Chapter 1: Avant-propos
Chapter Text
Ce que vous vous apprêtez à lire n'est pas le conte que l'on vous a raconté enfant.
Ici, pas de morale bien sage, pas de baisers innocents ni de robes trop serrées.
Ce récit fait partie d'une saga intitulée "Les Contes Défendus", une collection de réécritures libres, sensuelles et résolument adultes des histoires qui ont bercé notre enfance.
Chaque conte y dévoile une version plus audacieuse, plus sombre... et infiniment plus troublante.
Oubliez les fins heureuses : ici, les désirs prennent le dessus, les secrets se dévoilent sous les jupons, et les héros ne sont pas toujours ceux que l'on croit.
Vous êtes prévenu.e.s.
Tournez la page... si vous l'osez.
A.J. Roland
Chapter 2: I
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Les murs de pierre du domaine résonnaient encore du claquement sec du cuir. Cendrillon serrait les dents, ses doigts crispés sur le rebord de la table. Sa belle-mère, dans toute sa froideur impérieuse, levait à nouveau le bras sans trembler. Le fouet mordit la peau nue de son dos, là où la robe avait été arrachée, laissant une longue marque rouge. Cendrillon avait osé répondre, osé élever la voix, osé refuser un ordre.
« Tu apprendras ta place », siffla la femme, avant de tourner les talons et la laisser seule dans les larmes, la peau brûlante de douleur et d'humiliation.
Ce fut un long moment avant que les pas d'un homme ne résonnent dans le couloir. Il entra sans frapper, les bras chargés d'un linge propre et d'un flacon de baume. C'était le serviteur. Celui qui, depuis toujours, avait été son sauveur, tapis dans l'ombre. Il s'agenouilla près d'elle, ses gestes mesurés, mais fermes.
« Laisse-moi faire », murmura-t-il, et sans attendre de réponse, il fit glisser le tissu trempé sur ses blessures.
Cendrillon tressaillit sous le contact, mais pas seulement à cause de la douleur. Ses yeux trouvèrent ceux du jeune homme — sombres, intenses. Ses doigts frôlèrent sa hanche, là où le cuir n'avait pas frappé, mais où sa peau semblait à vif pour d'autres raisons.
« Tu ne devrais pas... » souffla-t-elle.
Il ne répondit pas. Il n'avait jamais été bavard. Mais la façon dont sa main glissait lentement, comme s'il traçait les contours de ses souffrances pour mieux les comprendre, disait bien plus. Le silence entre eux vibrait d'un autre langage, primitif, charnel, interdit.
Le souffle de Cendrillon s'accéléra. Une chaleur étrange se mêlait à sa douleur.
Lucien se tenait près d'elle, le torchon propre dans les mains, les yeux fixés sur les blessures qui marquaient la peau de la jeune femme. Ses doigts effleurèrent doucement sa peau brûlante alors qu'il commençait à éponger la sueur et le sang. Le contact de ses mains, fermes, mais étrangement délicates, fit naître une sensation étrange en elle. La tension entre eux était palpable, une chaleur lourde flottant dans l'air.
— Tu n'aurais pas dû lever la voix, dit-il d'une voix grave, presque murmurée, tout en continuant de soigner ses plaies. Les traces du fouet... Elles vont laisser des marques. Tu sais que tu ne peux pas te permettre ça.
Cendrillon ferma les yeux un instant, luttant contre la douleur qui parcourait son dos. Mais au lieu de se reculer, elle se rapprocha légèrement, comme attirée par une force invisible. Elle tourna son visage vers lui, ses lèvres légèrement pincées, et répliqua d'une voix douce, mais audacieuse :
— Les marques sur ton dos ne m'ont jamais dérangé pourtant.
Lucien s'arrêta un instant, son regard fixant le sien. La chaleur entre eux devint plus palpable, comme si chaque mot prononcé enflammait encore plus l'air autour d'eux. Il ne répondit pas tout de suite, se contentant de fixer sa main posée sur son épaule. Puis, tout en la caressant délicatement, il murmura, d'une voix presque gutturale :
— Arrête ce petit jeu, je ne veux plus qu'il t'arrive d'ennuis.
La main de Lucien glissa lentement le long de son bras, la caressant avec douceur. La tension montait à chaque geste, chaque instant qui les rapprochait. Cendrillon, en ressentant ce contact, sentit son corps réagir malgré elle, attirée par ce qu'elle ne pouvait complètement comprendre. Elle tourna la tête vers lui, son regard brillant de défi. Elle savait que Lucien était bien plus qu'un simple serviteur. Il était celui qui, dans l'ombre, avait toujours été à ses côtés, prêt à la défendre, mais aussi celui avec qui elle avait partagé ses derniers instants de plaisir, loin des yeux du monde. Leurs corps avaient appris à se connaître dans l'intimité, leur relation n'étant plus un secret pour l'un comme pour l'autre.
Cendrillon ne répondit pas tout de suite. La main de Lucien s'attardait sur sa peau, comme s'il voulait graver chaque frisson, chaque soupir. Ses gestes étaient hésitants, retenus par une peur invisible — celle de franchir une limite qu'ils connaissaient déjà trop bien.
Mais Cendrillon, elle, n'avait plus peur. Pas avec lui.
Elle se redressa lentement, malgré la douleur vive qui striait encore son dos. Ses lèvres se rapprochèrent de son oreille, ses mots furent presque un souffle :
— Ce n'est pas comme si nous étions des débutants à ce jeu...
Sa main remonta le long du torse de Lucien, glissant sur le tissu de sa chemise qu'elle savait usée, rêche, mais familière. Elle l'embrassa doucement au coin des lèvres, un baiser suspendu entre provocation et tendresse, une invitation à replonger dans leur ancien pacte charnel — celui des nuits volées dans l'écurie, des soupirs étouffés sous les draps du grenier.
Lucien ferma un instant les yeux, ses lèvres effleurant les siennes. Il tremblait légèrement, partagé entre le devoir de s'effacer et le désir d'y succomber. Ses mains trouvèrent sa taille, ses doigts s'enfonçant dans les plis de sa jupe froissée. Il l'attira doucement contre lui, leurs corps se cherchant, se reconnaissant.
Ses lèvres glissèrent le long de son cou, laissant une traînée brûlante. Sa voix se fit rauque :
« Tu me rends fou. Un jour, tu finiras par me faire tuer ».
Elle sourit contre lui, mordilla légèrement sa mâchoire.
« Arrête de réfléchir... »
Mais à peine ses doigts commencèrent-ils à s'aventurer sous sa jupe qu'un bruit de porte brusque retentit.
Lucien recula d'un bond. Cendrillon se raidit, ses cheveux en bataille et la robe mal remise sur ses épaules rougies. Dans l'embrasure de la porte, une silhouette masculine, grande, élancée, aux boucles sombres et au regard trop perçant pour être innocent, les observait.
Le demi-frère de Cendrillon.
Son regard glissa du torchon abandonné à leurs visages rougis, à la posture trop proche pour n'être qu'amicale. Il haussa un sourcil, le coin de ses lèvres s'étirant en un sourire que Cendrillon connaissait trop bien : ni moqueur, ni surpris. Simplement... intéressé.
« Je dérange ? » murmura-t-il, la voix suave.
Le silence fut plus parlant que n'importe quelle réponse. Lucien s'écarta complètement, visiblement mal à l'aise. Mais Cendrillon, elle, ne bougea pas. Elle soutint le regard de son beau-frère sans ciller, le menton haut malgré les marques sur son dos, malgré les doigts de Lucien qui avaient encore la chaleur de sa peau.
— Pas vraiment, répondit-elle. Mais maintenant que tu es là...
Elle laissa planer le sous-entendu dans l'air, puis tourna légèrement la tête, juste assez pour apercevoir le trouble dans les yeux de Lucien.
— Alors c'est donc ça, la grande souffrance de la petite Cendrillon ? Une punition... suivie d'un câlin de Lucifer ?
Il avait craché le surnom avec un sourire venimeux, en appuyant bien sur chaque syllabe. Le bec de lièvre de Lucien, pourtant si vite oublié dans l'intimité, revenait d'un coup au centre de la scène. Comme un rappel cruel, un stigmate que Nicolas n'avait jamais cessé de mépriser.
Lucien se redressa lentement, se reculant d'un pas. Son regard s'assombrit, mais il ne répondit pas. Il se contenta d'essuyer ses mains sur le torchon, comme s'il voulait effacer toute trace de ce qu'il venait de faire — ou peut-être juste la honte d'avoir été vu.
Cendrillon tenta de garder contenance, bien que son cœur battait à tout rompre.
— Tu n'as rien à faire ici, dit-elle d'une voix qu'elle voulait ferme, c'est l'aile des domestiques.
Mais Nicolas éclata d'un rire léger, étouffé.
— Je vis ici, ma douce. Et je veille sur les bonnes mœurs, tu sais bien.
Il s'approcha lentement, son regard glissant de Lucien à elle, puis à sa robe défaite.
— Il faudrait être fou pour ne pas remarquer ce que vous mijotez tous les deux depuis des mois. Tu fais dans la charité, Cendrillon ? Ou bien c'est lui qui te donne l'illusion d'avoir un peu de pouvoir ?
Lucien, les poings serrés, ouvrit la bouche mais Cendrillon lui lança un regard bref, implorant. Il ravala ses mots.
Nicolas se pencha légèrement, baissant la voix comme s'il partageait un secret :
— Oh, mais je commence à comprendre, tu sais. Toi et Lucifer, seuls dans les coins sombres du château. Tu as toujours aimé les endroits sales, n'est-ce pas ? Là où on peut crier sans que personne n'écoute.
Au lieu de céder à la gêne ou de baisser les yeux, Cendrillon fit un pas en avant, et dans un geste silencieux, écarta un pan de sa robe, dévoilant son dos strié de marques rouges.
— Voilà ce qu'elle m'a fait, dit-elle d'une voix calme, presque glaciale.
Le sourire narquois de Nicolas s'effaça. Ses yeux s'assombrirent. Il détourna brusquement le regard, comme frappé d'un frisson de pudeur ou de colère rentrée. Sa mâchoire se contracta.
— Rhabille-toi, Cendrillon.
Sa voix était plus dure qu'il ne l'aurait voulu, mais un trouble évident s'y mêlait.
Elle ne bougea pas.
Il soupira, visiblement contrarié, puis ajouta, sans croiser son regard :
— J'en toucherai un mot à ma mère.
Un silence lourd suivit, interrompu par un soupir méprisant de sa part alors que ses yeux se posaient de nouveau sur Lucien. Toute la tension contenue se déversa dans ses mots :
— Et toi... Lucifer. Toujours à ramper là où on ne t'attend pas. Comme un chien, à flairer ce que tu ne devrais même pas regarder.
Lucien se raidit, mais ne répondit pas. Il connaissait trop bien cette guerre-là : celle qu'on ne gagne jamais à coups de mots.
Nicolas fit quelques pas vers lui, sans le lâcher du regard, son ton mielleux et cruel.
— Tu penses qu'elle t'aime, c'est ça ? Tu crois qu'elle te voit comme autre chose qu'un divertissement dans sa misère ?
Cendrillon intervint d'un ton tranchant :
— Ça suffit.
Nicolas s'arrêta net, les épaules tendues, puis tourna lentement la tête vers elle. Un éclair de colère passa dans ses yeux, une ombre qu'il ne montrait jamais vraiment. Sauf à elle.
Et puis il cria, sa voix claquant dans la pièce comme un fouet :
— Non, Cendrillon ! Ça ne suffira que quand moi je l'aurai décidé !
Il arracha d'un geste sec ses bottes boueuses, les saisit par les tiges, et les lança violemment à Lucien. L'une d'elles le frappa à la poitrine dans bruit sourd.
— Tu vas les cirer. Tout de suite. Et je veux que je puisse y voir mon reflet, compris ? Sinon, il s'approcha d'un pas félin, menaçant, ses mots chargés d'une violence glacée, je t'ouvre le dos avec un crochet chauffé au fer, et je te pends par les chevilles dans la cave. On verra si ton sang attire les rats.
Lucien ne broncha pas, mais son regard brûlait.
Nicolas se tourna ensuite vers Cendrillon, sa voix toujours aussi tranchante, comme si elle n'était plus qu'une domestique de plus à ses yeux.
— Et toi. Prépare-moi un bain. Maintenant.
Un silence tendu s'installa. Les mots flottaient encore dans l'air, saturés d'électricité et de violence. On aurait entendu tomber une aiguille.
Nicolas les observa une dernière fois, puis quitta la pièce en claquant la porte derrière lui, laissant derrière lui le goût amer de sa domination.
Cendrillon ne dit pas un mot. À peine la porte claquée, elle s'était précipitée vers l'office, les mains tremblantes, les lèvres serrées, le souffle court. Elle attrapa un broc, un linge propre, alluma les feux sous la cuve d'eau, chercha les savons parfumés que Madame réservait aux invités de sang noble. Elle n'osait pas réfléchir. Elle n'osait même pas penser à Lucien.
Tout devait être prêt. Tout devait être parfait. Sinon...
Elle monta les escaliers en courant presque, le broc chaud contre sa poitrine, le savon dans son tablier. Devant la porte de la chambre de Nicolas, elle hésita une seconde. Juste une. Puis elle entra.
Il était là.
Debout, devant la grande fenêtre. Sa chemise entrouverte laissait voir son dos nu, tendu, sculpté de muscles raides et d'ombres nerveuses. Il ne s'était pas retourné. Le silence pesait. L'ambiance avait changé. Plus un mot. Plus un cri. Seulement son souffle, régulier. Et son regard, perdu dans le lointain.
Cendrillon s'arrêta net. Il avait l'air... ailleurs.
Penseur.
Ses mains, toujours tremblantes, resserrèrent leur prise sur le broc. Elle n'osait pas parler. Elle ne savait pas s'il l'avait entendue entrer.
Et ce calme soudain lui faisait plus peur encore que ses colères.
Il tourna lentement la tête.
Ses yeux, sombres, vides d'émotion, croisèrent les siens. Elle sentit son ventre se nouer aussitôt. Il ne disait rien. Il la regardait seulement. Longuement. Puis, sans un mot, il se détourna de la fenêtre et s'avança vers elle.
Ses pas étaient lents, presque silencieux sur les lattes du parquet. Son torse, découvert, vibrait à peine à chacun de ses souffles. Il n'y avait plus de cris. Plus de violence explosive. Seulement cette menace glacée, suspendue dans l'air, comme la lame d'un couteau au-dessus de sa gorge.
Arrivé juste devant elle, il baissa les yeux sur ses mains encore crispées sur le broc.
Sa voix tomba. Basse. Menaçante. Inflexible.
— Pose ça... et enlève ta robe.
Il n'avait pas haussé le ton. Mais la morsure dans sa voix était plus tranchante que mille cris. Une menace silencieuse. Une promesse d'humiliation. Elle baissa les yeux, sentit ses doigts se crisper sur le tissu de sa jupe.
Il était si proche.
Elle ne bougeait plus. Immobile, les yeux écarquillés, comme une biche piégée dans les phares. Alors, il pencha légèrement la tête, un demi-sourire froid glissant sur ses lèvres.
— Tu me regardes comme si c'était la première fois, murmura-t-il.
Elle avala difficilement sa salive. Le tissu de sa robe lui collait à la peau. Son dos la brûlait encore, souvenir cuisant du fouet, de la morsure du cuir. Mais il n'attendait pas. Il exigeait.
Alors, les mains tremblantes, elle lâcha le broc. Il tomba au sol dans un bruit sourd, éclaboussant l'eau tiède sur ses chevilles.
Ses doigts attrapèrent lentement le corsage. Ils tiraient, dénouaient, dégrafaient, avec maladresse. Chaque geste la faisait grimacer, chaque mouvement ravivait la douleur de son dos martyrisé. Mais elle continuait, le regard baissé, honteuse et docile, avalée par la peur et par autre chose aussi... un trouble inavouable, dégoûtant, qui lui montait aux joues comme une fièvre.
Le tissu glissa enfin de ses épaules. Elle retint un souffle.
Il s'approcha lentement, sans un bruit, jusqu'à ce qu'elle sente son souffle contre sa nuque.
Elle ferma les yeux.
Ses doigts, froids comme du marbre, effleurèrent la peau mise à nue. Il tira légèrement le tissu de la robe tombée pour mieux exposer les marques rouges et violacées qui couraient sur son dos.
— Tsss, souffla-t-il, presque pensivement. Regarde-moi ça...
Ses doigts glissèrent le long d'une estafilade encore suintante. Elle frissonna de douleur.
— Avec le chiffon qu'il tenait ce vaurien de Lucifer aurait sûrement infecté tes plaies.
Ses doigts pressèrent un peu plus fort sur une entaille. Elle étouffa un cri.
— Il n'a jamais su rien faire proprement. Même pas soigner.
Il la contourna lentement, se plaçant face à elle. Son regard se planta dans le sien.
— Et maintenant, voilà que je dois rattraper les dégâts de ce rebut.
Cendrillon chancela, les larmes aux yeux, le souffle court. Elle s'attendait à un autre coup, une autre pique, un autre ordre.
Mais rien ne vint.
Nicolas, devant elle, ne bougeait plus. Ses traits s'étaient durcis, non pas de colère cette fois, mais de quelque chose d'autre. Quelque chose d'enfoui, de confus.
Il tendit la main vers elle... puis la laissa retomber. Il avait l'air perdu.
— Je...
Sa voix mourut dans sa gorge.
Il s'approcha à nouveau, lentement, presque à contrecœur. Puis, avec une délicatesse inattendue, il effleura du bout des doigts les bleus sur son dos, les marques violacées qui défiguraient sa peau.
— J'aurais dû parler, dit-il enfin, d'un ton bas, rauque, presque coupable. Je le sais.
Il posa sa main entière, chaude, sur son omoplate, comme pour l'ancrer, la rassurer.
— Mais tu ne comprends pas. Si je lui avais tenu tête... tu n'aurais pas été la seule à souffrir. Elle t'aurait envoyée loin. Dans un couvent. Ou pire.
Il baissa les yeux sur elle. Et dans ce regard dur, souvent cruel, se glissa une douceur inattendue.
— Je t'ai gardée ici. Près de moi. C'est tout ce que je pouvais faire... à ma manière.
Un silence. Puis il ajouta, à peine un souffle :
— Et je n'ai jamais cessé de penser à toi.
Cendrillon le regarda, les yeux brillants d'une émotion difficile à contenir. Sa voix tremblait à peine, mais la frustration se faisait entendre.
— Et pour Lucien, tu étais vraiment obligé ? Il n'a rien fait de mal... Pourquoi le faire souffrir ?
Nicolas, sans un mot, prit un flacon d'alcool et en versa délicatement sur les plaies ouvertes de Cendrillon. Elle serra les dents sous l'effet du liquide sur ses blessures, mais ne dit rien. Les gestes de Nicolas étaient méthodiques, presque tendres, malgré l'expression glaciale qui habitait son visage.
Lorsqu'il eut terminé, il la fixa intensément, sans se départir de sa froideur.
— Je ne peux pas le supporter, dit-il, la voix basse mais ferme. Lucifer, il marqua une pause, son regard se durcissant, je le hais. Il est un rappel constant de tout ce que je déteste dans ce monde. Il se tourna alors légèrement vers Cendrillon. Tu n'as aucune idée de ce qu'il représente pour moi. Mais toi... toi, tu... Sa voix se brisa un instant, mais il la rattrapa rapidement. Tu ne vois pas que tu t'attires des ennuis avec ce genre de relations.
Cendrillon baissa les yeux un instant, consciente du rôle qu'elle jouait dans tout cela. Elle se mordit la lèvre, mais n'osa pas répliquer immédiatement. Elle sentait, plus que jamais, l'étreinte de ce dilemme entre eux trois.
Les mains toujours légèrement tremblantes, elle le regarda fixement alors qu'il soignait ses plaies avec l'alcool. Chaque mouvement de Nicolas semblait lourd de significations, mais Cendrillon ne pouvait s'empêcher de se sentir déçue, frustrée. Elle souffrait, non seulement physiquement, mais émotionnellement aussi. La violence de ses gestes, la froideur de ses paroles... tout ça l'atteignait plus qu'elle ne voulait l'admettre.
Elle brisa enfin le silence, sa voix basse, mais pleine de défi.
—Tu sais, c'est toi qui as mis fin à tout ça, dit-elle d'un ton tranchant, ses yeux se fixant sur lui avec une lueur de défi. C'était toi qui m'avais dit qu'on ne pouvait pas continuer, que ce n'était qu'une parenthèse. Une parenthèse impure. C'est ça que tu m'avais dit, non ? Elle marqua une pause, son regard ne quittant pas son visage, cherchant à y déchiffrer une quelconque réaction. Et maintenant, tu me reproches quoi ? Qu'il soit là ?
Elle baissa légèrement la tête, le souffle court, avant de poursuivre, plus mordante.
— Tu te crois supérieur, tu crois qu'il ne mérite pas mon attention, mais c'est toi qui m'as poussée dans ses bras. Tu ne vois pas la contradiction dans tout ça ?
Nicolas, qui était concentré sur le soin de ses plaies, s'arrêta brusquement, son geste devenant plus brusque. Il se tourna lentement vers elle, les yeux sombres, un éclair de tension traversant son visage. Il ne répondit pas immédiatement, comme si les mots de Cendrillon l'avaient frappé plus fort que ce qu'il était prêt à admettre.
— C'était trop risqué...
Cendrillon croisa les bras, un léger sourire effleurant ses lèvres alors qu'elle se rapprochait de Nicolas.
— Risqué, vraiment ? dit-elle d'un ton léger, presque amusé. Tu te souviens, n'est-ce pas ? Quand on était plus jeunes, on se retrouvait partout. Derrière les portes, sous les escaliers, dans les coins les plus inattendus de la maison. N'avais-tu pas, à l'époque, un goût prononcé pour l'imprévu et l'interdit ?
Elle le regarda intensément, ses yeux reflétant un mélange de désir et de défi.
Nicolas posa lentement ses mains sur la table, son regard se faisant plus froid, comme s'il tentait de reprendre le contrôle de la situation.
— Ça va faire plus de trois ans, Cendrillon, trois mois qu'on ne s'est plus vus de cette manière. Les choses ont changé, tu le sais bien, dit-il d'une voix calme, presque distante, bien qu'il ne puisse dissimuler une pointe de tension dans sa gorge.
Il baissa les yeux un instant, comme pour échapper au regard perçant de Cendrillon, avant de rajouter d'une voix plus basse, presque inaudible : "Et peut-être que c'est mieux ainsi."
Cendrillon, en proie à un tourbillon d'émotions, se pressa contre lui, sa respiration chaude contre sa peau. Ses mains effleurèrent son torse avec une intensité qui contrastait avec le calme apparent de Nicolas.
— Si c'est mieux ainsi, murmura-t-elle d'une voix basse, presque suppliante, pourquoi est-ce que tu es si dur, alors ?
Ses yeux brillaient d'une lueur d'incertitude, mais aussi d'une fierté, comme si elle cherchait à briser la carapace qu'il tentait de poser entre eux.
Nicolas sentit son cœur s'emballer sous la pression de son corps contre le sien. Il ferma les yeux un instant, se maudissant intérieurement de la façon dont son corps réagissait à cette proximité. Il savait qu'il devait reculer, mais la chaleur de Cendrillon l'enveloppait comme une couverture douce et troublante.
— Je... je ne peux pas, finit-il par articuler, sa voix tremblante trahissant son agitation intérieure. Ce que nous ressentons, c'est... compliqué.
Cendrillon ne se laissa pas décourager. Elle leva doucement une main pour caresser son visage, ses doigts glissant sur sa mâchoire, provoquant un frisson qui parcourut tout son être.
— Compliqué ? murmura-t-elle, son souffle effleurant ses lèvres.
Nicolas rouvrit les yeux, captivé par la profondeur de son regard. Il pouvait voir la vulnérabilité qui s'y mêlait à une détermination ardente. Elle était si proche qu'il pouvait sentir son parfum, un mélange subtil de fleurs et de mystère, et cela le rendait fou.
— Tu ne sais pas ce que tu fais, dit-il, sa voix plus rauque. Ce que nous pourrions redevenir... c'est dangereux.
Cendrillon sourit, un sourire à la fois doux et provocateur.
— Peut-être que le danger est ce qui rend tout cela si excitant.
Elle se pencha un peu plus près, leurs lèvres presque en contact. Nicolas pouvait sentir la chaleur de son corps, l'odeur de sa peau, et il savait qu'il était à deux doigts de céder.
— Cendrillon...
Mais elle ne lui laissa pas le temps de finir. Dans un geste audacieux, elle combla l'espace qui les séparait, ses lèvres effleurant les siennes dans un baiser léger, hésitant, mais chargé de souvernirs.
Nicolas, surpris par cette audace, se figea un instant, avant de répondre à son baiser, laissant ses inhibitions s'évaporer. La tension qui les entourait se transforma en une vague de chaleur, les emportant dans un tourbillon d'émotions qu'ils ne pouvaient plus ignorer.
Il l'attira doucement vers lui, ses mains se glissant dans ses cheveux, cherchant à approfondir ce baiser qui semblait sceller une promesse fragile. Les souvenirs de leurs moments passés ensemble, de leurs corps s'entrelaçant dans des étreintes passionnées, resurgirent avec une force déconcertante. C'était comme si le temps ne s'était jamais arrêté, comme si rien n'avait changé depuis leurs années de jeunesse.
Cendrillon, se pressant contre lui, sentit l'intensité de son désir grandir. La proximité de son corps, la chaleur de sa peau, tout en elle le poussait à l'embrasser plus fort, à se perdre dans cette fièvre partagée. Ses mains se firent plus audacieuses, effleurant son torse, glissant jusqu'à la taille de Nicolas, alors qu'elle se laissait envahir par un besoin irrésistible de lui.
Il la repoussa doucement, mais fermement, leurs regards se croisant dans un silence lourd de sens. Il avait la respiration haletante, encore secoué par l'intensité du moment. Cendrillon, un sourire en coin, l'observait, les lèvres encore légèrement gonflées par le baiser.
— Je ne devrais pas... murmurait-il, sa voix brisée. Pas après tout ce temps... pas après tout ce qui s'est passé entre nous.
Mais Cendrillon ne répondit rien. Elle se contenta de l'observer, son regard empli d'une détermination calme. Elle n'avait pas besoin de mots pour lui dire ce qu'elle ressentait, ce qu'elle voulait. La tension était palpable entre eux, comme une frontière invisible prête à être franchie.
— Pourquoi maintenant ? souffla-t-il.
Elle se glissa silencieusement derrière lui, ses mains se posant doucement sur ses épaules, puis descendant lentement vers son torse. Il ferma les yeux sous le contact. Ses mots étaient des murmures, chargés de complicité.
— Mieux vaut tard que jamais.
Il resta immobile un instant, comme figé entre la peur de ce que cela pourrait réveiller, et le besoin profond, viscéral, de la retrouver. Puis, lentement, il posa sa main sur la sienne.
Elle sentit sa respiration se calmer, devenir plus profonde. Cendrillon se pressa contre son dos, sa joue effleurant ses omoplates. À ce moment-là, il n'y avait plus de douleur, plus d'hésitation — seulement cette chaleur entre eux, ancienne, familière et renaissante.
Il se retourna et la regarda, longuement, comme pour graver à nouveau chaque trait de son visage, y lire une vérité qu'il avait fuie pendant trop d'années. Ses doigts effleurèrent ses joues, descendirent le long de sa mâchoire, jusqu'à sa nuque.
Le silence entre eux était tout sauf vide. Il vibrait d'émotions contenues, d'années perdues à vouloir se taire alors que les cœurs criaient.
Puis il l'embrassa. Cette fois sans crainte, sans aucune barrière. Un baiser profond, tendre, et chargé d'un désir maîtrisé. Leurs corps se rapprochèrent d'un même mouvement, lent et fluide, leur souffle s'entremêlant.
Cendrillon fit glisser ses doigts sous le tissu de sa chemise, découvrant la chaleur de sa peau, juste là, sous ses paumes. Il frissonna à son contact, soupira contre sa bouche. Tout dans ses gestes parlait d'un besoin plus grand que le plaisir : un besoin de retrouver, de réparer. De s'aimer à nouveau.
Ils se laissèrent guider par cette tendresse brûlante, par l'intimité d'un moment suspendu où seuls leurs murmures et le rythme de leurs cœurs existaient. La pièce se fit complice de cette étreinte, baignée d'une lumière douce, comme si le monde entier avait compris le besoin qu'ils avaient l'un de l'autre.
Et quand ils se retrouvèrent, peau contre peau, enveloppés de chaleur et d'émotion, ce ne fut pas dans la hâte ou la fougue, mais dans la lenteur rassurante de deux âmes qui se reconnaissent enfin.
Cendrillon laissa glisser ses doigts sur sa peau nu, redécouvrant cette silhouette qu'elle n'avait pas touchée depuis tant de temps. Nicolas laissait faire, les paupières mi-closes, comme s'il goûtait chaque frémissement, chaque effleurement.
Il avait changé, bien sûr — les années avaient passé — mais il portait en lui cette beauté tranquille des hommes forgés par le temps. Ses épaules étaient larges, dessinées par le travail, et sa peau, hâlée par les jours passés à marcher à l'extérieur, dégageait une chaleur rassurante. Ses muscles encore fermes suivaient des lignes nettes, mais sans excès. Un homme naturellement fort, sans ostentation.
Des poils sombres parsemaient la naissance de son torse, descendant en une fine ligne jusqu'à la ceinture de son pantalon. Elle s'arrêta un instant, le regardant dans les yeux, y trouvant à la fois l'homme qu'elle avait aimé et celui qu'il était devenu. Il était beau d'une beauté discrète, celle qu'on ne remarque pas tout de suite, mais qui s'impose dès que l'on s'attarde. Dans ses silences, dans ses gestes dosés et cet imperceptible tremblement quand elle touchait sa peau.
— Tu es différent... murmura-t-elle.
— Et toi, toujours la même. Évidemment belle, insaisissable... et bien plus forte que tu ne le crois, répondit-il en approchant son front du sien.
Elle l'embrassa doucement à l'épaule, puis au creux du cou. Sa bouche glissa sur sa clavicule, lente, respectueuse, affamée à sa façon. Il frissonna légèrement sous ses lèvres, expira plus longuement, et la laissa l'explorer.
Ses mains, puissantes et pourtant si mesurées, retrouvèrent ses hanches, puis sa taille, remontant jusqu'à son dos nu, effleurant les marbrures de sa peau, les anciennes blessures qu'il ne voyait pas, mais qu'il sentait. Elle voulut lui dire qu'il ne restait plus que la douceur maintenant, que dans cette pièce, aucun souvenir douloureux n'avait sa place.
Et lorsqu'ils s'allongèrent, guidés par un rythme lent et silencieux, ce n'était plus seulement une histoire d'oubli du monde ou de désir ardent. C'était la réalité d'un amour retrouvé, fragile dans sa renaissance, mais vibrant comme peu de choses dans leur vie l'avaient été.
Elle passa une main dans son dos, suivant du bout des doigts la ligne ferme et souple de sa colonne. Sa paume s'attarda entre ses omoplates, là où la chaleur de son corps semblait battre un peu plus fort. Chaque muscle sous ses doigts vibrait d'une tension douce, contenue, comme s'il s'efforçait de retenir une émotion plus vaste encore que le désir.
De son autre main, elle remonta lentement jusqu'à ses cheveux. Ils étaient noirs, épais, légèrement en bataille comme toujours — ces boucles indomptables qui l'avaient fascinée autrefois et qu'elle retrouvait avec un sourire discret. Ses doigts s'y perdirent, y glissèrent comme dans une forêt familière. Elle y enlaça doucement une mèche, laissa sa main reposer contre sa nuque. Il ferma les yeux, frissonna sous ce geste simple mais chargé de sens.
— Tu es si différent d'il y a quelques ans, souffla-t-elle.
— Si, répondit-il à voix basse. Mais avec toi, j'ai l'impression d'être redevenu moi-même.
Ses paroles l'étreignirent plus fort encore que ses bras. Cendrillon releva la tête, leurs regards se croisèrent, brûlants de tout ce qu'ils n'osaient encore se dire. Elle agrippa ses épaules, le regard chargé d'émotions, et s'abandonna plus pleinement à lui, comme si leur étreinte pouvait, à elle seule, effacer les longues années et panser leurs silences.
Chaque mouvement devint plus profond, plus fluide, mais toujours mesuré. Il n'y avait ni hâte ni brutalité. Juste cette vérité nue : ils s'étaient retrouvés, au plus intime, au plus vulnérable. Et plus rien ne comptait en dehors de cette chambre, de cette nuit.
Cendrillon, lovée contre lui, sentait chaque battement de son cœur pulser jusque dans sa propre poitrine. Leur souffle commun était devenu la seule musique qu'elle entendait — rauque, profond, entrecoupé de soupirs et de murmures à peine formés.
Ses mains glissaient avec une attention fiévreuse sur son corps qu'elle redécouvrait, chaque courbe, chaque creux, chaque tension. Puis, alors qu'elle basculait lentement au-dessus de lui, ses paumes trouvèrent ce qu'elle n'avait pas oublié — cette fine cicatrice, juste sous ses côtes, là où autrefois, adolescent, il s'était fracturé en tombant de cheval.
Elle la toucha d'abord du bout des doigts, presque machinalement. Mais son geste ralentit. La reconnaissance fut immédiate, intime. Elle l'avait soignée, autrefois ; elle l'avait vue naître en retenant ses larmes. Aujourd'hui, elle la caressait dans un autre feu. Sa bouche s'y déposa dans un geste instinctif, brûlant de mémoire.
Nicolas émit un frisson violent sous son baiser, entre douleur fantôme et plaisir présent. Ses doigts s'enfoncèrent dans les draps, puis trouvèrent ses hanches, l'attirant contre lui avec une ardeur qu'il peinait à contenir.
Il la regardait comme s'il n'avait plus besoin d'air, seulement d'elle — sa bouche, ses mains, cette lueur douce et ferme dans ses yeux. Le souvenir de sa blessure, si ténu soit-il, s'était transformé en point de contact, en lien renforcé au milieu de la fièvre.
Elle se cambra, sa main glissant de la cicatrice jusqu'à ses côtes, puis sur son torse, et l'autre remontant dans ses cheveux noirs, toujours ébouriffés par le désir. Elle y enfonça ses doigts, s'y accrocha comme à une promesse. Il la soutenait avec une force pleine de pudeur, comme s'il avait peur de la briser, même en cet instant de complète offrande.
Leur mouvement s'accéléra légèrement, gagné par une cadence douce et nécessaire. Leurs corps étaient parfaitement accordés, trouvant un rythme ancien et nouveau à la fois. Chaque gémissement échappé, chaque regard échangé n'était que la vérité de ce qu'ils n'avaient jamais oublié.
Et quand l'instant culminant les emporta tous deux, ce fut sans cris ni violence, mais dans une étreinte si forte qu'elle devint prière. Un abandon pur, commun, cosmique.
Elle se crispa contre lui, enfouissant son visage dans son cou, haletante, les lèvres entrouvertes sur sa peau. Lui, le front posé contre son épaule, l'enlaça en silence, le souffle brisé, les bras serrés autour d'elle dans une tendresse qu'aucune nuit ne pourrait dissiper.
Pendant un moment, ils restèrent ainsi, unis au plus profond. Et sous leurs doigts, la cicatrice n'était plus une blessure, mais un trait d'union.
Chapter 3: II
Chapter Text
Les draps étaient encore froissés de leur étreinte.
Mais il n'était plus là.
Il n'y avait plus que l'odeur de son savon sur l'oreiller, un souffle de tabac et de musc dans l'air, et cette poussière fine qui dansait paresseusement entre les rais de lumière. Cendrillon, à genoux sur le parquet, frottait le sol avec application. Le bruit de la brosse contre le bois était rythmé, presque hypnotique.
Elle aurait pu pleurer. Ou sourire.
Mais elle nettoyait.
Ses gestes étaient précis, presque élégants. Elle avait cette façon de plier le linge comme on tourne une page, de replacer les objets comme on reconstitue un souvenir. On aurait cru qu'elle priait, à la manière dont elle déployait les couvertures, lissait les coussins, arrangeait les choses pour qu'elles retrouvent leur juste place.
Dans cette pièce, chaque objet lui parlait de lui.
Les livres médicaux aux pages cornées.
Les herbiers, odorants, où les feuilles séchées gardaient la forme de ses doigts.
Les fioles poussiéreuses, les scalpels mal rangés, les croquis anatomiques accrochés au mur — tous étaient autant de témoins de ce qu'elle savait de Nicolas, et de ce qu'il lui avait appris, à sa manière.
Il lui arrivait de réciter, dans sa tête, les noms latins des plantes, comme un poème secret.
"Digitalis purpurea. Atropa belladonna. Hyoscyamus niger."
Elle savait doser une tisane contre la fièvre, identifier une plaie qui suppure, soulager un muscle endolori.
Ce n'était pas grand-chose. Ce n'était pas officiel.
Mais elle savait.
Elle tourna la tête vers la fenêtre entrouverte. La lumière était pâle, presque voilée. L'air sentait la pluie à venir.
Et dans cette clarté grise, un souvenir lui revint. Un moment à la fois si ancien et si proche qu'il lui semblait gravé sous sa peau.
Elle était penchée sur un livre, dans cette même chambre, un soir d'hiver. Il faisait froid. La cheminée ne tirait pas bien. Nicolas s'était glissé derrière elle, l'avait entourée de ses bras. Il avait l'odeur du tabac blond et des livres anciens, celle qu'elle reconnaissait même dans ses draps.
— Reprends encore... lui avait-il dit avec cette patience qui le rendait presque étranger à lui-même.
Elle avait buté sur les syllabes, accroché les sons, comme si les mots voulaient lui échapper. C'était un manuel d'anatomie, emprunté en cachette à l'un de ses professeurs, un peu trop précieux pour ses débuts, mais Nicolas ne faisait jamais rien à moitié. À la page, un schéma détaillait les muscles du visage, et ses yeux s'étaient arrêtés sur un mot étrange, un mot qui semblait brûler à voix haute.
— Lèvres, avait-elle soufflé, hésitante.
Il avait tendu la main, doucement, et du bout du doigt, avait suivi le tracé du mot, tout contre l'illustration.
— Les lèvres sont le début du langage, avait-il murmuré.
Il lui avait pris la main, et l'avait posée sur la planche anatomique ouverte devant eux.
— Regarde comme c'est beau. Chaque veine, chaque muscle. Même la douleur a sa géométrie.
Elle s'était tournée vers lui. Ses joues étaient rouges de froid, ou peut-être d'autre chose.
Il avait pris une mèche de ses cheveux entre ses doigts, l'avait portée à ses lèvres.
Mais elle n'écoutait plus. Elle lisait encore en tournant les pages.
— Les lèvres... Cendrillon fit glisser son doigt le long de la page, scrutant les lettres comme si elles étaient des étrangers. Elle hésita, les yeux froncés, avant de prononcer doucement : « Les lèvres... »
Nicolas, qui observait en silence, se pencha légèrement en avant, son regard rempli de patience. Il posa une main sur le coin du livre, le guidant vers elle.
— Oui, les lèvres, dit-il d'une voix calme.
Elle acquiesça, un léger sourire naissant sur ses lèvres à l'idée de cette petite victoire. Mais la suite la fit hésiter à nouveau.
— Souples... fines... Elle s'arrêta sur le mot suivant, son doigt s'arrêtant sur les lettres, cherchant la forme.
—Très vascularisées. Lui souffla doucement Nicolas.
Elle le regarda, les yeux brillants de concentration. « Vascul...? » Elle se tourna vers lui, ne cachant pas l'embarras dans sa voix.
Il sourit tendrement.
— Vascularisées, ça signifie qu'elles sont bien irriguées, qu'elles ont beaucoup de sang dedans.
Elle répéta le mot, comme une étrangère apprenant une nouvelle langue. « Vascularisées... » Le mot lui semblait étrange, mais elle le garda en mémoire, se sentant à la fois naïve et fascinée.
— C'est bizarre, dit comme ça. On dirait presque un poème.
— C'est de la médecine, avait-il marmonné.
— On dirait qu'il décrit une fleur, murmura-t-elle.
— Peut-être qu'il le fait, concéda-t-il dans un souffle.
Elle releva la tête vers lui.
— Il parle de la bouche ?
— Pas uniquement, avait répondu Nicolas, sans la regarder, concentré à nouer une ficelle autour d'un herbier, les joues un peu plus rouges qu'avant.
Elle le fixa un instant, son regard flottant entre l'ignorance et l'incompréhension. Les mots semblaient tourner dans sa tête, mais elle n'arrivait pas à les assembler. Elle s'empara du livre, son regard se perdant dans les lignes. « Je vois... » Elle murmura, mais son ton trahissait qu'elle n'était pas vraiment certaine de ce qu'il voulait dire.
Nicolas, observant son silence, se contenta d'un léger hochement de tête et d'un sourire discret. Il la laissa poursuivre, ne voulant pas insister davantage. Ses doigts caressèrent les pages, tout en se laissant bercer par la douce tension dans l'air.
Un silence lourd s'étendit alors, ni gênant ni apaisant, juste une attente silencieuse. Il voulait dire quelque chose, il le savait. Un mot. Une phrase. Quelque chose qui briserait la quiétude et ferait naître l'instant.
Finalement, il soupira doucement, comme s'il relâchait une pression invisible, et la voix de Nicolas s'éleva, brisant l'étreinte du silence.
— Je... je veux t'apprendre tout ce que je sais. Que tu puisses comprendre. Que tu ne sois jamais une idiote condamnée au silence.
Elle s'en souvenait comme d'une prière.
Plus tard, cette nuit-là, ils s'étaient couchés ensemble sur le tapis, tout habillés, l'un contre l'autre, à lire à voix basse. Puis ses doigts avaient quitté la page pour la peau. Ils n'avaient pas fait l'amour. Pas encore. Mais elle avait senti, dans chaque geste, la promesse du corps. La promesse d'un savoir qui passerait un jour par la chair.
Elle frissonna puis poursuivit son rangement, les gestes minutieux, presque machiniques, dans l'air humide de la chambre. La pluie battait désormais contre les fenêtres, un bruit de fond qui semblait accompagner sa solitude. Elle se pencha pour replacer un livre sur l'étagère, les bras tendus au-dessus de sa tête. Mais son regard s'arrêta sur une petite miniature, rangée entre deux livres sur la table de chevet. Une miniature peinte à l'huile, d'elle et de Nicolas, prise lors de l'un de ces étés d'antan, avant son départ.
Elle resta un instant figée devant l'image, un frisson léger parcourant sa peau. Cela lui semblait tellement loin, et pourtant, elle se souvenait de ce jour comme si c'était hier. Elle avait à peine 15 ans, et lui... Lui était déjà cet homme en devenir, le regard sérieux, même derrière son sourire, du haut de ses 16 ans. Il était si jeune, mais déjà dans un monde d'adultes, avec des projets qui l'avaient éloigné d'elle.
Elle caressa du bout des doigts le petit cadre doré. Ces années de silence avaient été lourdes à porter, pleines de questions sans réponse, et quand enfin, il était revenu, leurs retrouvailles avaient été dévorantes, comme un manque qu'ils n'avaient pas su combler autrement. Elle avait cru ne plus ressentir cette intensité, et pourtant, dès qu'elle l'avait vu, il avait ravivé quelque chose en elle. Leurs gestes avaient trahi un désir accumulé pendant trop de temps, comme si le monde autour d'eux n'avait plus d'importance. Ses mains l'avaient touchée avec cette familiarité presque effrayante, comme si ces trois années de séparation n'avaient été qu'une illusion.
Elle détourna les yeux de la miniature et se remit à sa tâche, les doigts traînant légèrement sur la surface du bureau. La chambre était impeccable, mais il y avait quelque chose d'absent, de trop silencieux dans l'air. Nicolas n'avait pas encore parlé de son séjour en Angleterre ni de son passage en Allemagne. Elle ne savait pas vraiment ce qu'il avait vu, ce qu'il avait vécu là-bas. Ses voyages à l'étranger étaient presque un mystère pour elle, un mystère qui l'intriguait et la troublait à la fois.
Elle se mordilla la lèvre, repoussant l'idée qu'il pourrait avoir changé, qu'il ait découvert d'autres femmes, d'autres expériences. Il avait toujours été un homme de passion, mais jusqu'où sa curiosité l'avait-elle mené ? Elle secoua la tête pour faire disparaître cette pensée, se concentrant sur les objets éparpillés autour d'elle. Le livre qu'il avait laissé ouvert, le carnet qu'elle avait effleuré, et la carte postale... Ces objets étaient des traces de son absence, et maintenant, elle les parcourait avec la même lenteur qu'un voyage dans une mémoire oubliée.
Elle se redressa et fit un autre tour de la chambre, ses yeux tombant sur des livres qu'elle savait être des témoignages de ses années d'études, des reliques d'un monde qu'il avait exploré seul.
Elle s'accroupit pour replacer des papiers sous le bureau, laissant ses mains s'attarder sur le coin de la table, sentant le bois froid contre ses paumes. Ses pensées dérivèrent à nouveau vers lui, son frère, ses mains pleines de savoir et de secrets. Il lui avait promis d'être là pour l'instruire, de lui apprendre tout ce qu'il savait. Mais qu'en serait-il après tout ce temps ?
Elle glissa un chiffon sur le bois verni, lentement, avec application. Une couche de poussière fine recouvrait le bureau de Nicolas, comme si ce dernier n'était pas revenu depuis des mois, comme si sa présence, la veille encore, n'avait été qu'un rêve. Ses doigts effleuraient les objets — un encrier renversé, une plume cassée, quelques fioles vides — comme on effleure un souvenir, avec tendresse et méfiance mêlées.
La pièce était silencieuse, sinon pour le bruit doux et régulier de la pluie contre les vitres. L'odeur familière de bois ciré, mêlée à celle plus âcre de vieux papier, l'enveloppait tout entière. Elle continuait de nettoyer, mais son esprit vagabondait.
Trois ans. Trois années sans lettres, ou presque. Quelques mots griffonnés à la hâte, des nouvelles sèches, des lignes pleines de savoir mais vidées de toute chaleur. Il était parti si loin : Londres, Berlin... Des noms qui sonnaient comme des contes. Il y avait appris la médecine, disait-il. Observé des dissections, assisté à des conférences interdites aux femmes, vu le cœur d'un homme battre encore après la mort.
Elle n'avait pas compris tout ce qu'il lui racontait, la veille, à demi-mot, allongé contre elle dans l'obscurité. Mais elle avait senti son enthousiasme, son feu. Et cela suffisait à la faire frémir.
Ses gestes ralentirent légèrement. Pourquoi n'avait-il jamais parlé des visages qu'il avait croisés ? Des femmes qu'il avait dû rencontrer ? En Angleterre, les jeunes filles nobles étaient élevées dans le goût de la conversation, de l'art et de la science — certaines même lisaient du latin. Et en Allemagne... elle ne savait pas vraiment, mais elle imaginait des yeux pâles, des voix chantantes, des parfums d'épices étrangères.
Elle secoua la tête comme pour chasser ces images. Ce n'était pas elle. Elle, elle n'était qu'une servante, qui avait appris à lire sur les genoux de son demi-frère, dans le froid d'une chambre mal chauffée. Ce qu'ils avaient partagé, hier soir, ne devait rien aux mots des autres. C'était à eux seuls.
Et pourtant... pourtant quelque chose lui échappait.
Elle fit glisser un petit carnet sur le côté du bureau, pour mieux nettoyer en dessous. Une feuille pliée en deux s'en échappa, tomba au sol sans bruit. Elle se pencha, la ramassa, et sentit son cœur se tendre un peu plus.
C'était un papier jauni, au bord légèrement froissé. L'écriture était fine, nerveuse, presque élégante — pas celle de Nicolas. Une langue étrangère. L'anglais ? L'allemand ? Elle ne savait pas bien. Mais elle reconnut tout de suite un prénom, calligraphié au bas de la lettre, un prénom féminin qu'elle n'avait encore jamais entendu. Et au verso, un dessin, à l'encre séchée : un nu féminin, stylisé mais explicite, d'une beauté troublante.
Elle resta immobile un moment, le regard fixé sur le dessin. Ce n'était pas la crudité de la nudité qui la troublait — après tout, les planches d'anatomie de Nicolas étaient souvent bien plus explicites — c'était la douceur du trait. L'intimité du geste. Ce n'était pas un croquis d'étude, mais un regard posé sur un corps aimé.
Elle reposa lentement le papier sur le bureau, comme s'il brûlait ses doigts. Puis, d'un mouvement décidé, elle ouvrit le premier tiroir. Elle ne savait pas ce qu'elle cherchait. Elle ne voulait pas vraiment savoir. Mais elle savait qu'elle ne pouvait plus s'arrêter là.
À l'intérieur, des carnets noirs, fermés par une ficelle. Elle en ouvrit un, au hasard. L'encre était fine, serrée, précipitée. Des notes sur des pathologies rares, des remèdes anciens, des recettes de baumes. Mais au détour d'une page, la plume semblait se faire plus libre. Elle lut :
« Elle parle avec les mains. Chaque geste a son poids, sa musique. Je ne sais pas si elle sait. Peut-être qu'elle me devine. Ou peut-être qu'elle m'échappe. »
Ce n'était signé de personne. Mais elle reconnut l'écriture de Nicolas. Elle tourna les pages, de plus en plus vite. Une autre phrase :
« Sa nuque sentait l'encre et la sueur chaude des après-midi de dissection. Elle parlait en français, mais rêvait en allemand. Elle me disait « ton regard me fait trembler », et je faisais semblant de ne pas comprendre.»
Et plus loin, dans une calligraphie presque tremblante :
«J'ai appris plus de son souffle que de tous les traités de Vesalius. Elle n'avait pas peur des plaies. Elle a embrassé la mienne, et ça m'a fait plus peur que toutes les autres blessures réunies. Une caresse douce et lente, qu'on recommence chaque nuit dans l'esprit.»
Cendrillon referma le carnet avec force. Ses joues étaient rouges, mais ce n'était pas de honte. Ce n'était pas de colère non plus. C'était un vertige. Elle ne savait plus si elle tombait ou si elle se réveillait. Elle se redressa, inspira profondément, et ouvrit le deuxième tiroir.
Une boîte de bois sombre s'y trouvait, soigneusement fermée. Elle hésita, ses doigts frôlant le fermoir. L'air semblait plus dense, presque lourd. Elle laissa ses doigts glisser, lentement, comme si le bois pouvait parler. Puis elle ouvrit.
