'est pas artiste. Mais l'idée se révèle en harmonie avec le reste.
Il visualise les routes entre les nœuds, les points faibles à réparer, les zones d’énergie à redistribuer, les routes discontinues à reconstruire... et tout en ressentant cela, son esprit effleure un souvenir ; la position du couloir E4, les heures de veille de l’équipe de nuit, une anomalie thermique signalée trois jours plus tôt. Rien n’est classé. Tout est là. Il n'a qu'à tendre la main, orienter ses pas, tourner la tête.
Il quitte le nœud, il s'avance vers un autre. Il lui faut plusieurs semaines pour se rappeler pourquoi il est ici. Moteur. Réacteur. Fluctuation. Instabilité. Pourquoi ? Il le sent plus qu'il ne le voit. Métal brûlé. Plaque fondue. Il se rappelle l'échauffourée avec un vaisseau Asuran. Idée . Diminution. Compensation ailleurs. Elle sourit dans un soupir de données commande. Confirme . La tentation de continuer son voyage est grande. Protéger. Toi aussi tu protèges . Les autres.
C'est comme sortir la tête de l'eau. Crever la surface d'un océan trop grand pour un unique individu.
La chaleur douce de son étreinte lui manque déjà. L'univers est froid. Le chant perpétuel des données ruisselant autour de lui s'est effacé. Sourd. Autour de lui, l'air recyclé est en suspens, les voix faibles et ténues, les mouvements linéaires. Lent. Il est petit et insignifiant. Il est seul, déconnecté de quelque chose de trop grand. Il est de nouveau lui et entier. Mais tout ce qu'il veut c'est retourner se perdre dans la multitude, où la pensée est un flux explosif, satisfaisant, confortable. Pas de barrière. Pas de frein. Pas de filtre. Une euphorie contrôlée.
La salle du Fauteuil reprend forme, bruit, odeur et couleur. Trop. Il cligne des yeux, et se passe une main sur le visage, chassant le malaise. Revenir à la réalité après une communion avec l'esprit réseau de la Cité, le laissait marqué d'une angoisse sourde, comme des galets charriés par une vague trop puissante qui se retire. Carson, lui, en sortait toujours relativement traumatisé et épuisé. Autour de lui on devait s'attendre à un peu de fatigue et de désorientation. Ce geste passe généralement inaperçu.
John consulte sa montre. Deux minutes. La connexion a pris deux minutes. Il avait l'impression de s'être perdu des semaines durant, se laissant voguer d'une idée à une autre, dans un monde où tout avait du sens, une forêt de données organisées. Ici, parmi les humains, seulement le chaos généré par une multitude d'esprits bruyants déconnectés et désespérés.
Il se masse le front. Il n'a pas le droit de penser ainsi. Comme il ne peut pas rester trop longtemps connecté à la Cité. Il a des responsabilités, des devoirs. Tout le monde en a dans l'expédition, et chacun fait de son mieux, de façon remarquablement coordonnée.
Sous ses paumes, la texture organique permettant le lien neural, s'échauffe timidement, brièvement. Comme une tape sur l'épaule. Lève toi .
Sa radio s'active l'instant d'après. Le crépitement lui arrache un frisson, si dissonant après le murmure lourd et doux de la Cité.
"La puissance des réacteurs est stabilisée" confirme Rodney . "Vous avez touché à quelque chose ?"
Pas une accusation, mais une demande de précision.
"Réacteur du pilier sud-ouest. Un morceau du condensateur est brûlé. J'ai diminué la tension..." C'est plus simple que de dire que la Cité avait fait tout le reste.
"… et redistribuer aux autres réacteurs, très bien" complète Rodney distraitement. La communication est coupée aussi vite.
Radek, le nez à l’écran de l’ordinateur portable, parcourt les différents rapports diagnostiques. Ses lunettes glissent irrémédiablement vers le bout de son nez. D’un geste machinal il les replace, sans quitter les lignes de codes dont John n’a pas la moindre idée de leur signification.
La lumière ambiante de la salle se fait plus blanche, plus crue, Radek ne semble pas le remarquer. C’est le moment d’y aller , comprend John.