À l'intérieur, plusieurs lettres pliées, toutes soigneusement rangées. Sur chacune d'elles, une date, parfois un lieu : « Oxford », « Göttingen », « Château de B. ». Elles n'avaient jamais été envoyées. Toutes écrites de la même main : celle de Nicolas. Et toutes adressées... à elle.
Elle en prit une au hasard. La date remontait à presque un an.
« Cendrillon,
Je t'écris depuis une chambre qui sent l'humidité et les livres anciens. Le vent traverse les murs, comme dans notre chambre, mais il me manque ta respiration pour m'endormir. »
Elle s'arrêta de lire. Les mots dansaient devant ses yeux. Son cœur battait trop fort. Elle saisit une autre lettre.
« Je t'ai rêvée cette nuit. Tu portais une robe d'homme et tu riais, la bouche pleine de cerises. Je me suis réveillé en sentant ton odeur. »
Elle les lut toutes. L'une après l'autre. Des lettres d'amour, de désir, de solitude. Des lettres jamais envoyées.
Quand elle referma la boîte, ses mains tremblaient. Elle comprenait. Enfin. Ce qui s'était tissé entre eux, ce qu'il avait fui, ce qu'il avait gardé pour lui.
Et ce qu'il n'avait jamais cessé d'écrire, même en silence.
Ses doigts tremblaient encore lorsqu'elle souleva le petit carnet noir à la tranche usée. Sous lui, dissimulées entre deux chemises de cuir, elle vit d'abord la ficelle. Un lien noué sans soin, comme fait dans l'urgence. Et sous la ficelle — les enveloppes.
Elle les sortit une à une.
Toutes portaient son prénom.
Certaines dans une écriture précipitée, nerveuse, d'autres dans une calligraphie posée, presque cérémonieuse. Il y en avait une datée de deux hivers plus tôt. Une autre de la veille de son retour. Aucune n'avait été envoyée. Aucune ouverte. À l'intérieur, les feuilles étaient encore intactes, pliées avec soin. Certaines sentaient l'encre ancienne, d'autres le papier encore neuf.
Elle en ouvrit une. La plus ancienne, elle datait d'il y a 4 ans.
« Tu avais une tache d'encre sur le menton ce matin-là. Je m'étais promis de ne pas te regarder. Je l'ai fait quand même. »
Une autre.
« Je sais que je ne devrais pas penser à toi de cette manière. Tu étais courbée sur le livre, et je me suis demandé si tu pensais à moi. J'ai dû quitter la pièce. »
Ses lèvres s'entrouvrirent. Elle n'osait plus respirer. Son cœur cognait contre sa robe comme s'il voulait s'échapper. Elle en ouvrit une autre.
« Ta bouche avait le goût de pommes volées. Je me souviens du froissement de ta chemise quand je l'ai relevée, de ta main sur ma nuque, de ton souffle court, de cette question que tu n'as pas posée et à laquelle j'ai répondu quand même. Ce n'était pas beau. C'était maladroit, presque silencieux. Mais je t'ai vue — entièrement. Et depuis, je ne peux plus te regarder autrement. »
Elle s'arrêta.
Ses mains se refermèrent sur le papier comme sur une preuve. Une preuve d'un crime qu'elle aurait souhaité et redouté tout à la fois.
Ces lettres, il ne les lui avait jamais données. Il avait préféré garder le silence, tout en écrivant ce silence avec acharnement.
Alors les autres filles ? Leurs bouches ? Leurs souffles décrits comme s'il avait voulu les peindre ? Que valaient-elles face à ça ? Était-ce la même main qui avait griffonné leur odeur et rédigé ces lettres pleines d'elle ?
Elle recula d'un pas, encore penchée sur le bureau. Son souffle s'était ralenti, presque bloqué dans sa gorge. Un frisson remonta lentement le long de son dos, mais ce n'était plus seulement du trouble. C'était autre chose. Plus vaste. Plus terrible.
Le rouge lui montait aux joues. Ce qu'elle avait lu... Ce qu'il avait osé écrire... Elle n'arrivait pas à savoir si c'était plus terrible ou plus doux d'être ainsi retenue, depuis des années, dans la mémoire d'un garçon qui lui avait laissé croire qu'il l'avait oublié.
Il y avait tant de lettres. Des pages couvertes de cette écriture nerveuse qu'elle reconnaissait désormais les yeux fermés.
Avant même qu'elle n'ait pu refermer le tiroir, la porte s'ouvrit à la volée.
— Mademoiselle ! souffla Lucien, haletant, l'air grave.
Le regard de Cendrillon s'accrocha au sien, ses mains tremblèrent. Sans réfléchir, elle attrapa l'une des lettres restée sur le bureau, la plia dans un geste vif, presque douloureux, et la glissa dans le corsage de sa robe, à la hâte, avant que Lucien n'ait franchi le seuil.
Il la vit debout, droite comme un piquet, devant le bureau du maître, le tiroir entrouvert.
Il fronça les sourcils, mais ne dit rien. La situation était trop urgente, trop étrange pour qu'il formule le moindre reproche.
— Anastasie est de retour, lâcha-t-il.
Cendrillon cligna des yeux, un instant figée. Le nom tomba dans la pièce comme un seau d'eau glacée.
— Comment ça, de retour ? souffla-t-elle. Elle n'était pas censée revenir dans deux mois ?
Lucien haussa les épaules, refermant doucement la porte derrière lui.
— C'est ce que Madame m'avait dit. Mais elle vient d'arriver avec le cocher du Comte. Elle est montée directement voir Madame. Et je pense qu'on aura bientôt besoin de toi pour... remettre sa chambre en ordre. Elle a fait comprendre qu'elle voulait qu'on s'occupe de ses affaires immédiatement.
Lucien s'avança d'un pas, baissant un peu la voix :
— Tu faisais quoi, là ? demanda-t-il, les yeux glissant vers le tiroir ouvert.
Elle baissa la tête, détourna le regard. Une mèche de cheveux glissa sur sa joue.
— Je... je voulais juste ranger un peu. Il y avait de la poussière partout.
Il ne répondit pas, mais ses yeux restèrent sur elle une seconde de trop. Puis il fit demi-tour, l'air préoccupé.
— Je vais voir si elles ont besoin d'aide en bas. Fais attention à toi, Cendre.
Et il disparut, la laissant seule dans la pièce, avec le cœur battant, une lettre volée contre la peau, et le fantôme d'un prénom qui faisait trembler les murs : Anastasie.
Cendrillon se laissa tomber contre le mur, la respiration haletante. Le bruit des pas précipités de Lucien s'éteignit déjà dans le couloir, mais elle restait là, les yeux fermés, écoutant les échos de ses pensées. Le calme qui suivit la fièvre de la rencontre était presque assourdissant. Elle se sentait vide, et pourtant, ses mains tremblaient légèrement, encore marquées par l'intensité du moment.
Elle inspira profondément, cherchant à apaiser la tempête qui bouillonnait en elle, mais c'était inutile. Il n'y avait aucun calme. Pas ici. Pas maintenant.
Anastasie... La simple pensée de son nom suffisant à raviver une boule d'angoisse dans sa gorge. Ce n'était pas seulement la peur qui l'envahissait quand elle pensait à elle, mais une terreur viscérale, une peur plus noire que celle qu'elle ressentait envers sa belle-mère. Madame, bien que cruelle, restait une femme d'âge avancé, un peu lasse dans sa haine. Mais Anastasie... Anastasie, elle était l'incarnation même de la cruauté et de l'arrogance. Une beauté froide et implacable. Une sœur qui ne supportait même pas la présence de Cendrillon dans la maison, une sœur qui, chaque fois qu'elle croisait son regard, semblait lui rappeler qu'elle n'était rien de plus qu'une servante, une chose à écraser.
Elle se redressa lentement, appuyant une main contre la porte du bureau de Nicolas pour se stabiliser. Le corps lui semblait lourd, mais elle n'avait pas le temps de se laisser aller. Anastasie revenait, et ce n'était pas une simple question de réarranger une chambre. C'était bien plus grave que ça. La guerre entre elles n'était pas une métaphore. C'était un affrontement permanent, un champ de bataille où Cendrillon n'avait jamais eu d'armure.
Elle attrapa son corsage, l'ajustant, ses doigts frémissant. Le défi de cette maison n'était pas seulement de supporter les regards méprisants de Madame, mais de survivre à la présence d'Anastasie. Cendrillon s'éteignait chaque fois qu'elle se trouvait dans le même espace qu'elle. Et elle savait que cette fois-ci, ce serait bien pire.
Elle se tourna enfin, les yeux fixant la porte avec une résolution nouvelle. Il fallait qu'elle parte avant qu'Anastasie ne la trouve là, debout, seule dans l'ombre de la maison. Elle devait se dépêcher. Si elle voulait éviter de rencontrer son regard froid et plein de reproches, il lui fallait aller au plus vite préparer la chambre, avant que la tornade ne se déchaîne.
Anastasie ne pardonnait jamais. Et elle ne faisait jamais de quartiers. Cendrillon le savait.
Sans un regard en arrière, elle se précipita dans le couloir, ses talons frappant le sol avec une rapidité presque désespérée. Là, derrière la porte, la chambre d'Anastasie l'attendait, tout comme les tourments qui allaient avec. Mais elle n'avait pas le choix.
Elle devait y aller.
Cendrillon poussa la porte de la chambre, un frisson de malaise lui parcourant l'échine. Dès qu'elle entra, elle fut frappée par l'opulence du lieu. Les murs étaient recouverts de tapisseries luxueuses, les meubles sculptés en bois noble étaient recouverts de drapés de soie dans des teintes profondes de rouge et d'or. L'air était lourd d'un parfum sucré, celui des fleurs qu'Anastasie faisait livrer chaque semaine. Chaque recoin de la pièce semblait avoir été pensé pour impressionner, pour témoigner de l'arrogance de la jeune femme qui y vivait.
Le miroir de la chambre, immense et encadré de dorures, renvoyait l'image d'un luxe excessif. Sur les étagères, des objets précieux : des statuettes en porcelaine fine, des flacons de parfums rares, des livres reliés en cuir, leurs pages encore intactes, jamais feuilletées. La coiffeuse, un meuble magnifique orné de sculptures délicates, regorgeait de bijoux, dont certains étaient à peine dissimulés sous des linceuls de soie. Des colliers de perles et des bracelets d'or étaient disposés soigneusement, comme s'ils n'étaient là que pour rappeler la richesse d'Anastasie. Les robes, accrochées en rangées impeccables, étaient des merveilles de tissus : brocarts et velours, soie et mousseline, certaines ornées de dentelles fines, d'autres d'applications de pierres précieuses, un éclat froid dans la lumière tamisée de la pièce.
Cendrillon frissonna en les observant. Elle savait bien que chaque robe, chaque bijou, chaque objet était une extension de l'orgueil d'Anastasie, de l'image qu'elle se donnait au monde. Elle était l'exemple parfait de l'enfant pourrie-gâtée, élevée dans l'excès et l'illusion de la perfection, sans jamais se soucier de ceux qui se trouvaient en dessous d'elle, de ceux qui étaient là pour satisfaire ses caprices. Cendrillon n'osait même plus toucher ces objets, se sentant comme une étrangère dans ce lieu où la richesse prenait toute la place, étouffant toute notion d'humilité.
— Elle aime tellement tout ça... murmura Cendrillon, qui, après un bref instant d'hésitation, s'était approchée pour l'aider à dépoussiérer.
— C'est presque comme si elle se croyait la reine du monde, avec tout ce qu'elle possède. Regarde-moi ces robes, ces bijoux... Je parie qu'elle n'a même pas porté la moitié d'entre eux.
Cendrillon hocha la tête, mais son regard resta fixé sur les objets, la frustration bouillonnant en elle. Elle n'avait jamais eu de telles choses. Jamais. Son esprit vagabondait, pensant à tout ce qu'elle n'avait pas. Mais elle ne pouvait pas y penser maintenant. Elle devait se concentrer sur le travail.
Julie reprit la parole, sa voix plus basse, comme si elle craignait d'être entendue.
— Cendrillon... hier, vous n'avez pas été très... discrets, tu sais. J'ai entendu certains bruits dans les couloirs. Toi et Nicolas, c'était assez... évident.
Le coeur de Cendrillon s'emballa dans sa poitrine. Un voile de rouge lui monta aux joues, et elle se sentit soudainement vulnérable. Elle avait espéré que personne ne l'avait entendue. Elle n'avait pas pu s'empêcher d'être proche de Nicolas, surtout après tout ce temps passé sans lui, mais elle n'aurait jamais imaginé que cela serait remarqué.
— Tu penses qu'ils... qu'ils ont entendu ? demanda-t-elle, anxieuse. Est-ce qu'on a été trop indiscrets ?
Julie lui adressa un sourire complice, un peu amusé, comme si tout cela n'avait été qu'un simple sujet de conversation.
— Ne t'en fais pas. J'ai éloigné les domestiques aussi vite qu'ils ont commencé à murmurer. Mais tu sais, avec toute cette... intimité dans l'air, c'était presque inévitable qu'ils en parlent.
Cendrillon se sentit soulagée, mais une autre pensée s'installa dans son esprit. Si quelqu'un avait entendu, si quelqu'un savait, cela risquait de devenir un problème. Et avec Anastasie de retour, la situation pouvait devenir encore plus complexe.
— Merci, dit-elle doucement, son regard fuyant celui de Julie, qui continuait de nettoyer les étagères sans se presser. Cendrillon se concentra de nouveau sur les tâches, mais la sensation d'être observée, d'être vulnérable, ne la quitta plus.
Julie, comme pour alléger un peu l'atmosphère, se mit à sourire d'un air malicieux.
— T'inquiète pas, ma chère. Si quelqu'un se risque à te faire des reproches, il faudra lui rappeler qui dirige ici. Et ce n'est certainement pas Anastasie.
Cendrillon lui lança un regard noir, et bien qu'elle n'ait pas répondu, elle savait qu'Anastasie pourrait faire bien plus que des reproches. Elle était cruelle, et sa haine envers Cendrillon était bien plus dévastatrice qu'un simple regard désapprobateur.
— Allons-y, dit-elle d'un ton plus décidé, essayant de chasser ses pensées sombres, trève de bavardages ! Il faut que nous terminions avant son retour.
Julie acquiesça, et les deux femmes se mirent à dépoussiérer la pièce dans un silence plus lourd qu'auparavant, l'ombre d'Anastasie et son retour imminent pesant sur chacune de leurs actions.
Les deux jeunes femmes s'affairaient à remettre la chambre d'Anastasie en état. Julie, agenouillée devant la coiffeuse, astiquait délicatement le bois verni avec un chiffon imbibé d'un vinaigre odorant, pendant que Cendrillon tapotait les rideaux, chassant d'un revers de main la poussière amassée depuis des semaines. Un nuage gris dansait dans les faisceaux de lumière, comme un rappel qu'Anastasie n'était jamais bien loin.
Le lit à baldaquin avait été défait, les draps changés, le parquet frotté. À présent, elles s'attaquaient aux malles débordantes, aux tiroirs pleins à craquer. Cendrillon suspendait robe après robe, corsets brodés de nacre, étoffes trop fragiles pour être simplement pliées. Des gants, des bas de soie, des bijoux aux montures dorées encore dans leurs écrins... Elle n'en revenait jamais.
— Regarde-moi ça, souffla Julie en montrant une boîte contenant un collier d'opale aux reflets de lune. Il lui offre des bijoux comme s'il jetait des bonbons à une enfant.
Cendrillon, en silence, posa un corset de satin sur un cintre. Elle avait cessé depuis longtemps d'être surprise.
— Et tout ça, reprit Julie en pointant du menton une paire de souliers italiens sertis de pierres bleues, c'est pas Madame qui le lui achète. Elle a bon dos, la vieille... Non, ça, c'est encore le prince.
Cendrillon hocha la tête, résignée. La chambre d'Anastasie était un musée de la vanité : poudriers en or, éventails en plumes rares, fioles de parfums venus d'Orient. Une petite cour dans une chambre, offerte par la main du prince lui-même.
Julie s'essuya les mains, se redressa, et sans prévenir, lança d'un ton faussement détaché :
— Alors maintenant, tu vois Lucien et Nicolas ?
Cendrillon sursauta presque. Elle détourna les yeux, réajusta distraitement un collier sur son présentoir.
— Je ne vois personne.
Julie émit un petit rire pincé.
— Non, c'est vrai. Tu ne fais que les croiser... nue.
— Julie...
—Tu sais, hier soir... vous n'avez pas été très discrets. Même la cuisine s'est tue quand les murs se sont mis à parler.
Le cœur de Cendrillon se serra.
—Tu crois qu'on nous a entendus ?
—J'ai éloigné les domestiques aussi vite qu'ils ont commencé à chuchoter. C'est pour toi que je l'ai fait, tu sais ? Pas pour lui.
Cendrillon baissa les yeux. Elle savait. Elle savait depuis longtemps que Julie avait ce petit faible pour Lucien. Un faible jamais dit, jamais assumé, mais qui transparaissait chaque fois qu'il passait à portée de regard.
Julie se remit au travail, mais sa voix, plus douce cette fois, glissa entre deux gestes :
— Tu sais, il aurait pu m'aimer, Lucien. Peut-être. S'il n'y avait pas eu toi.
Julie restait accroupie près de la coiffeuse, mais ses mains s'étaient arrêtées, figées sur un poudrier émaillé. Son regard, vague, restait accroché à un point invisible entre deux flacons de parfum. Cendrillon, elle, rangeait lentement une robe couleur ivoire brodée de fils d'or, la caressant presque du bout des doigts, comme si elle craignait de la froisser.
Le silence entre elles dura un instant. Puis Julie souffla, d'une voix plus basse :
— Excuse-moi. Je ne devrais pas dire ça. Je le sais.
Cendrillon se retourna vers elle, surprise par la sincérité douce de son amie. Elle la vit là, les genoux poussiéreux, les joues rougies par la fatigue, les yeux pleins d'un mélange d'émotions qu'elle comprenait trop bien. De la jalousie, oui. Mais surtout, de l'attachement. Et une douleur qui ne cherchait pas à blesser.
Julie reprit, un sourire las au coin des lèvres :
— C'est pas contre toi. C'est juste que... Parfois, j'oublie que tu n'as pas choisi non plus.
Cendrillon s'approcha, posa la robe sur le lit, et s'accroupit à son tour à côté de Julie. Elle prit une de ses mains dans les siennes, la serra doucement.
— Tu n'as pas à t'excuser.
Elle ne termina pas sa phrase. Elle n'en avait pas besoin. Julie hocha la tête, son regard brillant.
— J'suis juste fatiguée, tu vois. Fatiguée de faire semblant que rien ne me touche. De voir tout le monde passer devant moi comme si j'étais une ombre dans les couloirs. Même Lucien, elle eut un petit rire sans joie, surtout Lucien.
Cendrillon posa son front contre celui de Julie un bref instant, un geste tendre, familier. Leur complicité datait de l'enfance, de ces jours où elles volaient des tartes dans les cuisines et riaient sous les tables, avant que la vie ne se mette à les diviser selon des règles qui ne leur appartenaient pas.
— On fait comme on peut, hein ? murmura Cendrillon.
Julie renifla, essuya vite une larme rebelle du revers de sa manche, puis se redressa d'un bond, comme pour balayer l'émotion d'un geste.
— Allez, feignasse, t'as vu tout ce qu'il reste à faire ? Si Madame monte et qu'elle trouve un grain de poussière sur son miroir, elle te fera bouffer la cire à meuble.
Cendrillon éclata de rire et se remit au travail. Elles reprirent leur ballet, nettoyant, pliant, arrangeant, mais quelque chose s'était apaisé entre elles. Une tension avait fondu. L'amitié avait repris sa juste place.
Et contre son sein dans l'intimité de son corset, Cendrillon sentait la lettre volée contre sa peau. Un secret encore chaud, brûlant, qu'elle n'osait pas encore lire.
Le pas pressé d'un serviteur troubla le silence feutré de la chambre. Il entra sans frapper, la voix encore tremblante de ne pas vouloir contrarier les mauvaises humeurs d'Anastasie.
— Mesdemoiselles... dit-il en jetant un regard furtif sur les deux jeunes femmes. Elle arrive.
Julie, agenouillée près d'un coffre entrouvert, se redressa d'un bond.
— Déjà ?
— Elle veut se reposer. Elle est épuisée par son voyage depuis le château, et Madame exige qu'aucun bruit ne dérange sa sieste.
Il s'éclipsa aussi vite qu'il était venu, comme s'il avait peur de rester trop longtemps dans les plis de la colère d'Anastasie.
Cendrillon et Julie échangèrent un regard rapide. Sans un mot, elles rabattirent les couvercles des coffres, lissèrent les rideaux, refermèrent les tiroirs. En moins de deux minutes, la chambre reprit l'aspect glacé et ordonné d'une pièce où rien ne devait paraître avoir bougé.
Elles quittèrent les lieux à pas rapides, la lettre volée toujours dissimulée dans le corset de Cendrillon, comprimée contre sa peau battante.
Dans les cuisines, l'atmosphère était toute autre. Le bruit, les voix, le métal heurtant le bois, les pas précipités, les odeurs d'oignon, de graisse et d'épices : tout vibrait d'une vie chaotique mais familiére. Autour de la grande table de préparation, les cuisiniers échangeaient à voix basse des théories de plus en plus farfelues.
— Moi, j'te dis, c'est le Prince qui l'a renvoyée.
— Tu crois qu'il s'est lassé ?
— Ou qu'il en a trouvé une autre ?
— Mais pas du tout ! Il paraît qu'elle a crié sur la reine devant tout le conseil, comme une furie !
Julie leva les yeux au ciel tandis qu'elle et Cendrillon s'approchaient pour attraper un quignon de pain.
— Ils s'ennuient, dès qu'ils n'ont plus d'ordres à recevoir, ils s'inventent des tragédies, murmura-t-elle.
Mais les marmitons parlaient fort, et les mots se précisaient :
— Elle a demandé un civet de lièvre au vin blanc, avec les pruneaux et la farce de pigeon, comme à la cour.
— Mais on n'a pas de lièvre ! s'exclama un jeune garçon roux, les mains pleines de farine.
— Tu veux aller lui dire, peut-être ? rétorqua sèchement le maître cuisinier.
— Et des pêches. Elle veut des pêches.
— Des pêches ? En cette saison ?
Julie et Cendrillon s'adossèrent à un mur un peu plus loin, près de l'entrée.
— Elle n'a pas changé, souffla Julie. Toujours à exiger le monde et à ne pas bouger un doigt.
— Elle a changé, répondit Cendrillon, songeuse. Elle est pire.
Une rumeur, une peur latente, une vague de crispation flottait au-dessus des serviteurs. Car Anastasie n'était pas seulement revenue trop tôt. Elle était revenue... différente. Et personne ne savait encore si c'était une bénédiction ou un présage.
Les cuisines débordaient d'agitation. Entre les marmites fumantes, les couverts à polir, les ordres qui fusaient, et les ragots qui circulaient plus vite que les plats, Julie et Cendrillon s'étaient frayées un chemin, échappant de justesse à l'arrivée précipitée d'Anastasie dans ses appartements.
Les serviteurs étaient en effervescence. Le retour soudain d'Anastasie avait jeté un trouble dans toute la maison. On murmurait, on spéculait. Pourquoi était-elle revenue plus tôt que prévu ? Une dispute avec le prince ? Une lubie ? Ou pire : un scandale ?
Un marmiton, la chemise entrouverte et les bras farinés, haussa la voix en lançant d'un ton goguenard :
— Moi j'dis, si elle est revenue plus tôt, c'est que le prince en avait marre de s'user la langue pour qu'elle mouille à peine.
Une salve de rires gras lui répondit, mêlés à quelques exclamations outrées. Cendrillon, bouche bée, se mit à rire malgré elle, en jetant un regard à Julie, qui s'était figée, les yeux grands comme des soucoupes.
Puis, une voix suave, basse, au timbre reconnaissable entre mille, s'éleva juste derrière elles :
— Ou alors c'est elle qui en avait marre des caresses princières et qui rêvait du bon vieux manche du palefrenier.
Julie sursauta. Elle se retourna d'un bond.
— Lucien ! siffla-t-elle.
Mais ses joues rosies trahissaient sa honte contenu. Cendrillon, elle, se retourna lentement, les bras croisés, une lueur amusée au fond du regard.
Lucien se tenait là, l'air innocent, une pomme à la main, vêtu de sa chemise entrouverte, les manches roulées sur ses avant-bras hâlés. Ses cheveux blonds lui tombaient en mèches souples sur le front, et ses yeux verts, clairs comme des ruisseaux de montagne, brillaient d'une malice toute particulière. Seule la cicatrice fine qui tordait sa lèvre supérieure, souvenir de sa naissance, lui valait le surnom moqueur de "Lucifer" dans la bouche cruelle de Nicolas.
— Toujours à semer le trouble là où tu passes, dit Cendrillon avec un sourire.
Lucien haussa les épaules.
— J'aime bien les cuisines. On y trouve de quoi rire, de quoi manger... parfois même de quoi embrasser, si on est chanceux.
Julie leva les yeux au ciel, feignant l'agacement.
— Et t'es chanceux souvent, toi ? lança-t-elle.
— Pas autant que je le voudrais, répondit-il, son regard s'attardant un instant sur Cendrillon, avant de bifurquer vers son dos. Ton dos va mieux ? Tu as pu dormir cette nuit ?
Un silence fugace passa entre eux.
— Un peu mieux, répondit Cendrillon à voix basse. Merci encore pour... hier.
Julie détourna les yeux, gênée. Mais Lucien, lui, se contenta d'un sourire doux.
— Je ne t'ai pas vue hier soir, dit-il ensuite. Je t'ai cherchée un moment. Mais tu étais invisible. Tu m'as manqué.
Julie fit mine de se racler la gorge, comme pour effacer le trouble qu'elle lisait entre leurs gestes.
— Je vais aller voir si les gâteaux sont sortis du four. Il faut bien que quelqu'un travaille ici, non ? lança-t-elle avec un sourire qui tentait d'être léger.
Lucien l'observa s'éloigner, puis se tourna de nouveau vers Cendrillon, une ombre plus sérieuse cette fois dans le regard.
— Tu sais que tu peux venir me voir quand tu veux, pas vrai ?
Elle acquiesça, mais ne répondit pas.
Cendrillon baissa les yeux un instant, hésitant. Elle savait que Lucien ne serait pas dupe. Il avait toujours été plus perspicace qu'il ne laissait paraître. Mais elle devait absolument éviter de parler de sa visite à Nicolas, éviter de trop en dire.
— Je n'ai pas beaucoup dormi la nuit dernière, dit-elle d'un ton volontairement distrait, espérant que cela détournerait son attention.
Lucien la scruta quelques instants, l'air pensif. Il inclina légèrement la tête, comme s'il évaluait ses mots, puis, avec un léger sourire, il répondit :
— Ah, d'accord, je vois... Sa voix s'adoucit alors, comme s'il venait de comprendre quelque chose, un sous-entendu caché derrière ses paroles. Trop de pensées dans ta tête, sans doute ?
Cendrillon sentit une chaleur lui monter aux joues. Il avait vu juste. Il savait. Elle tenta de répondre, mais quelque chose dans la manière dont Lucien l'observait lui coupa les mots.
— Lucien, je... Elle s'arrêta, se mordant la lèvre, essayant de trouver une manière de s'expliquer, de le rassurer. Mais la tension montait entre eux, invisible mais palpable. Elle le regarda, cherchant à apaiser l'atmosphère. Je... je ne voulais pas que ça se passe comme ça. Je suis désolée si ça t'a dérangé.
À ce moment-là, Julie réapparut dans l'encadrement de la porte, le regard curieux.
— Ouh, l'atmosphère s'est refroidie tout à coup... Elle se faufila dans la cuisine, ses pas légers et son sourire géné. Qu'est-ce qu'il se passe ici ?
Avant que Cendrillon puisse répondre, un bruit sourd se fit entendre dans le couloir. Les serviteurs dans la pièce se figèrent. Les regards se tournèrent, pleins de peur. Madame. Elle arrivait.
Le bruit des talons de la maîtresse des lieux résonna de plus en plus fort. Tout le monde se figea, paralysé par la peur, comme un seul être, l'atmosphère devenue lourde et silencieuse.
Lucien, instinctivement, se tourna, un sourire furtif se dessinant sur ses lèvres, mais ses yeux trahissaient la tension qui avait envahi la pièce. Cendrillon sentit son cœur se serrer. Elle savait ce qui allait suivre. Chaque serviteur se retrouvait suspendu à chaque mouvement de Madame, une pression invisible, mais omniprésente, pesant sur tout le monde.
Julie se tourna également, ses traits devenus plus fermes, plus tendus. Même le marmiton qui avait tenté de plaisanter un instant plus tôt s'était tu, les lèvres serrées dans une grimace nerveuse. Tout le monde attendait, retenait son souffle, l'esprit dans une attente angoissée.
La porte de la cuisine s'ouvrit dans un grincement. Madame entra. L'air autour d'elle semblait se refroidir davantage. Elle observa la scène d'un regard glacial, balayant l'espace, scrutant chaque détail. Ses yeux se posèrent sur Cendrillon, puis sur Lucien, avant de s'arrêter un instant sur Julie. Un sourire imperceptible, presque cruel, se dessina sur ses lèvres. Aucun mot ne sortit. Mais la tension était palpable.
Tout le monde attendait.
Madame s'arrêta au seuil de la cuisine, sa silhouette majestueuse se découpant contre l'ombre des couloirs. Ses cheveux gris-blonds, désormais légèrement délavés par l'âge, étaient soigneusement coiffés, et pourtant l'on sentait encore une beauté glacée, figée dans le temps. Ses traits étaient fins, d'une élégance froide, mais ses yeux... Ses yeux bleu glace, perçants, trahissaient une cruauté sans borne. Ces mêmes yeux que son fils, Nicolas, portait avec une froideur semblable. Un regard qui, même aujourd'hui, semblait déchirer l'air autour d'elle.
Elle se tenait droite, les bras croisés, une main ornée de bijoux précieux et lourds qui scintillaient sous la lumière. La lumière, pourtant faible, semblait se retirer face à son aura. Un éclat glacé enveloppait sa silhouette.
Le silence dans la cuisine se fit lourd, presque suffocant.
— Quelqu'un, dit-elle d'une voix basse et glaciale, a volé quelque chose dans la chambre de l'un de mes enfants.
Un frisson traversa les serviteurs présents. Les cœurs se figèrent.
Elle laissa un silence s'installer, attendant que ses paroles s'impriment dans l'air.
— La punition pour ce vol sera terrible, dit-elle enfin, d'une voix mordante. Non seulement celui qui a pris ce qui ne lui appartenait pas devra rendre des comptes, mais en attendant que ce voleur se manifeste, je prive tout le monde de leur dîner ce soir. Personne ne mangera. Pas un morceau. Pas une bouchée.
Le poids de ses mots pesa comme une enclume.
Elle jeta un regard glacial autour d'elle, comme pour s'assurer que chaque serviteur, chaque valet, mesurait l'ampleur de la menace. Ses yeux balayèrent la pièce, et l'air sembla se figer à chaque mouvement.
— Ce n'est que le début, ajouta-t-elle, ses lèvres se retroussant légèrement en un sourire glacé.
Elle fit un geste sec de la main, indiquant qu'il était temps pour elle de partir. Un murmure d'effroi parcourut la pièce, chacun ressentant l'ampleur de la terreur qu'elle imposait sans même lever la voix.
Madame tourna les talons, sa démarche impeccable et imposante, et sortit aussi soudainement qu'elle était entrée, laissant derrière elle un silence accablant, lourd de peur.
Les serviteurs, paralysés, restèrent là, figés dans l'angoisse, sans savoir ce qui les attendait. Cendrillon sentit sa gorge se nouer. Le papier, plié contre sa poitrine, semblait soudain lourd comme du plomb. Elle se demanda, un instant, pourquoi tant de moyens avaient été déployés pour une simple lettre. Mais elle chassa vite cette pensée, la peur de la punition la paralysant déjà.
Chapter 4: III
Chapter Text
Le soir était tombé sur le domaine, et la cuisine résonnait du fracas des casseroles et des marmites. Les serviteurs couraient d'un bout à l'autre, la nervosité palpable, tandis que des murmures s'élevaient entre les marmitons et les cuisiniers.
Anastasie venait à peine de revenir, et déjà, ses exigences démesurées se faisaient sentir.
Les marmitons, épuisés, se lamentaient.
– Que nous a-t-elle encore demandé cette fois ? marmonna l'un d'eux, les mains couvertes de farce, nous ne pourrons jamais finir à temps.
Un autre valet haussait les épaules en coupant des légumes avec un air résigné.
– Tous ces plats, ces mets de luxe... et pourquoi ? Nous, nous n'avons même pas droit à un morceau de pain !
Au fond de la cuisine, une jeune cuisinière enceinte, visiblement épuisée, se massa le ventre en levant les yeux au ciel.
– Je ne demande même pas un festin, juste un peu de soupe et un peu de pain.
Un autre marmiton s'approcha d'elle, jetant un regard furtif autour.
– Mais si quelqu'un a volé quelque chose... Il s'arrêta, le regard suspicieux. – Qu'on le dise ! Il y en a qui sont affamés, et on nous prive de tout.
Les serviteurs se lancèrent des regards interrogateurs, le malaise montant au fur et à mesure que l'idée d'un vol dans la cuisine germait dans leurs têtes. Une tension sourde se faisait sentir, et même ceux qui n'étaient pas impliqués dans la préparation des repas, mais qui étaient présents dans la pièce, se demandaient si quelqu'un avait effectivement pris quelque chose.
– Vous croyez qu'il y a vraiment un voleur parmi nous ? lança une voix, plus nerveuse.
Une vague de rumeurs se propagea parmi les serviteurs.
– Eh bien, peut-être que c'est Robert, non ? Il est toujours fourré là où il ne faut pas. lança une voix du fond de la cuisine, mais sans grande conviction.
– Non, moi je dirais plutôt Marie, celle-là, elle a toujours des airs bizarres. Ça ne m'étonnerait même pas que ce soit elle qui ait pris quelque chose. murmura une autre servante, en jetant un regard furtif vers sa collègue.
– Mais si quelqu'un a volé, il devrait garder ça pour lui, non ? répondit une voix plus grave. – Qui peut nous en vouloir de prendre un peu pour survivre ? On ne nous donne rien d'autre. Pas même un morceau de pain pour faire tenir notre ventre.
Les murmures se transformèrent rapidement en chuchotements dans la pièce, les regards se portant sur ceux qui semblaient un peu trop nerveux, ou qui avaient l'air trop tranquilles pour être innocents. Le malaise grandissait, mais personne n'osait vraiment accuser quelqu'un en particulier. Chaque serviteur, chaque domestique se tenait sur ses gardes, comme si un léger faux mouvement pouvait déclencher la furie de Madame.
Soudain, une servante, dont le visage était marqué par la fatigue et l'angoisse, se tourna vivement vers un autre domestique, furieuse.
– Quoi, tu insinues que c'est moi ?! Comment tu oses accuser quelqu'un comme ça !
Le ton monta. Les accusations se firent de plus en plus vives.
– Eh bien, peut-être que toi, tu as pris quelque chose ! Tu te crois au-dessus des autres, avec ta belle attitude ! C'est facile de parler quand on a tout ce qu'il faut !
Une autre domestique, rouge de colère, sauta sur la servante accusée.
– Et toi, t'as l'air de tout savoir, mais je t'ai vue traîner près des réserves hier soir, alors qu'on t'avait dit de t'éloigner !
La bagarre éclata soudainement, les cris et les injures résonnant dans la cuisine. Les marmitons, d'abord immobiles, se joignirent au chaos, certains tentant de séparer les autres, d'autres s'emportant eux aussi. Des bras s'agitaient, des cheveux étaient tirés, des poings frappaient sans crier gare. Les visages se tordaient de colère et de haine. Tout le monde se rejetait la faute, et la culpabilité semblait se transmettre comme une infection.
Au milieu du tumulte, une voix plus autoritaire, celle de Lucien, s'éleva, tentant d'arrêter la bagarre.
– Arrêtez ! Arrêtez tout de suite ! On va tous en payer les conséquences si vous continuez !
Mais rien n'y fit. Les coups pleuvaient encore. La scène était devenue incontrôlable, une guerre de nervosité et de frustration. Les accusations volaient, et personne ne semblait vouloir prendre de recul. Tout le monde se haussait du ton, se reprochait des choses qu'il n'avait pas faites, jusqu'à ce que, dans un cri final, une domestique hurle :
– Vous nous avez tous trahis, tout le monde ici ! Tout le monde !
C'est alors que les bruits de pas de Madame se firent entendre dans le couloir, de plus en plus proches. La cuisine s'arrêta subitement, un silence lourd et gêné s'abattit sur la pièce. Les serviteurs, le visage pâle, se figèrent, leurs yeux rivés sur la porte.
Et lorsque Madame entra, tout le monde se retrouva paralysé par la peur. Un seul regard suffisit à faire cesser le tumulte, mais dans les cœurs des serviteurs, la terreur avait pris racine.
Quand Madame entra enfin dans la cuisine, les regards s'étaient immédiatement détournés. Les servantes s'étaient précipitées pour cacher leurs mains derrière leurs tabliers, tandis que d'autres tentaient maladroitement de se recoiffer, les cheveux éparpillés après les tiraillements de la bagarre. Les visages étaient tendus, chaque geste devenait une tentative désespérée de masquer la culpabilité et la peur. Le calme s'était abattu, lourd et oppressant, une atmosphère glaciale régnant maintenant dans la pièce.
Madame s'avança lentement, son regard glacé balayant les serviteurs. Un silence absolu s'était installé, et aucun n'osa parler.
Elle se tourna alors vers la table centrale et posa un sablier d'un geste solennel. Le sable glissait lentement, une fraction de seconde après l'autre, dans un bruit presque imperceptible. Tous les yeux suivaient les grains qui s'écoulaient, et un frisson d'appréhension parcourut l'assemblée.
– Quand le dernier grain de sable sera tombé, si personne ne se dénonce, je vous punirai tous. 20 coups de fouet pour chacun d'entre vous, sans exception, et des renvois immédiats. Vous avez jusqu'à la fin de ce sablier, dit-elle d'une voix calme, mais glaciale.
Le temps sembla se suspendre, et chaque seconde était un supplice. Les serviteurs se tenaient immobiles, espérant que quelqu'un briserait le silence, mais chacun savait au fond de lui que la menace de Madame était sans pitié.
Elle était sortie d'un pas lourd, laissant derrière elle un silence presque oppressant. Cendrillon, toujours tremblante, les yeux pleins de culpabilité, se tourna vers Julie. Sans dire un mot, elle prit sa main d'un geste ferme, presque désespéré. Julie ne protesta pas, son regard partagé entre la confusion et l'inquiétude, mais elle laissa Cendrillon la guider hors de la cuisine.
Elles marchèrent à travers le jardin, leurs pas s'enfonçant dans la terre meuble, jusqu'à ce qu'elles arrivèrent près d'un vieux chêne, ses branches touffues offrant un refuge presque intime. Cet arbre avait toujours été un lieu de secret et de réconfort pour elles deux, des années auparavant. Lorsque le vent soufflait, l'arbre semblait chuchoter, comme s'il savait tout ce qui se passait dans leurs jeunes vies. Cendrillon s'arrêta, les yeux baissés, et s'assit sur une racine noueuse, ses mains tremblantes posées sur ses genoux.
Julie hésita un instant, mais finit par la rejoindre, s'asseyant en face d'elle. L'atmosphère était lourde, et Cendrillon avait du mal à articuler ses pensées, comme si chaque mot la paralysait un peu plus.
— Julie, je... Cendrillon avala sa salive, se battant contre les larmes qui montaient. — J'ai besoin de te dire quelque chose.
Julie fronça les sourcils, son regard fixé sur Cendrillon. Elle ne savait pas quoi répondre, mais elle sentait la gravité dans l'air. Cendrillon, tremblante, baissa enfin les yeux vers ses mains.
— Je... j'ai volé quelque chose, murmura Cendrillon, sa voix tremblant de honte. — Une lettre. C'était une lettre de Nicolas.
Julie la regarda sans comprendre tout de suite, son esprit courant dans mille directions à la fois.
— Mais je ne l'ai pas ouverte. La voix de Cendrillon se brisa presque en prononçant cette dernière phrase. — Je ne sais pas ce qu'il y a dedans.
Elle s'efforça de lever les yeux vers Julie, cherchant à lire dans son regard une forme de réconfort, mais elle n'en trouva qu'un vide douloureux. Le poids de son propre secret l'écrasait de plus en plus.
Julie, sans un mot, attendit qu'elle poursuive. Cendrillon se mordit les lèvres, se battant encore avec ses pensées, avant de continuer, d'une voix plus faible :
— En fait, ce n'était pas volontaire. C'était Lucien. Il m'a surprise en train de lire les lettres de Nicolas. Et, par instinct, j'ai rangé celle-ci, sans réfléchir, juste pour qu'il ne me voie pas. Je ne pensais même pas à mal, Julie. Je... je ne savais pas quoi faire. C'était une réaction impulsive.
Julie écouta en silence, le cœur un peu plus lourd à chaque mot prononcé par Cendrillon. Elle sentit une vague de culpabilité l'envahir à l'idée que Cendrillon, sans être coupable d'intention, s'était retrouvée piégée dans une situation bien plus complexe qu'elle ne l'avait imaginé.
— Mais pourquoi ne l'as-tu pas ouverte ? demanda Julie, toujours un peu perdue, bien qu'elle comprît désormais la confusion qui régnait dans l'esprit de Cendrillon.
— Parce que... Cendrillon baissa les yeux, son souffle tremblant. — Parce que j'avais peur de ce que je pourrais trouver. Et j'ai préféré ne rien savoir. Mais maintenant, je... je dois te le dire. C'est comme si cette lettre... cette lettre, Julie, elle signifie quelque chose que je ne comprends pas. Peut-être que je me fais des idées. Mais il faut que je le sache. Il faut que je découvre ce qu'il y a dedans.
Julie regarda Cendrillon, le visage marqué par l'anxiété, mais aussi par une forme de désespoir. Elle posa doucement sa main sur celle de Cendrillon, un geste plein de soutien.
— C'est... C'est étrange, Cendrillon, dit-elle doucement. — Mais tu ne peux pas en parler à Nicolas, tu sais. Si cette lettre est si importante... je pense qu'il faut la garder pour toi, au moins un peu plus longtemps.
— Non, non, interrompit Cendrillon avec une urgence dans la voix. Ce n'est pas ça. Si je lui rends cette lettre, je suis sûre qu'il ne dira rien. Il ne me fera pas de mal. Je... je dois la lui rendre, c'est tout ce qu'il me reste à faire.
Julie la fixa, un peu perdue. Cendrillon semblait décidée, et pourtant, une inquiétude étrange brillait dans ses yeux.
— Mais pourquoi... pourquoi être si sûre de ça ? Ce n'est pas risqué ?
— Je... je sais que si je la lui rends, tout ira bien. Il ne dira rien. Je vais arranger tout ça. Personne ne saura rien, pas même lui, et tout redeviendra comme avant.
Julie observa Cendrillon, ses paroles résonnant dans l'air comme un dernier acte de résignation. Cendrillon, une fois de plus, se précipitait dans un sentiment de soulagement immédiat, mais Julie savait que cette histoire ne finirait pas aussi facilement.
— Tu es sûre, Cendrillon ? Il y a des choses que tu ne peux pas effacer juste en les rendant.
Mais Cendrillon, déterminée, se tourna de nouveau vers elle.
— C'est la seule solution, Julie. Je vais le régler. Je vais lui rendre, et tout sera fini.
Cendrillon fixa l'arbre, comme si cet endroit pouvait lui offrir un peu de réconfort.
— Minuit, murmura-t-elle. Je serai là à minuit, je te raconterai tout ce qui s'est passé avec la lettre.
Julie hocha la tête en signe d'accord.
— Minuit, sous cet arbre. Je serai là, Cendrillon. Et fais attention à toi, surtout.
Cendrillon lui sourit faiblement, mais cette fois, il y avait quelque chose de résolu dans son regard. Ce n'était pas qu'une simple promesse. C'était un acte de réparation, un geste qui devait absolument se faire. Elle n'avait plus le choix.
Julie s'éclipsa rapidement sous l'arbre, sa démarche nerveuse, s'assurant qu'aucun regard ne s'était posé sur elle. Elle s'éloigna à grands pas, se dirigeant vers les cuisines où l'agitation battait son plein. Elle devait se fondre dans la masse, cacher son absence. Le poids de la lettre, volée par Cendrillon, la pesait encore sur le cœur, mais pour l'instant, elle n'était pas concernée. Ce n'était plus à elle de gérer cette affaire.
De son côté, Cendrillon ne perdit pas une seconde. Dès que Julie eut quitté le jardin, elle se faufila discrètement dans le long couloir menant aux appartements de Nicolas. Chaque pas résonnait dans le silence de la nuit, et son cœur battait plus fort à mesure qu'elle s'approchait de la porte de sa chambre. Elle serra la lettre contre son sein, son esprit en proie à un tourbillon de pensées. Elle n'avait toujours pas compris pourquoi elle avait pris cette lettre, mais à cet instant précis, il fallait qu'elle la rende.
Avant qu'elle ne puisse lever la main pour frapper à la porte de Nicolas, un cri perça le silence de la maison, fort et éclatant, résonnant dans les murs. Cendrillon sursauta, son cœur battant dans sa poitrine. Elle s'arrêta nette.
Un autre cri, puis des bruits de porcelaines brisées. Anastasie semblait hors d'elle, et Cendrillon sentit l'atmosphère lourde se charger d'une tension palpable. Elle hésita un instant, puis, poussée par une curiosité qu'elle n'arrivait pas à réprimer, elle s'avança discrètement, sans bruit, dans la direction du tumulte. Elle n'avait pas l'intention d'espionner, mais les cris, le fracas, et surtout la colère d'Anastasie la tenaient en haleine.
Elle s'approcha prudemment de la porte entrebâillée et, tout en restant à distance, elle tendit l'oreille.
À l'intérieur, l'atmosphère était glaciale. Madame se tenait là, d'un calme implacable, tandis qu'Anastasie, dans une rage infantile, jetait des objets avec une frénésie presque irrationnelle. Des perles, des bijoux, des objets précieux volaient en éclats autour d'elle, mais Madame restait de marbre, comme si la scène ne l'affectait en rien. Sa voix, froide et ferme, perça finalement le tumulte.
— Nous la retrouverons, dit-elle d'une voix glaciale, sans laisser transparaître le moindre signe d'émotion. Il est inutile de faire tout ce bruit. La boîte sera retrouvée, Anastasie. Nous avons des moyens.
Anastasie, elle, ne semblait pas vouloir entendre la voix calme de sa mère. Elle hurlait, les mains tremblantes de colère, faisant voler un autre objet au sol.
— Mais où est-elle ?! Où est-elle passée ?! Je veux ma boîte! Il est hors de question que quelqu'un m'ait volé ça !
Madame soupira, un soupir qui semblait à la fois exaspéré et empreint d'une froide autorité. Elle posa ses mains sur le bureau, parfaitement tranquille, et fixa sa fille d'un regard acéré.
— Anastasie, nous allons la retrouver. Calme-toi.
Le ton de Madame était toujours aussi glacial, mais il n'y avait aucune inquiétude dans ses mots, comme si elle savait d'avance que la situation serait maîtrisée. La froideur de son calme contrastait avec l'effervescence d'Anastasie.
Cendrillon, qui écoutait en retenant son souffle, sentit une étrange sensation la parcourir. Une boîte, c'était donc une boîte que tout le monde cherchait, non pas une lettre.
Et tout à coup, ce qu'elle avait fait lui sembla moins grave. Elle n'avait pas volé ce qu'elles cherchaient. Peut-être même que personne ne remarquerait la lettre manquante. Peut-être que Nicolas n'avait même pas pris conscience de sa disparition.
Soulagée, ou du moins moins rongée par la honte, elle décida de ne pas lui parler. Pas tout de suite. Elle gardera la lettre encore un peu. Juste un peu. Le temps de comprendre ce qui se passe réellement.
Elle fit demi-tour, le pas plus vif, presque décidé, pour retourner vers les cuisines — mais à peine avait-elle quitté le seuil de la chambre qu'une main surgit de l'ombre et la happa brusquement à l'intérieur.
Avant qu'elle ne puisse crier, une autre main se plaqua sur sa bouche.
Elle se débattit, les yeux écarquillés, le cœur battant à tout rompre, mais son dos heurta la porte refermée dans un bruit sourd.
Elle leva les yeux. Et ce qu'elle vit la figea net.
Nicolas.
Ses yeux bleus, brillants d'un éclat étrange, la fixaient intensément. Il était si proche qu'elle sentait son souffle chaud sur sa joue, et sa poigne, ferme mais sans violence, l'empêchait de bouger.
Il ne disait rien. Il ne criait pas. Il respirait fort, comme s'il contenait quelque chose.
Cendrillon, plaquée contre le bois, tremblait. Son regard paniqué chercha une explication dans celui du jeune homme.
Mais il restait silencieux.
Les pas résonnent derrière la porte. Anastasie hurle quelque chose d'inintelligible, des perles roulent sur le sol, un vase éclate. Cendrillon s'immobilise, une main étrangère plaquée contre sa bouche. Son cœur cogne, affolé, alors que Nicolas la tient, tout contre la porte de sa chambre.
La silhouette massive du jeune homme bloque la lumière. Son souffle est court, chaud contre sa tempe. Ils attendent. Une éternité passe, puis les voix s'éloignent enfin dans le couloir.
Il la relâche, lentement. Mais ses yeux, eux, restent accrochés aux siens. Il la regarde, furieux, inquiet, troublé.
— Qu'est-ce que tu fais ici ? murmure-t-il, la voix tendue. Tu ne devrais pas être là. Tu devrais être aux cuisines. Si elles t'avaient vue...
Il passe une main nerveuse dans ses cheveux. Il est à la fois furieux et soulagé.
Cendrillon bredouille :
— Enfin rien... j'ai cru avoir oublié quelque chose.
Il arque un sourcil. Son visage se ferme.
— Ton intelligence, peut-être ?
La phrase claque, sèche, comme un fouet. Cendrillon baisse les yeux, blessée. Il la fixe, sa mâchoire contractée, les mains crispées.
— Tu crois quoi ? Que tu peux rôder dans les couloirs sans qu'on te voie ? Tu joues à un jeu dangereux, Cendrillon. Un jour, tu vas y laisser ta peau.
Elle ne répond pas. Elle sent la colère de Nicolas vibrer entre eux, et quelque chose d'autre aussi. Quelque chose de brûlant. Il la regarde encore, puis ses doigts attrapent doucement son poignet, la ramènent vers lui.
Il murmure, plus doucement :
— Tu me rends fou.
Leurs souffles se croisent. Il hésite une seconde. Puis l'instant se brise. Il l'embrasse.
C'est un baiser brutal, presque maladroit, né de la peur, du désir, de la colère rentrée. Elle ne répond pas tout de suite, surprise, mais elle ne le repousse pas. Ses lèvres s'ouvrent sous les siennes. Sa main glisse dans sa nuque, la retient contre lui. Ses lèvres capturent les siennes avec une urgence fébrile, une colère rentrée qui se transforme en désir. Elle laisse échapper un gémissement étouffé. Elle sent tout : la chaleur de sa bouche, la force contenue dans ses bras, le goût léger du vin sur sa langue. Sa propre main s'accroche à la chemise de Nicolas, désespérément.
Il prend le temps. Il la goûte, la dévore, explore sa bouche avec une lenteur terriblement précise, comme s'il voulait l'imprimer en lui. Son autre main glisse le long de sa taille, s'arrête sur sa hanche. Cendrillon sent ses genoux trembler. Elle ne pense plus. Elle sent, seulement.
Puis, aussi soudainement qu'il a commencé, Nicolas s'écarte. Il respire fort. Il secoue la tête, les yeux brillants.
— Tu dois y aller, murmure-t-il. Maintenant.
Elle reste figée une seconde, les lèvres encore tièdes de son baiser, le cœur battant à tout rompre. Puis elle hoche la tête et quitte la pièce sans un mot, la lettre toujours contre sa poitrine.
Cendrillon s'éloigne d'un pas rapide, presque fuyant, comme si chaque seconde passée dans ce couloir risquait de la faire vaciller. Ses doigts tremblent encore, cachés dans les replis de sa robe. Elle sent son souffle irrégulier cogner contre sa poitrine, là où la main de Nicolas avait frôlé, pressé, sa peau à peine dissimulée.
Elle ne pense pas à la lettre. Pas tout de suite.
Elle traverse le couloir, s'enfonce dans les escaliers sombres, sans voir où elle met les pieds. Ce n'est qu'en atteignant les cuisines, en retrouvant l'écho des voix, l'odeur âcre du feu et des pelures de pommes de terre, qu'elle revient au présent.
Le goût de Nicolas est encore sur ses lèvres.
Et cette fois, ce n'est plus seulement son cœur qui bat trop vite. C'est tout son corps qui semble l'appeler.
Cendrillon retrouve les cuisines en effervescence, la chaleur du feu, les cliquetis des couverts, les marmites qui débordent. Personne ne semble avoir remarqué son absence, ou alors on préfère ne pas poser de questions. Elle glisse un tablier sur sa robe froissée, rabat une mèche de cheveux derrière son oreille, et se fond dans la cadence familière des corvées.
Ses mains, pourtant encore fébriles, tranchent les légumes, versent les sauces, ajustent les plats comme si de rien n'était. Elle aide à dresser la grande table dans la salle à manger attenante, là où l'opulence règne sans vergogne. Lustres de cristal, tentures couleur lie de vin, argenterie aux reflets parfaits... Tout semble briller d'un éclat dédaigneux, comme si le faste avait pour mission d'humilier ceux qui y travaillent sans jamais s'y asseoir.
Ses gestes sont automatiques, presque mécaniques. Ses pensées, elles, errent encore dans l'ombre d'une chambre à l'étage, où un homme l'a tenue comme si elle lui appartenait, où elle a cédé comme si cela allait de soi. Un frisson la parcourt.
Elle sert le pain, dispose les assiettes, ajuste un bouquet de pivoines au centre de la table. Chaque détail est une tentative de reprendre le contrôle.
Mais même le parfum des fleurs ne parvient pas à effacer celui de Nicolas.
Le va-et-vient incessant dans la cuisine forme un ballet de silhouettes pressées, de voix qui s'interpellent, de plats qui s'échangent dans une chorégraphie rodée. Les casseroles sifflent, le pain crépite, une volaille rôtie emplit l'air d'un parfum sucré et gras.
Elle ne l'entend pas arriver.
Lucien passe dans son dos sans un mot, fluide comme une ombre. Il ralentit à peine, mais s'arrête juste assez longtemps pour déposer un baiser discret, brûlant et doux, au creux de sa nuque nue. Un souffle chaud sur sa peau, à peine un effleurement, comme s'il voulait y déposer un secret.
Elle tressaille.
Son cœur fait un écart. Elle ne se retourne pas. Elle n'ose pas. L'arôme de pain chaud s'efface un instant derrière celui, plus âcre et charnel, que Lucien traîne derrière lui. Elle sent son regard, même s'il s'éloigne déjà, emporté par une corbeille de couverts.
Elle se remet au travail sans un mot, la nuque rougie, les pensées de nouveau en désordre.
Son esprit tourbillonne, embrouillé par les échos contraires de deux présences masculines. Nicolas. Lucien. Deux visages, deux corps, deux regards – et en elle, mille questions. L'un la trouble, l'autre la connaît. L'un la brûle, l'autre la consume. Elle ne sait plus ce qu'elle cherche, ni ce qu'elle fuit. Tout ce qu'elle sent, c'est le feu partagé.
Quand le dernier couvert est placé, que le dernier candélabre est allumé et que la salle, resplendissante, bruisse déjà des premiers éclats de voix des invités, Cendrillon s'éclipse en silence.
Elle traverse les couloirs feutrés, évite les regards, descend les escaliers étroits qui mènent à l'aile des domestiques. Son souffle est encore court, non pas tant du labeur que du tumulte intérieur.
La lumière devient plus pauvre, la pierre plus humide, les sons étouffés. Elle s'engouffre dans cette pénombre familière comme dans un refuge. Là, tout semble plus simple. Moins brillant. Moins cruel.
Elle pousse la porte de la chambre comune et retire ses chaussures, les laisse tomber sans grâce, et s'assoit sur le bord de son lit. Elle sent encore le morceau de papier collé à sa peau brulante.
Cendrillon tenait la lettre entre ses doigts, les yeux baissés sur le papier, le cœur battant plus fort qu'elle ne l'aurait voulu.
Elle en avait déjà ouvert d'autres. Avant. Quand elle s'était glissée dans ses appartements, portée par une impulsion qu'elle ne s'était même pas expliquée. C'était un jeu dangereux, mais grisant. Une façon de se venger, un peu. Une manière de s'approcher de lui sans qu'il le sache.
Elle ferma les yeux, serra la lettre un peu plus fort.
Est-ce que ce serait trahir ce moment ?
Est-ce que ce serait le trahir lui ?
Elle n'était plus sûre.
Tout à coup, fouiller dans ses secrets ne lui semblait plus être un jeu.
C'était une fracture. Un mensonge de plus.
Elle rouvrit les yeux. Ses doigts tremblaient légèrement.
Mais la lettre était là. Si proche.
Et avec elle, toutes les questions qui la rongeaient.
Et s'il parlait d'une autre ?
Et si c'était quelque chose qu'il voulait lui cacher?
Un silence. Une hésitation. Puis, lentement, elle glissa un ongle sous le pli.
Juste un regard.
Un seul.
Et après, elle refermerait.
Promis.
Les doigts tremblants, Cendrillon hésita un instant avant de briser le sceau de cire, un geste qu'elle avait évité jusque-là, comme si cette action pouvait définitivement sceller son destin. Elle ne pouvait s'empêcher de se dire que ce qu'elle s'apprêtait à découvrir était une intrusion dans une intimité qui ne lui appartenait pas, mais sa curiosité l'emportait, dévorante, plus forte que la culpabilité qui montait en elle.
Elle déplia doucement le papier, le parfum léger de l'encre fraîche titillant ses narines. La première ligne s'imposa à ses yeux comme un avertissement, une confession à demi voilée.
"Il y a des fautes qui vous poursuivent, comme des ombres accrochées à la peau. Plus je tente de l'ignorer, plus elle me hante. Ce qu'il y a entre elle et moi n'a pas de nom — ou plutôt, il en a un, mais il m'écorche la langue.
Ce n'est pas tant son visage que je revois lorsque je ferme les yeux, mais sa gorge, offerte dans l'abandon, la cambrure involontaire de ses reins lorsqu'elle croit que personne ne la regarde. Ce sont ses mains noircies par la cendre, ses poignets trop maigres, ses lèvres toujours un peu sèches, mais que j'imagine s'ouvrir sous les miennes."
Un frisson parcourut son corps. Elle se mordit la lèvre, la lecture s'accélérant, la brûlure du désir naissant dans sa poitrine se mêlant à l'angoisse.
"Je l'imagine dans mon lit. Non. Je l'ai déjà imaginée cent fois. Sa voix basse, cassée par la fatigue, me soufflant des « non » qui veulent dire « encore ». Ses jambes enroulées aux miennes, son souffle dans mon cou comme un supplice. Chaque fois que je la frôle, chaque fois qu'elle me parle, je sens mes barrières céder. Ce désir est un poison lent, doux, sucré. Il ne m'étouffe pas. Il me nourrit. Et c'est cela le plus terrible. Je suis l'homme qui devrait s'en détourner. Je suis celui qui devrait avoir honte. Et j'ai honte. Mais pas assez pour m'arrêter."
Les mots étaient comme des caresses invisibles, effleurant son esprit avec une intensité sauvage. Elle se mordillait la lèvre inférieure, le corps tout entier en proie à une chaleur insupportable, un tourbillon de désirs contrariés.
Les mots de Nicolas se frayaient un chemin brûlant à travers l'esprit de Cendrillon, chaque phrase résonnant dans son corps comme un écho envoûtant. Une chaleur soudaine monta en elle, insidieuse, irrésistible. La lecture était devenue un supplice doux, chaque ligne un frisson qui la traversait, la rendant plus consciente de ses propres sensations.
Elle se mordit la lèvre, une main se plaçant presque instinctivement contre son bas ventre, comme si elle cherchait à apaiser la tension qui s'y construisait lentement. Les mots continuaient de défiler devant ses yeux, mais elle sentait son corps réagir d'une manière qu'elle n'avait pas anticipée. Elle s'agenouilla sur le lit, posant la lettre à côté d'elle, mais son esprit était ailleurs, tout en elle brûlant d'une envie inexplicable, de plus en plus pressante.
Les souvenirs des dernières rencontres avec Nicolas se mêlaient aux mots qu'elle lisait. L'intensité de ses baisers, la chaleur de son corps, cette tension palpable chaque fois qu'il se tenait près d'elle... Tout cela se mêlait dans un tourbillon de sensations qui faisait se resserrer son ventre. Elle ne savait plus si c'était l'angoisse ou le désir pur qui la dévorait, mais une chose était certaine : cette lettre, ces mots, l'avaient mise face à un besoin qu'elle ne pouvait ignorer.
Julie entra silencieusement dans l'aile des domestiques et s'arrêta net lorsqu'elle aperçut Cendrillon, toujours un peu troublée par la lettre, les mains tremblantes.
— Mais que fais-tu encore avec la lettre ? lui demanda Julie, l'air un peu étonné.
Cendrillon, surprise, se redressa brusquement. Elle hésita un instant avant de répondre, son regard fuyant.
— Je ne l'ai pas encore donnée à Nicolas, avoua-t-elle, sa voix légèrement tremblante. En fait, ce n'est pas une lettre qu'il cherche... c'est une boîte.
Julie la fixa, un peu perplexe.
— Une boîte ? Tu veux dire que c'est ce qu'ils cherchent ? Une boîte ?
Cendrillon hocha la tête, son esprit encore perturbé par ce qu'elle avait lu. Ses pensées tournaient en spirale, et elle essayait de se concentrer sur l'instant présent.
— Oui, une boîte. Elle doit être importante, dit-elle d'une voix calme, comme si elle tentait de convaincre Julie de la suivre dans son raisonnement.
Julie se mit à tourner sur elle-même, ses yeux s'écarquillant un peu plus à chaque seconde. Elle semblait de plus en plus nerveuse, son regard fuyant, son visage pâle.
— Une boîte ? répéta-t-elle d'une voix tremblante. Qu'est-ce que tu veux dire, une boîte ?
Cendrillon la regarda, curieuse, ne remarquant pas tout de suite l'agitation de Julie. Elle pensait que Julie était simplement un peu inquiète pour la situation. Mais quelque chose dans le comportement de son amie la mettait mal à l'aise.
— Oui, une boîte. Elle doit être... très importante, insista Cendrillon. Anastasie semble vraiment la rechercher.
Julie, pourtant, ne cessait de se tordre les mains et de regarder autour d'elle comme si elle s'attendait à ce que quelqu'un surgisse du coin de la pièce. Elle était clairement en proie à une panique croissante, ses pensées se bousculant, son cœur battant de plus en plus vite.
— Mais pourquoi... Pourquoi est-ce que tu penses que cette boîte est si importante ? demanda Julie, sa voix bien plus tremblante que d'habitude. Elle s'efforça de masquer son ton, mais ses gestes nerveux la trahissaient.
— Julie, est-ce que tu en sais quelque chose ? demanda Cendrillon d'une voix douce mais perçante. Que me caches-tu ?
Les mots de Cendrillon eurent l'effet d'un choc sur Julie. Elle s'immobilisa un instant, ses yeux s'écarquillant avant qu'elle ne se reprenne. Cendrillon sentit que quelque chose se passait, qu'elle était sur le point de découvrir un secret, mais elle ne savait pas encore lequel. Julie se tourna rapidement vers le parquet, comme si elle cherchait à se donner une contenance. Elle s'agenouilla à la hâte, ses mains tremblantes glissant sous le plancher. Cendrillon la regarda, fascinée et inquiète à la fois.
— Non... Non, je... rien, balbutia Julie, mais ses paroles étaient trop précipitées, trop pleines de doute. C'est juste... C'est juste que...
Sans un mot, Julie enleva une vieille planche du parquet, dévoilant un espace dissimulé en dessous. Cendrillon baissa les yeux, stupéfaite, alors que Julie extrayait lentement la boîte cachée, comme si elle en avait peur, mais en même temps, un certain soulagement se lisait sur son visage.
La boîte, noire et mystérieuse, semblait étrange dans l'atmosphère tendue de la pièce. Julie la fixa un instant, les doigts frôlant la surface comme si elle hésitait à la remettre à Cendrillon.
— Je... je voulais pas qu'elle tombe entre de mauvaises mains, murmura Julie d'une voix tremblante. Mais... maintenant, tu sais.
Cendrillon, toujours sous le choc de la découverte, s'approcha lentement. Elle observa la boîte, un frisson d'inquiétude et de curiosité courant dans tout son être.
La boîte était en bois, d'un brun chaleureux mais simple. Elle n'était pas décorée de façon extravagante, juste un boîtier ordinaire avec des coins légèrement arrondis, pas de motifs délicats ni de dorures. Elle était assez petite pour tenir dans une main, mais suffisamment grande pour contenir des lettres, des bijoux, ou d'autres petits trésors. Les bords étaient un peu usés, signe de son âge, mais elle avait l'air d'avoir été bien entretenue. La surface était lisse, excepté quelques rayures superficielles, vestiges du temps qui passait, mais qui lui donnaient un caractère particulier.
— Pourquoi as-tu volé cette boîte, Julie ? Qu'est-ce que tu faisais avec ça cachée sous le plancher ?
Julie écarquilla les yeux, comme prise au piège, ses mains tremblaient à vue d'œil. Elle recula d'un pas, hésita, puis finit par souffler, d'une voix blanche.
— Je ne l'ai pas volée... Pas vraiment... Elle m'appartient.
— T'appartient ? répéta Cendrillon, plus surprise que convaincue.
Julie hocha lentement la tête, cherchant ses mots, ses joues rougies par la honte ou le souvenir.
— C'était ton père. Avant que ta belle-mère et ses enfants n'emménagent. Il me l'a offerte à l'âge de mes dix ans pour mon anniversaire. On est nées le même jour toi et moi, tu te souviens ? Il trouvait ça beau et disait que ce n'était pas grand chose. Il a toujours été bon avec moi...
Elle s'interrompit un instant, puis avança timidement vers la boîte encore entre les mains de Cendrillon.
— Regarde... retourne-la.
Cendrillon, les doigts encore crispés, retourna doucement la boîte. Et là, au dos, gravée à même le bois, une inscription minuscule, presque invisible à l'œil distrait. Quatre lettres, gravées avec soin : Julie.
Cette gravure, aussi banale qu'elle puisse paraître à première vue, n'était pas le genre de chose que l'on s'attendait à retrouver sur une boîte aussi modeste. Il n'y avait pas de motifs fleuris ni de dessins sophistiqués, juste ce nom, gravé avec la main d'un homme au soin étrange. Cendrillon prit la boîte dans ses mains, la tournant et la retournant, cherchant à comprendre. Pourquoi cette boîte semblait-elle si importante pour Anastasie?
Un frisson remonta dans le dos de Cendrillon. Elle baissa les yeux vers son amie, partagée entre la surprise et une forme de trouble ancien, doux-amer.
— Pourquoi veut-elle cette boîte ? demanda-t-elle d'une voix plus basse, presque un murmure.
Julie secoua la tête.
— Je ne sais pas. C'est ce qui me rend folle. Elle a des coffrets sertis de pierres, des objets bien plus précieux. Cette boîte n'a rien de spécial... sauf pour moi. Et peut-être pour lui, ton père. C'est tout.
Elle s'interrompit. L'instant était suspendu, la lumière de la lampe dessinait des reflets doux sur le bois fatigué de la boîte. Un objet ordinaire. Et pourtant, chargé de quelque chose de plus profond. D'un passé que Cendrillon croyait avoir oublié. Ou peut-être jamais connu.
— Tu as vérifié ce qu'il y avait à l'intérieur ? demanda Cendrillon, son regard rivé sur la boîte, le souffle à peine audible.
Julie hocha la tête, un peu hésitante.
— Oui... elle est vide.
Elle prit la boîte des mains de Cendrillon et en souleva délicatement le couvercle. À l'intérieur, rien. Rien qu'un bois poli, lisse, sans trace d'écriture ni d'objet. Mais Julie la fit pivoter, doucement, puis la secoua légèrement. Un son mat, étouffé, résonna à l'intérieur. Cendrillon leva aussitôt les yeux.
— Tu entends ?
— Oui... murmura Julie, les yeux agrandis par l'étonnement — on dirait... comme un objet, coincé quelque part.
Cendrillon reprit la boîte entre ses mains, l'examina plus attentivement, promena ses doigts sur les parois. Et soudain, elle s'arrêta. Ses ongles avaient buté contre un petit interstice, presque invisible à l'œil nu. Elle glissa délicatement l'ongle dans cette fente et exerça une légère pression.
Un déclic étouffé.
Le fond de la boîte se souleva d'un millimètre.
— Qu'est-ce que... souffla Julie, bouche bée.
Avec mille précautions, Cendrillon souleva le faux fond, révélant une cavité étroite, cachée dans l'épaisseur même du bois.
Julie poussa un petit cri d'admiration.
— T'es trop forte ! Comment t'as fait ça ?
Cendrillon eut un petit sourire, presque complice, presque gêné.
— Nicolas a des boîtes un peu comme ça... dit-elle, en évitant le regard de Julie — Il garde dedans... certains objets. Des échantillons. Des choses... personnelles. Il aime les cacher, surtout les choses... qui me concernent.
Julie la fixa, interdite. Mais un sourire pointa malgré elle au coin de ses lèvres, mi-surprise, mi-intriguée.
— Ah... fit-elle simplement.
Cendrillon ne répondit pas. Elle plongea les doigts dans la cachette révélée, le cœur battant.
Les doigts de Cendrillon frôlèrent l'intérieur de la cavité. Quelque chose de froid, de lisse, glissa sous sa pulpe. Elle referma doucement les doigts dessus et le ramena à la lumière.
Un médaillon.
En or. D'un or chaud et vieilli, patiné par les années, mais dont l'éclat persistait. Il était ovale, finement ciselé sur les bords d'un motif presque floral, délicat comme une dentelle figée. Elle le fit pivoter, lentement, presque avec crainte. Au dos, une inscription gravée à la main, fine et penchée :
"À toi pour toujours — Philippe"
Cendrillon sentit son cœur faire un battement de travers. Un prénom, une promesse, une intimité offerte et éternelle. Elle inspira, fébrile, et retourna le bijou.
Sur la face du médaillon, sous un verre bombé aux reflets subtils, une minuscule peinture. Un visage. Celui d'un jeune homme, noble, gracieux, à la beauté saisissante.
Un frisson la parcourut tout le long de l'échine. Julie, silencieuse jusqu'ici, se pencha par-dessus son épaule, les yeux écarquillés.
Sur la face du médaillon, sous une fine plaque de verre bombé, se dévoilait une miniature d'une précision saisissante — une peinture si fine qu'elle semblait vivante.
Cendrillon sentit son souffle se suspendre.
Jamais elle n'avait vu un homme aussi beau. Un visage d'ange, ou de diable — elle ne savait plus. Son regard était magnétique, d'un bleu d'encre pâle, presque argenté, si pâle qu'il semblait luire de l'intérieur. Ses yeux, ourlés de cils denses, paraissaient rire sans sourire, juger sans colère. Un regard souverain et insaisissable.
Ses traits étaient ciselés à la perfection. Un nez droit, une bouche aux lèvres pleines et dessinées avec une élégance presque cruelle, comme faites pour murmurer des choses interdites. Sa mâchoire était ferme, rigide.
Ses cheveux, sombres et soyeux, tombaient en vagues désordonnées sur son front, avec cet éclat à la fois sauvage et noble des hommes qui savent qu'ils peuvent tout obtenir sans rien demander.
Il portait une chemise blanche ouverte sur le haut du torse, et le col de velours noir d'un manteau brodé — un mélange de raffinement princier et d'abandon sensuel.
Il dégageait quelque chose d'irréel. Comme un personnage de rêve ou de fièvre. Cendrillon n'aurait su dire s'il avait l'air cruel ou bienveillant. Peut-être était-il les deux.
Elle sentit quelque chose se nouer dans son ventre. De l'émerveillement. De la peur. Du désir.
Elle murmura presque sans s'en rendre compte :
— Il est... magnifique...
Julie n'osa pas parler, trop hypnotisée elle aussi. Et pendant une seconde, le silence de l'aile des domestiques sembla suspendu dans un souffle.
— Mais... souffla Julie — c'est lui...
— Qui sa ?
— Mais le prince voyons.
Cendrillon acquiesça, les lèvres entrouvertes, le regard toujours perdu dans la miniature. Elle ne pouvait détacher ses yeux de ce visage.
Un trouble étrange l'envahit — comme si ce portrait lui parlait, comme si ce regard peint savait.
Elle ferma doucement le médaillon dans un petit clic presque intime, un son feutré, presque sensuel. Comme un secret refermé. Comme un baiser volé.
Ce bijou n'était pas seulement un souvenir. C'était une déclaration. Une promesse.
Et surtout... il appartenait à quelqu'un.
À Anastasie.
Chapter 5: IV
Chapter Text
Cendrillon et Julie s'affairaient dans l'aile des domestiques, les mains tremblantes alors qu'elles manipulaient la boîte et son précieux contenu. La boîte en bois semblait désormais plus lourde que jamais entre leurs mains, une charge qu'elles portaient avec la conscience aiguë que ce qu'elles faisaient risquait de tout changer.
— Julie, il faut absolument la remettre à Madame, maintenant, dit Cendrillon, la voix à la fois pressée et implorante. Si tu ne la rends pas, tout le monde sera puni de 20 coups de fouet.
Julie secoua la tête, son regard fixé sur la boîte. Elle ne voulait pas lâcher ce qu'elle considérait comme un héritage, quelque chose que le propre père de son amie lui avait offert avant qu'Anastasie et sa famille n'arrivent. Elle était prête à défendre sa prise.
— Ce n'est pas un vol, Cendrillon. C'est ma boîte, elle m'appartient. Je l'ai récupérée, elle est à moi. Si tu veux, nous pouvons lui rendre le médaillon, c'est le véritable objet qu'elle cherche après tout.
Cendrillon fronça les sourcils, désemparée. Elle s'approcha, presque en murmurant, pour ne pas alerter les autres. Elle jeta un coup d'œil furtif autour d'elles avant de reprendre, plus pressée encore.
— Julie, si tu ne remets pas les deux objets, la boîte et le médaillon, elle se fâchera d'autant plus, car cela voudra dire que l'on aurait ouvert la boite et découvert ce qu'elle y cachait.
Julie la fixa avec un air défiant, mais Cendrillon, dans un élan de détermination, saisit la boîte des mains de son amie. Elle la serra fermement dans ses bras, comme si elle avait l'intention de fuir avec, mais elle se tourna immédiatement vers la porte.
— Je vais la rendre à Anastasie. Il faut que ce soit fait. Immédiatement.
Julie s'agita presque dans un mouvement désespéré.
— Attends, Cendrillon ! appela-t-elle, essayant de saisir la boîte.
Les deux femmes se retrouvèrent alors à lutter pour la possession de l'objet. Leurs mains se frôlèrent, les gestes saccadés, jusqu'à ce que la boîte tombe au sol, à la grande surprise des deux. À ce moment-là, la porte s'ouvrit soudainement.
Lucien se tenait dans l'embrasure de la porte, l'air décontracté mais son regard tranchant. Il avait tout observé, son sourire moqueur presque imperceptible. D'un geste nonchalant, il s'avança et saisit la boîte.
— Alors, qu'est-ce que vous faites avec cette boîte ? demanda-t-il en faisant pivoter la boîte dans sa main, l'air amusé. À qui appartient-elle donc ?
Julie et Cendrillon échangèrent un regard paniqué, avant de détourner les yeux. Cendrillon, tout en essayant de paraître calme, se força à sourire.
— Rien, ce n'est rien, Lucien, dit-elle d'une voix trop tremblante pour être convaincante. Nous... nous ne faisions que... rien du tout.
— Vraiment ? Lucien la fixa longuement, comme s'il ne croyait pas un mot de ce qu'elle venait de dire. Puis, il tourna la boîte entre ses doigts, un sourire en coin. Vous vous disputiez pour ça, hein ?
Julie, nerveuse, se crispa en se repliant sur elle-même. Elle allait parler, mais Cendrillon la coupa d'un geste discret. Lucien attendit, observant, amusé.
— Non, ce n'est pas ce que tu crois, murmura Cendrillon, baissant la voix comme une confession. Julie a... récupéré cette boîte. Elle lui appartient, mais... nous pensons que c'est mieux de la rendre.
Lucien haussait un sourcil. Un rictus amusé se dessina sur ses lèvres alors qu'il secouait la tête.
— Intéressant... sourit-il davantage. Je ne te savais pas voleuse Julie.
Julie détourna le regard, les joues soudain roses, comme brûlées par une fièvre intime qu'elle ne contrôlait pas. Elle croisa les bras, tentant de masquer son trouble, mais ses épaules tendues trahissaient son embarras.
Lucien le vit. Il vit tout.
— Oh... tu rougis, Julie ? souffla-t-il avec un sourire en coin, en inclinant légèrement la tête.
Il s'approcha d'un pas lent, presque félin, toujours la boîte entre ses doigts. Julie baissa encore plus la tête, sans parvenir à cacher la rougeur qui lui montait jusqu'aux tempes. Il fit chaud, soudainement. Ou peut-être était-ce juste lui.
— Tu ne voudrais quand même pas que je dise à Madame que tu te promènes avec ses objets... précieux ? ajouta-t-il, taquin, mais avec ce sous-entendu mordant qu'on ne savait jamais totalement déchiffrer.
Julie déglutit, incapable de répondre, alors que Cendrillon serrait les poings, tendue à l'extrême.
— Rends-la-moi, murmura-t-elle, d'une voix plus grave qu'elle ne l'aurait voulu. S'il te plaît, Lucien.
Lucien tourna la boîte dans ses mains, pensif. Il s'amusait. Mais il jouait avec le feu. Un feu que Julie, malgré elle, trouvait brûlant... et séduisant.
— Et si je préférais la garder ? demanda-t-il enfin, sans les quitter des yeux.
Le silence retomba, pesant, comme si l'air de l'aile s'était soudain épaissi.
Lucien la fixa une seconde de plus, puis, avec un air de mépris léger, fit un geste sec et lança la boîte dans sa direction.
— Tiens, puisque tu y tiens tant.
Julie eut un petit cri de surprise étouffé et rattrapa la boîte de justesse contre sa poitrine, les bras tremblants sous le choc.
— Fais attention, idiot ! siffla-t-elle entre ses dents, mais sans vraiment de colère dans la voix.
Cendrillon, elle, n'en pouvait plus de cette mascarade.
— Donne-la-moi, Julie... murmura-t-elle, sa voix vibrante de fatigue et de douleur contenue. S'il te plaît.
Lucien tourna légèrement la tête vers elle, intrigué par ce ton. Cendrillon ne le regardait même pas. Ses yeux étaient fixés sur la boîte, sur les doigts de Julie qui n'osaient plus la toucher.
— Je ne pourrais pas... supporter qu'on me frappe encore, dit-elle, la gorge nouée. Pas ce soir. Pas après hier.
Un silence brutal s'abattit sur la pièce. Julie releva doucement les yeux vers son amie, bouleversée. Même Lucien, un instant, cessa de sourire.
— Mon dos... est encore ouvert, ajouta Cendrillon d'une voix blanche. Si Madame nous punit à nouveau, je ne tiendrai pas.
Julie, désemparée, vacilla. Ses yeux s'embuèrent. Elle ouvrit les mains, lentement.
— Je... je ne voulais pas que ça t'arrive, souffla-t-elle.
— Alors donne-la-moi, répéta Cendrillon, plus bas, plus grave.
Lucien regarda tour à tour les deux jeunes femmes, et dans ses yeux dansait quelque chose d'indéchiffrable — entre moquerie, trouble... et peut-être une pointe de culpabilité.
Julie mordit sa lèvre, le regard fuyant. Elle semblait vaciller. Finalement, elle tendit lentement la boîte à Cendrillon, comme on remettrait un morceau de soi.
— D'accord... Mais promets-moi... Promets-moi que tu me la rendras. Un jour. Quand tu pourras.
Cendrillon hocha la tête sans hésiter.
— Je te le jure. Dès que ce sera possible.
Julie la retint par le poignet au moment où elle allait partir.
— Attends. Ne va pas voir Madame. Et surtout pas Anastasie.
Cendrillon s'arrêta, figée.
— Va voir Nicolas. Lui saura que faire. Lui saura comment... nous protéger.
À ce nom, Lucien eut un ricanement bref. Il détourna les yeux avec un air de dégoût à peine voilé, comme si on venait de lui glisser un fruit pourri entre les doigts.
— Nicolas, répéta-t-il d'un ton mauvais. Bien sûr. Qui d'autre...
Il fit un pas vers la porte, son sourire ayant totalement disparu. Ses yeux s'étaient assombris.
—Faut croire que ce petit seigneur a toujours la solution à tout, hein ?
Julie et Cendrillon se figèrent. Cendrillon serra la boîte contre elle, plus par réflexe que par défi.
Lucien leur jeta un dernier regard, mais cette fois, il n'avait plus rien d'amusé. Il était déjà ailleurs, fermé, blessé peut-être, mais incapable de le montrer autrement que par ce venin glacé dans la voix.
— Faites comme vous voulez, murmura-t-il en s'éloignant. Mais n'espérez pas qu'il vous sauve à chaque fois.
La porte venait à peine de se refermer sur Lucien que le silence, brutal, s'abattit sur la pièce. Julie restait figée, le souffle court. Mais Cendrillon, elle, restait là, immobile, la boîte serrée contre sa poitrine comme un talisman maudit.
Elle sentit sa gorge se nouer. Elle aurait voulu respirer, vraiment. Mais quelque chose pesait dans l'air, une lourdeur que ni les murs ni les heures ne parviendraient à dissiper.
Elle baissa les yeux.
Lucien. Ce regard. Ce rire faux, amer. Ce nom craché comme du poison : Nicolas. Et ce silence qui avait suivi.
Elle savait. Elle l'avait senti depuis longtemps, sans vouloir le nommer. Cette jalousie. Ce trouble. Ce lien étrange et invisible qui tendait un fil entre les deux hommes — et dont elle, malgré elle, semblait être le nœud.
Elle s'assit lentement sur le rebord du lit, la boîte toujours dans les bras, et laissa sa tête tomber entre ses mains.
— Pourquoi est-ce que tout est si... compliqué ? souffla-t-elle, plus pour elle-même que pour Julie.
Sa voix tremblait, mais elle ne pleurait pas. Elle ne pleurait plus. Il n'y avait plus assez de place en elle pour les larmes.
— Je ne veux pas qu'ils se détestent à cause de moi, murmura-t-elle, presque dans un sanglot retenu. Je ne veux pas faire de mal à Lucien. Avec lui, c'est comme une brûlure et un vertige. Mais avec Nicolas, c'est un serment ancien. Un lien que rien n'efface, même pas la honte.
Elle releva la tête, le regard perdu, comme si elle cherchait dans les ombres une réponse qu'elle redoutait.
— Je suis en train de me perdre. Et si je choisis l'un... je trahis l'autre. Et si je choisis personne... je les perds tous les deux.
Julie s'était rapprochée sans bruit. Elle posa doucement la main sur l'épaule de son amie. Elles ne dirent rien pendant un moment. Il n'y avait rien à dire. Seulement cette certitude, terrible, que l'amour ne choisit jamais sans briser.
Mais il y avait urgence. Elle n'avait pas le luxe de se noyer dans ses sentiments.
Cendrillon inspira longuement, encore secouée par ses propres mots. Elle sentait toujours la chaleur de la main de Julie sur son épaule, mais elle s'en détacha doucement, avec tendresse.
— Je dois y aller, murmura-t-elle. Avant que quelqu'un ne s'aperçoive de quoi que ce soit.
Elle se leva d'un geste, plus déterminé qu'elle ne l'aurait cru. Ses jambes tremblaient, mais son regard s'était fait plus clair, plus droit.
Julie se redressa aussi.
— Tu vas vraiment voir Madame ?
Cendrillon secoua la tête, et sa voix, cette fois, se fit plus ferme.
— Non. Je vais voir Nicolas. Tu avais raison. Il saura quoi faire. Et... il ne me laissera pas tomber.
Julie hésita, comme pour dire quelque chose, puis se ravisa. Elle se contenta d'un hochement de tête grave.
Cendrillon serra la boîte contre elle, comme si elle contenait non seulement un secret, mais aussi une décision irrévocable. Elle passa une main sur son tablier, essaya d'arranger ses cheveux en arrière, et quitta la petite pièce d'un pas rapide.
Dans le couloir, les murs lui parurent plus hauts, plus froids. Chaque pas semblait résonner dans le silence. Elle avait le cœur serré, mais elle avançait, concentrée.
Les appartements de Nicolas étaient situés à l'écart, dans l'aile noble de la demeure — un privilège hérité de son rang, qu'il occupait sans pudeur.
Ses mains étaient moites contre le bois de la boîte. Le couloir semblait interminable. Elle ne savait pas ce qu'elle allait lui dire. Ni même ce qu'il allait faire. Elle savait seulement que s'il y avait une chance de réparer ce qui venait d'être brisé, c'était par lui.
Arrivée devant la porte, elle resta un instant figée. Elle leva la main... hésita... et frappa doucement.
Une fois.
Puis deux.
Puis trois coups, plus appuyés.
Elle retint son souffle.
Et attendit.
Personne ne répondit.
Cendrillon resta là, la main levée, le cœur battant à tout rompre. Le silence de l'aile noble était presque oppressant, comme si les tapis lourds et les murs épais avalaient jusqu'à sa respiration.
Elle attendit.
Encore.
Mais rien.
Alors, elle frappa de nouveau — plus fort cette fois. Trois coups secs, déterminés, qui claquèrent contre le bois sombre de la porte. Puis, dans une impulsion mêlée de peur et d'espoir, elle en ajouta un quatrième. Un cinquième.
— Nicolas, souffla-t-elle, presque sans s'en rendre compte.
Et soudain, la porte s'ouvrit à la volée, projetée vers l'intérieur avec une brusquerie qui lui fit faire un pas de recul.
— Par tous les saints, combien de fois faut-il répéter que je ne veux pas être dérangé dans mon étude ?! rugit une voix.
Nicolas apparut dans l'embrasure, les cheveux en désordre, une chemise déboutonnée au col, un livre ouvert dans une main, les sourcils froncés et les mâchoires contractées.
Il n'avait pas encore levé les yeux.
— Je vous ai dit que je ne voulais voir personne, nom de—
Il s'arrêta net.
Ses yeux se posèrent enfin sur elle.
Cendrillon.
Ses lèvres s'ouvrirent à peine. Une tension fugace traversa son visage. Et puis, d'un geste lent, il referma le livre d'un claquement sourd, sans la quitter des yeux.
— Toi, murmura-t-il, presque dans un souffle.
Il la fixa longuement. Il semblait lire en elle toute la panique qu'elle s'efforçait de masquer. Puis, sans un mot, il tendit une main vers elle et la saisit doucement par le poignet.
Cendrillon eut un frisson.
Il ne tira pas. Il n'usa pas de force.
Mais il n'en eut pas besoin.
Son emprise était ferme. Irrésistible.
Il la fit entrer lentement, sans brusquerie mais avec une autorité tranquille, presque cruelle dans sa douceur.
La porte se referma derrière eux dans un clac qui résonna comme un couperet.
À peine la porte refermée, Nicolas la plaqua doucement contre le bois, une main contre sa joue, l'autre glissant déjà sur sa hanche. Son regard brûlait. Il n'avait pas besoin de mots.
— C'est donc pour ça... murmura-t-il, le front contre le sien. Tu n'as pas résisté.
Cendrillon voulut parler, mais il l'embrassa avant qu'un son ne sorte de ses lèvres. Sa bouche était chaude, exigeante, possessive. Il la dévora avec une faim à peine contenue, comme s'il avait attendu ce moment toute la journée.
Ses doigts glissèrent sur la chemise de la jeune femme, trouvant déjà les lacets, les nœuds à défaire, les endroits où sa peau appelait la sienne. Cendrillon gémit doucement contre sa bouche, les sens vacillants, le souffle court. Tout en elle voulait répondre. Tout, sauf sa voix.
— Nicolas...
Il ne l'écouta pas. Ou plutôt, il ne voulut pas l'entendre.
— Ce que tu as à dire peut attendre, non ? souffla-t-il à son oreille, le souffle brûlant. Moi non.
Il l'embrassa de nouveau, plus bas cette fois, contre son cou, mordillant sa clavicule avec une lenteur calculée. Elle sentit son ventre se tordre sous l'effet du désir. Ses genoux devinrent moins sûrs. Ses doigts se crispèrent contre le tissu de sa veste. Une seconde encore, et elle se serait abandonnée.
Mais alors qu'elle s'appuyait contre lui, la boîte échappa de ses bras.
Elle tomba entre eux dans un bruit sourd, mat et brutal contre le parquet, brisant le sort comme une pierre tombant dans l'eau d'un lac.
Ils se figèrent aussitôt.
Leurs souffles entrelacés s'interrompirent dans un silence étrange. Nicolas rouvrit lentement les yeux, fixant la boîte à leurs pieds, comme s'il venait de comprendre qu'elle était là.
Il se recula à peine, le regard entre trouble et suspicion.
— Qu'est-ce que c'est que ça ?
Cendrillon baissa les yeux, le rouge aux joues, les lèvres encore gonflées par ses baisers, la poitrine soulevée par un souffle précipité.
— C'est pour ça que je suis venue.
Silence.
Un silence froid, glacial, comme une lame d'acier entre eux.
Puis, lentement, il se pencha, et effleura la boîte du bout des doigts.
— Explique-toi, maintenant, dit-il d'une voix plus grave.
Cendrillon se redressa, luttant contre l'émotion qui la traversait. La gêne, le désir, la honte... tout se mélangeait dans sa poitrine. Elle avait besoin de se justifier, mais ses mots semblaient s'étouffer, emprisonnés par le poids de l'instant.
Nicolas la fixa intensément, sa main toujours tendue vers la boîte, l'air soudainement plus tendu, son expression moins assurée. Elle le détesta un instant pour l'écho de la violence dans son regard.
Elle déglutit et se força à parler, sa voix un peu plus rauque que d'habitude.
— C'est... c'est Julie, elle a récupéré cette boîte. Elle lui appartient, en fait. Mais... mais je me suis rendue compte que c'était la boîte qu'Anastasie cherchait.
Nicolas fronça les sourcils en silence, observant la boîte, comme s'il voulait qu'elle termine ses explications. Cendrillon se força à continuer, sachant qu'il la scrutait à chaque mot, à chaque mouvement.
— Alors... je suis venue te voir. Pour te la donner, pour qu'elle soit rendue. Mais je... je ne veux pas que cela retombe sur les domestiques.
Nicolas haussait les sourcils, un air mi-amusé, mi-incrédule sur le visage. Il se pencha légèrement en avant, fixant Cendrillon d'un regard perçant.
— Ah, je vois. En somme, tu viens me solliciter pour que je prenne la responsabilité des actes d'une voleuse qui, au fond, ne mérite même pas qu'on la défende.
Cendrillon se tendit à la question, mais elle ne détourna pas le regard. Elle savait qu'il devait comprendre pourquoi elle était là, qu'elle ne voulait pas qu'il ait des ennuis pour cela. Elle s'approcha lentement de lui, posant son regard sur la boîte, avant de répondre avec une détermination calme.
— Oui. Julie a pris la boîte et l'a gardée, mais... elle n'est pas une voleuse. Cette boite lui apartenait autrefois. Anastasie est celle que tu devrais blâmer. En plus si elle découvre que Julie l'a prise, tout le monde sera puni. Toi, tu es son frère... tu es celui qui peut éviter ça sans conséquence.
Nicolas la fixa un instant, un mélange de confusion et de dédain dans ses yeux. Il se leva lentement de sa chaise et s'avança vers elle, une certaine froideur dans la voix.
— Pourquoi donc devrais-je m'encombrer de cette tâche ? Rien ne m'y contraint, après tout. Pourquoi ne pas faire porter le poids à ce misérable Lucifer ? Un chien incompétent et détestable, qui ne fait que se vautrer dans sa médiocrité et son arrogance.
Cendrillon le fixa, un instant interdite, avant que la colère ne vienne teinter sa voix.
— Tu te rends compte de ce que tu dis ? Tu proposes de faire porter la faute à Lucien... Juste parce que tu ne le supportes pas. Parce qu'il te gêne. Parce qu'il ne baisse pas les yeux comme les autres.
— Il ne baisse pas les yeux parce qu'il est trop stupide pour comprendre où est sa place. C'est un malpropre, Cendrillon. Une vermine au visage fendu qui se prend pour un égal parce qu'on l'a laissé parler un peu trop librement. Il se croit malin, mais il est aussi stupide qu'un âne. Et toi, tu t'obstine à prendre sa défense ?
Elle fit un pas vers lui, le regard brillant, tendu entre la frustration et la déception.
— Tu crois que c'est ça, être fort ? Tirer profit de ta position, accabler les plus faibles parce que tu sais qu'on ne te punira jamais ? Tu veux qu'on te respecte, Nicolas, mais tu n'agis pas en homme. Tu agis comme un enfant blessé, qui joue au roi dans sa chambre.
— Tu oublies à qui tu parles, fit-il, le ton plus tranchant. Je suis le maitre de ces lieux, et un ami intime du Prince. Tu crois que ce n'est qu'un jeu ? Je pourrais faire pendre Lucien demain si je le voulais. Je n'ai pas à me justifier d'une faveur. Encore moins pour couvrir les bêtises d'une servante arrogante et de la petite fille écervelée qui la défend.
Elle secoua la tête, l'air amer.
— Tu ne vaux pas mieux que Madame quand tu parles comme ça. Lucien n'est pas parfait, non. Mais au moins, lui, il ne passe pas son temps à piétiner ceux qui n'ont rien. Il n'a jamais eu ta place, ton confort, ta sécurité... et pourtant il se bat, chaque jour. Et il m'a aidée plus de fois que je ne pourrais le compter.
Nicolas la regarda, un instant silencieux. Son regard se fit plus dur, mais quelque chose dans ses traits trahissait une gêne naissante.
— C'est ça, oui. Le pauvre martyr. Le vaillant souffre-douleur au cœur d'or. Tu ne vois donc pas qu'il se sert de toi ? Il te désire, voilà tout. Et tu confonds désir et loyauté. Rien que de penser à lui sur toi... ça me donne la nausée.
Un silence tomba, dense, tandis qu'elle s'approchait encore, les yeux plantés dans les siens.
La voix de Nicolas s'était faite rauque, presque étranglée. Il se leva brusquement, tourna les talons comme pour fuir cette vision, mais se retourna aussitôt, envahi par une rage glaciale.
— Ce misérable... ce rebut d'office, ce diable qu'on tolère par pitié ! Sa me donne la nausé de t'imaginer dans ses bras, de t'imaginer gémir pour lui. À chacunes de ses visions mon sang se glace, Cendrillon. Comment peux-tu te rabaisser ainsi ? Tu n'es pas une souillon.
Il cracha presque le mot, comme un poison.
— Tu fais mumuse avec un valet bossu qui traîne sa carcasse d'un couloir à l'autre, comme une bête qu'on oublie d'achever. Tu veux que je prenne la responsabilité pour sauver un moins-que-rien, pendant que toi tu... tu le défends, tu le touches, tu le laisses te regarder ?
Cendrillon resta figée un instant, abasourdie. Son regard se durcit. Elle inspira lentement, comme pour s'empêcher de trembler, puis releva le menton avec calme, même si ses yeux brillaient d'une colère contenue.
— Je ne te reconnais plus, Nicolas... Pas dans ces moments-là. Tu me parles comme un homme blessé, mais c'est ta fierté que tu défends, pas moi. Tu préfères salir tout ce que je suis, tout ce que je ressens, plutôt que d'admettre que tu n'as aucun droit sur moi.
Elle s'approcha, la voix plus basse, plus grave, mais assurée.
— Tu parles de Lucien comme d'un rebut, mais c'est toi que je ne reconnais pas. Toi qui parles de « vrais hommes » et de prétendants, comme si j'étais une possession à offrir, une chose à mériter. Tu crois que le prince t'écoute parce que tu es son ami ? Très bien. Tu seras peut-être un jour duc ou ambassadeur... Mais tu n'as pas le droit de me juger pour ce que je ressens, ni d'imaginer des choses pour nourrir ta colère.
Elle posa une main sur sa propre poitrine, marquant chaque mot avec intensité.
— Je ne suis pas ta chose, Nicolas. Et si ta jalousie te fait voir des fantômes dans chaque regard que je pose, alors c'est que tu ne m'aimes pas, tu me possèdes.
Un silence pesant s'installa. Puis, plus doucement :
— J'ai voulu croire que tu étais différent. Que tu pouvais être cruel, oui... mais pas mesquin. Pas vulgaire. Pas... bas.
Nicolas s'approcha d'un pas lent, félin presque, le regard rivé à celui de Cendrillon. Sa voix, lorsqu'elle s'éleva, vibrait d'un mélange de ressentiment, de fierté blessée et d'un désir mal contenu.
— Finalement... peut-être que tu t'es trompée, oui. Peut-être que je ne suis pas différent des autres.
Il s'arrêta tout près d'elle, si près qu'elle pouvait sentir le souffle chaud de sa colère contre sa joue.
— Peut-être que je suis mesquin. Peut-être que je suis vulgaire. Et peut-être que j'ai envie, moi aussi, de te posséder comme tu dis... parce que je t'ai vue, Cendrillon. Je t'ai vue lui parler. Je t'ai vue le regarder. Et tu veux que je reste là, à sourire, à faire semblant de ne rien sentir ?
Il tendit la main, mais ne la toucha pas. Ses doigts tremblaient légèrement, suspendus entre menace et supplication.
— Peut-être que je suis fou de te désirer autant. Et peut-être que ce désir me rend mauvais.
Il la fixa, haletant à moitié, la voix presque brisée dans sa gorge.
Cendrillon ne cilla pas. Même si le souffle de Nicolas brûlait contre sa peau, elle ne recula pas. Elle le regarda droit dans les yeux, le menton levé, la voix plus calme que lui, mais tranchante comme un rasoir.
— Tu crois que ton désir justifie tout, Nicolas ? Que ta jalousie te donne des droits sur moi ? Tu te comportes comme un enfant à qui on refuse un jouet. Ce n'est pas Lucien le problème. C'est toi. Toi et ton orgueil blessé. Toi qui ne supportes pas que je ne t'appartienne pas.
Elle inspira profondément, réprimant le tremblement de ses doigts. Elle leva la main, lentement, et effleura du bout des doigts la joue de Nicolas.
— Ce n'est pas Lucien que je choisis. Ce n'est pas toi non plus. Pas comme ça... pas quand tu es défiguré par la jalousie.
Elle recula à peine, mais son souffle se mêlait au sien.
— Si tu veux que je t'appartienne, Nicolas... alors aime-moi autrement que comme une possession. Aime-moi pour ce que je suis, pas pour ce que tu veux dominer.
Ses mots tombèrent dans le silence comme une gifle. Elle recula enfin d'un pas, refusant de détourner le regard. Ses pas étaient lents mais sûrs, et le silence qu'elle laissa derrière elle résonna plus fort que n'importe quel cri.
La porte se referma doucement.
Et Nicolas resta là, seul, l'ombre de Cendrillon encore gravée dans l'air.
Cendrillon s'échappa de la maison avec une urgence qu'elle ne s'expliquait pas pleinement. Ses pensées, brouillées par des émotions contradictoires, la guidèrent naturellement vers l'écurie. Là, sous la pâle lumière de la lune, se trouvait Lucien. Son dos était appuyé contre un cheval, ses cheveux blonds tombant en mèches légères autour de son visage. Les yeux verts de Lucien brillaient d'une intensité presque irréelle dans l'obscurité, comme s'il avait senti sa venue avant même qu'elle franchisse la porte.
Elle s'approcha lentement, le regard fixé sur lui, tout en sentant son cœur battre plus fort à chaque pas. Il n'y avait plus de place pour les hésitations. L'attraction était irrésistible, un appel silencieux entre eux deux. Elle se tenait là, ses jambes légèrement tremblantes, comme si tout dans le monde s'était suspendu à ce moment précis.
Sans un mot, Cendrillon s'avança et posa ses mains sur sa poitrine, effleurant sa peau chaude à travers la chemise légère qu'il portait. Il lui rendit son geste, ses doigts glissant doucement le long de son bras, s'enroulant autour de sa taille. Leurs lèvres se rencontrèrent dans un baiser d'abord hésitant, exploratoire, avant que la passion ne prenne le dessus. Leurs corps s'attirèrent comme des aimants, frémissant sous la proximité.
Cendrillon se laissa guider, ses mains se perdant dans les cheveux de Lucien, sentant leur douceur sous ses doigts. Son souffle se faisait court, et chaque mouvement entre eux semblait électrifier l'air autour d'eux. Elle n'avait jamais ressenti une telle intensité, comme si chaque caresse, chaque frôlement de peau, éveillait en elle une chaleur qu'elle n'avait jamais connue.
Lucien la pressa contre lui, leur baiser devenant plus pressant. Les battements de son cœur résonnaient fort dans ses oreilles. Elle sentait la chaleur de son corps se répandre en elle, une chaleur qu'elle voulait goûter, embrasser sans retenue. Les vêtements, peu à peu, disparurent, et la sensation de sa peau contre celle de Lucien provoquait des frissons d'anticipation tout au long de son corps.
La paille sous eux, fraîche et légèrement rugueuse, n'atténuait en rien la douceur de l'instant. Au contraire, elle semblait ancrer encore plus cette réalité, cette fusion. Chaque geste, chaque soupir devenait une danse silencieuse, une conversation muette entre deux corps qui s'étaient complétés.
Les mouvements de Lucien étaient lents, mesurés, et chaque contact entre leurs corps brûlait d'une intensité presque palpable. Cendrillon se perdit dans cette sensation, dans cette union où le monde extérieur n'existait plus. Son corps répondait à chaque geste, à chaque pression, comme si elle n'avait jamais ressenti une telle unité avec quelqu'un.
Cendrillon se pencha légèrement vers Lucien, ses doigts effleurant doucement la courbe de son visage. Elle caressa délicatement la ligne de sa lèvre supérieure, là où son bec de lièvre se dessinait avec une singularité qui lui était propre. Ses doigts glissèrent sur la peau de Lucien, explorant chaque contour avec une tendresse nouvelle, comme si elle cherchait à découvrir quelque chose de profondément intime.
— De toutes les bouches que j'ai embrassées, la tienne... murmura-t-elle, sa voix se faisant plus douce, presque mélodieuse. Elle reste la meilleure. Il n'y a pas de douceur comparable, pas de chaleur aussi réconfortante.
Lucien la regarda, un sourire discret se formant sur ses lèvres. Il n'avait pas besoin de mots pour comprendre la profondeur du regard de Cendrillon. Il savait que, dans cet instant, ce n'était pas seulement son corps qu'elle touchait, mais aussi une part d'elle-même qu'elle avait longtemps gardée secrète.
Leurs yeux se croisèrent, et dans le silence de l'écurie, seul le bruit de leur respiration remplissait l'espace. Cendrillon se rapprocha un peu plus, laissant sa main glisser lentement de ses lèvres à sa mâchoire, avant de déposer un baiser léger sur sa peau. Il était doux, chargé de tout ce qu'elle n'avait pas encore osé lui dire, de tout ce qu'elle avait ressenti dans cet instant suspendu entre eux.
Au fur et à mesure, elle se laissa aller à ce plaisir presque hypnotique, les sensations envahissant tous ses sens. Son souffle s'accéléra, se mêlant à celui de Lucien, alors qu'ils s'enfonçaient plus profondément dans cette étreinte qui semblait éternelle, sans fin.
Les gestes entre Cendrillon et Lucien se faisaient plus pressés, plus intenses, comme si leurs corps se cherchaient avec une urgence nouvelle. Leurs souffles se mêlaient, se confondaient dans l'air chaud de l'écurie, tandis que leurs mains parcouraient le corps de l'autre avec une certaine frénésie, comme si chaque frôlement était une promesse de quelque chose de plus grand, de plus intime.
Cendrillon sentit son cœur battre plus fort, un rythme effréné qu'elle n'avait jamais connu, qui semblait s'accélérer au même rythme que ses respirations. Ses lèvres, brûlantes contre celles de Lucien, se rapprochèrent de son oreille, soufflant une caresse presque imperceptible.
Lucien, le regard empli de désir, la suivait dans cette danse silencieuse. Il sentait sa chaleur, sa peau sous ses mains, et il savait que ce moment était irréversible.
Et, alors qu'une nouvelle vague de sensations les submergeait, tout autour d'eux semblait disparaître. Les bruits du monde extérieur s'étaient éteints, ne laissant que l'écho de leurs respirations entrelacées. Leurs corps s'étaient synchronisés, chaque mouvement se faisant plus harmonieux, plus puissant. Et dans un ultime frisson, Cendrillon se sentit envahie d'une chaleur douce, presque lumineuse, une vague de plaisir partagé qui les enveloppait tous deux dans une communion intime.
Ils restèrent là, un instant suspendu, les bras l'un autour de l'autre, dans une douce quiétude, comme si le temps s'était arrêté pour leur permettre de savourer la chaleur du moment. Les battements de leur cœur se calmaient lentement, l'écurie redevenant silencieuse, sauf pour leur souffle apaisé.
Après l'intensité du moment, Cendrillon et Lucien reposaient leurs corps dans l'écrin de l'écurie, la chaleur de leur étreinte s'évaporant doucement. Cendrillon, les yeux mi-clos, sentait encore la douceur de sa peau contre la sienne. Les bruits alentours semblaient lointains, comme si tout s'était suspendu. Seul le souffle léger de Lucien et le bruissement de la paille accompagnaient le silence qui les enveloppait.
Lucien tourna la tête vers le ciel, ses yeux verts scintillant à la lumière des étoiles qui s'étendaient au-dessus d'eux, un spectacle immobile et sans fin.
— Tu sais, Cendrillon...
Cendrillon tourna la tête vers lui, ses doigts frôlant sa peau avec une tendresse nouvelle, comme pour s'imprégner de lui avant qu'il ne parte.
— Qu'est-ce qui ne va pas ? murmura-t-elle, une pointe d'inquiétude dans la voix.
Lucien soupira, se redressant légèrement.
— Je dois partir... Je vais travailler au palais, un poste m'y attend. C'est la raison pour laquelle je suis ici ce soir, pour te le dire.
Cendrillon sentit son cœur se serrer instantanément, comme si le monde autour d'elle s'était figé. Elle se redressa brusquement, les yeux écarquillés, cherchant à comprendre.
— Quoi ? Mais... pourquoi ? C'est Nicolas qui t'a envoyé là-bas, n'est-ce pas ?
Sa voix tremblait, presque brisée par l'idée de voir Lucien partir. Elle se pencha légèrement vers lui, sa main cherchant à retenir son bras, comme une ancre pour la maintenir dans ce moment de réconfort.
— Pourquoi maintenant ? Pourquoi partir ?
Lucien tourna lentement la tête vers elle, un léger sourire triste sur ses lèvres.
— Ce n'est pas une question de volonté, Cendrillon. C'est une opportunité. J'ai besoin de cette chance.
Cendrillon ferma les yeux un instant, essayant de contenir la vague de tristesse qui montait en elle. Elle avait du mal à croire que leur moment de complicité se finirait aussi soudainement. Ses pensées se bousculaient, une partie d'elle refusant de l'accepter.
— Mais... pourquoi maintenant ? Pourquoi pas plus tard ? Pourquoi ce départ précipité ?
Elle avait l'impression que chaque mot qu'elle prononçait enfonçait encore plus profondément un couteau dans son cœur. Elle s'accrocha à lui, cherchant une réponse, une raison pour apaiser sa douleur.
— Je... je ne voulais pas que ça se passe comme ça, Lucien. Je ne peux pas... imaginer que tu partes maintenant, pas après tout ça...
Les yeux de Lucien se durcirent, mais il ne lui répondit pas tout de suite. Il semblait pris dans une lutte intérieure. Puis, enfin, il soupira et prit doucement ses mains.
— Cendrillon, c'est ce que je dois faire. C'est ma vie, et je ne peux pas rester ici.
Les larmes commencèrent à monter dans les yeux de Cendrillon, une tristesse dévastatrice la submergeant.
— Mais je t'en supplie, Lucien, pourquoi partir maintenant ?
Elle avait du mal à contenir ses émotions, ses yeux brillants de douleur. Son cœur battait fort dans sa poitrine, déchiré entre la réalité de ce qui était et le désir ardent qu'il reste près d'elle.
Lucien baissa les yeux, un air triste mais résolu sur son visage.
— Je sais que ça te fait mal, Cendrillon, mais parfois il faut se détacher pour avancer.
Cendrillon le regarda intensément, les mots ne venant plus, seulement cette douleur qui se figeait dans sa gorge.
Cendrillon, toujours accrochée à Lucien, leva les yeux vers lui, une dernière lueur d'espoir brillant dans son regard.
— Et... Julie ? Est-ce qu'elle est au courant ? demanda-t-elle, d'une voix fragile, presque tremblante.
Lucien sembla hésiter un instant, comme s'il ne savait pas comment répondre. Il fixa un point lointain avant de reprendre lentement, son ton plus bas, plus grave.
— Non, elle ne sait rien. Je ne voulais pas l'inquiéter. Mais tu sais, Cendrillon, c'est... c'est une décision que je devais prendre seul.
Cendrillon baissa la tête, les doigts serrant la paille, comme si elle espérait en extraire un peu de réconfort. Elle se mordillait la lèvre inférieure, une douleur sourde emplissant sa poitrine.
— Et si Julie l'apprend, elle va... elle va sûrement être dévastée.
Lucien soupira et la serra contre lui, le geste presque protecteur.
— Elle comprendra, un jour, Cendrillon. Mais là, je n'ai pas le choix. Je dois partir.
Cendrillon se resserra contre lui, incapable de retenir les larmes qui commençaient à perler au coin de ses yeux. Elle se sentait brisée, comme un fil tiré à son extrême.
— Je ne veux pas te perdre... murmura-t-elle, sa voix étouffée par la douleur. Pas maintenant. Pas comme ça.
Lucien la regarda une dernière fois, son regard rempli de regrets. Puis, il se dégagea doucement de son étreinte.
— Ne t'inquiète pas, Cendrillon. On ne se perdra pas. Je t'écrirai, je te le promets. On pourra s'envoyer des lettres... J'ai déjà tout arrangé avec Roger, le marmiton en chef. C'est un homme de confiance, il fait souvent des livraisons de pâtisseries au château, et il me sert de messager. Il m'a trouvé cet emploi au palais, et il accepte de nous faire passer des lettres, discrètement. Il sait que je n'ai pas de famille ici, alors il me traite presque comme son propre fils. Il n'hésitera pas à nous aider.
Elle le regarda, les yeux emplis d'inquiétude, et un frisson parcourut son corps.
— Quand... Quand est-ce que tu t'en vas ? demanda-t-elle, sa voix tremblant légèrement.
Lucien baissa les yeux, semblant rassembler ses pensées avant de répondre.
— Demain à l'aube. J'ai tout arrangé. Le départ est déjà fixé.
Cendrillon sentit un poids lourd se poser sur sa poitrine. Elle ferma les yeux un instant, se laissant envahir par la réalité de son départ imminent.
— Tu vas me manquer, murmura-t-elle, la voix brisée. Vraiment beaucoup.
Lucien s'approcha d'elle, un regard sombre et déterminé dans les yeux, comme s'il avait pris la pleine mesure de leur situation. Il prit ses mains dans les siennes, la serrant doucement.
— Je sais, moi aussi. Mais tu sais, Cendrillon, ce n'est pas un adieu définitif. Je reviendrai. Je te retrouverai.
Elle se mordilla la lèvre, sentant l'émotion la submerger. Ses yeux brillaient de larmes, mais elle se força à ne pas pleurer devant lui.
— Je crois en toi, Lucien, dit-elle, d'une voix plus assurée. Je te retrouverai aussi. Et je n'oublierai pas... jamais.
Il la fixa intensément, ses yeux d'un vert perçant qui semblaient vouloir lire dans son âme, comme pour s'assurer qu'elle pensait vraiment ce qu'elle venait de dire. Puis il se pencha vers elle, leurs lèvres se frôlant d'abord timidement, puis avec une intensité qui brisa la distance qu'il restait entre eux.
Ils s'embrassèrent, une dernière fois, comme si chaque seconde comptait. Leurs corps se rapprochèrent, comme s'ils cherchaient à fusionner, à se dire adieu dans la passion de ce baiser.
Cendrillon savait qu'il pourrait être leur dernier baiser, et cette pensée la brisa encore un peu plus. Mais elle s'abandonna à lui, à l'instant, à la promesse qu'il lui avait faite. C'était un adieu, mais pas la fin de tout. Pas encore.
Lorsqu'ils se séparèrent enfin, leurs souffles se mêlaient dans l'air frais de l'écurie. Lucien la regarda une dernière fois, sa main effleurant une dernière fois sa joue, puis il se détourna, la laissant seule.
Cendrillon, les yeux pleins de larmes non versées, fixa son dos qui s'éloignait, sachant que demain à l'aube, il serait déjà loin. Mais dans son esprit, une promesse résonnait encore : ils se retrouveraient, un jour. Et ce jour-là, tout serait différent.
Chapter 6: V
Chapter Text
Un mois entier s'écoula, l'écurie n'avait jamais paru aussi silencieuse.
Cendrillon était seule, recroquevillée sur une botte de foin mouillée par la dernière pluie. L'odeur de Lucien flottait encore, discrète, mais tenace, comme un parfum de foin tiède mêlé de cuir et de sueur douce. Elle n'avait pas bougé depuis l'aube, les yeux perdus entre les planches du plafond, là où elle aimait deviner les étoiles, comme ils l'avaient fait ensemble.
Une lettre dans les mains. Froissée à force d'avoir été relue.
"Ma Cendre,
Je ne dors pas bien. Les draps du palais ne sentent rien. J'ai rêvé de toi. De ta peau. De ta bouche. J'ai rêvé que tu me serrais si fort contre toi que tu m'en laissais les os marqués."
Elle s'arrêta. Ferma les yeux.
Elle lui avait répondu, bien sûr. Longuement, au début. Elle écrivait la nuit, à la lueur d'une chandelle, dans le silence de la maison endormie. Sa plume tremblait de passion contenue, mais les mots ne lui venaient plus. Pas ceux qu'il attendait.
Ce fut Julie qui le comprit la première.
— Tu veux que je t'aide ? avait-elle proposé un soir, alors que Cendrillon restait immobile, devant une feuille blanche.
— Tu saurais écrire ce que je n'arrive plus à dire ?
Julie avait haussé les épaules.
— Je saurai ne pas mentir.
Et elle avait écrit. Des lettres plus enflammées encore que celles de Lucien. Des mots qui vibraient de désir brut, de souvenirs du goût de sa peau, de la morsure douce de ses mains calleuses, de la tension entre deux souffles retenus. La précision interloquait, c'était comme si durant toutes ses nuits de passions avec Lucien, Julie les observait tapis dans l'ombre.
"Quand tu me prenais sur la paille, j'avais l'impression de disparaître... et de renaître dans le même souffle. J'ai rêvé cette nuit que ta bouche m'appelait. Dis-moi que tu n'as goûté à rien d'autre. Dis-le moi même si c'est faux. Je veux que tu penses à moi quand tu dors. Que tu serres ton oreiller comme tu serrais mes hanches."
Peu à peu, Cendrillon ne reconnaissait plus sa propre écriture. Elle lisait ces mots avec une jalousie étrange, troublée de voir Julie dire si bien ce qu'elle n'osait plus ressentir. Elle l'enviait, un peu. Elle l'admirait, beaucoup.
La dernière lettre était restée sans réponse. Elle attendait, bien pliée, nouée d'un fil trop soigneusement attaché pour qu'elle puisse prétendre l'avoir oubliée. Elle la gardait là, près d'elle, comme une brûlure que l'on ne touche pas mais que l'on sent encore. Elle la fixait sans vraiment la voir, perdue dans ses propres silences.
— Par tous les diables, soupira une voix familière, je vais finir par crever avant d'avoir vingt ans dans cette maison.
Julie poussa la porte d'un coup d'épaule et entra dans la chambre commune, les bras chargés de linges humides, de seaux vides, et de lassitude. Elle laissa tout tomber au pied de son lit et s'écroula sur le matelas grinçant d'un bruit mou.
— J'ai frotté la salle de bain d'Anastasie, nettoyé les pots de chambre, nourri les chiens, récuré les marches, et ramassé ce que Roger appelle un « léger dégât dans la cuisine ». Tu parles. J'ai la main en ruine.
Elle s'étira de tout son long sur la couverture rêche, puis tourna la tête vers Cendrillon, encore immobile.
— Et toi ? Tu l'as eue ? La réponse ? demanda-t-elle d'un ton plus doux, ses yeux cherchant les siens.
Cendrillon resta muette un instant. Elle baissa les yeux vers la lettre sur ses genoux, puis répondit à mi-voix :
— Oui... Elle est là. Mais je ne l'ai pas encore lue.
Julie fronça les sourcils et se redressa légèrement sur un coude.
— Qu'est-ce que t'attends ? Que les mots disparaissent d'eux-mêmes ? Tu m'as pas l'air pressée de savoir ce qu'il t'écrit, ton paladin blond.
— C'est pas ça, murmura Cendrillon. C'est juste... j'ai peur de ce que je vais y trouver. Ou de ce que je n'y trouverai pas.
Julie la regarda en silence un moment, puis se leva lentement pour venir s'asseoir à côté d'elle. Elle ne dit rien, posa simplement une main sur le poignet de son amie.
— Tu veux que je la lise pour toi ? proposa-t-elle doucement.
Cendrillon hésita. Le fil autour de la lettre semblait la retenir autant qu'un sortilège.
— Je crois que c'est fini, murmura Cendrillon, les yeux toujours fixés sur le papier.
Julie s'était tue, suspendue à ces mots. Elle resta immobile un instant, puis s'assit plus droit sur le bord du lit, attentive.
— Fini ? répéta-t-elle doucement.
Cendrillon hocha la tête, presque imperceptiblement.
— Je ne ressens plus rien, Julie. Ou... plus comme avant. Il est parti, et avec lui, quelque chose s'est éteint. Il me manque, oui... mais c'est une absence douce, pas celle qui consume. J'ai relu certaines de ses lettres, les premières surtout, et les mots me semblaient étrangers. Comme si je lisais une autre femme... une femme que je ne suis plus.
Julie ne dit rien. Elle l'écoutait, les yeux rivés sur son profil tendu, son regard perdu quelque part entre les planches du sol et les fibres de la mémoire.
— Et puis il y a toi.
Cendrillon leva enfin les yeux vers elle.
— Je t'ai utilisée. Je m'en rends compte maintenant. J'ai fait écrire des lettres par ta main, des mots brûlants que je ne pensais plus, que je n'osais plus formuler moi-même. Je me suis servie de ton feu, de ton désir pour lui, pour nourrir une illusion... pour ne pas l'éteindre trop vite. Parce que j'avais peur de ce que ça voudrait dire. Peur d'admettre qu'il ne restait plus que l'attente, et non plus l'envie.
Julie pinça les lèvres, son visage restant fermé, impassible.
— Tu crois que je ne le savais pas ? souffla-t-elle enfin.
Cendrillon la fixa, surprise.
— Je l'ai su dès la première lettre que tu ne relisais même pas. Je sentais bien que tu ne voulais plus t'y plonger. Et j'ai écrit quand même, parce que tu tremblais à chaque mot et que je me suis dit que c'était une autre façon de te tenir debout.
Un silence se fit, doux et brutal tout à la fois. Cendrillon sentit ses entrailles se nouer.
— Alors tu m'en veux pas ? demanda-t-elle à voix basse.
— Si, un peu, répondit Julie sans détour. Mais pas pour ce que tu crois. Je t'en veux d'avoir eu peur de me parler. On se bat pour la même chose, non ? Pour rester vivantes, même ici. T'as aimé Lucien, à ta manière. Moi aussi. Ça change rien à ce qu'on est, ni à ce qu'on peut se dire.
Cendrillon sentit ses yeux s'embuer. Elle baissa les paupières, puis serra la lettre contre sa poitrine, comme on serre un souvenir déjà en train de mourir.
— J'ai peur de l'ouvrir, Julie. J'ai peur que ses mots me reprochent ce que je n'ai plus à lui offrir.
— Alors tu l'ouvriras quand tu seras prête. Ou tu la brûleras. Mais ce que tu ressens, ou non, n'est pas une faute.
Julie se leva lentement et lui caressa les cheveux d'un geste fraternel.
— En attendant, reposons-nous. Demain nous aurons des draps à repasser, des parquets à cirer et des fenêtres à nettoyer.
Cendrillon sourit, les larmes aux cils.
— Toujours pleine de poésie, toi.
— C'est l'odeur du savon bon marché. Ça rend lyrique.
Cendrillon laissa échapper un petit rire, presque imperceptible, mais il suffisait pour qu'elle prenne conscience de l'absurdité de la remarque de Julie.
— Tu sais, dit-elle avec un léger sourire, tu pourrais peut-être lui écrire toi-même. Après tout, tu connais mieux que quiconque ce qu'il te faut, et je suis sûre que tu trouverais les mots justes.
Julie se tourna vers elle, un air perplexe sur le visage.
— Mais Cendrillon, tu sais bien que je... Je n'oserais pas. Ce n'est pas comme toi. Tu as une manière de faire qui captive. Moi... je ne sais pas.
Cendrillon haussait les épaules avec une nonchalance feinte, mais dans ses yeux brillait une lueur de complicité malicieuse.
— Au contraire, Julie, tu as tout en toi pour être sincère. Pour une fois, ne te laisse pas guider par la peur du jugement, mais par ce que tu ressens vraiment. Il y a une force dans l'écriture, une liberté. Tu n'as pas besoin de jeux, juste de ta vérité. Lui dire ce que tu veux vraiment.
Julie la fixa un instant, visiblement gênée, puis son regard se fit plus doux, presque pensif. Elle attrapa le bout de la plume, la laissant glisser entre ses doigts.
— Tu crois vraiment que je pourrais lui dire tout ce que je ressens ?
— Pourquoi pas ? répondit Cendrillon en se penchant légèrement, les yeux brillants d'une curiosité subtile. Peut-être que, dans cette lettre, tu trouveras bien plus qu'un simple message. Peut-être que tu trouveras une part de toi que tu ne connaissais même pas.
Julie soupira, mais une lueur d'espoir perça dans ses yeux. Elle posa la plume, et sans un mot de plus, se tourna vers le bureau, décidée. Cendrillon, elle, se leva, le regard perdu un instant vers la fenêtre, là où la lumière déclinait, se perdant dans ses pensées.
Les mots de Julie, remplis de non-dits, de passions non avouées, de faiblesses cachées, prendraient un sens bien plus profond qu'une simple réponse. C'était un moment de passage, un instant où les masques tombaient, et Cendrillon, bien qu'ayant aidé son amie à franchir ce pas, ne pouvait s'empêcher de se demander si elle-même aurait jamais l'audace de faire de même.
Julie se leva lentement du lit, ses yeux curieux fixant Cendrillon avec une intensité presque inquisitrice. Elle s'approcha de la fenêtre, observant un instant la lune à travers les rideaux, puis, tout à coup, se tourna vers Cendrillon.
— J'ai une question à te poser, murmura Julie, sa voix empreinte de curiosité et d'une certaine hésitation.
Cendrillon la regarda, un sourire qui se forma doucement sur ses lèvres, les yeux brillants d'une tendresse tranquille.
— Bien sûr, dis-moi, répondit-elle, son ton léger, mais tout de même mystérieux.
Julie sembla chercher ses mots, ses doigts se frottant nerveusement sur les plis de sa robe.
— Quand... quand tu es avec lui, enfin, avec Lucien... comment est-il ? Je veux dire... comment se passe tout cela ?
Les mots flottèrent dans l'air, légers et curieux, et Cendrillon, sans aucun signe de gêne, répondit d'une voix calme, presque fascinée par le souvenir de ses moments passés avec Lucien.
— Comment dire... Lucien est un homme intense, répondit-elle, son regard se perdant un moment dans la profondeur de ses pensées. Il sait comment rendre chaque moment spécial, il est... présent, vraiment présent.
Julie s'assit de nouveau sur son lit, ses yeux ne quittant pas Cendrillon, fascinée par la réponse de son amie.
— Présent, répéta Julie, un sourire en coin se dessinant sur ses lèvres. Cela doit être... merveilleux.
Cendrillon laissa échapper un léger rire, presque timide, avant de se ressaisir, son regard devenant plus pensif.
— C'est un homme qui sait écouter, répondit-elle, sa voix un peu plus basse, presque envoûtée par la mémoire de leurs étreintes. Et il est... passionné, une passion que l'on ressent dans chaque geste. Mais ce n'est pas simplement une question de désir, c'est aussi une question de confiance, de moments partagés dans une sorte de silence entre deux âmes.
Julie la fixa un instant, perdue dans ses propres pensées, avant de poser une nouvelle question, plus directe, comme si elle ne pouvait plus contenir sa curiosité.
— Mais... à quoi il ressemble, physiquement ? Tu sais, sous sa chemise... C'est un homme beau ?
Cendrillon sourit, un léger éclat dans les yeux. Elle se leva et se dirigea vers la fenêtre, comme pour chercher dans le paysage nocturne une inspiration, puis elle se tourna vers Julie.
— Oh, il est beau, murmura-t-elle, ses lèvres frémissant en évoquant son corps. Il est musclé, solide, avec des bras puissants, comme façonnés par le travail. Tu sais, c'est le genre d'homme qui dégage une certaine force, une certaine virilité, mais sans excès. Un corps qui appelle à être touché, exploré... et ses mains, elles en disent long. Il a cette manière de les poser sur toi, avec cette assurance qui te fait sentir en sécurité.
Julie écoutait attentivement, le regard fixé sur Cendrillon, buvant chacune de ses paroles.
— Et... il a des détails qui le rendent encore plus unique, ajouta Cendrillon, un sourire amusé flottant sur ses lèvres. Il a une tache de naissance, juste sur son épaule, un petit signe en forme de cœur, presque. Une sorte de marque que seuls ceux qui le connaissent bien peuvent voir.
Julie rit doucement, amusée par le détail, avant de s'approcher un peu plus de Cendrillon, comme pour mieux comprendre.
— Et... il fait l'amour comment, alors ?
La question fit sourire Cendrillon, mais aussi l'embarrassa légèrement. Elle prit un moment avant de répondre, cherchant les mots justes.
— Il est... attentif, répondit-elle, sa voix un peu plus basse, une chaleur montant lentement sur ses joues. Il sait ce qu'il fait, et chaque geste semble avoir une intention, un but, mais aussi une douceur qui rend tout... plus intense. Il ne se précipite jamais. Il prend son temps.
Julie la fixa un instant, son regard se faisant plus sérieux, comme absorbée par ce que Cendrillon venait de dire.
— Et toi, Cendrillon, comment tu te sens avec lui, alors ? demanda Julie, d'une voix plus douce, comme si elle voulait savoir ce qu'il y avait au fond du cœur de son amie.
Cendrillon ferma les yeux un instant, son esprit vagabondant à l'évocation des moments partagés avec Lucien. Puis, elle répondit d'une voix plus profonde, presque envoûtée par ses propres souvenirs.
— C'est... c'est difficile à décrire. C'est plus qu'une simple attirance. C'est une connexion, une sorte de... magie, si tu veux. Tu vois, parfois, les mots ne suffisent pas à expliquer ce que l'on ressent. Mais avec lui, tout semble à sa place, comme si l'univers s'arrêtait juste pour nous deux.
Julie resta silencieuse, les yeux plongés dans ceux de Cendrillon, comme si elle comprenait mieux que jamais l'intensité des sentiments de son amie.
Julie, un peu perdue dans ses pensées, tourna la tête vers Cendrillon, un léger air de curiosité qui dansait dans ses yeux. Elle semblait hésiter avant de poser la question, mais finalement, elle se lança, sa voix plus douce, presque songeuse.
— Cendrillon, tu crois que... tu crois que moi aussi, j'aurai un jour le privilège de vivre des moments comme ça ? Avec lui, je veux dire, avec Lucien.
La question flottait dans l'air, un souffle presque inaudible entre les deux amies. Cendrillon, qui avait un léger sourire aux lèvres, tourna lentement son regard vers Julie. Elle ne sembla pas surprise par la question, mais un voile de tendresse se dessina dans ses yeux, comme si elle mesurait la profondeur de ce qu'elle allait répondre.
Cendrillon la regarda sans hésitation, un léger sourire se dessinant sur ses lèvres. Elle répondit presque instantanément, sans la moindre gêne.
— Oui, répondit-elle avec assurance, tu peux.
Julie sembla surprise par cette réponse directe. Elle la fixa, un peu déstabilisée, avant de poser une nouvelle question, toujours plus curieuse.
— Mais comment, Cendrillon ? Comment puis-je avoir ça, moi aussi ?
Cendrillon, sereine, la fixa un instant, prenant un air légèrement plus réfléchi.
— Ce n'est pas une question de conquête, Julie, répondit-elle doucement. Ce n'est pas un jeu où l'on gagne ou l'on perd. C'est plus une question d'alchimie, de connexion. Avec Lucien, c'est comme si... tout se place naturellement. Mais il faut du temps, de la patience, et surtout, de la sincérité. Il n'aime pas les faux-semblants.
Julie hocha la tête, semblant réfléchir à ses paroles. Elle baissa légèrement les yeux, puis se rapprocha un peu de Cendrillon, ses yeux pétillant toujours de curiosité.
— Donc, tu penses que... je devrais juste être moi-même ? demanda-t-elle doucement, un léger sourire aux lèvres.
Cendrillon rit doucement, caressant les cheveux de Julie.
— Oui, sois toi-même, et ne cherche pas à être quelqu'un d'autre. Mais souviens-toi que l'amour, la passion, c'est aussi une question de bon moment. La vie est pleine de surprises, Julie. Il faut juste attendre le bon moment, sans précipitation.
Julie resta silencieuse un instant, le regard perdu dans ses pensées, avant de soupirer légèrement.
— Alors... il faut juste que je sois patiente, c'est ça ?
— Oui, et surtout que tu sois sincère avec toi-même et avec lui, répondit Cendrillon, la voix pleine de douceur.
Julie sourit doucement, reconnaissante de l'écoute de son amie, mais aussi plongée dans ses propres réflexions. Après un moment de silence, elle sembla soudainement changer de sujet. Elle se redressa, un air de curiosité sur le visage.
— Au fait, Cendrillon, tu connais la Centaurea cyanus ?
Cendrillon, légèrement surprise par le changement de sujet, se tourna vers Julie, un sourire amusé aux lèvres.
— Centaurea cyanus ? Oui, je connais cette fleur. C'est l'centaurée bleue, une fleur sauvage, douce mais fragile. On dit qu'elle porte chance, mais qu'elle ne s'épanouit qu'en présence d'une douce chaleur. Elle aime la solitude et n'ouvre ses pétales qu'au matin, quand les rayons du soleil caressent sa tête.
Julie se pencha en avant, visiblement fascinée par cette réponse.
— Et pourquoi tu dis qu'elle porte chance ?
Cendrillon haussait doucement les épaules, son regard un peu perdu dans la contemplation de l'ombre des rideaux qui dansaient sous la brise.
— On dit que cette fleur attire l'amour sincère, mais il faut en prendre soin...
Cendrillon la fixa un instant, intriguée par ce brusque intérêt.
— Pourquoi tu me demandes ça, tout à coup ?
Julie détourna les yeux, un petit sourire fuyant sur les lèvres.
— Oh... pour rien de bien important. J'dois en livrer demain à une cliente, c'est tout. Une commande un peu particulière. Elle a insisté sur le nom latin, tu comprends, alors j'voulais être sûre de pas me tromper.
Elle se leva brusquement, comme pour fuir le sujet, et se dirigea vers le coin de la chambre où elle gardait son petit panier d'herbes séchées. Cendrillon continua de la suivre du regard, légèrement intriguée, mais ne dit rien. Il y avait dans la voix de Julie une hésitation qu'elle n'avait encore jamais entendue, une sorte de trouble qu'elle peinait à définir.
— Et elle t'a dit pourquoi elle en voulait ? demanda-t-elle finalement, la voix posée.
Julie haussa les épaules, sans se retourner.
— Non. Juste qu'elle en avait besoin. Et que c'était urgent.
Elle revint s'asseoir sur son lit, mais garda les yeux fixés sur ses mains croisées.
— T'sais, parfois, faut pas trop poser de questions. Surtout quand celles qui les posent portent des robes sombres et paient en pièces d'or.
Cendrillon haussa simplement les épaules, comme pour dire qu'elle n'avait pas grand-chose à répondre. Un bâillement discret lui échappa alors qu'elle s'étirait, ses bras minces s'allongeant au-dessus de sa tête.
Julie, qui l'observait du coin de l'œil, en profita pour glisser :
— Et... tout va bien avec ton demi-frère ? Avec Nicolas ?
Cendrillon baissa les bras lentement, puis laissa sa main reposer sur sa couverture, caressant machinalement le tissu rêche. Son regard s'assombrit un peu, fixé sur un point invisible.
— On ne se parle plus trop, en fait, répondit-elle d'une voix plus basse. Depuis... depuis que Lucien est parti. Et après ce qui s'est dit entre nous ce soir-là... j'ai pas eu le courage de forcer les choses.
Julie se redressa légèrement, attentive, sans oser couper.
— Je crois qu'il m'en veut, ajouta Cendrillon. Ou peut-être qu'il essaie juste de faire comme si rien n'avait existé. Mais dans les deux cas... ça fait mal.
Elle soupira, puis se tourna vers son amie avec un sourire voilé de tristesse.
— J'me rends compte que j'ai perdu deux hommes d'un coup. L'un est parti, et l'autre s'est fermé comme un coffre rouillé.
Julie ne dit rien, mais dans le silence, sa présence seule suffisait. Elle posa une main légère sur celle de Cendrillon, un geste simple, sans question ni jugement.
Julie entrelaça ses doigts aux siens et souffla, sans détour :
— De toute façon, Nicolas était invivable. Il te voulait à lui, tout le temps, et à sa façon. Mieux vaut être libre et un peu mélancolique... que dominée et triste.
Cendrillon sourit faiblement, un sourire d'accord silencieux. Elle savait que Julie n'avait pas tort.
— Avec lui, c'était toujours tout ou rien, murmura-t-elle, les yeux perdus dans l'ombre du plafond. Pas de juste milieu... jamais. Soit j'étais sienne, complètement, sans réserve... soit je n'étais plus rien. Même pas une sœur. Même pas une amie. Je n'existais plus.
Elle se mordilla l'intérieur de la joue, un frisson la traversant malgré la chaleur du lit.
— Il savait se rendre indispensable, et puis... insupportable.
Julie la regardait avec douceur, sans la juger. Elle connaissait cette façon qu'avait Cendrillon d'aimer trop fort, trop vite, et souvent ceux qui savaient si bien la blesser.
— Tu mérites mieux que des amours en cage, dit-elle doucement.
— Je sais, répondit Cendrillon dans un souffle. Mais les cages, parfois, on les appelle maison.
Un silence s'installa, presque doux, presque complice. Le genre de silence où l'on sent que tout a été dit, pour ce soir du moins.
Cendrillon s'étira doucement, puis laissa retomber sa main sur le drap.
— Il y a des gens... dit-elle dans un souffle, comme si elle parlait à la nuit elle-même, avec qui on est condamnés à recommencer. Encore et encore.
Julie ne répondit pas, mais ses yeux disaient qu'elle comprenait.
— Je me résigne à l'idée qu'on finira, un jour ou l'autre, par retomber dans les bras l'un de l'autre, continua-t-elle. C'est comme ça entre nous. Un cercle. Un piège. Et pourtant... je l'aime encore dans certains gestes, certains silences. Même quand je veux l'oublier.
Julie la fixa avec tendresse, puis murmura :
— Tu sais... on peut aussi choisir de ne pas s'y perdre.
Cendrillon hocha la tête, sans conviction.
— Peut-être. Mais ce genre de lien, Julie... ça ne s'efface pas. On peut s'en éloigner. On peut le nier. On peut même le détester. Mais il revient toujours.
Elle ferma les yeux un instant.
— Peut-être qu'un jour, on saura être autre chose qu'un orage.
Julie s'allongea, la couverture remontée jusqu'au menton, et souffla dans le noir :
— Ou peut-être que vous êtes faits pour le tonnerre.
Un silence suivit, cette fois plus dense, presque étouffant. Et dans l'ombre, seules leurs respirations demeuraient, entremêlées.
Et ces mots, plutôt qu'une malédiction, résonnaient presque comme une vérité douce-amère. Une évidence ancienne. Une acceptation.
Cendrillon soupira, puis tira le drap contre elle. Julie, de l'autre côté, s'était déjà recroquevillée, silencieuse. Ses yeux s'étaient fermés. Elle respirait calmement.
— Bonne nuit, murmura Cendrillon sans savoir si son amie l'entendait encore.
— Bonne nuit... répondit Julie dans un souffle brumeux, à peine audible, presque un rêve.
Le silence retomba, cotonneux. La nuit enveloppa les deux jeunes filles, bercées par la fatigue et les souvenirs.
Et elles s'endormirent ainsi. Sur quelques mots, quelques doutes, et cette paix fugace que l'on trouve parfois, juste avant de tomber dans le sommeil.
Le lendemain, le matin filtrait à peine à travers les lourds rideaux de velours. La maison dormait encore, engourdie par le silence ou les murmures feutrés d'un personnel trop las pour parler fort. Cendrillon s'était levée la première, comme à son habitude.
Les ordres avaient été donnés à l'aube. Un ton sec, sans appel, glissé au détour d'un couloir.
— Cendrillon, tu t'occuperas des appartements de Nicolas aujourd'hui. La chambre n'a pas été correctement entretenue depuis un mois.
Elle n'avait rien répondu. Juste hoché la tête, le regard rivé à ses mains croisées devant son tablier. Mais son cœur avait vacillé.
Un mois.
Trente jours sans avoir franchi le seuil de cette chambre.
Trente jours où chaque centimètre de ce lieu familier lui avait manqué autant qu'il l'avait effrayée. Elle s'était tenue loin, volontairement, comme on évite un miroir trop franc ou une plaie mal refermée.
À présent, elle enserrait la poignée de bois sculpté de ses doigts tremblants. Elle se sentait étrangère à cette porte, à cette chambre, à l'homme qui s'y trouvait. Étrangère à elle-même, aussi.
Son seau d'eau tiède à la main et la brosse contre sa hanche, elle poussa doucement la porte de sa chambre, sans frapper. Elle avait cessé de le faire. Il ne répondait jamais.
La poignée céda dans un léger cliquetis.
Elle inspira profondément, rassembla son courage dans le pli de ses manches, et entra.
Le rideau du lit était entrouvert. Les draps en désordre laissaient apparaître la silhouette d'un corps nu, féminin, endormi sur le flanc, ses cheveux noirs en cascade sur l'oreiller de soie. Nicolas était étendu à côté, torse nu, les bras repliés sous sa nuque, les yeux ouverts.
Il la regarda entrer. Sans bouger. Sans gêne.
— Tu es en avance, souffla-t-il.
Cendrillon resta un instant sans rien dire. Son regard se posa sur la femme endormie, puis sur lui. Elle inspira doucement, ferma la porte derrière elle.
— Je viens laver la chambre.
— Parfait. J'aime quand tout est propre après une nuit agréable.
Elle ne répondit pas. Elle posa la bassine sur le sol, agenouillée, et commença à frotter les carreaux. Chaque geste était maîtrisé, lent, mais son visage demeurait impassible. Elle ne le regardait pas. Ne les regardait pas.
Elle secoua les coussins du fauteuil, épousseta les boiseries, tira les rideaux pour laisser entrer la lumière. Chaque geste semblait être une réponse silencieuse à l'humiliation. Une élégance dans la retenue.
Et pourtant, elle sentait son regard la suivre. Même s'il ne disait rien. Même s'il ne bougeait pas.
— Jolie petite chose, murmura-t-il en parlant de la femme endormie. Mais sans conversation.
Cendrillon leva brièvement les yeux.
Il esquissa un sourire. Et elle reprit son travail, implacable, chaque mouvement plus précis que le précédent, comme si le silence était sa vengeance.
Elle se redressa, déplia un drap froissé au pied du lit, l'étendit avec une lenteur méticuleuse. Le tissu glissa entre ses doigts, caresse neutre, détachée. Elle évitait toujours son regard, mais elle sentait sa présence partout. Elle aurait pu jurer qu'il souriait.
— Tu ne me poses pas de questions, aujourd'hui ? souffla-t-il enfin, tout bas.
— Il n'y a plus rien à demander.
Elle ne s'était pas retournée. Sa voix était calme, presque douce, trop douce peut-être. Une douceur glacée.
— Voilà qui me déçoit. Toi qui avais tant d'interrogations... sur ce que je faisais, sur qui j'étais, sur qui je touchais ou non.
Elle replia soigneusement une couverture et la posa au pied du lit.
— Tu n'es plus mon sujet d'étude, Nicolas.
Un petit rire s'échappa de ses lèvres.
— Tu veux dire que Lucien t'absorbe tout entière, c'est ça ?
Elle s'arrêta. Le chiffon suspendu dans sa main. Elle tourna lentement la tête vers lui, ses yeux clairs brillant dans la lumière matinale.
— Ne prononce pas son nom ici. Tu ne peux pas comprendre ce que tu as toujours refusé d'être.
Il haussa un sourcil, visiblement amusé.
— Et que suis-je, dis-moi ? Un monstre ? Un homme libre ? Quelqu'un qui sait jouir de la vie sans s'enchaîner ?
— Quelqu'un qui cache sa peur derrière un lit toujours chaud, dit-elle en rangeant le dernier coussin.
Il ne répondit pas tout de suite. La femme dans le lit remua, dans un demi-sommeil paisible. Cendrillon, elle, s'était avancée vers le miroir, y passant un chiffon humide avec lenteur. Mais elle ne regardait pas son propre reflet. Elle fixait le sien, à lui, dans le fond de la pièce. Et lui, la regardait.
— Tu nettoies bien, murmura-t-il après un silence.
— Et toi, tu salis mieux que personne.
Elle se détourna alors, sans fracas, sans violence. Elle rassembla son matériel avec soin. Une dernière fois, elle balaya la chambre du regard, comme on observe une scène de théâtre après le rideau tombé.
— Tu peux garder la bassine, dit-elle sans le regarder.
Elle atteignit la porte. Avant de l'ouvrir, elle ajouta, à mi-voix :
— Il ne me manque pas, tu sais.
Puis elle disparut, laissant derrière elle le parfum frais du savon et des draps propres, dans une chambre où le trouble flottait encore, mêlé à la brume du matin.
Le soleil filtrait à peine à travers les vitres de la cuisine, dessinant des halos pâles sur la grande table de bois. L'air sentait encore la cendre froide et les herbes séchées. Julie, seule, les coudes posés sur le plateau, tenait entre ses doigts une feuille encore vierge. Elle la fixait comme si elle y cherchait déjà les mots qu'elle n'osait écrire.
À côté d'elle, une plume trempée attendait, suspendue au bord d'un encrier ébréché.
Elle inspira profondément.
— Allez, Julie... souffla-t-elle pour elle-même.
Sa main s'empara de la plume, hésitante, puis elle traça la première ligne, chaque lettre un pas de plus dans le précipice de l'aveu :
Cher Lucien,
Elle s'arrêta, pinça les lèvres, puis reprit :
Je ne sais pas exactement pourquoi j'écris. Peut-être parce que j'ai trop pensé à toi. Ou peut-être parce que je t'ai trop écrit sans jamais le faire vraiment.
Son écriture était droite, appliquée, un peu tremblante.
Tu ne sais pas qui je suis pour toi, et peut-être que tu ne le sauras jamais. Mais je t'ai vu. Je t'ai observé comme on observe quelque chose qu'on n'a pas le droit de désirer. J'ai mis les mots de Cendrillon sur mon feu, mais ce n'étaient pas les siens. C'était les miens.
Julie s'arrêta à nouveau, les joues rosies, les yeux brillants. Elle se redressa, comme si elle voulait reprendre contenance.
Elle mordilla doucement l'extrémité du bois de la plume, les pensées tourbillonnant dans sa tête comme un vent d'automne.
Puis elle reprit, le cœur plus fort, la main plus assurée :
Je n'ai jamais aimé comme toi tu l'as fait. Je ne sais pas comment on le fait bien. Mais je crois que j'ai envie d'apprendre. Pas avec des phrases trop belles pour être vraies. Avec des choses simples. Comme ton rire. Tes bras. Ta peau chaude quand tu rentres de l'écurie.
Un léger sourire effleura ses lèvres. Elle se perdit un instant dans le silence de la cuisine.
Je ne sais pas si cette lettre te parviendra. Peut-être que tu ne répondras pas. Mais si jamais tu lis ceci... sache que je t'ai vu. Et que je te regarde encore. Même de loin.
Julie.
Elle relut le tout, puis replia doucement la feuille. Son cœur battait dans ses tempes, puis resta là, la main posée sur la lettre, comme sur un secret qui vibrait encore, brûlant.
— Tu écris pour Lucien ?
La voix de Cendrillon, douce, encore voilée par la fatigue du matin, fit sursauter Julie. Elle s'était glissée dans la cuisine sans un bruit, ses cheveux relevés à la hâte, un seau d'eau à la main.
Julie voulut cacher la lettre, mais Cendrillon leva une main, apaisante, et s'approcha lentement, le sourire aux lèvres.
— Ne t'en fais pas, dit-elle doucement. Je suis juste... contente que tu l'aies fait.
Julie baissa les yeux sur le pli soigneusement refermé, ses doigts nerveux jouant avec le bord du papier.
— Je ne sais même pas si c'est une bonne idée, murmura-t-elle. Peut-être qu'il s'en moquera. Peut-être qu'il n'a rien vu. Rien compris.
— Lucien n'est pas ce genre d'homme, répondit Cendrillon en posant le seau à terre. Il voit plus qu'on ne pense. Et il n'oublie rien de ce qui a compté.
Elle s'assit en face d'elle, les coudes sur la table, ses yeux brillants d'un mélange d'émotion et de tendresse.
— Je suis fière de toi, Julie. Écrire... c'est déjà se mettre à nu. Et toi, tu l'as fait avec une sincérité que même moi, je n'ai jamais osé lui offrir.
Julie esquissa un sourire, timide, puis releva les yeux vers elle.
— Tu crois vraiment que je devrais lui envoyer ?
— Je ne crois pas. Je le sais.
Cendrillon posa doucement sa main sur celle de son amie.
— Ce n'est pas à moi de parler à sa place. C'est à toi de lui dire ce que tu ressens. Ce que tu veux. Peut-être qu'il ne s'y attend pas. Peut-être que c'est le moment.
Un silence les enveloppa. Puis Julie inspira à fond, et hocha la tête avec une résolution fragile.
— Alors je vais demander à Roger de lui remettre... discrètement.
— Il saura. Il connaît le chemin des cœurs mieux que bien d'autres.
Un rire léger s'échappa d'elles deux, comme une bulle d'air au milieu de l'ombre.
Et dans ce matin encore gris, il y avait, entre les deux jeunes filles, une promesse d'espoir. L'éclosion discrète d'un rêve qu'on avait enfin osé nommer.
Soudainement, un fracas brutal brisa ce calme matinal. Une porcelaine, sans doute. Suivi d'un cri furieux qui fendit l'air.
— Espèce d'imbécile ! Comment oses-tu me servir ça ?! Dehors ! Hors de ma vue !
Cendrillon et Julie se tournèrent instinctivement vers le plafond, d'où provenaient les éclats de voix. Les appartements d'Anastasie.
— Je te jure que tu ne verras plus un jour ici, sale idiote ! Renvoyée ! Renvoyée sur-le-champ !
Des pas précipités résonnèrent dans l'escalier, et une servante affolée surgit dans la cuisine, les joues rouges de panique.
— Cendrillon ! Tu dois y aller ! Vite ! Elle exige qu'on la serve immédiatement, et Maude vient de se faire mettre à la porte !
— Non, répondit Cendrillon d'un ton tranchant, en se relevant d'un coup. Non. Je n'irai pas.
Son regard était déterminé. Depuis le retour d'Anastasie, elle s'était arrangée pour ne jamais la croiser. Une prouesse dans une maison où tout se savait, tout se voyait. Mais elle y était parvenue. Jusqu'ici.
— Je peux y aller à sa place, proposa Julie en posant déjà sa lettre, prête à intervenir.
Mais à peine avait-elle terminé sa phrase qu'une autre servante entra en trombe, lui agrippant le bras sans ménagement.
— Julie ! Tu dois monter le bain de Monsieur Nicolas. Il attend, et il est d'une humeur... disons, délicate.
Julie leva les yeux au ciel, avant de lancer un regard d'excuse à Cendrillon.
— Je te jure que ce n'est pas de gaieté de cœur.
Et elle disparut, emportée dans la tornade des exigences.
Cendrillon, elle, était restée figée. Autour d'elle, plus aucune issue. Tous les regards convergeaient vers elle. Un silence pesant s'était installé.
Elle inspira, profondément, comme on plonge dans une mer trop froide.
— Très bien, murmura-t-elle, presque pour elle-même.
Elle dénoua son tablier, lissa machinalement les plis de sa robe, et se dirigea vers les escaliers. Vers Anastasie. Vers ce passé qu'elle avait tout fait pour éviter.
Dans le couloir, avant même d'avoir atteint la porte des appartements d'Anastasie, Cendrillon retint une servante qui s'éloignait à pas précipités, encore bouleversée.
— Qu'est-ce qui s'est passé, exactement ? demanda-t-elle à mi-voix.
— Madame fait ses essayages... souffla l'autre, les mains encore tremblantes. Des robes pour un grand événement, apparemment. Elle prend son thé en même temps, et elle voulait qu'on l'aide à enfiler et retirer les tenues. Maude a renversé quelques gouttes sur la doublure d'un corsage... c'était suffisant.
Cendrillon ne répondit pas. Son cœur s'était déjà contracté à l'idée de devoir approcher Anastasie, mais elle inspira une fois encore, comme on avale une amertume.
— Elle est seule ?
— Non... non, une amie de la cour est avec elle. Enfin... plus qu'une amie. La cousine du roi, je crois. Elle lui donne son avis sur les robes.
La cousine du roi.
Cendrillon acquiesça lentement. Elle connaissait à peine le nom de cette femme – on en parlait parfois à voix basse parmi les servantes, comme d'une figure presque légendaire. Une dame jeune encore, vive, avec l'oreille du roi, et donc de toutes les puissances du royaume. Et surtout... une proche du prince.
Elle arriva devant la porte grande ouverte. L'odeur sucrée du thé flottait dans l'air, mêlée au parfum épais du musc et du lilas.
L'odeur de parfums capiteux l'assaillit aussitôt : jasmin, ambre, et cette note musquée qu'Anastasie affectionnait tant. Les rideaux étaient tirés, la pièce inondée de lumière. Des étoffes précieuses étaient jetées partout — dentelles ivoire, soies écarlates, velours prune — comme si la chambre elle-même avait exhalé un soupir de luxe lascif.
Et au centre, trônant devant un miroir aussi grand qu'une porte, se tenait Anastasie.
Cendrillon s'arrêta net.
Elle la reconnut immédiatement, bien qu'elle eût changé. Ou plutôt, elle s'était épanouie comme une fleur cruelle, une fleur carnivore.
Ses cheveux, roux comme un incendie, étaient relevés en un chignon sophistiqué, laissant s'échapper quelques boucles étudiées autour de son cou long et blanc. Ses yeux, vert émeraude, semblaient transpercer la pièce d'un seul regard. Elle portait une robe de taffetas aux reflets sang et or, qui épousait sa silhouette fine et pleine avec une insolence presque indécente. Ses lèvres étaient ourlées d'un sourire de satisfaction, cruel et paresseux, comme si le monde entier n'était qu'un jouet à sa portée.
— Plus serré, ordonna-t-elle, sans même tourner la tête vers Cendrillon.
Elle parlait à la servante précédente, qu'elle n'avait pas encore remarqué remplacée.
— Ce corsage me fait une poitrine de nonne. Je veux le rouge. L'autre. Celui avec les boutons en nacre. Et qu'on me verse à nouveau du thé, celui-ci est tiède.
La voix était la même. Chantante, glaciale. Une voix qui vous enveloppait pour mieux vous étrangler.
Cendrillon s'approcha, prit la robe rouge tendue sur un paravent, et aida Anastasie à s'en dévêtir. Sa peau, pâle comme du lait, était marquée d'une perfection presque irréelle. Aucune cicatrice, aucune imperfection. Une beauté si travaillée qu'elle en devenait intimidante. Et factice.
— Je ne comprends toujours pas, soupira Anastasie, en se laissant faire. J'ai tout essayé avec lui. La passion, la tendresse, l'audace. Je lui ai même offert des choses que je n'aurais jamais osé imaginer. Des choses qu'aucun homme n'aurait refusées.
Elle haussa les épaules, un rire sec au coin des lèvres.
La cousine du roi, assise nonchalamment dans un fauteuil près de la fenêtre, sirotait son thé sans paraître troublée. Ses boucles poudrées encadraient un visage las d'avoir vu trop de caprices.
— Peut-être un simple malentendu, suggéra-t-elle doucement, ses doigts effleurant la porcelaine de la tasse. Il ne faut pas laisser ces broutilles te déranger.
— Il a dit... que je l'ennuyais.
La cousine du roi pinça les lèvres, gênée.
— Il est dans une période difficile. Tu sais comment il est... L'instabilité est dans son sang. Mais ça ne veut pas dire qu'il ne pense plus à toi.
— C'est pourtant ce qu'il a dit, renifla Anastasie, en levant les bras pour qu'on lui passe la nouvelle robe. Que je n'étais qu'un caprice dont il était las. Et puis, ce ton qu'il a pris... Ce regard froid... Ce n'est plus le même homme.
Cendrillon serra légèrement le tissu entre ses doigts. Elle n'avait connu le visage du prince qu'à travers un médaillon — ce portrait minuscule, où il souriait, presque timide. Mais cette description, ce dédain, cette violence douce et cruelle... Elle ne l'aurait jamais imaginé ainsi.
— Il va regretter, reprit Anastasie en redressant le menton. Aucun corps ne le connaît comme le mien. Et quand il s'en rendra compte, il reviendra.
— Ou peut-être trouvera-t-il une autre distraction, murmura la cousine, plus pour elle-même.
Anastasie tourna vivement la tête, les yeux brillants de rage contenue.
Cendrillon, elle, continuait son office avec une application mécanique. Mais dans son esprit, une image floue commençait à prendre forme. Le prince n'était plus un visage de porcelaine. Il devenait une présence, un tempérament, une voix. Et ce qu'elle entendait d'Anastasie dessinait les premiers contours d'une vérité plus complexe.
— Non... murmura Anastasie en ajustant la robe rouge. Ce n'était pas qu'un jeu. Pas seulement une conquête.
Elle se tourna vers le miroir, scrutant son reflet avec une intensité presque douloureuse.
— Quand il me regardait... c'était comme si j'étais la seule femme du royaume. Il savait où poser ses mains, il savait attendre. Il me faisait languir, me faisait trembler sans même me toucher. Tu comprends ? Il ne baisait pas, pas comme avec ses autres amantes. Il... il possédait. Lentement. Comme s'il écrivait sur ma peau.
Elle s'adressait à la cousine du roi, mais sa voix prenait un ton presque rêveur, intime.
La cousine du roi fronça légèrement les sourcils, visiblement mal à l'aise mais trop curieuse pour détourner complètement la conversation.
— Et tu crois qu'il n'a pas changé ? Tu crois qu'il n'est pas ainsi avec toutes ?
— Il ne l'est pas, dit Anastasie avec assurance. Il me l'a dit lui-même. Les autres ? Il les prend, et il les oublie. Moi... il me gardait des heures. Il me regardait dormir. Il aimait m'entendre haleter, entendre les petites plaintes que je ne retenais pas. Il voulait que je jouisse sous lui, contre lui, autour de lui... toujours plusieurs fois. Il aimait ça. Il aimait me faire ça.
Elle rit, un peu rauque, un peu fière.
— Il avait cette façon de m'écarter les cuisses comme si c'était un droit. Et moi, je le laissais faire. Je l'appelais "mon roi" bien avant que quiconque ose l'imaginer sur un trône. Et tu sais ce qu'il faisait ensuite ? Il embrassait mes genoux. Il s'attardait là, longtemps. Qui fait ça ? Qui prend le temps de rendre hommage aux genoux d'une femme ?
Cendrillon avait arrêté son geste. Une main figée sur une épingle à corsage. Le cœur battant plus vite. Elle n'osait pas lever les yeux.
Ce n'était plus seulement une histoire. C'était un monde auquel elle n'avait jamais appartenu. Un univers de plaisirs, de voluptés, de privilèges charnels dont elle n'avait pas même rêvé. Et l'homme dans ce médaillon, celui qu'elle avait idéalisé... prenait maintenant les contours d'un amant exigeant, passionné, dangereux peut-être.
— Je lui ai tout donné, conclut Anastasie, plus doucement. Mon corps. Mon cœur. Mes secrets. Et il m'a rendue au silence, comme une servante dont il n'aurait plus besoin.
La cousine du roi posa sa tasse. Un silence s'étira.
— Il n'est pas prêt, murmura-t-elle. Mais un homme comme lui... on ne l'oublie pas.
— Il me rappellera, affirma Anastasie, le menton levé. Il n'aura pas le choix. Et s'il ne vient pas à moi... je trouverai un moyen de le faire plier.
Cendrillon, enfin, se redressa. Elle avait fini. Son regard croisa celui d'Anastasie dans le miroir.
Un battement. Une tension silencieuse. Puis Anastasie détourna les yeux, comme si elle venait tout juste de remarquer sa présence.
— Tu peux disposer, dit-elle d'un ton sec.
Cendrillon s'inclina légèrement et sortit sans un mot. Son souffle était court. Dans le couloir, elle ferma les yeux une seconde. Le prince. Elle pensait connaître son visage. Mais elle venait d'entrer, sans le vouloir, dans le secret de sa chair.
Et quelque chose en elle, très doucement, commença à brûler.
Chapter 7: VI
Chapter Text
Depuis que Julie avait trouvé le courage d'écrire à Julien, les jours avaient filé comme du sable entre leurs doigts. Déjà plusieurs semaines s'étaient écoulées, et les lettres s'étaient succédées — précieuses, brûlantes, tendres — tissées comme un fil d'or entre le palais et la maison.
Julie était assise sur le bord du lit, les pieds nus posés sur les lattes fraîches du plancher. Dans ses mains, la lettre de Lucien tremblait un peu — pas de peur, mais d'une joie qu'elle peinait à contenir. Ses joues avaient rosies, ses yeux luisaient. Cendrillon, de l'autre côté de la pièce, l'observait discrètement en repliant le linge propre.
— Il écrit bien, souffla Julie sans lever les yeux. Et il m'appelle ma lumière...
Elle laissa échapper un petit rire étouffé, presque gêné par tant de tendresse. Cendrillon sourit aussi. Elle était sincèrement heureuse pour eux. Voir naître cet amour entre les mots échangés avait quelque chose de doux, de réparateur. Et Lucien écrivait souvent, avec cette manière à lui, toujours soignée, parfois rêveuse, qui faisait frissonner Julie jusque dans la paume de ses mains.
— Tu lui réponds ce soir ? demanda-t-elle en posant une chemise pliée.
— Évidemment. Je vais lui parler de mon rêve d'hier. Et lui décrire les lys sauvages qui bordaient le chemin de la rivière ce matin. Il aime quand je lui parle des fleurs.
— Il t'aime, tout court.
Julie haussa les épaules, mais ne le nia pas. Puis elle leva les yeux vers Cendrillon.
— Et toi ? Tu ne veux pas lui écrire aussi ?
— Non... plus maintenant. Il a ton cœur. Et c'est très bien comme ça.
Elle dit cela avec douceur, sans amertume. Et Julie ne répondit pas. Il n'y avait rien à dire. Lucien avait été un feu ancien pour Cendrillon. Il était devenu une lumière nouvelle pour elle.
Cendrillon, elle, portait un autre secret. Elle n'avait jamais rien dit à son amie de ce qu'elle avait surpris dans les appartements d'Anastasie. Ni les gémissements d'orgueil blessé, ni les souvenirs haletants d'un plaisir offert sans retenue. Elle n'avait rien soufflé de ces paroles crues, de ces aveux intimes — et ce silence n'était pas seulement par pudeur.
Elle les avait gardés pour elle, presque par égoïsme. Parce qu'elle les sentait précieux, étrangement nourrissants. Parce qu'ils étaient la seule chose qu'elle possédait de lui. De ce prince dont elle ne connaissait que le prénom et le profil à travers un médaillon longtemps subtilisé. À présent, ce bijou avait retrouvé sa place au creux du cou d'Anastasie — mais l'image qu'il contenait, elle, s'était logée quelque part dans l'esprit de Cendrillon. Une image qu'elle peinait à faire disparaître.
Quand Julie s'absenta pour aller chercher de l'encre, Cendrillon referma lentement la porte derrière elle, et se laissa tomber au sol, le dos contre le mur. Sur ses genoux, un carnet jauni par le temps. Elle le caressa du bout des doigts avant de l'ouvrir à une page vierge.
Elle prit un fusain.
Et, sans réfléchir, laissa courir la pointe sur le papier. D'abord le contour d'un visage, large de mâchoire, noble. Puis un front calme, un regard profond. Les mèches sombre, ramenées en arrière. Les yeux... elle hésita. Verts ? Bleus ? Elle n'était plus sûre. Elle n'avait vu ce visage qu'un instant, un seul, gravé dans l'or du médaillon d'Anastasie.
Elle referma les yeux, essaya de se souvenir. La façon dont les lèvres du prince s'incurvaient dans un sourire. Ce qu'Anastasie avait dit — qu'il embrassait bien, qu'il la faisait frémir rien qu'en l'effleurant. Et pourtant, il s'était détourné. Il s'ennuyait, avait-il dit. Il la trouvait... sans relief.
Quel genre d'homme peut se lasser d'une femme comme elle ? se demanda Cendrillon, son fusain en suspens.
Elle regarda le dessin, inachevé. Ce visage rêvé, né d'un bijou disparu, d'un désir volé. Son cœur battait plus fort, non pas d'amour, mais de curiosité. Une curiosité presque douloureuse. Comme si elle avait ouvert une porte, sans pouvoir la refermer.
Elle ajouta un dernier trait — l'ombre d'une fossette sur la joue.
Puis elle recula un peu, tenant le carnet à bout de bras pour mieux en admirer l'ensemble.
Le visage ainsi reconstitué, morceau après morceau, la frappa par sa précision. Elle ne s'était pas attendue à ça. Et pourtant, c'était bien lui. C'était ce regard-là, insaisissable et souverain, ce bleu d'encre pâle presque argenté qui semblait luire d'un éclat intérieur. Ce front altier, cette mâchoire droite, ces lèvres pleines et cruelles — oui, cruelles. Il y avait dans la bouche qu'elle avait dessinée quelque chose de provocant, de souverain et las, comme s'il n'avait besoin de rien pour obtenir tout.
Et ce regard... il semblait rire sans sourire. Juger sans colère. C'était exactement ça. Exactement ce qu'Anastasie avait décrit, entre deux soupirs blessés.
Cendrillon resta un instant immobile, le carnet posé sur ses genoux, les yeux fixés sur le portrait. Ce visage, elle le connaissait à peine, et pourtant elle avait la sensation étrange d'en être intimement familière. Comme si elle l'avait vu dans un rêve, dans une vie ancienne, ou dans une fièvre obscure.
Elle effleura le dessin du bout du doigt. Ce prince, elle ne le connaissait pas. Mais il occupait ses pensées bien plus qu'elle ne l'aurait voulu. Il était pour elle comme une gourmandise interdite qu'on laisse fondre trop longtemps sous la langue.
Elle ferma lentement le carnet, le serra contre elle.
Julie entra en silence, une petite bouteille d'encre dans la main. Elle s'assit ensuite contre le mur. Ses yeux se posèrent sur le carnet que Cendrillon tenait encore serré contre elle, comme un secret.
— Je ne savais pas que tu écrivais toi aussi.
— À mes temps perdus, il m'arrive d'écrire un ou deux petits poèmes.
Julie sourit puis changea brusquement de sujet, chose qu'elle avait tendance a faire.
— J'ai une petite surprise pour toi, dit Julie en sortant la lettre de Lucien pliée de sa poche.
Cendrillon la regarda avec curiosité, oubliant un instant la scène qu'elle venait de dessiner. Julie, avec un sourire plein de malice commença à lire à haute voix, sa voix douce mais assurée :
"Ma chère Julie,
Les jours ici au château s'étirent, remplis de préparatifs pour le grand bal. Il semble que tout le monde soit pris par la frénésie de l'événement à venir, et pourtant, je me surprends à penser à toi plus souvent que je ne devrais. C'est étrange de me retrouver ici, dans ce monde si lointain de la simplicité de ta compagnie. Pourtant, je m'y fais, je m'y adapte.
Le prince est de plus en plus insistant, mais il a ce charme si particulier qu'il ne faut jamais lui refuser rien. Il ne le demande jamais franchement, bien sûr, mais il a ce regard qui rend tout irréel, presque une invitation en soi, mais la plupart du temps, il se perd dans ses pensées.
Les préparatifs pour le bal sont épuisants, mais j'ai trouvé un peu de temps pour m'échapper. Je t'écris à l'instant entre deux tâches. Mais dis-moi, comment vont les choses de ton côté ? J'ai hâte de lire ta réponse.
Je ne t'oublie pas.
Lucien."
Julie baissa la lettre, un léger sourire aux lèvres, observant Cendrillon.
— Ils préparent donc un bal, murmura Julie, qui releva enfin les yeux de la lettre, un éclat malicieux dans le regard. Cendrillon sentit aussitôt qu'il y avait quelque chose derrière ce sourire.
— Qu'est-ce que tu as en tête ? demanda-t-elle doucement, sans quitter Julie des yeux.
Julie se redressa, prenant la lettre entre ses mains comme pour en peser chaque mot.
— Je crois... commença-t-elle, hésitante, mais enthousiaste, — que nous devrions y aller. Au bal.
Cendrillon cligna des yeux, surprise.
— Le bal ? souffla-t-elle. Mais... nous n'y sommes pas conviées.
— Si, répondit Julie avec assurance. Lucien m'a dit qu'il fera passer une liste d'invités via Roger. Je l'ai supplié de me faire parvenir deux noms, et... j'ai mis le tien en second. Toi et moi, toutes les deux, sous un seul et même parchemin.
Le cœur de Cendrillon se mit à battre plus fort. Elle imagina un instant le prince, la salle, les lumières, et la perspective de marcher à la suite de grands monarques, elle, la simple servante.
— Tu as osé ? murmura-t-elle.
— Oui, osa Julie en esquissant un sourire triomphant. Je ne voulais pas y aller seule. Et j'avoue... j'aimerais t'avoir à mes côtés.
Cendrillon baissa les yeux, songeant à l'éclat d'Anastasie, aux confidences échangées, au mystère du prince qu'elle avait dessiné. Puis elle releva la tête, une lueur nouvelle dans son regard.
— Très bien, répondit-elle, le souffle léger. Nous irons ensemble.
Julie laissa échapper un rire joyeux et s'abandonna dans une accolade discrète que Cendrillon accueillit, émue.
Et dans le silence de la chambre, un pacte se fit entre elles : l'une offrirait sa compagnie, l'autre ses mots.
Les yeux de Cendrillon s'écarquillèrent.
— Mais... je ne sais pas quoi mettre pour un bal ! murmura-t-elle, plus pour elle-même que pour Julie.
Julie se redressa, un sourire complice aux lèvres.
— Ne t'en fais pas, j'ai tout prévu, répondit-elle. Avant d'y aller, nous rendrons visite à la femme pour laquelle je travaille.
Cendrillon écarquilla encore un peu plus les yeux.
— Qui est cette femme ? souffla-t-elle.
— Mademoiselle Mara, déclara Julie en prenant Cendrillon par le bras. Elle est... particulière. Je suis à son service depuis des années, elle sait exactement comment habiller une jeune femme qui veut briller sans attirer la fausse lumière.
Cendrillon la dévisagea, intriguée :
— Que veux-tu dire ?
Julie inclina la tête, le regard mystérieux.
— Elle n'est pas comme les autres femmes que l'on connaisse. Mademoiselle Mara porte avec elle une aura très noire et... fascinante. Elle vit recluse dans une chaumière au cœur de la forêt, entourée de vieux chênes et de ronces. Ses robes sont tissées d'ombres et de secrets, mais leur chute, leur tombé... c'est un véritable enchantement.
Elle sourit, les yeux scintillant d'impatience.
— Elle nous guidera. Choisira la tenue parfaite pour toi. Et je peux t'assurer qu'avec elle, tu ne ressembleras à aucune autre invitée.
Cendrillon sentit son cœur battre plus fort.
— Une chaumière au milieu de la forêt... Tu es sûre que c'est prudent ?
— Absolument, assura Julie, les mains pressées contre les siennes. Mademoiselle Mara est discrète, respectueuse, mais... elle a ce don de transformer toute femme en créature dont on ne peut plus détourner le regard.
Un frisson d'excitation parcourut Cendrillon.
— Très bien, alors. Quand partons-nous ?
— À la tombée de la nuit, répondit Julie avec un sourire triomphant.
Le soleil déclinait doucement, tirant des filaments d'or sur les pierres du jardin. Cendrillon attendait près de la chaîne de fer forgé qui délimitait le vieux bassin, là où le lierre s'entortillait avec paresse autour des colonnes. Julie la rejoignit, une besace pendue à l'épaule, ses bottes déjà couvertes de poussière.
— Tu es prête ? demanda-t-elle.
Cendrillon acquiesça d'un signe de tête, même si elle n'était sûre de rien. L'excitation et une légère angoisse lui rongeaient le ventre.
Les deux jeunes filles prirent le sentier qui serpentait entre les grands arbres. La lumière se tamisait, filtrée par les feuillages épais, et le silence devenait de plus en plus dense à mesure qu'elles s'enfonçaient dans la forêt. Pas un oiseau. Pas un bruissement, si ce n'est celui de leurs pas sur les feuilles mortes.
— Tu es déjà venue ici souvent ? demanda Cendrillon à mi-voix.
Julie hocha la tête.
— Assez pour savoir qu'il ne faut jamais venir les mains vides, ni sans y avoir été invitée. Mademoiselle Mara n'aime pas les surprises.
Cendrillon la regarda, étonnée.
— Et tu travailles pour elle ?
— Je lui rends service, disons. Je lui apporte des herbes, des poudres. Certaines ne poussent qu'au sud du domaine, ou dans les serres de Madame. En échange, elle m'enseigne des choses.
— Des choses ?
— Des choses qu'on ne lit pas dans les livres.
La réponse était sibylline, et fit naître un frisson le long de l'échine de Cendrillon.
Enfin, elles arrivèrent. Au détour d'un massif d'épineux, se dressait une chaumière aux murs de pierre noire, couverts de mousse. Le toit penchait étrangement d'un côté, comme si le temps l'avait fatigué. Une odeur d'écorce brûlée et de myrrhe flottait dans l'air. Des corbeaux les observaient en silence, perchés sur une branche morte.
Devant la porte close, Julie s'arrêta, puis ferma les yeux. Sa voix se fit grave, presque rauque, et elle prononça une formule dans une langue que Cendrillon ne reconnut pas. Les mots semblaient couler comme du miel noir :
— Aperire tenebris, exaudi vocem nostram.
Un long grincement se fit entendre. Les gonds de la porte vibrèrent. Puis, lentement, la chaumière s'ouvrit sur un intérieur plongé dans la pénombre.
Elles entrèrent.
Cendrillon retint son souffle. Tout autour d'elles, des dizaines de fioles suspendues au plafond diffusaient une lueur trouble. Des herbiers séchés tapissaient les murs, entre des croquis griffonnés à la hâte sur des peaux de bête, des visages inquiétants, des symboles qu'elle ne connaissait pas. Au sol, un cercle de cendres entremêlé de poudre d'or dessinait une sorte de sceau complexe. Un feu brûlait dans un âtre de pierre sculptée, jetant des ombres mouvantes sur les tentures.
Un bruit.
Comme un froissement d'aile ou un soupir. Les fioles tremblèrent légèrement, et une silhouette apparut dans l'encadrement d'une porte intérieure.
Mademoiselle Mara.
Grande. Effrayante. Belle.
Elle portait une robe d'un noir profond, aux manches fendues comme des ailes de corbeau. Ses cheveux, d'un gris argenté, cascadaient jusqu'au creux de ses reins. Son visage était marqué, anguleux, comme sculpté dans de l'obsidienne. Ses yeux, d'un violet étrange, brillaient d'une lumière presque surnaturelle. Elle n'était ni jeune ni vieille. Elle était... ailleurs.
— Julie, dit-elle d'une voix lente, douce comme un venin tiède. Tu m'as manquée.
Son regard glissa sur Cendrillon. Un silence se fit.
— Et toi, souffla-t-elle enfin en s'approchant d'un pas, qui es-tu pour venir sous mon toit avec un cœur si bruyant ?
Cendrillon ne sut quoi répondre. Sa gorge était sèche.
Julie s'interposa doucement.
— C'est mon amie. Nous avons besoin de tes services.
Mademoiselle Mara s'arrêta. Un sourire se dessina sur ses lèvres, sans que ses yeux ne changent.
— Alors qu'elle entre... dans la toile. Mais qu'elle fasse attention.
Elle se retourna d'un mouvement fluide, ses jupons effleurant les cendres. Et les invita à la suivre, plus loin dans l'antre de ses secrets.
Mademoiselle Mara avançait d'un pas souple, presque flottant, dans le dédale de son antre. Julie la suivait sans hésiter, comme si elle connaissait chaque recoin, chaque pierre de cette chaumière singulière. Cendrillon, elle, traînait un peu derrière, le regard happé par tout ce qui l'entourait.
Elles pénétrèrent dans une vaste pièce circulaire, aux murs chargés de plantes pendues, de cordes tressées, de fioles rangées sur des étagères biscornues. Un feu crépitait dans la cheminée, et au-dessus, suspendu par une chaîne forgée, un chaudron diffusait une odeur chaude, complexe, enivrante. Un mélange de bois brûlé, d'épices inconnues et d'herbes macérées. La fumée montait en volutes épaisses, caressant les poutres avant de se perdre dans l'ombre du plafond.
Mara se pencha sur le feu, huma l'air avec délectation, puis se retourna vers Julie.
— Tu as les fleurs ?
Julie hocha la tête et sortit de sa besace un petit sachet de toile qu'elle tendit à la femme. Mademoiselle Mara le prit avec une lenteur étudiée, effleurant les doigts de Julie de ses ongles vernis d'un noir profond.
— Parfait. Tu es toujours ponctuelle. Ces fleurs ne supportent pas le retard... elles flétrissent par vengeance.
Elle sourit, mais ce sourire n'avait rien de rassurant.
Pendant ce temps, Cendrillon, un peu à l'écart, laissait son regard courir sur la pièce. Sur une table en pierre, un fouillis de grimoires anciens et d'objets étranges : une main de singe séchée, un miroir fendu, des pierres aux reflets changeants. Sur un présentoir, des fioles aux liquides laiteux ou dorés semblaient palpiter comme si elles étaient vivantes.
Et pourtant... aucune trace de robes. Ni tissus. Ni rubans. Rien qui puisse suggérer une quelconque préparation pour un bal.
Elle fronça les sourcils. Pourquoi Julie l'avait-elle menée ici ? Qu'est-ce que cette étrange femme pouvait bien avoir à voir avec la couture ou la mode ?
— Julie ? souffla-t-elle, un peu à l'écart.
Mais Julie ne répondit pas tout de suite. Elle observait Mara, fascinée, pendue à ses gestes, à la façon qu'elle avait de faire glisser entre ses doigts les pétales qu'elle venait de lui remettre, de les jeter une à une dans le chaudron avec une précision presque rituelle.
Alors, Cendrillon répéta un peu plus fort, à mi-voix :
— Je croyais que... tu m'emmenais pour des robes.
Julie se tourna enfin vers elle, et son sourire s'agrandit — complice, un brin mystérieux.
— Je ne t'ai jamais dit que c'était une couturière.
Puis, baissant la voix, les yeux brillants :
— Mais elle fait bien plus que des robes. Elle en tisse... qui révèlent ce que le regard ne voit pas. Ce dont tu as besoin. Ce que tu ignores même vouloir.
Mademoiselle Mara, qui avait évidemment tout entendu, se redressa, ses yeux violets braqués sur Cendrillon.
— Ce que je façonne ne se porte pas... pour plaire. Mais pour dévoiler. Pour troubler. Pour dominer.
Elle s'approcha lentement, planta son regard dans celui de la jeune fille.
— Toi... que veux-tu vraiment, petite chose ? Une robe ? Ou autre chose que tu n'oses même pas nommer ?
Le silence se fit, chargé de cette étrange chaleur émanant du chaudron.
Cendrillon sentit son cœur battre un peu plus fort. L'odeur du chaudron, l'obscurité étrange de la pièce, les reflets d'ambre et de pourpre sur les fioles — tout semblait irréel, suspendu. Elle déglutit, jeta un regard vers Julie, qui la regardait avec ce même air de confiance tranquille, puis se tourna vers Mademoiselle Mara.
— Vous êtes... une sorcière ? demanda-t-elle, d'une voix plus posée qu'elle ne se le serait cru.
La femme laissa échapper un petit rire rauque, presque sensuel, avant de se pencher vers le feu, les mains dans le dos.
— Une sorcière... est-ce ainsi que les mortels appellent ce qu'ils ne comprennent pas ? Ce qui gronde sous la peau, ce qui danse dans l'ombre, ce qui chuchote dans les flammes ?
Elle se redressa lentement, la tête légèrement penchée, ses longs cheveux argentés tombant comme un voile autour de son visage.
— J'ai été muse, guérisseuse, tentatrice, maudite, amante et ennemie. J'ai été jour, j'ai été nuit. Sorcière ? Pourquoi pas. Le mot brûle joliment.
Cendrillon plissa les yeux, hésitante. Elle voulait sourire, hausser les épaules. Mais quelque chose dans la voix de cette femme — ou dans l'air chargé de cette pièce — l'en empêchait.
— Je... je ne crois pas à la magie, dit-elle finalement, d'un ton neutre, presque défensif. Je veux dire... pas vraiment.
Mademoiselle Mara tourna la tête vers elle, lentement. Puis elle s'avança, un pas après l'autre, comme si ses pieds ne touchaient pas tout à fait le sol. Lorsqu'elle arriva devant Cendrillon, elle ne la toucha pas. Elle ne leva même pas la main.
Mais sa voix, douce comme un poison, descendit dans un murmure :
— Ah... mais tu crois au désir.
Elle pencha la tête.
— Tu crois aux battements de ton cœur quand tu repenses à ce que tu as entendu. Aux soupirs gémis derrière une porte entrebâillée. Aux images que tu caches même à ton amie. Ce prénom que tu fais semblant d'avoir oublié. Et ce visage que tu redessines en silence, alors même que tu te jures qu'il ne t'intéresse pas.
Les yeux de Cendrillon s'écarquillèrent légèrement.
— Tu crois aux frissons qui t'ont traversée lorsqu'Anastasie a murmuré qu'il embrassait bien. Que ses mains savaient où se poser. Que son regard devenait plus lourd quand il la regardait s'abandonner.
Elle fit un pas de plus, si près que Cendrillon pouvait sentir son parfum : musc, cendre, fleur fanée.
— Tu ne crois pas à la magie ? Très bien. Appelle ça autrement. Appelle ça faim, besoin, peur ou tentation. Appelle ça obsession.
Elle recula enfin, laissant derrière elle un vide plus dense que sa présence.
— La magie existe dans tout ce que tu refuses de nommer, ma jolie.
Julie, restée silencieuse, observait Cendrillon avec douceur, mais sans intervenir.
Cendrillon recula d'un pas, les yeux grands ouverts, le souffle court.
— Comment... comment savez-vous tout cela ? balbutia-t-elle, une main sur la poitrine comme pour y retenir son cœur affolé.
Mademoiselle Mara rit. Un rire bas, souple, presque animal, qui vibra dans la pièce comme une incantation.
— Oh, ma douce enfant... je n'ai pas besoin qu'on me raconte ce que je peux sentir. Ce que je peux voir.
Elle effleura du bout des doigts l'air devant elle, comme si les pensées de Cendrillon flottaient encore là, invisibles.
— Les désirs laissent des traces. Les rêves, des parfums. Et toi, tu es saturée d'images interdites. Tu les caches mal.
Son regard glissa sur elle avec une lenteur troublante, avant de se perdre un instant dans la lumière vacillante du feu. Puis, avec une voix plus grave, plus basse encore, elle ajouta :
— Le prince... ah, ce prince. Tu veux savoir ce que même Anastasie ignore ?
Cendrillon ne répondit pas, mais ses lèvres s'entrouvrirent légèrement. Mara sourit.
— Il aime qu'on le regarde dans les yeux quand on le touche. Il aime les silences entre deux soupirs. Il ne supporte pas qu'on feigne le plaisir — il veut le vrai, le cru, l'absolu. Pas les minauderies apprises des salons. Il veut une femme qui ose. Qui ose le défier, le faire attendre, puis l'écraser de désir.
Cendrillon sentit une chaleur familière remonter en elle, comme si la voix de Mara caressait un endroit secret de son corps. Son esprit vacillait.
— Et pourtant, continua la sorcière, c'est un homme fatigué. Ennuyé. Qui se lasse vite. Trop vite. Il a goûté à toutes les peaux, tous les rires, toutes les perversions. Il veut plus, maintenant. Ou plutôt... il veut autre chose.
Elle pencha la tête, ses yeux étincelant d'une malice étrange.
— Une femme qui le surprenne, pas par son corps — ça, il peut en avoir cent — mais par sa langue. Par ses silences. Par ses ombres. Une femme qui sache que l'esprit peut être plus érotique que la chair. Et que c'est quand les deux se rencontrent que naît la vraie fièvre.
Elle s'approcha de Cendrillon, doucement.
— Ce n'est pas une catin qu'il cherche. C'est une énigme.
Un long silence s'installa. Le feu crépitait toujours dans l'âtre, mais pour Cendrillon, le monde avait basculé.
Elle n'osait plus bouger, encore moins parler. Elle buvait chaque mot, comme un poison délicieux. Une part d'elle voulait fuir. Mais une autre... une autre voulait savoir jusqu'où cette femme pouvait aller.
— Pourquoi... pourquoi est-ce qu'il m'obsède autant ? Je ne l'ai jamais vu... jamais touché. Ce n'était qu'un médaillon. Quelques mots volés dans une chambre... rien de plus.
Mademoiselle Mara s'agenouilla lentement devant elle, son visage à peine éclairé par les reflets du chaudron. Son sourire se fit plus doux, presque tendre.
— Parce que ton cœur, ma belle, reconnaît l'appel du feu avant même que la peau ne l'ait senti. Il y a des âmes qui s'attirent avant même de se connaître. Des regards qu'on attend toute une vie sans les avoir jamais croisés.
Elle posa un doigt contre la poitrine de Cendrillon, juste entre ses seins.
— Et parce que là, en toi, tu brûles d'un manque qui ne dit pas son nom. Ce manque, il l'incarne. Il l'éveille. Il t'oblige à sentir, à penser, à rêver. Et cela... cela vaut toutes les caresses du monde.
Cendrillon resta pétrifiée. Les lèvres entrouvertes. Aucun mot ne lui venait. Ce que Mara venait de dire résonnait si fort en elle qu'elle en avait mal à la gorge. Elle ne comprenait pas tout... mais elle savait que c'était vrai.
Un léger raclement de gorge fendit le silence.
Julie, adossée contre un mur, bras croisés, arqua un sourcil en regardant son amie.
— Eh bien, Cendrillon... je ne t'imaginais pas si... pleine de désirs. Tu caches bien ton jeu.
Elle sourit, malicieuse, mais non sans une pointe de surprise sincère dans la voix.
— Tu es en train de tomber amoureuse d'un homme que tu ne connais même pas.
— Ce n'est pas de l'amour, répondit doucement Cendrillon, presque pour elle-même. C'est... autre chose.
Mara éclata d'un rire bref et guttural, en se relevant d'un geste félin.
— Voilà qui devient intéressant, souffla-t-elle.
Et dans le chaudron, la vapeur s'épaissit, parfumée d'épices et de secrets.
Mara s'approcha de la cheminée, tendit la main au-dessus du chaudron comme pour en cueillir la chaleur. Son regard s'était fait plus intense, presque sombre. Elle parlait sans regarder Cendrillon, mais chaque mot semblait s'adresser à elle seule.
— Jusqu'ici, tu n'as connu que le plaisir obscur. Celui qui naît dans l'interdit, dans la fièvre. Le plaisir d'un corps contre un autre... mais sans lumière.
Elle se tourna enfin vers Cendrillon, la fixant de ses yeux étrangement luisants.
— Ton beau-frère. C'est ça, n'est-ce pas ? Tu l'aimes. À ta façon. Tu le désires même encore. Mais c'est un amour noir. Un amour de blessures et de griffures. Un lien qui prend à la gorge, qui brûle et qui dévore sans jamais rassasier.
Cendrillon ouvrit la bouche, mais aucun mot ne vint. Le nom de Nicolas resta coincé dans sa poitrine, comme une braise douloureuse.
— Ce genre d'amour, poursuivit Mara, on y revient toujours. Parce qu'il fait mal. Parce qu'il rend vivante. Mais il ne mène nulle part. Il consume. Il ne construit rien.
Elle s'approcha, posa une main sur la joue de Cendrillon avec une douceur déroutante.
— Ce que tu ressens maintenant... ce désir qui t'éveille, qui t'obsède, c'est autre chose. Ce n'est pas seulement de la chair. C'est une faim d'âme. Une soif plus profonde. Le prince... il est peut-être cruel. Peut-être vide. Mais en toi, il a fait naître quelque chose que tu n'avais encore jamais laissé éclore.
Julie, restée en retrait, observait la scène, saisie elle aussi par l'atmosphère dense, presque irréelle.
— Tu veux voir s'il peut t'arracher à ton ombre, murmura Mara. Et c'est pour cela que tu iras au bal. Pas pour Lucien. Ni même pour Julie. Mais pour lui. Pour ce visage que tu as dessiné sans jamais l'avoir touché.
Elle recula, laissant Cendrillon seule dans le silence.
Julie déglutit lentement et dit, presque à voix basse, comme si elle craignait de troubler un sort :
— On dirait que cette histoire est bien plus dangereuse que je ne le pensais...
Un souffle du vent frôla les vitres. Et dans le chaudron, une bulle éclata, laissant s'échapper un parfum entêtant de rose fanée et de musc.
Cendrillon ne savait plus si c'était les vapeurs du chaudron, la chaleur du feu, ou la voix de Mara qui l'avait doucement envoûtée. Mais quelque chose venait de basculer en elle. Une sensation étrange, comme si quelqu'un avait mis des mots sur des choses qu'elle n'aurait jamais osé formuler. Elle se sentit vue — non pas regardée, mais réellement perçue. Mise à nu sans honte.
Alors, sans réfléchir, elle fit un pas en avant.
Ses doigts effleurèrent la main de Mara, toujours posée sur le bord du fauteuil usé. Puis, lentement, elle se pencha, et déposa un baiser léger sur ses lévres.
Un baiser sans désir. Sans soumission. Comme une offrande.
Un remerciement muet.
Mara, surprise d'abord, laissa échapper un petit rire grave, presque tendre.
— Ah... C'est toujours ça, dit-elle doucement. Les humains. Vous avez cette manière si étrange de dire merci quand on vous déshabille l'âme.
Elle tourna les yeux vers Julie, un sourire entendu aux lèvres.
— Tu te souviens, toi aussi, n'est-ce pas ? La première fois que je t'ai parlé de Lucien. Tu m'as fait exactement la même chose.
Julie hocha la tête, un peu gênée, les joues rosies de souvenirs intimes.
— J'avais cru perdre l'esprit, dit-elle dans un souffle.
— Non, tu l'avais simplement ouvert, répondit Mara. Et c'est ce que fait la vérité, parfois. Elle entre, elle remue, et vous laisse sans défense. Ce n'est pas moi que vous remerciez... mais ce que vous êtes devenues après.
Elle se redressa, s'éloigna d'un pas, et tendit les bras comme pour accueillir leur trouble.
— Ce baiser, ma chère enfant, c'est la reconnaissance de votre propre vérité. C'est le sceau de votre transformation. Le début de quelque chose qui ne peut plus être ignoré.
Cendrillon, les lèvres encore humides de ce contact singulier, recula d'un pas, bouleversée. Elle ne savait plus si elle devait pleurer ou sourire.
Elle n'avait jamais rien ressenti d'aussi doux.
Ni avec Nicolas. Ni même avec Lucien ou dans ses rêves de prince.
Julie, silencieuse, posa une main discrète sur le bras de son amie.
Et dans le silence de la chaumière, le feu crépitait toujours, comme un cœur ancien battant au rythme de leurs éveils.
— Alors, dit doucement Mara, allons parler de robes. Puisque vous avez choisi d'entrer dans la danse.
— Julie, va me chercher la malle, veux-tu ? Celle sous l'étagère des crânes, précisa Mara, comme si c'était l'endroit le plus naturel au monde pour ranger de la couture.
Julie obéit sans broncher. Elle traversa la pièce, souleva un vieux tissu brodé de signes cabalistiques et en tira une malle rectangulaire, en bois noirci, cerclée de métal rouillé. Un nuage de poussière s'envola quand elle la posa devant elles.
— C'est... une malle à tissus ? demanda Cendrillon, intriguée.
Mara ne répondit que d'un sourire. Elle s'agenouilla avec souplesse, posa ses doigts sur la serrure sans clé, murmura quelques mots dans une langue qui n'était ni le français, ni aucune autre connue — et le loquet s'ouvrit tout seul, dans un petit claquement sec.
Quand le couvercle fut levé, les filles découvrirent son contenu : des dizaines, peut-être des centaines de morceaux de tissu. Tous minuscules, à peine plus longs qu'une main, certains froissés, d'autres encore vifs de couleurs. Et pourtant, aucun ne ressemblait à un autre.
— Choisissez, dit simplement Mara. Un seul chacune. Laissez vos yeux, ou votre cœur, choisir à votre place.
Julie et Cendrillon s'agenouillèrent à leur tour. Leurs doigts passaient sur les étoffes avec précaution, comme si elles redoutaient de réveiller quelque chose. Des satins, des velours, des lins anciens aux reflets étranges.
Julie s'arrêta la première. Elle venait de poser la main sur un tissu vert profond, presque émeraude, traversé de motifs discrets semblables à des feuillages, brodés en fil d'or terni. Elle le leva avec une émotion muette, le cœur battant.
Cendrillon, elle, hésita plus longtemps. Jusqu'à ce que ses doigts frôlent un tissu bleu nuit, aux reflets changeants, comme de l'encre mouvante. Un motif presque invisible y courait : une dentelle fine, en arabesques presque célestes. On aurait dit des constellations. Elle sentit une chaleur étrange au creux du ventre. C'était celui-là.
— Très bien, souffla Mara. À présent... déshabillez-vous.
Le ton était calme, presque cérémoniel. Julie, sans ciller, commença à retirer ses vêtements, bientôt suivie de Cendrillon. Elles se tenaient là, nues, un peu frémissantes dans la chaleur moite de la chaumière, leurs étoffes serrées contre elles.
Mara s'approcha de Julie en premier.
Elle leva une main au-dessus d'elle, paume ouverte, et la fit lentement descendre, comme si elle effleurait un champ d'énergie invisible. Son visage restait concentré, ses yeux mi-clos, absorbés par une lecture que seule elle pouvait percevoir.
Puis elle posa sa main sur la poitrine de Julie, juste au niveau de son cœur.
Elle sourit, les paupières mi-closes.
— Il y a tant d'amour en toi. Une bonté profonde, presque désarmante. De la générosité, de la tendresse... mais aussi une passion vive, un feu que tu caches sous ta douceur.
Elle effleura du bout des doigts le tissu vert que Julie tenait contre elle.
— Ta robe sera verte, comme la sève des arbres qui ne meurent jamais. Elle sera ornée de feuilles d'or — pour ta fidélité et ton courage discret. Sa ceinture sera faite de lierres enlacés, car tu es une âme qui enlace sans étouffer. Le décolleté sera doux, mais ouvert, pour révéler sans dévoiler... ton cœur, toujours offert.
Julie frissonna, et une larme glissa sur sa joue.
Puis ce fut au tour de Cendrillon.
Mara se tourna lentement vers elle, et avança à pas lents. Cendrillon sentit son souffle s'accélérer, ses épaules se tendre, alors que la main de la sorcière flottait au-dessus d'elle.
— Tu brûles, toi aussi, dit-elle dans un murmure. Mais ton feu est ancien, contenu, patient. Il y a en toi un désir qui ne demande qu'à éclater. Une passion que tu réfrènes. Une intelligence qui observe, analyse, sans se dévoiler. Et une justice... une soif de vérité, qui t'habite au point de te consumer.
La main de Mara se posa, chaude et implacable, sur son sternum.
— Tu es bienveillante, mais farouche. Tu veux comprendre, maîtriser, avant de te laisser aller. Et pourtant, tu rêves de t'abandonner. Ta robe sera bleue, d'un bleu de nuit profonde, comme les pensées que tu n'avoues à personne. Elle sera brodée d'étoiles fines, comme les espoirs que tu caches. Elle dansera comme toi : timide au premier regard, envoûtante à chaque pas. Le tissu effleurera ta peau sans jamais la contraindre, et la traîne portera les rêves que tu n'oses encore formuler.
Cendrillon, bouleversée, serra le tissu contre elle. Elle se sentait nue, au-delà de la nudité physique. Nue dans son âme, dans ses désirs.
Et pourtant... elle n'avait jamais ressenti une telle puissance.
Derrière elles, un bruissement étrange s'éleva. Comme un souffle qui se levait dans la pièce close. Les deux jeunes filles se retournèrent d'un même geste — et leurs yeux s'écarquillèrent.
Les morceaux de tissu qu'elles avaient choisis flottaient dans l'air, lentement, comme soulevés par une brise invisible. Ils s'étiraient, s'ouvraient, s'élargissaient... puis d'autres fibres vinrent s'y mêler. Des fils sortis de nulle part, tirés peut-être des ombres, du vent ou de la chaleur du feu, se nouaient aux bords du tissu choisi.
Des rubans se tordaient dans les airs, des perles flottaient avant de se fixer sur un corsage imaginaire, des broderies se dessinaient d'elles-mêmes, ligne après ligne, comme si une main invisible cousait sans relâche.
Cendrillon sentit sa gorge se serrer.
— Elles... elles se tissent toutes seules... murmura-t-elle, les yeux rivés à la scène irréelle.
Julie, elle, regardait avec une fascination mêlée de respect. Elle connaissait ce genre de magie. Elle en avait déjà été témoin. Mais jamais à ce point.
Et derrière elles, légèrement en retrait, Mademoiselle Mara souriait.
Un sourire tranquille, presque tendre, comme une mère qui regarde ses enfants découvrir un monde nouveau.
— Les robes naissent de vous, souffla-t-elle. De ce que vous êtes. Ce que vous cachez. Ce que vous ne savez même pas encore.
La robe verte, celle de Julie, se parait peu à peu de feuilles d'or, d'une ceinture de lierre délicatement tressée, d'un corsage souple aux broderies végétales. Elle semblait vivante, comme tissée d'une forêt profonde et lumineuse à la fois.
La robe de Cendrillon, elle, s'épanouissait en silence. Le bleu encre s'assombrissait à mesure qu'elle prenait forme, devenant presque noir par endroits, constellé de paillettes argentées minuscules, comme un ciel étoilé. La traîne était fine, diaphane, mouvante. Et sur le buste, une constellation brodée en fil pâle semblait pulser doucement... comme un cœur.
— Ce n'est pas vous qui porterez la robe, dit Mara en s'approchant d'elles, c'est elle qui vous portera.
Puis elle claqua des doigts.
Les robes s'étaient effondrées d'elles-mêmes au sol, redevenues de simples morceaux de tissu — ceux-là mêmes qu'elles avaient choisis quelques instants plus tôt. Cendrillon, penchée au-dessus de celui qu'elle avait laissé parler à sa place, effleura du bout des doigts la soie bleue étoilée, encore vibrante de magie.
— Elles ne peuvent prendre leur vraie forme qu'à l'instant voulu, déclara Mara, en croisant lentement les mains derrière son dos. Pour les réveiller, vous devrez leur offrir un baiser. Juste avant de les enfiler. Ni plus tôt, ni plus tard.
Julie fronça les sourcils.
— Un baiser ?
— Oui. Un baiser sincère. Pas pour le tissu. Pour la femme que vous serez ce soir-là. C'est elle qu'il faut embrasser.
Un silence suivit ses paroles. Chargé. Dense.
Puis, d'un mouvement souple, Mara se détourna et s'approcha d'un deuxième chaudron, plus petit, noirci, suspendu au-dessus d'un feu rougeoyant. Elle y jeta une poignée de sel, puis une poudre violette et dense. L'odeur devint plus amère, presque métallique.
— Et maintenant... les chaussures.
Elle tendit la main.
— Vos cheveux, mes jolies.
Julie fut la première à s'exécuter. Elle tira doucement une mèche près de sa nuque et la coupa avec un petit canif de bois rangé dans son corsage.
Cendrillon l'imita, un peu plus lentement. Elle coupa une mèche fine, près de son oreille — un fil doré presque blanc qui scintillait à la lumière du feu.
Mara les prit entre ses doigts avec une précaution presque tendre, les glissa dans un flacon qu'elle déboucha aussitôt. Puis elle se retourna vers un vieux sac de toile, dont elle sortit deux paires de chaussures rurales — usées, éraflées, tachées de boue séchée.
— Ce que vous étiez, dit-elle, en jetant les chaussures dans le chaudron, pour créer ce que vous deviendrez.
Elle commença à ajouter des ingrédients à la suite : une goutte de cire, un soupçon d'encre, des écailles de métal, une pincée de poussière de lune — ou peut-être était-ce de la cendre, Cendrillon ne savait plus. Elle murmura des mots dans une langue étrange, archaïque, tout en tournant lentement une grande cuillère dans le chaudron. Une vapeur colorée s'en échappa, tourbillonnante, irisante.
Puis... quelque chose se forma au fond.
Julie se pencha la première, les yeux brillants. Une paire de souliers couleur mousse, souples, presque liquides dans leur texture, comme faits pour glisser entre les racines et les feuilles. Légers, silencieux, dessinés pour une femme qui connaissait les secrets des bois.
Cendrillon, elle, retint son souffle.
Devant elle, la deuxième paire venait d'émerger, lentement, des remous du chaudron. Transparente. Lisse. Elle réfléchissait la lumière du feu en mille éclats pâles.
— Du verre... souffla-t-elle.
— Du cristal vivant, précisa Mara. Ces souliers n'appartiennent à aucune époque. Ils sont à vous seule, et ils ne se briseront que si vous mentez à votre cœur.
Cendrillon tendit la main, tremblante, et effleura l'un des souliers. Il était froid, puis tiède. Léger comme une plume. Il semblait respirer.
— Pourquoi moi ? demanda-t-elle, à voix basse.
Mara lui sourit. Un sourire sans réponse. Ou peut-être une réponse en soi.
— Parce que tu l'as appelé.
Alors que les deux paires de souliers reposaient encore, scintillantes et silencieuses, sur la table de bois tordu, Mara se détourna à nouveau du feu et se mit à rassembler des ingrédients nouveaux, qu'elle jetait méthodiquement dans un troisième chaudron : une plume de corbeau, une pierre de sel noir, un fruit sec à la peau craquelée, quelques feuilles dorées, un fragment de miroir.
Le mélange bouillonna aussitôt, dégageant une vapeur opaque et argentée.
— Une dernière chose, murmura Mara, les yeux brillants dans l'obscurité. Je vous rappelle que ce bal est masqué. Rien n'est tout à fait ce qu'il semble être. Ni les regards, ni les sourires... ni même les cœurs. Il vous faudra y aller avec courage, mes douces. Avec feu.
Elle posa une main sur le rebord du chaudron et s'adressa à Julie :
— Plonge ta tête. Ferme les yeux. Et surtout... ne parle pas. Si tu ouvres les yeux, tu pourras entrevoir un fragment du fil à venir. Une vérité. Une tentation. Un avertissement.
Julie hésita, ses yeux papillonnant vers Cendrillon. Puis, lentement, elle inspira et se pencha. Sa tête disparut sous la vapeur.
Le silence devint épais, palpable. Une poignée de secondes seulement. Puis Julie se redressa d'un coup, le souffle court, la bouche entrouverte, les joues en feu. Elle porta une main à sa poitrine, rougissant à vue d'œil.
Cendrillon la regarda, interloquée.
— Qu'est-ce que tu as vu ?
Julie secoua la tête, un sourire nerveux au coin des lèvres.
— Rien... juste une erreur de... perspective.
Mais ses yeux fuyaient ceux de Cendrillon. Elle baissa la tête, comme si elle voulait cacher le trouble qui enflammait encore son regard. Et Cendrillon comprit, sans un mot, que ce qu'elle avait vu... c'était Lucien. Et ce n'était pas un rêve sage.
Mara, amusée, se tourna alors vers Cendrillon.
— À ton tour, petite. Si tu veux voir... ce que ton cœur appelle.
Cendrillon, un peu tendue, approcha. Le chaudron fumait encore, l'odeur enivrante, presque sucrée, caressait ses tempes. Elle hésita. Puis, d'un geste rapide, elle plongea la tête dans les vapeurs.
Et le monde bascula.
Un couloir sombre. Une chaleur étrange. Des ombres qui dansent sur les murs. Et lui.
Le prince.
Debout. Seul. Vêtu d'un masque aux reflets de nacre. Il se tenait dos à elle, mais il tourna lentement la tête, comme s'il savait qu'elle était là. Son regard la traversa — ces yeux pâles et pénétrants, comme une lame douce. Il ne dit rien. Il ne bougea pas. Mais il semblait attendre.
Elle fit un pas. Puis un autre. Elle pouvait presque le toucher. Elle sentit son souffle contre sa joue. Son masque s'était effacé, peut-être, ou elle l'avait oublié. Les lèvres du prince s'ouvrirent légèrement, sans un mot, comme pour l'inviter. Il y avait une tension dans l'air, un frisson suspendu. Allait-elle l'embrasser ? Allait-elle l'effleurer ? Elle ne savait plus si elle rêvait ou si elle décidait.
Et soudain, tout s'éteignit.
Elle se redressa, le cœur battant à tout rompre, la poitrine soulevée de fièvre. Son regard accrocha celui de Mara, puis de Julie. Elle ne dit rien. Mais son silence en disait long.
Mara se contenta de sourire, d'un air énigmatique :
— Ce qui doit être sera. Mais le futur n'est jamais figé. Seulement... affamé.
Julie s'approcha doucement de Cendrillon et lui glissa à l'oreille, d'un ton mi-amusé, mi-tendre :
— Tu aurais pu me dire que le prince hantait tes nuits...
Cendrillon détourna le regard, mordillant sa lèvre. Elle n'avait pas de réponse. Juste ce désir étrange, grandissant. Inévitable.
— Ne bougez pas, murmura Mara, les yeux fixés sur les volutes. Laissez-les venir à vous.
Comme invoqués par une force silencieuse, deux formes s'élevèrent lentement du chaudron. Elles flottaient, translucides, légères comme de la soie animée d'une volonté propre. Puis elles commencèrent à prendre corps, à se modeler, à s'étoffer.
L'un des masques, d'un vert profond piqué d'éclats d'or et nervuré de volutes végétales, vola droit vers Julie. Il se posa doucement sur son visage, épousant parfaitement ses traits. Le masque semblait fait de feuilles précieuses et de jade, une couronne discrète de lierre y grimpait, comme si la forêt elle-même la reconnaissait comme sienne.
L'autre s'approcha de Cendrillon. Celui-là était d'un bleu crépusculaire, presque noir à certains endroits, parsemé de minuscules points d'argent, comme des étoiles filantes suspendues. Le contour était fin, élégant, légèrement allongé, comme s'il avait été dessiné pour souligner la grâce mystérieuse de celle qui le porterait. Des motifs en arabesques couraient sur les côtés, comme des murmures secrets.
Lorsque le masque se posa sur son visage, Cendrillon sentit une étrange paix l'envahir. Comme si quelque chose venait de s'aligner. Comme si, pour la première fois, elle était... prête.
Mara les observa longuement, le regard à moitié voilé.
— Voilà. Le bal peut vous accueillir, à présent. Ce sont vos visages de vérité. Vos masques de passage. Ils ne dissimulent rien — ils révèlent. Et gare à celles qui croient qu'on peut y cacher leur cœur.
Julie leva la main vers son masque, le frôla du bout des doigts.
— C'est... vivant, murmura-t-elle.
— Tout ce qui est né dans mon chaudron vit, répondit Mara dans un souffle. Mais seulement le temps qu'il faut.
Cendrillon, elle, ne disait rien. Elle se regardait dans un miroir tâché de cendres, fascinée. Ce visage inconnu, et pourtant profondément sien, l'observait avec la gravité d'un présage.
Alors que les filles se contemplaient une dernière fois dans les reflets vacillants des fioles et des miroirs ternis, Mara s'approcha lentement. Sa silhouette projetait une ombre longue et vacillante, presque irréelle, sur le sol poussiéreux. Elle les observa en silence, comme pour imprimer leur image dans sa mémoire — ou peut-être pour sonder une dernière fois les battements de leur cœur.
— Écoutez-moi bien, mes jolies, murmura-t-elle, d'une voix plus grave, plus lente.
Le silence tomba, même les flammes semblèrent s'incliner.
— Ce que vous portez ce soir, ce que je vous ai donné... tout cela est né de vos désirs les plus profonds. De vos forces, de vos failles, de vos vérités tues. Vos robes, vos chaussures, vos masques... chacun de ces objets est vivant, lié à vous par un fil invisible.
Elle s'approcha du chaudron éteint et caressa d'un geste lent le rebord encore chaud.
— Mais la magie a ses lois. Et celle-ci n'est pas éternelle. À minuit, lorsque le dernier tintement aura résonné dans les couloirs du palais, tout cela s'éteindra. Comme un rêve au réveil.
Julie baissa les yeux, ses doigts frôlant le tissu de sa robe, déjà inquiète à l'idée de le perdre.
— Pourtant, il y a pire que la fin d'un enchantement, poursuivit Mara, ses yeux brillants d'un éclat d'ambre. Car si vous trahissez ce que vous êtes... si vous mentez à votre propre cœur, alors la magie se fissurera avant l'heure. Vos robes perdront leur éclat, vos masques se fendilleront. Vos chaussures, même celles de verre, se briseront sous vos pas.
Cendrillon sentit un frisson glisser le long de sa nuque.
— Comment sait-on qu'on ment à son cœur ? demanda-t-elle d'une voix basse.
Mara lui sourit, mystérieuse.
— On ne le sait pas. On le sent. C'est cette brûlure au creux du ventre, ce goût amer sur la langue, ce regard qu'on fuit dans un miroir. Le mensonge, même le plus doux, laisse toujours une cicatrice.
Elle posa une main sur l'épaule de Cendrillon, l'autre sur celle de Julie.
— Alors dansez, riez, aimez... mais restez vraies. Car le bal n'est qu'un théâtre. Et les cœurs sincères, mes chéries, sont les seuls qui brillent assez fort pour que la magie tienne jusqu'à la fin.
Alors qu'elles s'apprêtaient à quitter la chaumière, les chaussures et les tissus dissimulés dans de simples sacs de toile, les masques encore chauds contre leur peau, Cendrillon s'arrêta sur le seuil. Le vent nocturne glissait déjà sur sa nuque, soulevant une mèche de ses cheveux comme une caresse inquiète.
Elle se retourna vers Mara, toujours debout dans l'ombre du foyer mourant. Son visage n'était plus aussi sévère qu'à leur arrivée. Une étrange douceur s'en dégageait, comme celle d'un rêve qui refuse de se dissiper.
— Mademoiselle Mara... comment... comment peut-on vous remercier ? demanda Cendrillon, la gorge un peu nouée. Nous n'avons rien.
Julie se tourna aussi, le cœur serré. Mais Mara sourit. Lentement. Presque tendrement.
— Vous n'avez rien ? répéta-t-elle, amusée. Vous avez tout.
Elle s'approcha, à pas lents, son châle noir traînant derrière elle comme une ombre fluide.
— Ce que je demande... ce n'est ni or, ni bijoux, ni services. Je ne suis pas une marchande. Ce que je désire, c'est plus ancien. Plus rare. Plus vrai.
Elle s'arrêta devant Cendrillon et releva doucement son menton du bout d'un doigt glacé.
— Donne-moi une promesse, murmura-t-elle. Une seule. Que ce soir, tu oseras être pleinement toi. Que tu ne te cacheras pas derrière la peur ou la honte. Que tu vivras cette nuit comme si elle était la dernière — et que tu l'embrasseras sans regret.
Puis elle se tourna vers Julie, l'œil pétillant d'un éclat moqueur.
— Et toi, mon petit bourgeon vert, promets-moi de ne pas fuir ce que tu sais déjà vouloir. Même si cela brûle, même si cela effraie. Tu as trop longtemps offert ton amour à demi. Ce soir, donne-le entier... ou ne le donne pas du tout.
Un silence s'installa. Ni Cendrillon ni Julie ne trouvèrent les mots.
Alors Mara recula d'un pas et désigna la porte.
— Voilà tout ce que je demande. Rien d'autre que la vérité de vos cœurs.
Le vent se leva plus fort. La forêt soupira.
— Allez maintenant, mes douces. La nuit est votre écrin. Faites-en une légende.
Sans un mot, Cendrillon et Julie sortirent, les bras chargés de mystères. Derrière elles, la porte se referma toute seule dans un souffle, comme si la chaumière elle-même voulait retenir l'écho de ce qu'elles venaient de vivre.
Et sous les étoiles, les deux filles s'enfoncèrent dans le silence de la nuit, changées à jamais, même si rien encore ne l'avait montré.
Chapter Text
Le château n'était pas encore en vue, mais déjà son ombre s'étendait sur la maison.
Depuis l'annonce du bal, la demeure de Madame s'était transformée en ruche enragée. On entendait partout les cris des domestiques, les ordres hurlés, les portes qui claquaient. Le marbre du vestibule résonnait sous les pas précipités, les étoffes voltigeaient, et les miroirs s'emplissaient des reflets frénétiques des femmes qui couraient après leur beauté comme on court après un amant fuyant.
Anastasie, au cœur de cette agitation, régnait comme une souveraine d'humeur noire. Elle prenait un malin plaisir à châtier les maladresses, à congédier les serviteurs pour un faux pli ou un soupir mal contenu. Aucun geste n'échappait à sa cruauté capricieuse, tout devenait une offense.
Cendrillon, silencieuse, retrouvait la chambre de sa demi-sœur. Elle l'avait déjà connue fastueuse, mais ce jour-là, elle semblait transformée en écrin précieux, presque irréel. L'air sentait le jasmin et la poudre. Les rideaux de velours tremblaient sous les brises du dehors, comme les voiles d'un navire trop lent à partir.
Anastasie se tenait debout, le dos droit, devant la grande psyché. Sa robe, d'un rouge profond, épousait ses hanches et révélait la pâleur opaline de sa peau. Ses cheveux rassemblés en un chignon sophistiqué étaient ornés de perles sombres qui faisaient ressortir l'éclat cru de ses yeux verts. Elle était magnifique. Une beauté sans pardon.
Cendrillon, derrière elle, s'affairait à refermer les agrafes du corset, ses doigts tremblants effleurant parfois la peau nue. Mais son regard, malgré elle, s'attarda sur la commode, où reposait une boîte familière — celle de Julie. Et plus bas luisait à la lumière du soir un médaillon d'or.
Elle n'avait pas besoin de s'en approcher pour en reconnaître le contour.
Le bijou, rendu. Le secret, envolé.
Anastasie s'avança d'un pas, faisant crisser les jupons de sa robe contre le parquet ciré, et tendit le bras pour recevoir un collier. Une jeune servante s'empressa de le lui tendre... mais ses doigts tremblaient. La chaîne glissa entre eux et tomba sur le sol dans un tintement trop net.
Un silence brutal emplit la pièce.
— Ramasse ça, ordure, cracha Anastasie, les yeux flamboyants de rage.
La jeune fille obéit, les mains moites, le regard bas. Elle tendit de nouveau le collier, sans oser croiser son regard.
— Trop lent, siffla Anastasie. Et incapable. Tu ne sers à rien. Va-t'en.
— Mademoiselle... balbutia la servante, blême.
— J'ai dit : dehors.
Le ton, glacé comme la lame d'un couteau, claqua dans l'air. La porte s'ouvrit dans un courant d'air et se referma avec violence, laissant Cendrillon seule avec sa demi-sœur.
Le silence retomba, plus épais encore qu'avant. Anastasie, comme si rien ne s'était passé, tourna son visage vers son reflet dans la glace, caressant sa propre gorge nue. Et soudain, elle se pencha vers la commode, y prit le médaillon, et l'attacha elle-même autour de son cou.
L'or brilla, et Cendrillon lut, malgré elle :
"À toi pour toujours – Philippe."
Son cœur se serra quand elle distingua l'inscription, gravée finement à même le métal.
Ce prénom, si simple, devenait soudain une lame.
Elle baissa les yeux, comme pour se protéger d'un éclat trop vif. Mais l'image du visage qu'elle avait dessiné ne la quittait pas. Ni les mots murmurés par Mara. Ni cette impression étrange que tout commençait à se mêler, comme les fils d'une tapisserie secrète.
On frappa à la porte.
Anastasie, occupée à replacer une boucle rebelle dans son chignon, leva à peine les yeux.
— Va ouvrir, ordonna-t-elle d'un ton las, comme on chasse une servante trop bruyante.
Cendrillon se redressa, esquissa une révérence muette et s'avança vers la porte, les mains encore couvertes de perles et de tissus qu'Anastasie avait laissé choir sans le moindre soin.
Elle ouvrit.
Et fut immédiatement saisie.
Nicolas. Son regard.
Tout en lui était plus... intense. Ses cheveux sombres ramenés avec soin, sa mâchoire nette, le tombé impeccable de son manteau noir brodé d'un fil presque invisible. Mais ce furent ses yeux, surtout — ce bleu profond, perçant — qui vinrent chercher quelque chose en elle, directement, sans détour.
Il la regardait comme s'il n'y avait qu'elle.
— Cendrillon, dit-il doucement.
Elle sentit son ventre se nouer. Une vague lente, chaude, dangereuse.
— Nicolas, répondit-elle à voix basse.
— C'est pour moi ? lança derrière elle la voix stridente d'Anastasie.
Cendrillon se recula d'un pas, laissant apparaître le jeune homme.
— Ma sœur, dit-il, adoptant un ton protocolaire, presque sec. Le carrosse est prêt. On m'a chargé de m'assurer de ta ponctualité.
Anastasie gloussa comme une enfant capricieuse.
— Enfin ! J'allais finir par croire qu'on m'avait oubliée.
Elle s'avança, faisant crisser les épaisseurs de sa robe, et passa devant Cendrillon sans un regard. Nicolas, lui, posa une seconde les yeux sur la jeune femme. Un regard lourd, retenu, mais brûlant. Puis il se détourna, offrant son bras à Anastasie.
— Tu es éblouissante, murmura-t-il avec un sourire étudié.
— Je sais, répondit-elle sans rougir. Et ce n'est qu'un début.
Cendrillon referma doucement la porte derrière eux, le cœur battant, la gorge nouée.
Cendrillon resta là, debout, le regard accroché malgré elle à la coiffeuse vide. Le médaillon n'y était plus. Elle l'avait vu briller un instant, avant qu'Anastasie ne le passe autour de son cou, ses doigts fins refermant la chaîne avec une lenteur presque provocante. Elle portait maintenant contre sa peau ces mots, inscrits dans le métal comme un sceau brûlant, l'inscription du prince.
Cendrillon déglutit.
Elle ne l'avait jamais vu. Elle ne connaissait pas le son de sa voix, ni la chaleur de ses yeux. Tout ce qu'elle savait de lui, elle l'avait entendu entre deux rires étouffés, dans les soupirs lascifs d'Anastasie, dans ses vantardises, dans ses promesses trop bien dites pour être sincères.
Et pourtant, il était là. Dans sa tête. Dans ses rêves. Dans ce frisson qui glissait sur sa nuque quand elle pensait à lui.
Elle observa la pièce, ses dorures criardes, ses flacons luxueux. Le miroir devant lequel Anastasie avait souri, nue, sûre d'elle, sûre de plaire. Une femme belle à en faire tomber un royaume.
Et elle, que serait-elle, ce soir ? Une intruse ? Une passagère dans une illusion cousue de sortilèges ?
Un poids s'installa dans sa poitrine. Elle se sentait seule. Affreusement seule. Comme si le monde entier appartenait aux autres, aux puissants, aux désirables.
Mais elle ferma les yeux un instant et se redressa.
Non. Ce soir, ce serait différent.
Ce soir, elle ne serait pas la souillon invisible. Elle ne serait pas "la fille de personne". Ce soir, elle aurait le droit d'exister. D'être belle. De danser.
De faire tourner une tête — fût-elle celle du prince.
Un souffle d'espoir passa dans son ventre, fragile mais chaud. Elle inspira profondément.
Elle ne savait pas encore ce que la nuit lui réserverait. Mais elle espérait, de tout son cœur, ne pas croiser Anastasie. Ni Nicolas.
L'un pouvait briser son rêve d'un mot. L'autre, d'un seul regard.
Et elle n'était pas certaine d'avoir la force de recoller les morceaux.
La nuit tombait doucement sur le domaine, enveloppant les murs de la maison dans un voile d'encre et de murmures étouffés. La rumeur du bal, elle, semblait résonner dans chaque recoin de la demeure, même les plus silencieux. Cendrillon, elle, marchait à pas feutrés vers le grand arbre du jardin, le cœur battant contre sa cage thoracique comme un oiseau prisonnier.
Julie était déjà là.
Elle l'attendait adossée au tronc noueux, la lune dessinant sur son visage les contours d'un sourire à la fois doux et complice. Dans sa robe verte, elle ressemblait à une créature sortie d'un rêve — ou d'un sortilège. Les motifs feuillus dansaient sur son corsage au rythme de la brise, et son masque, aussi délicat qu'une aile d'insecte, était relevé sur son front.
— Tu es magnifique, souffla Julie en voyant arriver Cendrillon.
Celle-ci s'approcha, timide dans sa robe bleu nuit, légère comme une goutte d'eau. Le tissu s'adaptait à ses mouvements comme s'il respirait avec elle, et chaque pas qu'elle faisait lui donnait l'étrange sensation d'être plus grande, plus droite, plus libre. Son masque scintillait à peine dans l'ombre, épousant les lignes de son regard.
— Toi aussi, dit-elle dans un souffle.
Elles se regardèrent un instant, sans rien dire. Deux jeunes femmes transformées par la nuit. Deux cœurs battant à l'unisson vers un rêve que rien ne garantissait.
Puis Julie tendit la main.
— Viens. Roger nous attend. Il nous a promis la dernière charrette, celle qui longe les champs pour éviter les regards indiscrets.
Cendrillon saisit sa main.
Elles traversèrent le jardin en silence, leurs robes frôlant l'herbe fraîche, leurs ombres s'étirant entre les fleurs assoupies. La chaumière de Mara était loin maintenant, mais sa magie les enveloppait encore comme un manteau invisible.
Dans l'obscurité, à l'orée du domaine, la charrette de Roger les attendait, ses lanternes vacillantes dessinant des reflets dorés sur le bois usé. Le vieux cocher, un bonnet enfoncé jusqu'aux yeux, leur fit un clin d'œil en les voyant approcher.
Julie monta la première. Cendrillon la suivit, le cœur battant, incapable de dire si elle montait vers le palais... ou vers un destin plus ancien, cousu dans les mailles d'un sort.
La charrette cahotait doucement sur le chemin bordé de haies sombres, et l'odeur du bois humide s'élevait dans la fraîcheur du soir. Julie et Cendrillon, assises côte à côte sous une vieille couverture de laine, observaient le ciel s'assombrir, tandis que les lanternes du palais, tout au loin, pulsaient déjà d'or et de promesses.
Roger, voûté sur le banc de devant, tenait les rênes d'une main et tournait parfois la tête vers elles, son œil vif malgré les années. Puis, soudain, il se tourna plus franchement vers Cendrillon, les sourcils froncés, comme frappé par une révélation.
— C'est fou... souffla-t-il. Vous avez ses yeux. Les mêmes. Ce bleu... doux et courageux à la fois.
Cendrillon se redressa un peu, surprise.
— Mon père ?
Roger hocha lentement la tête, un sourire ému fendant ses traits creusés.
— Oui. Lui. J'vous jure, j'aurais pu jurer que c'était lui qui me regardait, là, juste un instant.
Le silence s'installa un moment, bercé par le bruit régulier des sabots. Puis Roger reprit, d'une voix plus grave, presque solennelle :
— Votre père, mademoiselle, était un homme comme on n'en fait plus. Droit, juste, avec un cœur grand comme ça... Il m'a aidé à travers tant de choses. Quand j'ai perdu ma femme, il m'a fait asseoir dans cette même charrette, et m'a écouté sans dire un mot. Juste écouté.
Julie baissa les yeux, touchée.
— Vous deviez beaucoup l'aimer.
— Je l'aime toujours, répondit Roger. Et je vous fais une promesse, à vous deux, ce soir : tant que j'aurai encore un souffle à offrir, je resterai du côté de votre père. Je continuerai d'honorer sa mémoire comme je peux... en faisant sourire les autres, en aidant ceux qui n'ont plus grand monde. Comme lui l'aurait fait. Comme il le fait, à travers vous. Ce soir, je vous conduis vers quelque chose d'important, je le sens.
Cendrillon sentit un pincement au cœur, un mélange de gratitude et de nostalgie. Elle n'osa pas répondre tout de suite, de peur que sa voix ne tremble.
Roger se tourna de nouveau, la charrette ralentissant à mesure que le palais approchait, son éclat doré se reflétant dans les yeux des deux jeunes femmes. Avant de les laisser descendre, il ajouta simplement, avec un clin d'œil tendre :
— Faites briller ses yeux en vous, ce soir. Et n'oubliez pas de danser comme si personne ne vous regardait.
Puis il sauta à terre, leur tendant la main pour les aider à descendre, comme il l'avait fait jadis pour son père.
Julie descendit la première, ses jupons remontés légèrement pour ne pas trébucher dans la boue du sentier. Elle posa un pied léger sur le sol, puis se tourna vers Roger et, sans un mot, se pencha pour déposer un baiser doux sur sa joue parcheminée. Ce simple geste, empreint d'affection filiale, le fit sourire largement, une larme brillait presque au coin de son œil.
— Pour tout ce que tu fais, murmura-t-elle. Pour nous... et pour lui.
Roger baissa les yeux, un peu gêné, puis tapota sa propre joue, comme pour garder au chaud la trace du baiser.
— Ah, petite Julie... Tu sais bien que je n'ai pas besoin de merci. Juste de savoir que vous allez bien... et que Lucien tient ses promesses. Il les tient, hein ? Il t'écrit toujours ?
Elle hocha doucement la tête, un éclat tendre dans les yeux.
— À chaque lune. Grâce à toi.
— Alors tout va bien, conclut Roger avec un hochement de tête solennel.
Cendrillon descendit à son tour, un peu hésitante dans ses souliers encore neufs. En posant le pied à terre, elle sentit la fraîcheur de la nuit s'enrouler autour d'elle comme une étole. Elle regarda Roger avec un mélange de respect et de gratitude silencieuse.
— Merci, dit-elle simplement.
Il se contenta d'un petit signe de tête, comme pour dire « va, vis », puis ajouta :
— Vous êtes prêtes ? Ce soir, c'est le monde qui vous attend.
Julie et Cendrillon s'échangèrent un regard, leurs robes frémissant sous le vent tiède. Puis, sans un mot de plus, elles se mirent en marche vers les grandes portes du palais, derrière lesquelles scintillait la promesse d'une nuit inoubliable.
Roger, quant à lui, remonta dans sa charrette et reprit lentement le chemin du retour, son cœur un peu plus léger, comme si l'âme de son vieil ami voyageait ce soir à travers les pas gracieux de sa fille.
Cendrillon et Julie ralentirent leur marche à l'approche des grandes grilles du palais, où une file interminable de carrosses se dessinait sous la lumière des lanternes suspendues dans les arbres. Le ciel se teintait peu à peu d'un bleu profond, et les premières étoiles naissaient au-dessus du marbre blanc du palais.
Leur souffle se synchronisait, court et discret, comme si elles craignaient d'attirer l'attention dans ce défilé d'aristocrates vêtus de lumière. Les robes qui sortaient des carrosses étaient de véritables œuvres d'art, aux tissus brodés d'or, aux traînes interminables, aux parfums capiteux qui s'imposaient dans l'air tiède comme une agression voluptueuse. Les femmes riaient doucement, portaient haut le menton, parées de pierres précieuses et d'arrogance. Les hommes, eux, affichaient des costumes si parfaitement taillés qu'ils semblaient sculptés dans la nuit même.
Julie souffla, à peine audible :
— On dirait qu'on est entrées dans un autre monde.
Cendrillon acquiesça lentement. Le poids de sa robe se faisait sentir plus intensément, comme si la magie elle-même devenait timide devant tant d'apparat. Elle serra un instant le petit masque dans sa main, comme on s'accroche à une arme invisible.
— Tu crois... qu'ils vont savoir qu'on ne vient pas d'ici ? demanda-t-elle, la gorge nouée.
Julie tourna légèrement la tête vers elle, son regard voilé par la peur mais animé d'un feu nouveau.
— Qu'ils le sachent ou non, ce soir, on danse. Qu'importe d'où l'on vient. Ce qui compte, c'est où l'on veut aller.
Elles échangèrent un sourire chargé de promesses.
Lorsque le valet à l'entrée les invita d'un signe à gravir les marches de pierre, elles se lancèrent dans l'inconnu, le cœur battant, guidées par le souffle d'une magie ancienne... et peut-être, le frisson du destin.
À peine avaient-elles franchi les grandes portes d'acajou, une chaleur douce, presque enveloppante, les accueillit dans un vaste vestibule aux plafonds vertigineux, d'où pendait un lustre immense, constellé de cristaux éclatants. Il semblait recueillir chaque lumière pour la briser en éclats d'étoiles sur les murs de pierre polie. Et face à elles, comme un appel silencieux vers le sommet d'un rêve, se dressait un escalier monumental.
Le grand escalier.
Il s'ouvrait en éventail, immense, divisé en deux ailes symétriques, bordées d'une rampe sculptée d'arabesques dorées. Des rubans de fleurs fraîches serpentaient le long des balustrades : roses pourpres, lys blancs, pivoines éclatantes — et partout cette odeur florale, entêtante et divine, qui flottait dans l'air avec l'insolence d'un jardin d'Éden.
Chaque marche semblait faite d'un marbre si lisse et clair qu'on aurait pu s'y mirer. De part et d'autre, des dizaines de candélabres portaient chacun une douzaine de bougies. Il y en avait partout, suspendues en grappes aux voûtes, posées sur les corniches, alignées dans les alcôves : une mer de flammes vacillantes, qui jetait sur les murs des ombres dansantes et baignait tout dans une lumière dorée, presque irréelle.
Julie n'osait plus respirer.
Cendrillon, elle, s'était arrêtée, un instant, incapable de détacher ses yeux de la magnificence qui l'entourait. Tout semblait si grand. Si somptueux. Si hors du temps.
Elle se sentait minuscule, mais pas écrasée. Non, plutôt... éveillée.
Comme si ce monde lui soufflait à l'oreille qu'il n'était pas fait que pour les duchesses et les princesses, mais aussi pour celles qui osaient franchir ses portes en portant l'invisible sur leurs épaules : leurs rêves, leur audace, leur mystère.
Julie, la voix émue, lui murmura :
— On dirait qu'on est dans un conte...
Cendrillon tourna la tête vers elle, un sourire naissant au coin des lèvres.
— Peut-être qu'on l'est. Mais ce soir, ce sera le nôtre.
Et, bras dessus bras dessous, elles montèrent ensemble les marches du rêve.
La salle de bal s'ouvrit à elles comme une cathédrale dédiée à la splendeur et à l'enchantement.
Un immense dôme surplombait la pièce, parsemé de vitraux colorés filtrant les lumières lunaires en vagues de bleus, de roses et de pourpres. Suspendus au plafond, des lustres vertigineux ruisselaient de cristaux comme des cascades figées dans le temps. Chaque prisme semblait capturer un fragment du rêve alentour, pour le projeter en éclats moirés sur les murs d'ivoire.
La salle tout entière vibrait d'un bruissement constant : les rires feutrés, les murmures délicats, les pas glissant sur le sol de marbre miroitant, les accords suaves de l'orchestre installé au fond, dissimulé derrière un rideau de voiles dorés qui tremblaient au rythme des cordes et des vents.
Partout, des jeunes femmes, aussi somptueuses que des déesses oubliées, évoluaient parmi les danseurs. Leurs robes tourbillonnaient dans un ballet de velours et de soie, de plumes légères et de broderies fines. Toutes masquées. Certains masques de dentelle noire révélant la sensualité de leurs bouches, d'autres, ornés de pierres précieuses ou de plumes exotiques, évoquant les panaches de créatures mythiques.
Et face à elles, les princes. Les héritiers. Les ambassadeurs. Tous vêtus de soie sombre ou de velours épais, masqués eux aussi, silhouettes élégantes et sculptées, parfumées de musc, d'encens ou de bois précieux. Chaque regard portait la promesse d'un jeu, chaque sourire celui d'un secret.
Et pourtant.
Malgré la beauté étourdissante de cette assemblée, malgré la richesse qui éclaboussait chaque recoin, malgré les voix hautes et les gestes gracieux — les regards commencèrent à se tourner. Subtilement d'abord. Comme une vague légère, presque imperceptible. Puis plus nettement.
Vers elles.
Vers les deux jeunes femmes descendues du monde des ombres et du silence. Vers la mystérieuse dame en vert, à la bouche ourlée de malice et d'intelligence. Vers l'autre, cette créature étrange et souveraine dans sa robe d'un bleu nuit profond, parsemée de motifs fins rappelant les astres ou les fleurs de givre. Son masque, d'un bleu plus clair, semblait avoir été sculpté dans la glace elle-même.
Elles ne portaient ni couronne, ni diadème. Et pourtant, elles régnaient déjà.
Les voix s'éteignaient un peu à leur passage. Les éventails ralentissaient leurs battements. Les regards, dissimulés derrière les masques, devenaient curieux, brûlants, parfois même envieux.
Julie chuchota à Cendrillon, presque amusée :
— Si on voulait passer inaperçues, c'est raté.
Mais Cendrillon ne répondit pas. Elle regardait droit devant. Quelque chose — ou quelqu'un — l'avait happée.
Une silhouette, là-bas, sur l'estrade, nonchalamment adossée à une colonne, un verre à la main.
Masqué, lui aussi.
Et pourtant, sans le moindre doute...
C'était lui.
Cendrillon resta figée un instant, le souffle court.
Ses yeux n'étaient pas censés le reconnaître — et pourtant.
Elle aurait pu jurer que son cœur, lui, l'avait reconnu bien avant sa raison.
L'homme adossé à la colonne n'avait pas prononcé un mot. Il n'avait même pas bougé. Il était là, simplement, à observer les invités d'un air absent, presque las, comme si ce bal n'était qu'un autre masque parmi tant d'autres, une obligation fastueuse dont il ne retirait plus aucun plaisir.
Et pourtant, à peine son regard avait croisé le sien — ce regard bleu sombre, profond comme une mer d'hiver — Cendrillon sut.
— C'est lui, souffla-t-elle à peine, plus pour elle-même que pour Julie.
— Qui ? murmura Julie, en se penchant vers elle.
Cendrillon ne détourna pas les yeux.
— Le prince.
Elle parlait tout bas, envoûtée, fascinée, comme si elle venait de poser les yeux sur une énigme qui la hantait depuis des nuits entières.
Julie lui glissa un regard en coin, mi-inquiète, mi-souriante.
— Et s'il n'était pas celui que tu imagines ? Et si ce n'était qu'un masque de plus, derrière lequel se cache un homme bien différent ?
— Je n'ai jamais vu son visage, jamais entendu sa voix... mais je saurais le reconnaître parmi mille hommes masqués.
Cendrillon secoua doucement la tête, les yeux toujours fixés sur lui. Elle se redressa légèrement, tirant un peu plus sur le drapé de sa robe, comme si elle se préparait à affronter une tempête.
— Comme tu voudra, s'exclama amicalment Julie, un petit sourire en coin. Quand à moi, je vais chercher Lucien, souffla-t-elle à son oreille, une étincelle fébrile dans la voix. Il m'a dit qu'il porterait un masque de lapin... noir. Tu te rends compte ? Noir. Comme s'il voulait qu'on le reconnaisse, ou qu'on ne le manque surtout pas.
Elle rit doucement, un peu nerveuse, un peu troublée.
Cendrillon acquiesça vaguement, sans même tourner la tête. Elle avait entendu Julie, oui. Mais ses pensées étaient ailleurs, noyées dans la foule, suspendues aux gestes d'un homme qu'elle n'avait jamais rencontré — et qui pourtant semblait occuper tout l'espace.
Il ne faisait rien d'extraordinaire. Il ne dansait pas. Il ne riait pas aux éclats comme les autres nobles réunis ici. Il observait. Ses doigts jouaient avec la tige d'un verre à moitié vide. Sa main droite, gantée de velours sombre, tapotait distraitement sa cuisse au rythme de la musique. De temps à autre, il haussait un sourcil à la vue d'une révérence trop appuyée, d'un éclat de rire forcé, d'un couple qui s'attardait un peu trop près l'un de l'autre.
Mais tout, chez lui, respirait la maîtrise.
Même son ennui semblait élégant.
Il portait un masque aux reflets de nacre qui faisaient ressortir encore davantage le bleu magnétique de ses yeux. Et malgré la foule chamarrée, les robes étincelantes, les parfums entêtants et les mille conversations croisées, Cendrillon ne voyait plus que lui.
Elle observa la courbe de sa mâchoire, devinée sous le masque. Le creux de sa gorge. La finesse de sa bouche, détendue, presque mélancolique.
Chaque détail la captivait, l'hypnotisait.
Et pourtant, ce n'était pas seulement sa beauté qui la tenait enchaînée.
C'était cette aura, cette solitude éclatante, cette absence de désir de plaire.
Le prince se détourna soudainement, comme si une intuition secrète l'avait poussé à se retirer. Un léger mouvement de ses pieds, une rotation presque imperceptible, et il se dirigea vers le bord de la salle, la foule s'écartant légèrement autour de lui, comme poussée par un invisible pouvoir. Cendrillon le suivit, son regard fixé sur lui sans pouvoir s'en détourner. Ses gestes étaient plus mesurés, plus fluides, presque comme un ballet silencieux.
Elle n'avait plus cette sensation de vertige. Elle avait l'impression d'avoir trouvé son propre équilibre au sein de cette foule déchaînée, ses pas calés aux siens, dans une sorte de danse secrète qui ne se lisait que dans la précision de leurs mouvements. Le masque, si contraignant au début, semblait désormais plus léger sur son visage, comme s'il lui permettait de se cacher tout en l'invitant à se révéler. Elle n'était plus simplement une spectatrice : elle devenait actrice de ce moment, du fil invisible qui se tissait entre eux.
Le prince se glissa parmi les invités, marchant lentement, presque majestueusement, les yeux égarés, semblant chercher quelque chose ou quelqu'un dans la brume des masques et des rires étouffés. Ses pas étaient fermes, mais Cendrillon percevait quelque chose de plus subtil : une tension, un élan réprimé. L'instant était suspendu, comme un souffle avant l'explosion. Elle avait l'impression qu'il la sentait derrière lui, comme si chaque mouvement qu'il faisait la conduisait exactement là où elle était.
Ses propres pas, désormais plus assurés, se firent plus présents. Elle avançait, guidée par une force nouvelle, une détermination qu'elle n'avait pas encore connue. La distance entre elle et lui se réduisit à mesure qu'elle se rapprochait du coin obscur de la salle où il s'était arrêté, dos à la lumière, là où les ombres semblaient plus intimes.
Quand il se tourna enfin, croisant son regard dans un éclat silencieux, Cendrillon sut que le moment était venu. Elle était là, au centre de ce ballet étrange et puissant, prête à lui faire face.
Il se tenait là, à quelques pas d'elle, et chaque mouvement qu'il faisait semblait être une invitation, une promesse silencieuse.
Plus il s'approchait, plus chaque détail de lui s'imprimait dans son esprit, comme une image parfaite se dessinant sous ses yeux. L'air autour d'eux semblait se charger de quelque chose d'indéfinissable, une tension palpable, une électricité que Cendrillon ne pouvait ignorer.
Et puis, il s'arrêta à sa hauteur, si près d'elle qu'elle pouvait sentir la chaleur de son corps, le parfum subtil qui émanait de lui. Elle retint son souffle, ne pouvant plus détourner son regard de lui. Il était là, tout entier, dans toute sa splendeur, et Cendrillon se rendit compte qu'elle ne le reconnaissait pas simplement en tant qu'homme. Il était l'incarnation même de l'étrange attraction qu'elle ressentait, du mystère qu'il représentait pour elle, de ce désir de le connaître, de le comprendre.
Elle pouvait presque sentir son cœur s'emballer sous l'effet de sa présence. Tout en elle semblait en écho à la sienne, comme si leur respiration se synchronisait, comme si le monde autour d'eux devenait flou.
Il la regarda, un léger sourire sur ses lèvres masquées, et sa voix, douce et profonde, fit vibrer l'air autour d'eux.
— Vous cherchez quelqu'un ? demanda-t-il, ses mots suspendus dans l'air, comme s'ils n'étaient qu'une invitation à un monde dont elle ignorait encore tout.
Cendrillon, pourtant, ne répondit pas immédiatement. Ses yeux étaient rivés sur lui, ses pensées se noyant dans la profondeur de sa voix. C'était la première fois qu'elle l'entendait parler, et cette voix... Elle avait quelque chose de magnétique, quelque chose d'irrésistible. Elle l'écoutait, mais ne savait pas vraiment quoi. Son esprit s'échappait, perdu dans la douceur et l'assurance qui émanaient de lui, une mélodie qui lui semblait étrangère et familière à la fois.
Son regard restait fixé sur lui, incapable de s'en détourner, jusqu'à ce que, brusquement, un sourire se forme sur ses lèvres. Il haussait un sourcil, et un petit rire s'échappa de lui. Ce rire... il la fit sursauter, brisant enfin l'emprise de ses pensées vagabondes.
— Vous êtes perdue, n'est-ce pas ? dit-il, avec un amusement évident dans sa voix.
Le son de son rire résonna dans son esprit, et Cendrillon, prise de court, balbutia :
— Pardon, je... je ne voulais pas paraître impolie.
Dans un geste presque instinctif, elle fit une légère révérence, le visage légèrement teinté de rose, comme si ce geste pourrait effacer sa gêne. Mais plus elle se redressait, plus elle se rendait compte qu'il n'avait fait qu'attiser le feu de sa curiosité et de son désir. Il la déstabilisait, l'émerveillait, mais il avait aussi ce pouvoir étrange de la faire se sentir vulnérable, exposée à lui d'une manière qu'elle ne comprenait pas totalement.
Il la regarda avec une étincelle malicieuse dans ses yeux, son sourire s'élargissant alors qu'il plaisantait :
— Vous avez l'air perdue, et pourtant, vous êtes au centre de tout ici.
Son rire, léger et presque irréel, se faufila à nouveau dans l'air entre eux. Cendrillon, à la fois confuse et fascinée, sentit son cœur s'emballer une nouvelle fois. Il était comme une mélodie envoûtante qu'elle ne voulait pas quitter, un charme discret mais indéniable, un souffle chaud dans une nuit glacée.
Elle répondit par un sourire fin, mais n'ajouta rien. Il reprit, d'un ton plus calme :
— Vous n'avez pas dit votre nom. Est-ce qu'il fait partie du mystère lui aussi ?
Cendrillon secoua doucement la tête, ses mains croisées devant elle.
— Non. Je pense juste que parfois, c'est agréable de parler sans devoir dire qui l'on est.
Il haussa un sourcil, amusé, mais un peu étonné.
— Curieuse idée. C'est le contraire, en général, qui rassure. Mettre un nom sur un visage, une histoire sur une voix.
— Rassurer n'a jamais rien eu de très excitant, répondit-elle doucement.
Il s'arrêta un instant. Cette réplique, dite sans provocation, l'avait surpris. Il la regarda un peu plus franchement cette fois. Pas avec désir, pas encore, mais avec un intérêt neuf, comme on ouvre un livre que l'on croyait connaître et dont la première page vous échappe.
— Vous êtes pleine de réponses inattendues, dit-il lentement.
— Vous êtes plein de certitudes, répondit-elle du même ton, l'air presque rêveur.
Il resta muet une seconde, puis rit. Un vrai rire, pas celui qu'il offrait aux dames trop bavardes. Il sembla oublier la foule, l'agitation, et son rang.
— Voilà quelque chose qu'on ne me dit pas souvent, murmura-t-il. Ou qu'on n'ose pas me dire.
— Vous êtes peut-être trop entouré de gens qui veulent vous plaire, souffla-t-elle, les yeux posés sur un groupe d'aristocrates rieurs non loin d'eux.
Il suivit son regard, puis revint à elle.
— Et vous ? Vous ne cherchez pas à me plaire ?
Elle fit mine de réfléchir, un air faussement innocent sur le visage.
— Je ne sais même pas qui vous êtes. Pourquoi voudrais-je vous plaire ?
Un silence léger suivit, mais il n'était plus vide. Il avait changé d'odeur, de couleur. Quelque chose dans l'air avait glissé. Il pencha très légèrement la tête.
— Vous êtes décidément bien audacieuse, souffla-t-il.
— Ou juste libre, ce soir.
Le prince tendit une main vers elle, sans brusquerie, avec cette grâce naturelle qui semblait le suivre comme une ombre.
— Venez. Si vous êtes libre... vous pouvez bien accorder une danse à un inconnu.
Cendrillon le regarda, hésitante, puis posa ses doigts sur les siens.
— Je ne suis pas sûre de savoir danser... murmura-t-elle.
Il esquissa un sourire en coin, en l'attirant doucement vers la piste.
— Je ne suis pas sûr non plus. Nous verrons bien.
Ils se mirent en mouvement. La musique les enveloppa aussitôt, comme un voile de soie. Les pas du prince étaient sûrs, mais non autoritaires, et Cendrillon se laissa guider avec une étrange facilité.
— Vous êtes différente, fit-il remarquer à mi-voix, comme s'il poursuivait une pensée commencée plus tôt.
— C'est ce qu'on dit de toutes les femmes qui ne gardent pas le silence, répondit-elle.
Il arqua un sourcil.
— Voilà une pique bien placée. Devrais-je me méfier ?
— Ce serait plus prudent, souffla-t-elle avec un sourire presque imperceptible.
Leurs regards se croisèrent, cette fois un peu plus longtemps. Il eut un petit rire, mais pas moqueur — intrigué.
— Et si je vous disais que je trouve les bals absurdes ? poursuivit-il. Des gens masqués qui dansent entre deux phrases inutiles dans l'espoir de conclure une alliance ou une histoire d'un soir...
— Je vous dirais que c'est justement le masque qui permet parfois la vérité, répondit Cendrillon.
— Intéressant... Vous croyez qu'on peut être plus vrai quand on est caché ?
— Je crois qu'on ose plus facilement. Et vous, vous parlez de vérité, mais vous dansez, malgré tout.
Il sourit, mais cette fois, il semblait désarmé.
— Touché, souffla-t-il.
La musique tournait, douce et enivrante. Autour d'eux, les couples valsaient, les rires volaient, les robes tournaient, les perruques et les bijoux brillaient sous les lustres de cristal. Mais pendant un instant, tout semblait s'estomper autour d'eux.
— Vous êtes... intéressante, murmura-t-il finalement, presque comme à lui-même.
— Et vous êtes presque désagréable, rétorqua-t-elle avec calme.
Un éclat de rire s'échappa de lui, franc, cette fois.
— Voilà qui change agréablement de la flatterie.
Leurs mains ne s'étaient pas lâchées, leurs pas glissaient avec une aisance fluide. Quelque chose naissait, là, dans l'espace entre deux répliques, dans le silence léger qui suivait chaque mot. Pas une passion brutale — une tension fine, curieuse, subtile... Un mystère qui commençait à prendre forme.
— Alors dites-moi, reprit-il, tout en pivotant élégamment avec elle, qui êtes-vous vraiment ? Une philosophe masquée ? Une espionne désabusée ? Une princesse qui fuit son trône ?
— Peut-être un peu de tout cela... ou peut-être rien du tout, répondit Cendrillon sans ciller. Et vous ? Vous êtes quoi, exactement ? Un prince fatigué ? Un poète en cavale ?
Il rit doucement, l'œil malicieux.
— Touché, encore. Vous visez juste... et vous esquivez tout aussi bien.
— C'est que je n'ai pas envie d'être devinée.
Il la guida dans une nouvelle rotation, plus ample, leurs silhouettes effleurant à peine celles des autres danseurs.
— Vous êtes la seule ici qui semble ne pas vouloir être reconnue, dit-il dans un souffle. Toutes les autres espèrent qu'on les remarque, qu'on devine ce qu'il y a derrière les plumes et les perles. Mais vous... Vous semblez vouloir disparaître dans la foule.
Cendrillon planta son regard dans le sien, un sourire en coin.
— Peut-être que je n'ai rien à vendre.
Un silence. Court, mais chargé. Il l'observa un peu plus attentivement.
— Voilà qui est rare... et troublant.
— Troublant ?
— Les gens honnêtes le sont toujours. Ils nous obligent à l'être en retour, même si l'on ne veut pas.
Elle baissa un peu les yeux, déstabilisée, mais sans se laisser prendre totalement.
— Vous êtes plus sincère que vous ne le pensez, dit-elle doucement. Et plus seul, peut-être.
Il cligna lentement des yeux.
— Vous n'avez pas peur de dire ce que vous voyez, vous.
— Vous m'avez demandé qui j'étais. Je vous réponds comme je peux.
Ils valsèrent encore quelques secondes en silence, leurs pas glissant dans l'or et la musique. Puis il murmura :
— Je devrais sans doute m'inquiéter de la facilité avec laquelle vous lisez en moi.
Elle sourit.
— Peut-être... ou peut-être que vous avez juste envie, pour une fois, d'être lu.
Il la regarda longuement. Le monde autour s'était ralenti, ou peut-être étaient-ils simplement ailleurs.
— Ne vous ai-je pas déjà demandé votre nom ? remarqua-t-il enfin.
— Et je ne vous l'ai pas encore donné.
Il sourit.
— J'espère que vous ne le ferez pas. Pas tout de suite. Ce serait... dommage.
— Et pourquoi donc ? demanda-t-elle, intriguée.
— Parce qu'un mystère qu'on découvre trop vite... perd de sa magie.
La musique ralentit doucement, amorçant la fin du morceau. Mais ni l'un ni l'autre ne semblaient pressés de lâcher l'autre.
Le moment était suspendu dans l'air, comme un fil fragile entre eux, et pourtant, la réalité finit par les rattraper. Alors qu'ils s'apprêtaient à échanger un dernier regard, un homme d'âge mûr, vêtu d'une somptueuse tenue noire, s'approcha du prince. Son visage sérieux était marqué par l'urgence d'une situation qu'il ne semblait pas pouvoir ignorer.
Le duc posa une main ferme sur l'épaule du prince, murmurant à son oreille d'une voix basse et grave :
— Votre Altesse... Anastasie... elle insiste pour vous voir. Elle vous attend.
Le prince se figea un instant, son regard se durcissant légèrement. Il tourna son regard vers Cendrillon, comme s'il regrettait déjà l'interruption. Il prit une profonde inspiration, son sourire se faisant un peu plus feint. Puis, il se tourna à nouveau vers l'homme, un léger soupir échappant de ses lèvres.
— Très bien, répondit-il, feignant la résignation. Je vous prie de m'excuser, mais il semble que mes obligations m'appellent. J'espère sincèrement que notre chemin se croisera à nouveau ce soir.
Cendrillon hocha lentement la tête, son cœur battant un peu plus fort à l'idée qu'il allait s'éloigner. Elle se sentit soudainement perdue, comme si l'atmosphère avait changé d'un seul coup. Le prince s'inclina légèrement, et avant qu'elle n'eût le temps de répondre, il se dirigea vers le duc, qui l'entraînait déjà vers un coin plus isolé de la salle.
Cendrillon le suivit des yeux un instant, jusqu'à ce qu'il disparaisse dans la foule. Puis, tout autour d'elle semblait reprendre son mouvement naturel. La musique continuait de jouer, les rires des invités se mêlaient aux conversations.
Elle se détourna légèrement, un petit sourire apparaissant sur ses lèvres. Ses pensées tourbillonnaient, mais la réalité de la situation l'avait rattrapée. Elle n'était qu'une inconnue parmi tant d'autres pour lui. Mais, pendant un instant, elle avait eu l'illusion de l'être tout autant pour lui. Et c'était déjà bien plus que ce qu'elle aurait espéré.
Julie, observant Cendrillon d'un air intrigué, attrapa son bras avec une certaine urgence, comme si elle voulait s'assurer de ce qu'elle venait de voir.
— C'était bien lui ? demanda-t-elle, son regard insistant et un brin taquin. Le prince... celui dont tout le monde parle ?
Cendrillon, plongée dans ses pensées, sembla d'abord sursauter, avant de se tourner lentement vers son amie. Ses yeux brillaient encore de la rencontre, mais une pointe de confusion persistait. Elle chercha ses mots un moment, avant de répondre d'une voix basse, presque comme si elle avait peur que quiconque puisse entendre.
— Oui... c'était lui, répondit-elle, la voix tremblante d'émotion. Le prince Philippe.
Julie la fixa un instant, lisant dans ses yeux une flamme qu'elle n'avait pas vue chez Cendrillon auparavant. Elle esquissa un sourire en coin, comme si elle devinait bien plus que ce que Cendrillon voulait révéler.
— Tu sembles bien captivée par lui, dit-elle avec une pointe de malice. Ça se voit dans ton regard... C'est fascinant, non ? De croiser enfin celui dont on a entendu tant de choses, mais qu'on n'a jamais vu en vrai.
Cendrillon, les joues légèrement rosies, détourna les yeux, embarrassée par la remarque de Julie, mais aussi par la vérité qu'elle contenait. Elle se pinça les lèvres, cherchant à reprendre le contrôle sur ses pensées et ses émotions qui, pour une fois, semblaient hors de son propre contrôle.
— Ce n'est pas... ce n'est pas ça, répondit-elle, feignant l'indifférence tout en fixant l'immense salle de bal devant elle. C'est juste qu'il... il a une présence, un regard... quelque chose qui vous marque. Comme s'il vous voyait vraiment.
Julie éclata d'un rire léger, amusée par l'hésitation de son amie.
— Oh, je vois. Mais fais attention, Cendrillon. Les princes ne sont pas toujours ce qu'ils semblent être. Parfois, leur regard peut aussi cacher des choses... plus sombres.
Cendrillon ne répondit pas tout de suite. Les paroles de Julie se perdirent dans la foule, tandis que son regard se posa à nouveau sur l'endroit où le prince avait disparu. Un sentiment de doute s'insinuait en elle. Elle ne savait pas ce qui l'attirait tant chez lui – sa beauté, son regard, ou l'idée même d'être vue par lui.
Julie, percevant la tournure du moment, secoua doucement son bras.
— Viens, dit-elle. Ne reste pas là à te perdre dans tes pensées. Le bal continue, et tu ne veux pas le manquer. Surtout pas maintenant.
— Elle ne peut pas partir sans dire bonjour à un vieil ami, ajouta une voix grave, légèrement railleuse, dans le dos de Julie.
Cendrillon se retourna vivement, son cœur battant soudain plus vite. L'homme devant elle portait un élégant masque de velours noir aux longues oreilles de lièvre, bordé d'un liseré d'argent. Son costume sombre aux coupes nettes mettait en valeur ses épaules et sa silhouette élancée, et pourtant... il y avait quelque chose de familier dans sa posture, dans le ton un peu moqueur de sa voix.
Elle fronça légèrement les sourcils, hésitante.
— Je...
Mais ce furent ses yeux qui trahirent son identité. Deux éclats d'émeraude, toujours aussi intenses, aussi vifs, aussi profondément vivants. Une lumière particulière y dansait, mêlant malice, intelligence et un soupçon d'arrogance tendre. Cendrillon mit quelques secondes à faire le lien, puis une large expression de surprise s'empara de son visage.
— Lucien ?
Il inclina la tête, un sourire complice se dessinant sur ses lèvres.
— En chair et en masque.
Un éclat de rire échappa à Cendrillon, doux, léger, soulagé. Elle s'élança vers lui sans réfléchir, oubliant un instant les convenances du lieu, et le serra dans ses bras avec chaleur. Son parfum l'enveloppa, mêlé au cuir de son manteau et à une touche de musc qu'elle reconnaissait instinctivement. Il la serra brièvement contre lui, avec une retenue respectueuse, mais ses bras tremblaient d'un élan qu'il ne montrait pas.
— Je n'arrive pas à croire que c'est toi, murmura-t-elle, la tête contre son épaule. Tu es magnifique... je veux dire... tu es... élégant.
— Et toi, tu es méconnaissable, souffla-t-il à son tour, en reculant un peu pour mieux la voir. J'ai failli passer devant toi sans même te reconnaître. C'est injuste d'être aussi belle.
Julie, à côté, croisa les bras avec un sourire en coin, heureuse de voir la complicité entre eux reprendre si naturellement.
— Vous allez vous faire repérer si vous continuez à vous lancer des fleurs comme ça.
Lucien répondit par un clin d'œil à Julie, avant de reporter son attention sur Cendrillon. Il la détailla quelques secondes de plus, silencieusement. Sa robe bleue semblait briller sous les lumières dorées de la salle de bal, comme une flamme douce et noble. Mais c'était son regard, cette lueur d'émotion et de retenue mêlées, qui le désarma.
— On dirait que le bal commence vraiment, dit-il enfin.
Et il eu raison, la soirée filait comme dans un rêve suspendu, chaque instant paré d'or et de musique. Cendrillon n'avait pas revu l'ombre du prince depuis leur brève rencontre. Pourtant, son absence n'entachait en rien la légèreté de son cœur. Julie et Lucien étaient restés à ses côtés, complices et rieurs, et la chaleur de leur présence suffisait à illuminer la salle.
Ils avaient dansé. Beaucoup. Des ducs, des jeunes princes d'autres royaumes, certains timides, d'autres charmeurs jusqu'à l'excès, s'étaient pressés pour inviter les deux jeunes femmes à valser. Et à chaque pas de danse, à chaque tour gracieux sur le parquet scintillant, les regards se posaient sur elles, intrigués, éblouis. Leur grâce mystérieuse, leurs sourires éclatants et l'élégance de leurs masques éveillaient mille hypothèses dans les esprits curieux.
Julie, tout feu tout flamme, semblait flotter d'un cavalier à l'autre, mais toujours ses yeux revenaient vers Lucien. Quand leurs regards se croisaient, le monde semblait se suspendre, et Cendrillon, discrète observatrice, sentait leur lien vibrer comme une corde tendue à l'extrême.
Elle-même riait, plus librement qu'elle ne s'en souvenait. Son masque dissimulait son identité, mais il révélait un éclat de sa véritable essence. Elle s'était sentie vue, un peu plus tôt, par celui dont elle ne savait encore rien. Et cette impression-là l'habitait toujours, en secret, malgré les heures qui défilaient.
Alors que l'orchestre entamait un air plus lent, les portes massives s'ouvrirent soudain, laissant entrer un souffle de fraîcheur nocturne. Le duc — le même qui avait, plus tôt, interrompu leur conversation — s'avança au centre de la salle. Il claqua deux fois des mains, et un silence presque immédiat s'installa. Tous se tournèrent vers lui.
— Mesdames, messieurs, nobles invités, annonça-t-il d'une voix grave et solennelle, un sourire en coin, comme s'il savourait l'effet de son interruption. Sa Majesté le prince vous invite à vous rendre dans les jardins pour une petite surprise.
Un murmure d'excitation parcourut l'assemblée.
— Un jeu — précisa le duc — pensé pour égayer davantage cette nuit déjà mémorable.
Il tendit le bras vers les grandes portes vitrées qui s'ouvraient sur l'extérieur, révélant les jardins baignés de lumière. Des lanternes suspendues aux arbres diffusaient une lueur douce, et la rumeur d'une musique lointaine flottait déjà dans l'air nocturne.
Julie s'accrocha aussitôt au bras de Cendrillon, les yeux brillants. Lucien haussa un sourcil, amusé.
— Il a toujours un goût étrange pour les surprises. Préparez-vous à quelque chose de... original.
Cendrillon, elle, sentait un frisson glisser le long de sa nuque. Il était là, quelque part. Elle le savait.
— Allons voir ce qu'il nous réserve murmura-t-elle, presque pour elle-même, avant de s'élancer vers les jardins, les battements de son cœur résonnant comme les premières notes d'un mystère encore à venir.
Les jardins s'étendaient à perte de vue, somptueux et majestueux sous le ciel nocturne constellé d'étoiles. C'était un royaume de verdure façonné avec une minutie presque divine, où la nature, domptée par l'homme, se révélait dans toute sa splendeur. Des rosiers anciens aux fleurs opulentes s'enlaçaient autour de statues de marbre, certaines représentant des muses nues, d'autres des nymphes aux yeux baissés. Les haies taillées à la perfection dessinaient des motifs géométriques d'une symétrie envoûtante, et de grandes vasques débordaient de fleurs aux teintes profondes — pivoines rouges, lys ivoire, lavande bleu nuit — comme si les parterres eux-mêmes s'étaient mit leur plus bel habit.
Des lanternes suspendues aux arbres centenaires jetaient des lueurs dorées sur les allées pavées, tandis que de petits jets d'eau bruissaient dans des fontaines antiques en pierre. L'air était parfumé, dense, empli d'arômes capiteux de jasmin, de fleur d'oranger et de résine. On aurait dit un lieu sorti d'un rêve, hors du temps, où même le silence semblait avoir été composé.
Au cœur de ce paradis ordonné, se dressait l'entrée d'un labyrinthe de haies hautes, aux murs touffus et insondables, dont l'ouverture béante dégageait une fraîcheur mystérieuse.
Le duc, toujours impeccablement campé dans son rôle de maître de cérémonie, leva la voix, un sourire en coin.
— Mesdames et messieurs, approchez ! Vous vous trouvez devant l'un des labyrinthes les plus complexes de notre royaume. Construit il y a près de cent cinquante ans, à l'époque du roi Philippe Ier, par le célèbre jardinier et architecte Claude de Larmentier, venu tout droit de la cour de France, il est réputé pour ses nombreux culs-de-sac... et ses pièges d'orientation.
Un murmure d'admiration parcourut les invités.
— Ce soir, le prince vous invite à participer à un jeu. Dix objets, de grande valeur, ont été dissimulés dans les recoins du labyrinthe. Le premier à les trouver pourra les conserver. Mais attention, seuls les plus curieux, les plus intuitifs... ou les plus chanceux y parviendront.
Il marqua une pause dramatique, puis tendit la main. Un serviteur s'approcha avec un plateau de velours noir, sur lequel reposaient neuf petits objets scintillants.
— Le premier est une tabatière en or émaillé, ayant appartenu au marquis de Launey. Le second, un peigne en ivoire et nacre, gravé de scènes mythologiques. Le troisième, une broche en forme de papillon incrustée de rubis. Le quatrième, un miroir de poche à cadre d'argent ciselé. Le cinquième, un petit flacon de parfum d'époque, scellé et intact. Le sixième, un éventail peint à la main, d'origine espagnole. Le septième, une paire de boucles d'oreilles en perles noires de Tahiti. Le huitième, une montre à gousset ayant appartenu à un duc célèbre. Le neuvième, un petit médaillon à miniature contenant un portrait oublié.
Il fit un geste énigmatique.
— Et le dixième... est l'objet mystère. Sa nature ne vous sera pas révélée. Ni sa forme, ni sa matière. Mais sachez ceci : c'est le seul qui ait été choisi par le prince lui-même.
Un frisson parcourut la foule.
— Bonne chance à vous, mes très chers invités. Que l'aventure commence.
Et lentement, dans le bruissement feutré des robes et le cliquetis des masques, les silhouettes élégantes commencèrent à pénétrer dans les méandres du labyrinthe.
Cendrillon, rieuse et légère, vit Julie être entraînée par Lucien d'un geste vif et tendre, presque complice. Elle vit leurs ombres se faufiler entre les haies, les doigts entremêlés, et la robe verte de Julie s'évanouir peu à peu dans la végétation, presque camouflée par les feuillages. Elle tenta de suivre leur trace, appelant doucement, mais les rires s'éloignaient déjà, et le labyrinthe semblait s'amuser à les lui cacher.
Elle ralentit le pas, seule désormais, ses talons glissant doucement sur les pierres humides du sol. À chaque détour, elle entendait d'autres rires, d'autres éclats de voix – des monarques, des princesses, des courtisans exaltés par l'excitation du jeu. Elle s'arrêtait parfois pour observer des statues moussues, des arches végétales, ou de minuscules chemins qui bifurquaient sans prévenir. Elle ne cherchait plus les objets cachés – elle errait, l'esprit encore hanté par la voix du prince, ses mots, son rire.
Un bruissement sec derrière elle.
Elle n'eut pas le temps de se retourner.
Une main surgit de l'ombre, saisissant son poignet avec une fermeté brutale. Elle fut tirée vivement dans un recoin obscur du labyrinthe, là où les torches n'avaient pas été fixées, un couloir de feuillages plus étroit, où les murmures du monde semblaient s'étouffer.
Elle ouvrit la bouche pour protester, mais une seconde main vint l'empêcher de crier.
Son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine.
Puis elle entendit.
— Alors c'est bien toi.
Cette voix.
Celle qu'elle connaissait mieux que n'importe quelle autre. Un timbre bas, maîtrisé, mais toujours sur le fil d'une émotion contenue.
Nicolas.
Elle leva les yeux. Même sous son masque, elle le reconnut. Ses yeux bleus, froids et brûlants à la fois, la fixaient avec intensité. Il relâcha lentement sa prise, mais la garda proche, sa paume toujours contre son bras, comme s'il craignait qu'elle s'échappe. Leurs souffles se mêlaient, courts et rapides. L'espace était si réduit qu'elle pouvait sentir l'odeur capiteuse de son parfum, plus sombre qu'à l'accoutumée, épicé, presque animal.
— Qu'est-ce que tu fais là ? cracha-t-il à voix basse, ses lèvres tout près des siennes, son souffle chaud contre sa joue.
— Lâche-moi, murmura-t-elle, le cœur battant.
— Réponds.
Ses doigts glissèrent de son bras à sa taille, la maintenant prisonnière sans brutalité, mais avec une tension palpable. Elle soutint son regard.
— Je suis venue pour le bal, c'est tout.
— Pour le bal ? Ou pour voir Lucifer ? souffla-t-il, un sourire mauvais tordant ses lèvres.
Elle fronça les sourcils.
— Je ne suis pas venue pour Lucien.
— Non ? Alors pour qui ? Pour te montrer ? Pour qu'on te désire ? Tu espérais quoi, exactement, Cendre ?
Ses yeux la dévoraient. Elle sentait le tumulte dans son regard, une tempête de jalousie qu'il ne contrôlait pas. Il la relâcha légèrement, juste assez pour qu'elle puisse respirer — puis il la détailla, lentement, de sa robe scintillante jusqu'aux souliers délicats.
— Cette tenue... Elle n'est pas à toi. Où tu l'as eue ? Tu l'as volée à Anastasie ? dis-le-moi.
Elle s'indigna.
— Bien sûr que non !
— Parce que si c'est le cas, Cendre, je ne pourrai pas te protéger d'elle. Elle va te broyer. Et tu sais à quel point elle peut se montrer cruelle.
Il s'approcha encore d'elle, son torse presque contre sa poitrine, et sa voix se fit rauque.
— T'habiller comme ça... Te montrer ainsi, dans cette robe, avec cette bouche, ce cou découvert... Tu sais très bien ce que tu provoques. C'est un jeu dangereux, et tu le joues à merveille.
Elle détourna la tête, confuse, prise entre la peur, l'envie, la honte et une étrange excitation. Mais Nicolas attrapa doucement son menton entre ses doigts, la forçant à le regarder.
— Tu n'as pas le droit de te donner en spectacle comme ça. Pas à eux. Pas à lui.
— Et toi ? rétorqua-t-elle, la voix basse, presque tremblante. Tu fais quoi, Nicolas ? Tu te caches derrière ton nom, derrière elle. Tu veux que je reste à ma place, c'est ça ? Que je baisse les yeux, que je ne ressente rien ?
Un silence tendu. Son regard brûlait dans le sien.
— Je veux juste pas te voir te perdre dans ce cirque, chuchota-t-il. Et encore moins dans ses bras.
Puis, presque malgré lui, ses lèvres frôlèrent l'arrête de sa mâchoire, un effleurement chargé de rage et de désir. Son souffle était encore contre elle, plus chaud, plus proche. Il resta là, son front presque contre le sien, les yeux dans les siens, comme s'il cherchait à lire au plus profond d'elle ce qu'elle ne disait pas.
Et puis, ses lèvres revinrent — pas sur la bouche, pas encore — mais contre l'arrête de sa mâchoire, puis un peu plus bas, sur la ligne tendre entre l'oreille et le cou. Il murmurait entre deux baisers, ses reproches devenus caresses, chaque mot un poison lent, distillé à fleur de peau.
Il restait là, contre elle, presque animal dans son silence, ses mains toujours sur elle, et cette chaleur qui montait entre eux comme une brume noire, lourde, entêtante. Il était colère et désir, jalousie et besoin mêlés.
Ses lèvres glissaient de sa mâchoire à son cou, de son cou à sa clavicule, chaque geste plus pressant, plus exigeant. Il la tenait contre le mur de feuillage comme s'il craignait qu'elle lui échappe, ses mains désormais plus hardies, plus intimes.
— C'est lui, hein ? Tu veux qu'il te touche ? Qu'il te regarde comme je te regarde ? Tu crois qu'il saura où poser les mains, lui ? Qu'il saura ce que tu aimes ?
Sa voix était rauque, brisée, presque douloureuse. Et dans son souffle, Cendrillon sentit l'ombre de ses propres désirs se mêler à cette noirceur qu'elle connaissait trop bien.
Elle ne dit rien. Elle ne disait jamais rien, dans ces moments-là.
Son corps, malgré elle, frissonnait sous ses caresses, appelait cette chaleur, cette possession qu'elle savait fausse mais dont elle avait été longtemps dépendante. Et quand sa main descendit, trouva son intimité à travers les tissus, elle tressaillit, un feu éclatant dans le ventre, brûlant, terriblement vivant.
Il la maintenait par le cou, pas violemment, mais assez pour qu'elle sente qu'elle lui appartenait encore. Que, dans ce moment suspendu, elle était sienne — ou qu'il croyait qu'elle l'était.
Mais plus la fièvre montait en elle, plus le malaise grandissait. Ce n'était pas de l'amour. Ce n'était même plus un souvenir. C'était un poison. Lent, suave, qui la ramenait toujours au même point : cette fille sans nom, sans voix, qui courbait l'échine en espérant qu'on l'aime.
Un son discret, mais glaçant : le masque de Cendrillon — celui façonné par Mara, reflet de son désir sincère — se fissura le long de la tempe, une lézarde fine comme une larme.
Cendrillon écarquilla les yeux. Elle le sentit, ce frisson magique courir sur sa peau, comme un avertissement. Comme une blessure invisible. Ce qu'elle était en train de faire n'était pas juste. Ni pour elle, ni pour lui. Ce n'était pas ce qu'elle voulait. Ce n'était pas vrai.
Elle ferma les yeux. Une larme coula, silencieuse, et ce n'était pas le plaisir qui la faisait trembler, mais cette prise de conscience fulgurante.
Alors elle le repoussa. D'un geste ferme, brutal, presque violent dans sa soudaineté.
— Non.
Le mot claqua comme un éclair entre eux. Il recula, surpris, déséquilibré.
Elle se détacha de lui, les joues en feu, les mains tremblantes.
Nicolas tendit la main, déjà prêt à l'attraper à nouveau.
— Cendre—
— Non ! répéta-t-elle, plus fort, le regard cette fois planté dans le sien.
Il se figea. Ce n'était pas la même fille qui lui faisait face. Ce n'était plus la proie silencieuse, la fille qui cédait dans les ombres.
— Je ne suis pas venue pour toi. Pas pour ça. Pas pour souffrir encore.
Et sans attendre sa réponse, elle s'élança dans le dédale du labyrinthe, le cœur battant, le souffle court le masque fendu en deux pressé contre sa poitrine. Elle ne savait pas où elle allait, elle n'entendait même plus les rires au loin. Son masque froissé entre ses doigts, elle courait sans but, ivre de rage, de honte, et de quelque chose de nouveau — une force fragile mais tenace.
Elle courait pour se retrouver.
Chapter 9: VIII
Chapter Text
Cendrillon continuait d'errer dans les méandres du labyrinthe, son souffle court et le cœur battant. Le masque de Mara, fendu, pendait entre ses doigts comme un symbole éclatant de ce qu'elle venait de fuir. Des éclats de rire, des bribes de voix joyeuses s'élevaient tout autour d'elle, indifférents à sa dérive.
Au détour d'une haie, elle s'arrêta net.
Devant elle, dissimulés à peine par un repli de feuillage, deux corps s'enlaçaient avec une urgence fiévreuse. Julie, le dos plaqué contre un mur de verdure, la tête renversée en arrière, haletait, les lèvres entrouvertes dans un souffle étouffé de plaisir. Ses mains s'agrippaient à la nuque de Lucien, qui était littéralement collé à elle, le visage enfoui contre son cou.
Et surtout, il bougeait.
Ses reins se ruaient contre elle, lents mais puissants, réguliers. Chacun de ses coups faisait trembler Julie, qui se mordait la lèvre pour ne pas crier. Sa robe, remontée au creux de ses hanches, révélait des jambes entrelacées, tendues autour de la taille de Lucien. Ils ne parlaient plus ; seuls leurs corps s'exprimaient. Un gémissement lui échappa, étouffé, chargé d'un plaisir qu'elle ne pouvait dissimuler.
Cendrillon resta figée, le souffle suspendu. Le rouge lui monta aux joues, un mélange brutal de gêne, de jalousie, et d'envie. Ce qu'elle voyait la bouleversait, au plus intime d'elle-même. Lucien. Julie. Ensemble. Comme deux flammes qui se dévoraient sans honte.
Elle sentit un nœud se former dans sa poitrine. Ce n'était pas sa place. Ce n'était pas son instant.
Elle recula doucement, sans bruit, les doigts crispés autour du masque fendu. Puis elle tourna les talons et s'enfonça à nouveau dans le labyrinthe, plus égarée que jamais, ses pensées en désordre, le cœur battant à contretemps.
Elle ne savait plus où aller. Elle ne savait plus quoi faire.
Cendrillon courait sans réfléchir, les pas précipités, le souffle court, fuyant davantage ses émotions que la foule. Les lumières s'estompaient, les torches, de plus en plus rares, laissaient place à des zones d'ombre mouvantes. Elle sentait le monde autour d'elle s'éloigner, se brouiller, ne gardant que l'écho diffus des rires, des pas pressés et des soupirs complices.
À sa gauche, deux jeunes femmes masquées passèrent en courant, suivies de près par trois jeunes hommes qui les poursuivaient en riant. Leurs voix cristallines et leurs éclats joyeux s'envolaient dans les feuillages comme un rêve dont elle ne faisait plus partie.
— J'en ai trouvé un ! s'écria soudain l'une des filles, brandissant une petite boîte laquée d'ivoire, délicatement sculptée.
En un instant, une nuée de silhouettes aristocratiques se rua dans sa direction, comme attirée par la promesse de luxe et de rareté. Cendrillon, poussée par ce mouvement de foule, changea une nouvelle fois de direction, coupant à travers un sentier moins emprunté, plus étroit. Elle voulait fuir les corps, les voix, l'agitation. Elle voulait fuir son propre désir, et la morsure de ce qu'elle avait vu.
Elle marcha longtemps, suivant le chemin du silence.
À mesure qu'elle s'enfonçait, les sons du bal s'éteignaient derrière elle, remplacés par le souffle du vent dans les feuilles et le froissement discret de sa robe contre ses jambes. Bientôt, il ne resta que ses pas sur les graviers.
Là, dissimulé derrière une arche de lierre et de ronces fleuries, un passage s'ouvrait.
Étroit, sinueux, bordé de buis impeccablement taillés, il serpentait entre des statues anciennes aux visages figés. Des divinités grecques, figées dans leur éternelle beauté. Diane, l'arc tendu vers le ciel. Apollon, une lyre à la main. Hermaphrodite, allongé lascivement sur un lit de marbre, le regard d'ambre baissé sur elle. Chaque statue semblait observer, jauger, murmurer à voix basse des choses oubliées.
Cendrillon s'avança dans cet étroit sanctuaire. Il y faisait plus frais, comme si le temps lui-même s'était suspendu ici. La mousse couvrait les pieds des divinités, et des roses sombres grimpaient le long des colonnes brisées. Le parfum de l'endroit était ancien, fait de pierre, de fleur, et d'un mystère indéchiffrable.
Elle ralentit le pas.
Ici, au moins, elle pouvait respirer. Se retrouver.
Elle s'approcha lentement d'Apollon. Sa main fine et tremblante frôla la joue de marbre du dieu solaire, fascinée par la perfection figée de ses traits. Son regard, bien qu'éteint par la pierre, semblait encore brûler d'une lumière éternelle. Cendrillon resta là un moment, les doigts posés contre lui, comme si elle pouvait y puiser un peu de calme, un peu de clarté.
Elle ferma les yeux et écouta les bruits de la nuit. Un oiseau qui chantait dans le lointain. Le froissement des feuilles dans le vent. Le clapotis d'une fontaine invisible.
Puis, lentement, elle glissa jusqu'à Diane. La déesse, l'arc toujours prêt, semblait la défier du regard. Cendrillon, émue, prit sa main de pierre dans la sienne et la caressa avec une tendresse douce, presque révérencieuse.
— Quelle force... murmura-t-elle.
Elle s'avança ensuite vers Hermaphrodite. Il était là, alangui, mi-dieu, mi-déesse, parfait dans sa dualité troublante. Il semblait sourire dans la pénombre. Cendrillon, sans trop réfléchir, posa un baiser léger sur sa joue froide. Un frisson lui traversa l'échine.
Elle sourit. Peut-être était-ce là tout ce qu'elle voulait. Flâner parmi les statues. Se laisser troubler par des beautés inaccessibles et muettes.
Puis, au détour d'une colonne couverte de lierre, elle la vit.
Une autre statue.
Elle s'arrêta net.
Elle ne l'avait pas vue avant. Elle était pourtant là, au cœur de ce petit sanctuaire. Silencieuse. Majestueuse. Elle n'était pas sur un piédestal comme les autres, non. Elle se tenait droite, dans l'ombre, à hauteur d'homme, dans une posture décontractée, presque familière.
Elle s'approcha lentement.
Ses yeux s'écarquillèrent.
Il ressemblait... au prince.
Exactement. Comme deux gouttes d'eau.
Un rire léger, presque incrédule, s'échappa de sa gorge.
— Quelle vanité, souffla-t-elle avec amusement. Une statue de lui-même, vraiment ?
Elle fit un pas de plus, puis deux. Son cœur battait étrangement vite. Elle observa ses traits, la finesse de sa bouche, la noblesse de son port de tête. Sa main hésita. Elle voulait profiter de cette dernière chance, de ce visage, de cette présence qu'elle ne pensait plus pouvoir approcher. Il avait été là, puis s'était éclipsé. Comme un rêve.
Elle leva la main, prête à frôler cette joue de pierre, et...
— Et moi, vous ne m'embrassez pas ?
Cendrillon tressaillit.
La statue avait parlé.
Ses yeux s'agrandirent, son souffle se coupa. Le marbre avait bougé. Non. Ce n'était pas une statue.
Il souriait, là, devant elle.
Et ses yeux brillaient d'une lumière bien vivante.
Le prince.
Le rire du prince s'éleva dans la nuit comme une cascade claire, résonnant entre les colonnes et les silhouettes figées des dieux. Il se redressa lentement, quittant sa posture de marbre, et ses yeux brillèrent d'un éclat amusé.
— Félicitations, dit-il, l'air ravi. Vous êtes la première à m'avoir retrouvé. Je commençais à sérieusement m'ennuyer.
Cendrillon resta quelques secondes encore sans voix, le cœur battant à tout rompre. Puis, elle se redressa lentement, croisant les bras contre sa poitrine, feignant une indifférence qu'elle ne ressentait pas.
— Est-ce une habitude, chez vous ? De vous transformer en statue pour effrayer les jeunes femmes perdues ?
— Pas toutes les jeunes femmes. Juste celles qui embrassent les statues, répondit-il en haussant un sourcil malicieux.
Elle éclata d'un petit rire, léger, charmé malgré elle.
— Eh bien, vous avez réussi votre coup, dit-elle en l'observant, un sourire au coin des lèvres. Mais je vous préviens... si toutes vos distractions impliquent de vous figer dans le silence, vous finirez par vraiment vous ennuyer.
— Vous auriez préféré que je vous saute dessus, comme tous ces jeunes gens qui poursuivent les demoiselles dans le labyrinthe ?
Elle leva un sourcil.
— J'aurais préféré qu'on me laisse errer en paix. Je me suis découvert une passion nouvelle pour les dieux grecs.
— Jaloux, moi ? Non, jamais. Je peux difficilement rivaliser avec Apollon... quoique... je crois qu'il vous a laissé de marbre.
Elle rit doucement, secouant la tête.
— Vous êtes insupportable.
— On me le dit souvent, souffla-t-il, faussement fier. Mais rarement avec autant de grâce.
Il s'écarta de la colonne où il s'était adossé. Elle serra un peu plus fort le masque brisé contre sa poitrine, le tissu froissé entre ses doigts. Ce fut là qu'elle réalisa : elle ne le portait plus. Et lui non plus. Leurs visages se découvraient pour la toute première fois. Elle le regarda, figée, presque désarmée.
— Je vois que vous avez perdu quelque chose, souffla-t-elle en désignant d'un petit geste son visage.
— Perdu, ou trouvé ? répondit-il, un sourire en coin. J'hésite.
Il la détailla avec une attention nonchalante, comme s'il contemplait une œuvre d'art dont il ignorait encore s'il en aimait les lignes ou l'énigme. Puis il reprit, la voix plus légère :
— Je dois admettre que je vous imaginais... différente.
— Déçue ?
— Intrigué, plutôt. Je crois que vous avez l'élégance d'une héroïne et l'arrogance d'une duchesse.
Elle haussa un sourcil.
— Arrogante ? C'est ainsi que vous décrivez toutes les femmes qui ne tombent pas à vos pieds ?
— Non... seulement celles qui me font me cacher dans des labyrinthes en pleine nuit.
Elle sourit, le regard pétillant.
— Vous êtes bien plus bavard quand vous n'avez plus de masque, dit-elle en levant un peu le menton, joueuse.
— Peut-être parce que j'ai enfin quelqu'un devant moi qui vaut la peine qu'on lui parle. Ou qu'on l'écoute.
— Voilà que vous devenez charmant... C'est suspect.
— Ce doit être la statue d'Apollon qui m'a rendu sentimental.
Ils se regardèrent quelques secondes dans un silence tissé de défi et de curiosité.
— Vous savez, dit-elle, faussement sérieuse, si j'étais un peu plus téméraire, je pourrais croire que vous tentez de me séduire.
Il s'approcha d'un pas, mais ne dit rien.
— Heureusement pour vous, ajouta-t-elle en se tournant à moitié, j'ai une assez bonne résistance au charme princier.
— Et moi une certaine persistance, répondit-il sans ciller.
Leurs regards s'accrochèrent, à nouveau.
Ce n'était plus un jeu d'apparences. C'était un début d'autre chose — incertain, délicieux, un peu dangereux.
Cendrillon le fixait, les yeux accrochés à la lumière étrange que projetaient les torches sur ses traits. Maintenant qu'il n'était plus dissimulé derrière le mystère d'un masque, elle pouvait enfin le regarder. Vraiment le regarder. Il n'était pas parfait — c'était bien pire : il était fascinant. Il avait cette beauté trouble qui ne cherchait pas à plaire, mais qui capturait malgré elle. Cette beauté grave et calme, d'un autre temps, presque mélancolique.
Elle ne réfléchit pas.
Comme portée par une impulsion qu'elle n'aurait su expliquer, elle leva la main et effleura du bout des doigts sa joue. Elle traça la ligne de son front, la courbe de son nez, la forme de ses lèvres, comme si elle cherchait à fixer son visage dans sa mémoire. Il ne bougea pas. Il ne dit rien. Il la laissa faire, les paupières à moitié closes, le souffle discret.
— Je voulais juste m'assurer que vous étiez réel, murmura-t-elle, presque honteuse.
— Et alors ? Qu'avez-vous conclu ?
— Je ne sais pas encore...
Elle sourit à demi, comme pour se cacher, mais lui ne souriait pas. Il la regardait, intensément. Longuement. Puis, dans un silence presque solennel, il leva la main.
Ses doigts approchèrent lentement, comme s'il hésitait, ou respectait une forme ancienne de rituel. Et puis, il la toucha.
Ce ne fut pas un simple effleurement. Ce fut une véritable exploration.
D'abord sa tempe, où son pouce s'attarda un instant. Elle sentit une chaleur étrange là, juste sous la peau, comme si sa paume était une braise douce. Il suivit la ligne de sa pommette, avec une lenteur presque déraisonnable. Son toucher était sûr, mais étonnamment tendre. Un toucher de peintre, de sculpteur. Comme s'il voulait mémoriser les reliefs de son visage, comprendre sa forme avant de la nommer.
Il remonta doucement vers l'arc de son sourcil, caressa du bout de l'index la ligne fine qui surplombait son regard, puis descendit le long de son nez — si doucement qu'elle en retint son souffle. Il s'attarda à la commissure de ses lèvres, et ses doigts, très légèrement, frôlèrent la courbe de sa bouche. Un frisson la traversa.
— Vous tremblez, souffla-t-il, la voix plus rauque, comme s'il ne savait plus s'il parlait à elle ou à lui-même.
— C'est vous, répondit-elle dans un souffle. C'est votre façon de... de me toucher. On dirait que vous cherchez quelque chose.
Il ne répondit pas tout de suite.
Ses doigts glissèrent ensuite le long de sa mâchoire, puis sous son menton. Il le releva à peine, comme pour mieux la voir. Ses gestes n'étaient pas précipités. Il prenait son temps. Trop de temps. Comme s'il ne voulait pas en sortir.
— Peut-être que je cherche, dit-il enfin, mais je ne sais pas encore quoi.
Elle ferma brièvement les yeux, envahie par une chaleur étrange. Ce n'était pas seulement du désir. C'était une forme de reconnaissance. D'écho. Comme si quelqu'un, enfin, la regardait sans chercher à la posséder.
— Vous touchez comme si vous écriviez, souffla-t-elle.
Il eut un petit sourire en coin.
— C'est peut-être vous, mon poéme.
Elle ouvrit les yeux, piquée par la beauté inattendue de la réponse. Elle aurait pu rire, répliquer, détourner, mais elle resta là, figée, offerte à cette lente redécouverte d'elle-même dans un regard étranger.
Et dans ce silence dense, le jardin semblait s'être tu.
Ses doigts étaient encore posés sur sa joue, la pulpe effleurant à peine la peau chaude de Cendrillon, quand il souffla tout contre elle, la voix basse, presque rieuse :
— Vous ne m'avez toujours pas répondu... à ma première question.
Elle papillonna des yeux, troublée, le cœur cognant contre sa poitrine.
— Laquelle ?
Il laissa courir un doigt le long de sa mâchoire, lentement, avant de revenir au coin de sa bouche. Un frémissement lui échappa.
— Et moi, vous ne m'embrassez pas ?
Elle sentit son souffle se figer, suspendu à cette simple phrase. Il ne souriait pas comme un homme sûr de lui, ni comme un prince habitué aux faveurs. Il avait ce ton à la fois moqueur et grave, comme s'il posait une vraie question, une qui méritait réflexion.
Ses doigts glissèrent doucement de sa joue à sa nuque, s'y perdant dans les mèches de ses cheveux relevés. Son pouce traçait de petits cercles, sans urgence, comme s'il voulait l'enraciner là, sous ses mains, dans ce moment précis.
— Vous me regardiez comme si vous vouliez le faire, murmura-t-il. Je tenais à ce que vous sachiez que vous pouviez.
Elle ferma les yeux un instant, juste pour s'orienter. Ce n'était pas seulement du désir, c'était un vertige. Et cette fois, elle ne pouvait pas prétendre ne pas comprendre.
Quand elle rouvrit les yeux, il était toujours là, si proche. Ses mains la tenaient avec une tendresse désarmante, comme si elle était quelque chose de précieux qu'il n'osait pas froisser.
Elle sourit faiblement, et répondit dans un souffle :
— Peut-être que j'attendais qu'on me le demande gentiment.
Il pencha la tête, l'œil pétillant, et dit :
— Alors je vous le demande... très gentiment.
Leurs souffles se frôlaient. Son front presque contre le sien, ses mains encore dans ses cheveux, ses yeux plongés dans les siens comme s'il y cherchait une réponse, ou une autorisation. Le monde autour d'eux semblait s'être figé, avalé par la nuit et les feuilles.
Cendrillon sentit ses lèvres à quelques centimètres des siennes. Elle n'avait plus qu'un pas à faire. Son cœur battait si fort qu'elle en avait mal. Ses doigts tremblaient légèrement alors qu'elle les posait contre sa joue, l'y tenant comme pour ancrer l'instant dans le réel.
Elle allait l'embrasser. Elle le savait. Et il allait la laisser faire.
Mais un cri fendit l'air.
— Philippe !
Le nom résonna dans les jardins, claquant comme une gifle. Cendrillon sursauta, le cœur ratant un battement.
— Philippe, tu ne pensais quand même pas me fuir éternellement !
Une voix de velours, tranchante, familière. Anastasie.
Le prince se redressa brusquement, surpris. Cendrillon, en un éclair, recula, le souffle court, et se glissa derrière une haie dense de buissons, ses mains serrées contre elle, son masque brisé encore contre sa poitrine. À peine cachée, son cœur tambourinait dans sa gorge.
Elle le vit se retourner lentement, la tension dans ses épaules, son regard qui balaya l'espace derrière lui – là où elle était encore, quelques secondes plus tôt.
— Anastasie, souffla-t-il, plus las que surpris.
Elle s'avança, toute en grâce féline, sa robe brillante froissant les feuilles sur son passage, les joues roses d'une excitation qu'on ne pouvait pas entièrement attribuer à la course.
— Tu es cruel, tu sais. Tu disparais, tu m'évites... et tout ça pendant notre bal ?
Elle se planta devant lui, un sourire joueur aux lèvres, mais ses yeux, eux, étaient perçants. Accrocheurs. Prêts à dévorer.
Cachée derrière les buissons, Cendrillon plaqua une main sur sa bouche, luttant pour ne pas faire de bruit. Son cœur battait encore de cette étreinte avortée, de ce baiser suspendu... Et maintenant, elle était là, dans l'ombre, à regarder une autre femme prendre sa place sous les étoiles.
Elle se sentait soudain petite. Invisible. Étrangère à ce qu'elle avait failli toucher.
Et le silence des feuilles autour d'elle lui répondit en écho.
— Tu pourrais au moins faire semblant d'être heureux de me voir, non ? lança Anastasie en croisant les bras, ses talons s'enfonçant à peine dans l'herbe soigneusement taillée.
Le prince ne répondit pas tout de suite. Il tourna simplement la tête vers elle, le regard calme, presque froid. Comme si la tempête qu'elle incarnait glissait sur lui sans jamais l'atteindre.
— Je suis ici, non ? répondit-il enfin, d'un ton mesuré, dénué de chaleur.
Cendrillon, toujours tapie dans les buissons, observa la scène, glacée. Elle ne reconnaissait pas le jeune homme de tout à l'heure. Le charme discret, l'humour piquant, les mains si attentives sur sa peau... Tout avait disparu. Son visage était fermé, sculpté dans une neutralité presque cruelle.
— Tu es là physiquement, mais ton esprit est ailleurs, je le vois. Depuis que je suis revenue, tu n'as pas eu une seule conversation sérieuse avec moi. Pas une. Je ne mérite pas ça, Philippe.
Le nom claqua dans l'air une nouvelle fois, mais le prince ne cilla même pas.
— Tu veux une conversation sérieuse ? Soit. Pourquoi es-tu revenue ? Pour moi ? Pour ce bal ? Pour ce que nous étions — ou croyions être ? demanda-t-il, son ton toujours égal, mais cette fois, une note d'acier vibrait sous les mots.
Anastasie ouvrit la bouche, prise au dépourvu. Son assurance vacilla brièvement.
— Ce que nous étions... Ce que nous sommes encore, tenta-t-elle, la voix plus basse.
— Non, Anastasie. Ce que nous étions. C'est déjà loin, répondit-il simplement.
Elle recula d'un demi-pas, comme si ses mots l'avaient giflée.
— Tu me rejettes, après tout ce qu'on a partagé ? Tu me fais venir ici pour mieux m'humilier ?
— Je ne t'ai invité que par politesse.
Cette fois, l'indifférence n'était plus glaciale, elle était tranchante. Une lame douce au ton égal, mais qui ne laissait aucune place à l'interprétation.
Anastasie, visiblement frustrée par la froideur du prince, ne se laissa pas faire. Elle s'approcha de lui à grandes enjambées, ses talons frappant l'herbe avec une détermination presque désespérée. D'un coup, elle l'attrapa par le col et, avant qu'il ne puisse réagir, elle plaqua ses lèvres sur les siennes dans un baiser forcené, un geste tout à la fois possessif et déchirant.
Cendrillon, dissimulée dans les buissons, ressentit un pincement au cœur. Elle observa la scène, une étrange sensation de compassion mêlée de malaise la traversant. Elle savait ce que c'était, ce sentiment d'aimer quelqu'un qui ne partageait pas cette même intensité. Elle avait vu tout le désespoir d'Anastasie dans ses gestes, tout l'amour mal placé qu'elle portait encore à ce prince qui semblait tout à fait insensible à ses avances.
Le prince, figé un instant par cette attaque de désir, la repoussa légèrement, mais ses yeux, un instant fuyants, cherchaient Cendrillon parmi les ombres, là où elle s'était cachée, observant la scène. Un soupir, presque imperceptible, s'échappa de ses lèvres. Il murmura un "Non", mais cela ne semblait pas être un refus ferme. C'était plus une hésitation, une lutte intérieure.
Cendrillon détourna les yeux, sentant un mélange d'impuissance et de tristesse. Elle n'aurait pas voulu être témoin de ça, mais il y avait quelque chose de déchirant dans l'acceptation sans passion de ce baiser. Elle ne pouvait s'empêcher de penser qu'Anastasie, dans sa recherche désespérée d'affection, se faisait plus mal encore. Et le prince, dans son indifférence apparente, semblait se perdre dans quelque chose qu'il n'arrivait pas à comprendre lui-même.
Anastasie, dans son élan, se pressa davantage contre lui, la chaleur de son corps se mêlant à la sienne, ses mains se glissant sur son torse, cherchant à le dénuder, à raviver ce qui, selon elle, devait exister entre eux. Mais à chaque geste, à chaque mouvement, il était de plus en plus distant, comme une mer calme mais glacée, l'empêchant de l'atteindre pleinement.
Un deuxième "Non", cette fois plus net, plus tranchant, s'échappa de ses lèvres. Il se détacha brutalement, sa respiration haletante, son regard froid. Il posa un regard lourd sur Anastasie, la fixant avec une intensité qui ne laissait aucune place au doute. Ses doigts effleurèrent ses lèvres, et il lui dit, sa voix basse, pleine de contrôle :
— Ce baiser... était le dernier, Anastasie.
Leurs regards se croisèrent, chargés de tout ce qui n'avait pas été dit. Le rejet était clair, mais il n'était pas dénué de la douleur d'une vérité que ni l'un ni l'autre ne pouvait ignorer. Anastasie, le souffle court, resta figée sur place, tandis qu'il se détourna lentement. Ses yeux cherchaient encore, une dernière fois, la silhouette de Cendrillon. Mais tout dans l'air, dans la scène, dans cette tension palpable, disait qu'ils étaient condamnés à se croiser sans jamais se toucher pleinement.
Anastasie, encore tremblante de désir et de frustration, se releva avec peine, ses yeux brillant de colère et de larmes. Son corps, toujours en proie à un désir insatiable, semblait maintenant être dévoré par une rage aveugle. Elle s'éloigna du prince, se tournant lentement vers lui, le souffle court et irrégulier.
Ses mains tremblaient de fureur, et ses yeux étaient remplis d'une haine intense.
— Sans toi... je ne suis rien ! s'écria-t-elle, sa voix étranglée par l'émotion. Rien !
Dans un mouvement brusque, elle s'élança vers lui, les poings serrés, frappant son torse, sa poitrine, là où le souffle du prince avait faibli. À chaque coup, sa rage semblait s'amplifier, chaque gifle résonnait comme un cri intérieur qu'elle ne pouvait plus contenir.
— Tu m'as laissée ! hurla-t-elle, chaque mot empli d'amertume.
Ses coups étaient féroces, mais ils étaient aussi l'expression de sa fragilité, de son impuissance face à cet amour dévorant qu'elle n'arrivait plus à retenir. Elle savait que ce qu'elle ressentait ne le toucherait pas, qu'il ne la verrait que comme un spectre du passé qu'il avait cherché à fuir.
Le prince, stoïque, ne bougea pas. Il la laissa s'emporter, observant chacun de ses gestes avec une froideur glacée. Il savait, au fond, que cela n'était qu'une réaction de plus à son rejet, mais quelque chose en lui se tendit face à cette violence non contenue. Ses yeux, d'abord fuyants, se fixèrent enfin sur elle, comme un miroir froid qui la déstabilisait.
Anastasie, son visage baigné de larmes, s'effondra presque sur lui, ses mains se posant contre son torse, comme si elle cherchait une dernière rédemption, un dernier contact. Mais tout dans l'air disait que ce n'était plus qu'une illusion.
— Pourquoi ? murmura-t-elle, ses lèvres tremblantes. Pourquoi ne veux-tu pas de moi ?
Elle continuait de frapper, ses coups devenant de plus en plus désespérés, comme si son corps entier voulait forcer le prince à la voir, à la ressentir, à l'accepter. Chaque geste, chaque coup portait sa souffrance, son rejet. Elle hurla, sa voix éclatant dans l'air nocturne, mais le prince resta silencieux, un air indifférent et glacé sur le visage.
Puis, soudainement, sans un mot, il s'approcha d'elle. Dans un mouvement fluide, il saisit ses poignets avec une force maîtrisée mais douce, forçant son corps à s'arrêter, à cesser ses gestes de colère. Anastasie, prise de surprise, se retrouva dans ses bras avant même de pouvoir réagir.
Elle se débattit un instant, mais ses forces faiblirent, ses pleurs devenant plus profonds, plus sincères. Il la serra contre lui, ses bras autour d'elle comme une barrière infranchissable. Il était là, et pourtant, il restait une distance invisible, un gouffre entre eux qu'aucune caresse ne pourrait combler.
— Arrête, souffla-t-il d'une voix basse, calme mais ferme. Cela ne changera rien.
Elle se laissa faire, la rage épuisée, ses poings se relâchant lentement. Son corps, malgré la violence de la scène, se tendit d'un nouveau sentiment – l'intensité de la chaleur de ses bras, la douceur de ses gestes, contrastaient avec l'âpreté de ses mots. C'était un apaisement forcé. Un retour brutal à la réalité, où les bras du prince n'étaient pas un refuge, mais une cage. Elle ferma les yeux, son visage contre son torse, et il la serra encore plus fort, la forçant à sentir la contradiction de son geste.
Ils restèrent enlacés un long moment. Le prince ne bougeait plus, comme s'il attendait que les soubresauts d'Anastasie s'apaisent d'eux-mêmes, comme s'il voulait qu'elle comprenne sans qu'il ait à ajouter un mot de trop. Elle avait cessé de frapper, mais ses poings reposaient encore contre son torse, crispés, tendus d'un reste d'espoir.
Il abaissa lentement la tête, ses lèvres frôlant presque sa tempe humide.
— Je suis désolé, murmura-t-il. Désolé que cela se termine ainsi... Que ça ait pris cette forme. Je t'ai aimée, Anastasie. Sincèrement. Tu le sais.
Elle ferma les yeux à cette confession, son cœur serré contre le sien. Ce n'était pas une trahison, non. C'était pire. C'était une vérité.
— Mais je ne t'aime plus, reprit-il doucement. Et il serait cruel... de faire semblant. De te mentir. De te faire croire à une affection que je ne ressens plus.
Il la sentit se figer dans ses bras. Elle recula légèrement, juste assez pour plonger ses yeux rougis dans les siens. Pendant un instant, elle chercha un mensonge, un éclat d'indécision dans ses traits, mais il n'y avait que cette calme honnêteté, ce chagrin lucide.
Anastasie porta la main à son cou. Le geste était lent, comme s'il lui en coûtait physiquement. Ses doigts tremblants frôlèrent la chaîne dorée qu'elle portait.
— Alors il ne m'appartient plus, dit-elle d'une voix presque absente.
Elle défit le fermoir, puis tendit le médaillon au prince. Il brilla un instant à la lueur des torches, et Cendrillon, tapie dans les feuillages, vit nettement les mots gravés sur le bijou : À toi pour toujours – Philippe.
Un silence pesant s'installa.
Le prince prit le médaillon avec une lenteur respectueuse, le serrant dans sa paume sans répondre tout de suite.
— Merci, dit-il simplement.
Puis, il déposa un baiser sur le front d'Anastasie, un geste d'adieu plus qu'un signe d'amour.
Elle ne bougea pas. Elle ne dit rien. Elle laissa les larmes couler, cette fois sans violence, sans colère. Seulement la fatigue d'une passion qui s'éteint, d'une guerre qu'elle savait perdue depuis longtemps.
Et dans le silence du labyrinthe, alors que le médaillon avait changé de mains, Cendrillon sentit dans sa poitrine un frisson étrange : de la peine, oui. Mais aussi autre chose... un vertige.
Comme si, d'un coup, le monde s'était mis à tourner différemment.
Toujours tapie dans les buissons, elle observait en silence la silhouette d'Anastasie s'éloigner, le dos courbé, les épaules secouées de sanglots, les pas incertains comme si chaque pierre du chemin tentait de la retenir. Malgré tout ce qu'elle lui avait fait subir, Cendrillon sentit un pincement sincère dans sa poitrine — un écho de chagrin pour une femme qui venait de tout perdre en une nuit.
Le prince restait immobile. Il fixait longuement le médaillon dans sa paume, ses doigts refermés autour de lui comme s'il contenait quelque chose de plus lourd qu'un simple bijou.
— Tu peux sortir maintenant, dit-il soudain, d'une voix douce mais assurée. Je sais que tu es là.
Le souffle de Cendrillon se coupa un instant. Puis, docilement, elle écarta les feuillages et se redressa, le visage légèrement baissé comme si elle venait d'interrompre une cérémonie.
— Je suis désolé que tu aies vu ça, murmura-t-il sans la regarder, toujours tourné vers le médaillon. Je trouve ça cruel... de faire sentir quelqu'un aussi... inutile. Comme je l'ai fait avec elle.
Il soupira, longuement.
— Nous étions jeunes quand je l'ai rencontrée. Elle était... fougueuse, passionnée. Elle avait cette manière d'aimer avec tout son être. Et moi, j'étais curieux. J'étais flatté. Je pensais que ce genre d'amour suffisait à tout. Mais en grandissant... j'ai compris que je ne l'aimais plus. Que je ne la regardais plus comme avant. Et je ne voulais plus faire semblant.
Un silence les enveloppa. Cendrillon s'approcha doucement, jusqu'à pouvoir l'atteindre. Elle posa une main légère sur son bras, puis, doucement, déposa un baiser sur sa joue.
Sa peau avait un goût salé, imperceptiblement humide.
— Les relations sont compliquées... murmura-t-elle, et c'est peut-être ce qui fait leur beauté. Ce chaos-là... c'est ce qui rend les choses réelles.
Il tourna lentement la tête vers elle. Leurs regards se croisèrent. Il y avait une gratitude silencieuse dans ses yeux, quelque chose de tendre et d'abîmé à la fois. Il leva alors la main, ouvrit lentement la sienne, et tendit le médaillon à Cendrillon.
— Il ne représente plus ce qu'il représentait, dit-il. Mais... j'aimerais que tu le gardes.
Cendrillon, interdite, ne sut quoi dire. Elle tendit les doigts, et effleura le bijou doré.
Et juste à ce moment-là, la première cloche retentit.
Dong.
Elle sursauta.
Dong.
Le son était clair, profond, comme venu d'un autre monde.
Le prince s'arrêta, les yeux toujours plongés dans les siens.
Dong.
Il s'approcha, tout près. Le médaillon entre eux comme une offrande.
Leurs visages s'inclinaient l'un vers l'autre, doucement, lentement, irrésistiblement...
Dong.
Le douzième coup n'était pas encore tombé, mais Cendrillon recula d'un pas, le souffle court, la panique au bord des lèvres.
— Je dois... je dois partir, souffla-t-elle.
Elle recula d'un pas, puis de deux, son regard accroché à celui du prince, son cœur battant plus fort que les cloches elles-mêmes. Ses mains tremblaient légèrement. Il ne tenta pas de la retenir — il savait, tout comme elle, que quelque chose d'inévitable se mettait en marche.
Dong.
Elle pivota sur elle-même, s'élança dans l'allée bordée de statues.
Dong.
Sa robe voletait autour d'elle comme un nuage fendu par le vent. Elle courait sans savoir où elle allait, poussée par un instinct plus fort que la raison. Le jardin, sous les lueurs lunaires, semblait un labyrinthe hanté par les murmures de ce qu'elle venait de vivre.
Dong.
Et puis, soudain, elle trébucha.
Son pied heurta le marbre lisse d'Apollon — la statue qu'elle avait effleurée avec tendresse plus tôt — et son corps bascula. Elle se rattrapa de justesse à une branche de haie, le souffle coupé, les genoux écorchés.
Sa chaussure, elle, glissa de son pied dans sa course et resta là, au pied du dieu figé.
Cendrillon se redressa dans la panique. Elle jeta un regard en arrière — pas de trace du prince pour l'instant — puis un autre à la chaussure.
Mais elle n'avait pas le temps.
Alors elle tourna les talons, le médaillon serré dans sa main, son autre pied nu sur la terre humide, et disparut dans la nuit.
Les branches griffaient ses bras, la haie semblait se refermer sur elle. Elle courait sans savoir dans quelle direction, perdue dans le dédale du labyrinthe, le cœur affolé, la respiration haletante.
Derrière elle, les douze coups continuaient de sonner, plus lourds, plus solennels.
Et sa robe... sa robe s'effilochait. Sous ses yeux, le tissu se désagrégeait, les perles se détachaient, la magie se dissipait comme un rêve à l'aube. Bientôt, elle ne fut plus qu'un lambeau élégant mais usé, accroché à sa peau nue.
— Julie ! cria-t-elle dans la nuit, affolée. Julie !
Dong.
Son pied nu saignait à force de heurter les graviers. Elle se retourna une seconde, vit une ombre passer derrière elle — haute, rapide. Le prince.
Il la suivait.
Elle poussa un gémissement désespéré et bifurqua dans un autre couloir. Les chemins semblaient s'étirer, se tordre, changer sous ses pas. Le labyrinthe était devenu un monstre de feuillages et de marbre, et elle, une proie affolée.
Dong.
— Julie ! hurla-t-elle encore, la gorge serrée par la panique.
Et comme dans une collision de destin, elle la heurta de plein fouet. Julie et Lucien couraient dans le sens opposé, les yeux aussi écarquillés que les siens.
— Cendrillon ! s'écria Julie en la retenant de tomber.
— Il faut courir ! Il me suit ! Il... je dois partir, maintenant !
Lucien attrapa leurs mains, et tous trois s'élancèrent à travers les haies, dans une course effrénée vers la sortie. Le souffle des torches dans le vent, les cris au loin, les rires étouffés, tout semblait fondre dans un cauchemar éclatant.
Derrière eux, la silhouette du prince ralentit, s'arrêta.
Il ne cria pas son nom. Il ne tenta pas de la retenir. Il resta là, seul, au cœur du labyrinthe, là où l'ombre d'un amour venait de se créer.
Les grilles du domaine apparaissaient enfin, hautes et sombres dans la nuit. Roger attendait là, la charrette cachée à l'ombre d'un vieux saule, les rênes déjà en main, le regard inquiet scrutant le dédale du jardin.
Cendrillon et Julie débouchèrent des haies comme deux flèches décochées dans la nuit, Lucien sur leurs talons.
— Vite ! grimpe ! pressa Julie.
Cendrillon monta la première, le cœur battant à rompre, sa robe n'étant plus que lambeaux de tissu usés. Tout en elle avait repris l'apparence misérable de la servante, sauf un détail brillant à son pied — la chaussure unique, de cristal, comme une illusion suspendue dans le réel.
Julie lui emboîta le pas, s'arrêtant à la dernière seconde, à la limite de la charrette.
Lucien la rattrapa. Leurs mains se trouvèrent aussitôt.
— Je viendrai te chercher, murmura-t-il contre ses lèvres. Je te le promets, Julie. Je t'écrirai. Je t'aime.
Elle hocha la tête, bouleversée, et l'embrassa doucement, tendrement. Le genre de baiser qui fait trembler les paupières. Lucien lui caressa la joue, effleurant une mèche échappée.
— Ne m'oublie pas, dit-elle dans un souffle.
Il lui embrassa le dos de la main, comme un serment ancien.
Puis elle monta. La charrette se mit aussitôt en branle, Roger sentant la tension électrique, la peur brûlante de Cendrillon.
Lucien courut quelques pas à côté d'eux, tenant la main de Julie, ne la quittant pas du regard. Puis il s'arrêta. Un dernier regard. Une dernière promesse silencieuse. Et il recula, s'éloignant lentement, comme s'il pouvait encore les suivre du cœur.
Cendrillon, elle, ne cessait de regarder derrière. Elle avait peur. Peur qu'il les suive. Peur qu'il découvre. Peur d'espérer. Mais les grilles s'éloignaient déjà, le château se noyait dans l'obscurité.
Et le prince ne vint pas.
Arrivées devant la maison endormie, les deux jeunes filles remercièrent Roger à voix basse, chacune déposant un baiser discret sur sa joue rugueuse. Le vieux cocher hocha la tête sans un mot, son regard attendri par les deux ombres frêles qui se faufilaient sous les grilles du domaine comme des voleuses de nuit.
Elles coururent à pas feutrés à travers les couloirs, retenant leur souffle à chaque craquement du parquet. Tout semblait dormir dans la demeure — Madame et les autres domestiques. Rien n'avait changé, comme si le monde lui-même ignorait la féerie qui s'était jouée ce soir.
Elles se glissèrent enfin dans leur chambre glacée, se déshabillant à la hâte, ravalant leur rire, leurs soupirs, leurs larmes. Chacune retrouva son lit avec la précipitation et la douceur d'un secret trop lourd à porter seule.
Le silence les enveloppa un instant.
Puis, dans le noir, la voix de Cendrillon s'éleva, à peine un souffle :
— Je vous ai vus, tu sais... Dans le labyrinthe.
Julie se figea. Le silence reprit, tendu, jusqu'à ce que la brune lâche un petit rire nerveux.
— Oh non... tu nous as vus ?
— Mmmh... Oui, très bien même. Adossée à la haie. Debout. Comme une nymphe dévorée par un satyre.
Julie se cacha le visage sous les draps, mais son rire étouffé trahit sa gêne ravie.
— Tu es horrible.
— Alors ? demanda doucement Cendrillon, curieuse, moqueuse. C'était comment ?
Il y eut un moment de silence. Puis Julie répondit, la voix tremblante de pudeur et de tendresse mêlées :
— C'était... fou. Beau. J'avais l'impression d'être réelle, pour une fois. D'exister pour lui, rien qu'à travers ses mains.
Elle soupira longuement, le visage rougi dans l'obscurité.
— Et toi ? Toi aussi, tu as l'air d'avoir vécu quelque chose de... fort.
Cendrillon resta un moment sans rien dire. Ses doigts effleuraient le bord du lit, comme si elle cherchait ses mots.
— Oui... fort. Et troublant. Mais je ne sais pas encore si c'était un rêve ou une erreur.
Le silence retomba, mais cette fois, il n'était plus vide. Il vibrait doucement, de confidences, de souvenirs, de doutes.
— Attends, attends... souffle Julie en se redressant un peu dans son lit. Tu vas pas t'en tirer comme ça. C'est quoi cette histoire de prince qui te poursuit dans le labyrinthe ?
Sa voix reste basse, mais son ton est trop aigu pour dissimuler son trouble.
— J'ai eu peur, Cendre. Vraiment. Tu criais mon nom... J'ai cru qu'il t'était arrivé quelque chose.
Cendrillon rit doucement, un rire de fatigue et de trouble mêlé.
— Tu n'imagines pas... Je crois que je me suis perdue mille fois. Et lui, il courait après moi. Littéralement. Je pensais pas qu'il me suivrait... Je voulais juste fuir.
Julie cligna des yeux dans l'obscurité.
— Fuir... quoi ? Le bal ? Lui ? Ou toi-même ?
Cendrillon ne répondit pas tout de suite. Puis, d'un ton joueur, elle murmura :
— Peut-être les trois.
Julie laissa tomber sa tête contre l'oreiller avec un petit soupir.
— Petite diablesse... Tu vas pas me dire que t'as pas fauté, toi aussi, hein ? Il t'a retrouvée, dans le jardin, vous étiez seuls, la lune, les buissons, les mains baladeuses...
— Non, répondit Cendrillon doucement, avec une sincérité inattendue. Pas comme toi et Lucien. Mais...
Elle marqua une pause. Puis, dans un souffle :
— C'était intime. Vraiment. Il m'a touchée comme s'il voulait me connaître. Il a dessiné mon visage du bout des doigts, lentement... Il tremblait un peu. Et moi aussi.
Julie resta sans voix un instant, puis murmura :
— Tu plaisantes.
— Non. Et ce n'est pas tout... Anastasie est arrivée. Comme une furie.
— Quoi ?!
— Elle l'a embrassé, elle a tenté de... enfin, tu vois. Il l'a repoussée. Deux fois. Et après, elle s'est mise à pleurer, à hurler, à le frapper. Il l'a prise dans ses bras pour l'arrêter. Et puis...
Elle se redressa à son tour, fouillant doucement dans sa cachette sous le matelas. Dans le clair-obscur, elle sortit un petit objet brillant et le tendit à Julie.
— Il m'a donné ça.
Julie se redressa d'un coup, les yeux agrandis par l'ombre.
— C'est... C'est le médaillon d'Anastasie ?! Celui avec la gravure ?
— "À toi pour toujours – Philippe", récita doucement Cendrillon.
Julie ouvrit la bouche sans qu'aucun son n'en sorte. Puis elle éclata dans un rire choqué, incrédule.
— Par tous les saints... Tu ne mens pas.
— Non. Et pourtant, j'ai l'impression que tout ça... n'a pas pu arriver. C'était trop fou. Trop beau. Trop tragique aussi.
Julie tendit la main et toucha le médaillon, comme pour s'assurer qu'il était réel.
— C'est plus qu'un bal auquel on a assisté, Cendre.
— C'est un conte, répondit-elle, la voix un peu tremblante. Mais pas un de ceux qui finissent bien.
Elles restèrent un moment à contempler l'éclat discret du bijou entre leurs doigts. Comme une étoile morte, brillant encore un peu... longtemps après la fin.
Le silence retomba, doux et lourd. Les deux filles restèrent allongées, les yeux ouverts dans le noir, seules la respiration lente de la maison endormie accompagnait leurs pensées.
Cendrillon tenait toujours le médaillon entre ses doigts. Elle le fit tourner doucement, songeuse, jusqu'à ce qu'un soupir lui échappe.
— J'ai peur, Julie.
Julie tourna légèrement la tête vers elle.
— De quoi ?
— De lui. De ce qu'il pourrait me faire ressentir. Ou pire... de ce qu'il pourrait me faire vivre. J'ai vu ce qu'il a fait à Anastasie. À quel point elle était brisée. Et j'ai peur qu'un jour, ce soit moi à sa place... à genoux, les yeux fous, le cœur en miettes.
Elle leva le médaillon à hauteur de ses yeux, comme si elle attendait qu'il lui réponde.
— Je ne sais plus si je dois le voir comme un signe... ou comme un avertissement. Il a été le symbole d'un amour perdu. Peut-être que ce n'est pas un présent, mais un présage.
Julie se tourna vers elle et attrapa doucement sa main.
— Ce n'est qu'un bijou, Cendre. Ce n'est ni une promesse, ni une malédiction. C'est ce que tu choisis d'en faire qui lui donnera un sens.
— J'aimerais que ce soit vrai. Mais ce soir... tout avait l'air si beau, si fragile. Comme si la moindre erreur pouvait tout faire basculer.
Julie serra sa main un peu plus fort.
— Alors ne cours pas après un rêve. Et ne fuis pas non plus une peur. Écoute ton instinct. Ton cœur sait. Même quand toi, tu doutes.
Cendrillon sourit faiblement dans l'obscurité.
— Tu parles comme Mara, maintenant.
Julie souffla un petit rire.
— Peut-être qu'elle m'a soufflé ça à l'oreille.
Le médaillon reposait désormais entre elles, comme un petit fragment du passé posé sur l'avenir. Et dans le silence, une peur douce, mais sincère, flottait encore dans l'air. Cendrillon la sentait au creux de sa gorge.
— Merci... chuchota-t-elle simplement.
Et lentement, les deux filles glissèrent vers le sommeil. Pas un sommeil paisible, mais un sommeil d'après tempête. Celui où l'on se tient encore l'une à l'autre, parce qu'on sait que le plus dur n'est peut-être pas encore passé.
Chapter 10: IX
Chapter Text
Le matin avait un goût de cendres.
La maison, d'ordinaire vibrante de voix, de claquements de pas, de marmites qui s'entrechoquent et d'ordres criés dans tous les sens, baignait dans un calme presque irréel. Un silence trop épais, trop tendu pour être innocent. Celui qui annonce qu'un orage a éclaté... et qu'on se contente d'observer les dégâts.
Julie et Cendrillon sortirent de leur chambre sans échanger un mot. Elles sentaient, d'instinct, que quelque chose s'était brisé.
Dans la cuisine, des murmures s'élevaient comme une prière mauvaise, en cercle fermé. Les marmites étaient encore froides, les torchons suspendus, et pourtant les servantes étaient toutes là, massées les unes contre les autres, le visage crispé par l'avidité des ragots ou l'ombre de la peur.
— Elle a voulu se jeter du balcon, souffla une voix. Hier soir, en revenant du bal.
— Anastasie ? demanda Julie à mi-voix.
La femme à qui elle s'était adressée hocha la tête sans détourner les yeux de son auditoire.
— Si Monsieur Nicolas ne l'avait pas arrêtée à temps, elle se serait brisée sur les pavés. Il paraît qu'elle criait qu'elle ne voulait plus vivre.
— C'est pas la première fois qu'elle fait un scandale, glissa une autre, les bras croisés. Mais là, c'était pas du théâtre. Pas cette fois.
— Moi, j'ai entendu qu'elle parlait du prince, dit une troisième, la voix un peu plus basse, comme si ce nom pouvait invoquer un interdit. Qu'il lui aurait tourné le dos pour de bon.
— Il lui a préféré une autre. Elle l'a vu.
— Y en a qui disent qu'elle l'a surpris en train d'embrasser une fille hier. Elle serait devenue folle de rage.
Cendrillon sentit son estomac se contracter. Sa main se resserra instinctivement sur le tissu de sa robe. Julie lui jeta un regard discret, inquiet.
— Et vous savez qui c'était, cette fille ? demanda-t-elle.
Mais les servantes haussèrent les épaules. L'une d'elles répondit en grimaçant :
— Un fantôme, sûrement. Personne ne sait. On dit qu'elle portait un masque, qu'elle a disparu comme une ombre avant minuit.
— Encore une idiote à qui on a fait croire qu'elle pouvait devenir princesse, railla une autre. Et à qui on a tout pris.
Les voix continuaient, rythmées par les suppositions et les exagérations. Mais Cendrillon n'écoutait plus. Une sensation sourde, brûlante, était montée dans sa poitrine, pareille à une honte muette. Pas parce qu'ils parlaient d'elle — non, pas exactement — mais parce que, quelque part, ils n'avaient pas tout à fait tort.
Anastasie avait crié de douleur.
Et elle, Cendrillon, avait ressenti du plaisir dans les bras du même homme.
Elle inspira profondément, comme pour chasser la brûlure, mais l'air semblait trop lourd pour passer correctement.
Julie glissa une main dans la sienne, discrète mais ferme.
— Ce n'est pas ta faute, murmura-t-elle.
Mais Cendrillon ne répondit pas. Elle se sentait comme prise au piège dans un conte où tous les rôles sont maudits, et où même l'amour ressemble à une tragédie en devenir.
Puis soudain, le claquement sec d'un talon sur le sol stoppa net tous les murmures.
Madame descendait l'escalier. Lente, droite malgré tout, mais le visage pâle, tiré, presque absent. Sa mise était soignée, mais on sentait l'effort. À sa suite, Nicolas, silencieux, les traits sombres. Son regard croisa celui de Cendrillon qui baissa aussitôt les yeux.
Madame s'arrêta au centre de la pièce, sa voix sèche brisa le silence.
— Ma fille a eu une nuit... difficile. Mais elle est en vie.
Un soupir retenu se fit entendre dans un coin.
— Elle aura besoin de soin. De calme. Et d'une attention toute particulière. Il va donc falloir... cuisiner. Beaucoup. Et mieux que d'habitude.
Ses yeux glacés balayèrent la cuisine avant de s'arrêter sur Cendrillon.
— Toi.
Le doigt tendu la désigna sans un mot de plus.
— Tu montes. Tu l'aides à s'habiller. Maintenant.
Pas un regard. Pas une intonation particulière. Comme si elle pointait une tâche, une corvée parmi d'autres.
Julie posa brièvement une main sur celle de Cendrillon, comme un rappel qu'elle n'était pas seule. Mais Cendrillon, le cœur battant, hocha la tête et quitta la cuisine.
Le calme n'était pas revenu. Il n'était qu'en suspens, prêt à s'effondrer.
Elle monta les escaliers avec une appréhension sourde au creux du ventre, un poids fait de culpabilité et de malaise. Chaque marche grinçait comme pour souligner son chemin vers une confrontation inévitable. Devant la porte de la chambre d'Anastasie, elle hésita un instant, la main sur la poignée, retenant son souffle.
Elle frappa doucement.
— Entre, grogna une voix à l'intérieur, étouffée, rauque.
Cendrillon entra, lentement, comme si elle pénétrait un sanctuaire blessé. La chambre était dans un désordre rare. Des étoffes jetées à terre, un miroir fendu dans un coin, et un parfum trop fort flottant dans l'air, comme pour masquer autre chose. Anastasie était assise devant sa coiffeuse, en peignoir de soie, les yeux rouges et bouffis, les traits tirés, mais le menton relevé dans un orgueil encore intact. Elle ne tourna même pas la tête.
— Fais vite. Je ne veux pas être vue dans cet état.
Sa voix tremblait légèrement, mais elle tentait de garder un ton autoritaire. Cendrillon s'approcha, sans un mot, et commença à coiffer ses cheveux, gestes précis, lents. Les mèches glissaient entre ses doigts comme des souvenirs douloureux. Anastasie gardait le regard fixé sur le miroir, droit devant elle, mais ses yeux brillaient d'une amertume farouche.
Un silence tendu flottait entre elles, lourd, presque oppressant.
— Je suppose qu'ils s'amusent bien, en cuisine, dit-elle soudain, la voix cassante. À se repaître de mes malheurs comme des vautours. Toi aussi, tu ris, n'est-ce pas ?
Cendrillon s'arrêta un instant. Elle secoua doucement la tête.
— Non, dit-elle d'une voix douce. Je ne ris pas.
Un silence. Puis Anastasie ricana, un ricanement amer, presque désespéré.
— Tu devrais. C'est ce qu'on fait quand la reine tombe de son trône, non ? On rit, on applaudit, et on se choisit une nouvelle idole.
Cendrillon croisa son regard dans le miroir, et ce qu'elle y vit ne ressemblait plus à Anastasie. Il ne restait qu'une coquille vide, une beauté pâle figée dans un silence trop lourd. Son teint avait perdu de son éclat, ses yeux jadis perçants semblaient noyés dans une mer sans rivage.
Doucement, presque avec tendresse, Cendrillon passa ses doigts dans ses mèches de cheveux, les démêlant avec soin, caressant un instant la tempe de la jeune femme. Un geste silencieux, instinctif, comme une offrande fragile de réconfort.
– Tu devrais te réjouir, dit Anastasie, le regard figé droit devant elle. Toi plus que quiconque. Après tout ce que je t'ai fait subir...
Sa voix n'avait plus rien de la cruauté moqueuse qu'elle portait d'habitude. Elle était lasse, fêlée. Une phrase tombée dans le vide.
– Je ne t'apprécie pas, c'est vrai, murmura Cendrillon. Mais ça ne m'empêche pas de ressentir ton malheur. Personne ne mérite de souffrir ainsi. Et... je n'ai jamais vu plus belle femme de toute ma vie.
Anastasie resta muette. Quelques battements de cœur passèrent dans un silence presque sacré.
Puis, d'un souffle à peine audible :
– Arrête de me coiffer.
Cendrillon recula ses mains, lentement. Le silence revint.
Un sanglot jaillit alors, brutal, tranchant, comme un cri étouffé trop longtemps. Anastasie se plia sur elle-même, ses épaules secouées par une peine immense, irrépressible. Elle se battait contre la honte, contre l'abandon, contre cette fracture béante au cœur.
— À quoi bon être belle... souffla-t-elle entre deux larmes. À quoi bon... si celui qu'on aime détourne les yeux ?
Sa voix s'éteignit presque aussitôt, brisée. Cendrillon la fixa, incapable de détourner le regard. Ce n'était plus une rivale, ni une demi-sœur cruelle. Juste une femme tombée. Une femme aimante et trahie. Une femme brisée par l'homme qu'elle avait tant désiré.
Et dans cet effondrement, Cendrillon sentit son propre cœur se fissurer un peu plus.
Anastasie se laissa tomber lourdement dans son lit, ses yeux rouges et gonflés par les larmes, comme si le poids de la nuit précédente ne pouvait être effacé. Elle regarda Cendrillon qui se tient près de la porte, son regard incertain. L'atmosphère est chargée de cette tristesse palpable, mais aussi d'une tension qui reste suspendue dans l'air.
— Va-t-en. Je ne veux pas que tu restes là, dit-elle d'une voix faible mais tranchante.
Cendrillon reste un instant figée, hésitant à obéir. Leurs yeux se croisent, et une lueur de douleur traverse le regard d'Anastasie. Elle serra les couvertures contre elle, comme pour se protéger du monde extérieur. Cendrillon compris son désir de solitude et sortit de la chambre une lourdeur dans le cœur.
Elle ne s'était jamais attendue à ce que la situation prenne cette tournure, mais les mots d'Anastasie résonnaient encore dans son esprit. Dans le jardin, Julie l'attendait déjà, l'air un peu inquiet en la voyant arriver si silencieuse.
Sous l'arbre majestueux, aux branches enchevêtrées comme des doigts tendus vers le ciel, Cendrillon s'assit aux côtés de Julie, un air absent sur le visage. La brise légère effleurait les feuilles autour d'elles, mais Cendrillon se sentait coupée du monde. Julie attendit quelques instants, puis posa une main douce sur son épaule.
— Alors, qu'est-ce qui s'est passé ? demanda-t-elle, sa voix pleine de bienveillance.
Cendrillon baissa les yeux, les pensées emmêlées. Elle laissa échapper un soupir, se laissant submerger par les émotions qui la tourmentaient.
— Elle... Elle a pleuré. Anastasie, je veux dire. J'ai vu une autre femme là-bas, pas la personne que je croyais connaître. Elle m'a dit que... que celui qu'elle aime ne la regardait plus, et je... je ne sais plus quoi penser de tout ça.
Julie resta silencieuse un moment, ses yeux scrutant les traits de Cendrillon comme si elle cherchait à comprendre ce qui se cachait derrière cette confession.
— Tu te sens... comment, toi, maintenant ? demanda Julie, sa voix douce, presque murmurée.
Cendrillon tourna son regard vers elle, les yeux brillants d'une lueur incertaine.
— J'ai l'impression que... je suis prise entre deux mondes. D'un côté, je ne peux pas oublier tout ce qu'elle m'a fait, et pourtant, je... je vois sa souffrance. C'est si... humain, tout ça. J'ai vu une femme brisée, et ça m'a touchée plus que je ne l'aurais cru.
Julie la fixa intensément, un léger sourire apparaissant sur ses lèvres, mais il n'avait rien de moqueur. Elle semblait comprendre ce que Cendrillon ressentait, plus profondément que quiconque ne pourrait l'imaginer.
— C'est étrange, n'est-ce pas ? murmura Julie. Comment, parfois, la douleur de ceux que l'on déteste nous atteint plus que nos propres blessures. Mais tu n'as pas à porter son fardeau, Cendrillon. Elle doit affronter sa propre souffrance, tout comme toi tu dois apprendre à vivre avec la tienne.
Cendrillon hocha lentement la tête, son regard perdant dans la distance, comme si elle cherchait à démêler les fils de ce dilemme qui l'assaillait. Julie avait raison, mais cela ne rendait pas les choses plus faciles. Un silence lourd s'installa entre elles, rempli d'une compréhension silencieuse.
— Et toi, comment tu te sens ? demanda Cendrillon, brisant finalement le silence.
Julie se redressa légèrement, un éclat étrange dans son regard.
— Moi ? Eh bien... Disons que je suis là pour toi. Toujours. Peu importe ce que tu ressens, peu importe ce que tu choisis. Je serai là, avec toi, dans tous les instants.
Le vent soufflait un peu plus fort, agitant les branches de l'arbre, comme si la nature elle-même soufflait un doux réconfort. Cendrillon tourna son visage vers Julie, trouvant dans ses yeux la sérénité dont elle avait besoin. Le poids de ce qu'elle venait de vivre se dissipa un peu, juste un peu, comme si la simple présence de Julie, sa proximité, pouvait l'aider à supporter tout cela.
Plus tard dans la journée, la bibliothèque était baignée d'une lumière dorée filtrée par les vitraux colorés. Le silence n'était troublé que par le bruissement des pages que Nicolas feignait de tourner, assis dans le large fauteuil près de la cheminée. Cendrillon, figée à l'entrée, sentit son cœur battre contre ses côtes comme un oiseau pris au piège.
— Beau costume, dit-il sans la regarder. Vraiment... bluffant.
Elle ne répondit pas. Elle aurait voulu fuir, mais ses pieds restaient collés au sol. Il leva enfin les yeux vers elle, son regard glacial tranchant avec le feu dansant derrière lui.
— Tu t'es bien amusée, hein ? dit-il avec un sourire amer. Dis-moi... Tu es fière de toi ?
— Je ne vois pas de quoi tu parles, répondit-elle, la gorge sèche.
Elle fit un pas pour s'éloigner mais, en deux mouvements, il était debout, entre elle et la sortie. Il posa une main contre la porte, l'autre sur sa taille. Pas pour la caresser. Pour la maintenir.
— Ne me prends pas pour un imbécile, souffla-t-il contre son visage. Je le connais, le prince. Mieux que toi. Tu crois qu'il ne m'a pas parlé d'elle ? De cette inconnue au masque de cristal... Celle qu'il a tenue contre lui, qu'il a failli embrasser. Celle qui l'a hanté toute la nuit ?
Il se pencha, si près qu'elle sentit le souffle de sa colère contre sa joue.
— Il t'a décrite, Cendre. Chaque détail. Les yeux... ta voix... Tes fichus tremblements quand il a glissé ses doigts dans tes cheveux.
Elle ferma les yeux, un instant, comme si cela pouvait effacer la scène. Le souvenir. Le baiser manqué.
— Il se trompe, murmura-t-elle. Ce n'était pas moi.
— Ne mens pas. Sa voix n'était plus qu'un râle. Il la saisit par le menton, la forçant à le regarder. Tu crois quoi ? Qu'il va t'aimer ? Qu'il va t'épouser ? Il s'est déjà lassé d'Anastasie, et elle, elle avait tout. Qu'est-ce que tu crois qu'il fera de toi une fois qu'il t'aura eue ?
Cendrillon sentit ses jambes faiblir. Mais elle se redressa, planta ses yeux dans les siens. Il y avait de la peur, oui. Mais aussi une fureur froide.
— Et toi ? Tu préfères me briser plutôt que de me perdre ? Tu m'en veux de l'avoir regardé... parce que je ne te regarde plus ?
Un silence. Pesant. Coupant.
Nicolas la fixa, ses lèvres tremblant entre rage et désir. Puis il se recula d'un pas. Comme s'il se retenait de l'embrasser. Ou de l'étrangler.
— Elle a voulu se donner la mort, Cendre. Tu le sais, ça ? Elle a bu jusqu'à tomber. Elle aurait pu y rester. Et tout ça... à cause de ton petit jeu.
— Ce n'était pas un jeu, répondit-elle avec ferveur. Ni avec lui. Ni avec toi.
Elle sortit enfin, le souffle court, les mains tremblantes. Elle avait tourné les talons, le souffle court, la colère mêlée à une brûlure plus sourde, plus intime. Elle voulait fuir cette bibliothèque, fuir Nicolas, fuir tout ce qu'il réveillait en elle — cette honte, ce désir, cette jalousie amère.
— Il viendra.
Elle s'arrêta net, la main sur la poignée de la porte. Un frisson remonta le long de son échine. Elle ne se retourna pas.
— Quoi ?
— Ce soir. Il viendra à la maison. Le prince.
Elle pivota lentement, comme arrachée à un rêve.
— Il... pourquoi ?
— Pour Anastasie, répondit Nicolas en haussant à peine les épaules. Il a appris pour sa tentative. Il veut s'assurer qu'elle va bien. Qu'elle est en sécurité.
Il marqua une pause, puis s'approcha, l'air calme, mais les mots, eux, étaient acérés.
— Tu devrais être là aussi. Après tout, tout ça a commencé quand il a croisé ton regard... derrière un masque.
Elle ouvrit la bouche, mais aucun son n'en sortit.
Il inclina légèrement la tête, son regard planté dans le sien.
— C'est plus facile d'enflammer les cœurs que d'en éteindre les conséquences, pas vrai ?
Puis il se détourna sans un mot de plus, la laissant figée, le souffle suspendu, comme si ses poumons avaient oublié comment se remplir.
Le calme qu'elle avait retrouvé après sa conversation avec Julie s'effrita, laissant place à une nouvelle angoisse : et si le prince la détestait, non à cause d'Anastasie, mais parce qu'elle n'était qu'une servante, sans aucune noblesse ni statut à offrir ?
L'image de lui, regardant son visage, dénué de toute illusion... C'était un tourbillon d'inquiétude. Comment expliquer ce mensonge, cette vérité qu'elle n'avait osé lui dire ? Elle avait joué avec sa propre identité, et maintenant, il ne restait plus qu'une étreinte glacée de culpabilité.
Elle se frotta les yeux, comme pour chasser la sensation de vertige qui la submergeait. Mais rien n'y fit.
Cendrillon s'élança hors de la bibliothèque, son esprit tourmenté par des pensées confuses. Elle traversa précipitamment les couloirs, son corps tremblant, les jambes presque incapables de la porter. Lorsqu'elle atteignit la grange, elle s'y précipita sans réfléchir, la porte claquant derrière elle. Un cri silencieux s'étrangla dans sa gorge alors qu'elle s'adossait contre le mur de bois, la panique prenant peu à peu possession d'elle.
Son souffle se fit court et saccadé, chaque inspiration devenant plus difficile que la précédente. Son cœur frappait sa poitrine comme une lourde chape de fer, l'écho de ses battements résonnant dans ses oreilles. Ses mains tremblaient, incertaines, comme si elles étaient étrangères à son propre corps. Elle se laissa glisser lentement au sol, ses genoux fléchissant sous le poids de ses pensées tourmentées. L'incertitude la dévorait, la peur d'être rejetée pour ce qu'elle était, une simple servante, un être inférieur aux yeux du prince, malgré tout ce qu'ils avaient partagé.
La grange, dans sa pénombre, devenait le reflet de son esprit chaotique, un endroit de refuge et de solitude où elle pouvait enfin laisser tomber le masque. Mais même ici, son cœur était emprisonné dans les chaînes de son angoisse.
Julie entra quelques minutes plus tard, un éclat de joie dans les yeux, ignorant d'abord la posture accablée de Cendrillon, recroquevillée contre le mur, le visage baigné de larmes. Elle s'avança d'un pas léger, une lueur d'excitation dans la voix.
– Cendrillon ! Le prince vient !
Cendrillon leva les yeux vers elle, comme si ses paroles étaient un écho lointain et incompréhensible. Elle tenta de se redresser, mais ses jambes, encore secouées par la panique, la trahirent. Julie s'approcha, posant une main sur son épaule, une touche rassurante malgré l'inquiétude qui se lisait sur le visage de Cendrillon.
– Je... je ne peux pas, Julie. Il ne me regardera plus de la même manière. Il saura que je lui ai menti... que je ne suis qu'une simple servante.
La peur dans la voix de Cendrillon fit écho à l'inquiétude qu'elle portait en elle depuis leur rencontre. Julie, tout d'abord surprise par la panique de son amie, se baissa lentement à ses côtés.
– Tu te fais des idées, Cendrillon. Le prince... il t'a vue, il t'a trouvée, toi, et non ce que tu crois être. Tu as son attention, tu l'as captivé. Ne doute pas de toi maintenant.
Cendrillon secoua la tête, les larmes perlant à nouveau sur ses joues. Elle n'arrivait pas à se détacher de la peur qu'il la rejetterait dès qu'il découvrirait sa véritable identité. Ses mains tremblaient, fuyant le regard de Julie.
– Mais il m'a vue comme une femme, une noble. Il ne m'aimera plus quand il saura que je ne suis rien d'autre qu'une servante.
Julie laissa un moment de silence s'installer, puis elle sourit doucement, avec toute la sagesse qu'elle avait acquise au fil des années.
– Cendrillon, parfois, ce n'est pas l'étiquette qui compte. Ce qui compte, c'est ce que l'on ressent. Et je suis certaine qu'il ressent la même chose pour toi.
Elle tendit la main, l'aidant à se relever, avec une douceur qui apaisa quelque peu la tempête dans le cœur de Cendrillon.
Cendrillon, soutenue par la main de Julie, se redressa difficilement, ses jambes tremblantes sous le poids de la panique qui continuait de la hanter. Chaque mouvement lui semblait pesant, mais elle savait qu'elle n'avait d'autre choix que d'avancer. Julie, bien plus assurée qu'elle, la guidait sans dire un mot, comme si elle devinait qu'aucun discours ne pourrait apaiser le tumulte intérieur de Cendrillon.
Lorsqu'elles franchirent la porte de la grange, le monde extérieur s'étendait sous une lumière douce et froide. L'air nocturne était paisible, presque trop calme, et Cendrillon se retrouva figée sur le pas de la porte. Un frisson la parcourut, et ses mains se resserrèrent autour de son corps. Tout en elle voulait s'enfuir, mais elle se força à respirer, à se concentrer sur l'idée qu'elle ne pouvait plus reculer.
Julie laissa un léger sourire naître sur ses lèvres, tentant de dénouer la tension, mais Cendrillon laissa échapper un souffle tremblant.
– Julie... je ne peux pas... Il ne me regardera plus de la même manière. Si... s'il découvre qui je suis réellement.
Les mots de Cendrillon se brisaient sous le poids de sa peur. Julie, toujours calme et patiente, la regarda sans répondre immédiatement. Elle savait que l'inquiétude de Cendrillon ne venait pas uniquement du fait qu'elle ne voulait pas que le prince sache qui elle était, mais qu'elle redoutait que son statut social soit un obstacle infranchissable entre eux.
– Il t'a vue, Cendrillon. Pas comme une servante, mais comme une femme. C'est toi qu'il veut, pas l'image que tu penses qu'il cherche. Ne laisse pas tes doutes te voler ce que tu pourrais avoir.
Cendrillon serra les dents, secouant la tête avec désespoir. Elle savait que Julie avait raison, mais cela ne faisait que renforcer la douleur de sa propre incapacité à accepter ce qu'elle pensait être la réalité. Ses mains se crispèrent davantage, et elle ferma les yeux un instant, tentant de trouver la paix dans le tumulte de son esprit.
– Je ne peux pas... C'est trop. Il mérite mieux que moi.
Julie, d'un geste apaisant, posa une main sur l'épaule de Cendrillon et la força doucement à la regarder. L'inquiétude dans ses yeux se mêlait à une sincérité profonde.
– Écoute-moi, Cendrillon. Le prince ne t'attend pas dehors, il est probablement occupé avec d'autres affaires pour le moment. Mais ce n'est pas ce qui compte. Ce qui compte, c'est ce que tu ressens, ce que vous partagez, ce n'est pas ton titre ou tes origines.
Cendrillon jeta un dernier coup d'œil autour d'elle, la pensée du prince venant la troubler davantage. Elle baissa les yeux, son esprit encore troublé. Puis, lentement, elle leva la tête vers Julie, une lueur d'incertitude dans le regard.
– Et si... il n'était pas comme tu dis ? Si il ne me regardait vraiment que comme une servante et que tout ce qu'il avait ressenti était une illusion ?
Julie la regarda intensément, ses yeux brillant d'une confiance inébranlable.
– C'est lui qui décidera de ce qu'il veut, mais toi aussi tu as ton mot à dire, Cendrillon. Ne laisse pas ta peur te faire passer à côté de ce que tu pourrais avoir.
Le silence s'installa un instant entre elles, et Cendrillon, bien que réticente, se leva enfin. Elle savait qu'elle devait continuer à avancer, ne serait-ce que pour découvrir la vérité, même si cette vérité pourrait être plus cruelle qu'elle ne l'avait imaginé.
Elle prit une inspiration profonde, puis se tourna vers Julie.
– D'accord, allons-y. Mais... je vais garder mes distances.
Julie hocha la tête en signe de compréhension, mais un sourire se dessina sur ses lèvres. Elle ne fit aucun commentaire. Au fond d'elle, elle savait que Cendrillon finirait par se libérer de ses peurs.
Le dîner approchait, et l'agitation était palpable dans la maison. Les domestiques s'étaient tous pressés dans la salle à manger, leurs tenues soignées, prêts à recevoir l'invité de marque. L'atmosphère était emplie d'une étrange tension, comme un souffle suspendu avant la chute. Cendrillon, bien que prête à affronter la situation, sentait son cœur battre plus vite à chaque instant qui passait.
Lorsque le prince fit enfin son apparition, un silence respectueux envahit la pièce. Cendrillon, qui se tenait discrètement en retrait, ne put empêcher son regard de se poser sur lui. Même la lumière du jour déclinant, douce et chaude, semblait l'illuminer d'une aura presque surnaturelle. Le prince, tel un rayon de soleil couchant, dégageait une beauté presque irréelle. Ses traits, sculptés comme ceux d'un dieu antique, sa posture fière et sereine, tout en lui semblait magnétique, captivant. Cendrillon, en le voyant de près, se sentit une fois de plus déstabilisée, comme si le monde autour d'elle se dissoudait dans sa beauté.
Elle frissonna malgré elle, un souffle de chaleur envahissant son corps, et ses mains se mirent à trembler légèrement. Ses pensées s'embrouillèrent, une mer de doutes et de peurs déferlant en elle. Mais avant qu'elle ne perde totalement pied, Julie, toujours à ses côtés, posa une main réconfortante sur son bras pour la retenir. Un geste simple, mais plein de sagesse, qui lui permit de garder son calme, même si le tumulte intérieur de Cendrillon continuait de faire rage.
Madame, toujours aussi soignée, s'avança la première pour accueillir le prince, un sourire de bienvenue sur les lèvres. Son ton était courtois et empreint de cette fausse bienveillance qu'elle savait si bien jouer. Elle salua le prince comme une hôtesse parfaite, lui offrant une place de choix, sans laisser transparaître la moindre nervosité.
Nicolas, quant à lui, s'approcha du prince d'un pas plus décontracté, un sourire franc et amical sur le visage. Il lui offrit une accolade rapide, une marque de complicité et de camaraderie, une manière pour lui de souligner que, malgré les apparences, ils n'étaient pas de simples étrangers. L'attitude de Nicolas était sans ambiguïté : il était parfaitement à l'aise, comme s'il n'y avait pas de frontières sociales entre eux.
Cendrillon, bien que touchée par l'amabilité de Nicolas, se sentit une fois de plus invisible dans ce décor parfait. Elle resta en retrait, se contentant de l'observer de loin, ne sachant que penser de tout ce qui se passait autour d'elle. Elle était un fantôme parmi les vivants, un être égaré dans un monde qui ne lui appartenait pas.
Et pourtant, chaque geste du prince, chaque mot échangé, chaque regard furtif qu'elle captait, ravivait la flamme du désir et de la peur en elle. Elle savait que tout pourrait basculer à tout instant.
La première chose que demanda le prince, avec une inquiétude marquée dans la voix, fut de voir Anastasie. Il s'excusa brièvement avant de se diriger vers l'escalier, sa démarche élégante et pleine de détermination. Ses préoccupations étaient évidentes, et Cendrillon, bien qu'elle ne puisse ignorer la tension qui pesait sur l'atmosphère, le regarda disparaître à l'étage. Elle se demanda, malgré tout, si ce geste était vraiment fait par amour ou par obligation. Le prince, après tout, ne semblait être lié à Anastasie que par des promesses vaines et de vieux souvenirs.
En attendant son retour, les domestiques, dans la cuisine, s'animèrent autour de leurs tâches quotidiennes tout en parlant entre elles, leurs voix discrètes mais pleines d'admiration.
– Oh, il est magnifique, ce prince, vraiment. Et ce sourire ! Il a ce regard qui en dit long.
– Il a l'air si... princier, vous ne trouvez pas ? Il a cette prestance qui fait toute la différence. Pas comme ces autres nobles qui se croient tout permis.
Les mots se mêlaient aux rires et aux murmures, certains plus audacieux que d'autres, mais tous portés par une admiration sincère pour l'homme qu'elles avaient vu entrer plus tôt.
– Si j'avais eu la chance de le rencontrer, je serais tombée sous son charme. Il doit être d'une douceur incroyable.
Cendrillon, là où elle se tenait dans l'ombre, entendait tout, et quelque part au fond d'elle, elle ne pouvait s'empêcher de ressentir une étrange satisfaction. Ces femmes avaient vu l'impact que le prince avait sur elles. Elles l'admiraient de loin, tout comme elle, et, en un sens, cela l'aidait à se convaincre qu'il n'était pas si inaccessible. Peut-être qu'un jour, lui aussi verrait au-delà de son statut de servante. Mais pour l'heure, elle n'était qu'une ombre parmi les autres, à écouter les louanges du prince qui se promenait dans la maison comme une lumière éclatante.
Dans un élan instinctif, elle se tourna vers le médaillon posé sur la table et, comme un geste impulsif, l'accrocha à son cou. La petite chaîne froide se posa contre sa peau, et elle se sentit, d'une manière inexplicable, plus près du prince, comme si, par ce simple acte, elle attirait un peu de son éclat dans sa vie terne.
Le souper fut annoncé avec la solennité qu'exigeait la présence du prince. Les domestiques, bien alignés, attendaient dans un silence tendu, tandis qu'on installait la table pour le dîner. Mais lorsque Madame descendit enfin, enveloppée dans une robe noire à la dentelle rigide, son regard tranchant balaya la salle sans s'attarder.
– Je n'ai pas d'appétit – déclara-t-elle froidement, avant de tourner les talons. – Servez-les sans moi.
Et elle disparut aussi vite qu'elle était apparue, laissant un murmure de stupeur derrière elle.
Cendrillon, qui observait la scène depuis un coin discret de la pièce, sentit son cœur se serrer. L'absence de Madame à table était rare, et elle annonçait souvent une humeur ombrageuse, un orage à venir. Elle échangea un bref regard avec Julie, qui haussa à peine les épaules, comme pour dire « une de moins».
Le prince, lui, resta debout un instant, un sourcil à peine relevé, puis reprit place avec une courtoisie impeccable. Il s'installa face à Nicolas, qui, comme toujours, gardait son air détendu, un brin provocateur.
– Elle ne changera donc jamais, souffla ce dernier avec un demi-sourire.
– Ce n'est pas la première fois qu'une dame refuse ma compagnie, répondit le prince avec une touche d'ironie.
Ils trinquèrent, un éclat de connivence silencieuse dans leur regard. Le repas se déroula dans une étrange intimité, comme un tableau figé où ne régnaient que deux hommes, puissants, silencieux, et pourtant complices. Les domestiques servaient en silence, n'osant troubler l'atmosphère.
Dans l'encadrement d'une porte, à peine visible, Cendrillon observait. Et elle tremblait un peu – non pas de peur, mais d'émotion. Elle le voyait là, en pleine lumière, le prince, ce rêve incarné. Et elle se demandait, en sentant contre sa peau le médaillon qu'elle avait suspendu à son cou, si lui aussi la chercherait des yeux, s'il la reconnaîtrait à travers la foule de visages flous.
Mais pour l'instant, il ne regardait qu'une chose : son assiette. Et de temps à autre, Nicolas.
Alors que le service avançait lentement et que les premiers plats étaient déjà débarrassés, le prince reposa son verre de vin d'un geste mesuré. Son regard se perdit un instant dans la flamme dansante d'un chandelier, avant qu'il ne brise le silence, d'une voix douce, mais ferme :
– J'ai trouvé un moyen de la retrouver.
Nicolas, qui jusque-là picorait distraitement dans son assiette, releva la tête, intrigué.
– La mystérieuse cavalière du bal ? Celle qui t'a filé entre les doigts dans le labyrinthe ? demanda-t-il avec un sourire mi-moqueur, mi-curieux.
Le prince ne répondit pas tout de suite. Il prit le temps d'humecter ses lèvres, puis répondit avec un calme calculé :
– Elle a laissé quelque chose derrière elle. Quelque chose d'intime... de précieux.
Nicolas arqua un sourcil, son intérêt piqué.
– Et tu comptes... quoi ? Montrer cet objet à toutes les femmes du royaume et attendre que l'une d'elles se trahisse ? C'est un peu risqué, non ?
Le prince eut un sourire énigmatique.
– Pas exactement. Mais cet objet, elle seule peut le revendiquer. Il porte son empreinte... ou du moins, ce que je crois être son essence.
Dans l'ombre du couloir, Cendrillon sentit ses genoux faiblir. Elle n'entendait pas tout, mais assez pour comprendre. Son cœur se mit à battre plus vite, son regard se baissa instinctivement vers le médaillon qu'elle portait au cou. Ce n'était pas ça. Non, il parlait d'autre chose. Elle pria pour que ce ne soit pas...
Nicolas croisa les bras, toujours amusé.
– Et c'est quoi, ce trésor qui vaut mieux qu'un nom ?
Le prince se pencha légèrement vers lui, baissant la voix avec une gravité nouvelle.
– Une pantoufle.
Nicolas cligna des yeux.
– Tu plaisantes.
– De verre, précisa le prince. Elle l'a perdue en fuyant le bal. Et je suis prêt à jurer qu'il n'existe pas deux pieds comme les siens dans tout le royaume.
Un silence s'installa. Même les serviteurs cessèrent un instant de bouger, captés par la révélation. Dans l'ombre, Cendrillon porta une main tremblante à sa bouche.
Julie, plus loin dans la salle, posa un plat sur la table, les yeux écarquillés.
Nicolas éclata d'un rire franc, presque trop sonore pour l'ambiance feutrée du souper.
– Tu vas sérieusement faire essayer une chaussure à toutes les filles du royaume ? demanda-t-il, amusé, en se laissant aller contre le dossier de sa chaise. C'est ça ton plan royal ? Une tournée de pantoufle ?
Le prince esquissa un sourire, mais son regard resta grave.
– C'est plus qu'une chaussure, Nicolas. C'est la clef. Elle a fui sans laisser de nom, sans un mot. C'est la seule chose qu'elle m'ait laissée. Je n'ai pas le luxe d'ignorer cette piste.
Nicolas secoua la tête, toujours amusé.
– Et tu crois que ça va marcher ? Que tu vas reconnaître son pied comme on reconnaît une âme sœur ? Tu rêves.
– Peut-être, répondit le prince calmement. Mais je préfère courir après un rêve que rester immobile dans le doute.
Un silence s'étira. Même les rires des domestiques dans la cuisine s'étaient tus, comme si la pantoufle avait laissé une empreinte dans l'air. Dans l'ombre, Cendrillon avait cessé de respirer. Julie, non loin d'elle, lui serra discrètement la main, devinant l'ouragan qui grondait sous son calme apparent.
Nicolas, accoudé à la table, un sourire narquois flottant sur les lèvres, tourna lentement son regard vers le prince, l'œil pétillant d'un amusement presque provocateur.
– Et donc, dis-moi, mon cher ami... une fois que tu l'auras retrouvée, cette mystérieuse enchanteresse à la pantoufle... qu'est-ce que tu comptes faire ? La remercier d'un baiser chaste sur la main ? Ou... tu as des projets un peu plus intéressants en tête ?
Le prince releva les yeux, un éclat amusé passant dans son regard, mais il ne répondit pas tout de suite.
– Allons, ne me dis pas que tu n'y as pas pensé, reprit Nicolas en riant. Cette fille... elle t'a laissé pantelant après deux danses. Il doit bien y avoir un peu de feu derrière tout ce mystère. Un feu que tu rêves d'attiser, non ?
Il haussa les sourcils d'un air complice, puis, sans se départir de son sourire, tendit son verre à demi vide et lança :
– Cendrillon, du vin, je te prie. Fais bien attention, je risquerais de me dessécher à force de parler de passions royales.
Elle s'approcha, silencieuse, les mains à peine tremblantes, tandis que Nicolas l'observait du coin de l'œil, savourant visiblement l'effet de ses mots. Lorsqu'elle remplit son verre, il le reprit d'une main délibérément lente, ses doigts effleurant les siens avec une nonchalance troublante.
– Merci, souffla-t-il, presque dans un murmure, avant de se tourner de nouveau vers le prince.
– Alors ? Tu comptes l'emmener dans ton palais d'or et la faire tienne sous les draps de soie ? Ou préfères-tu qu'elle te supplie à genoux, comme dans les contes que l'on n'ose pas raconter aux enfants ?
Le prince sourit, mais cette fois, il ne répondit pas. Ses yeux étaient restés fixés sur le vin dans son verre, comme s'il cherchait la silhouette d'une femme qu'il n'avait vue que masquée. Toujours silencieux, il fit tourner son vin dans son verre avant de le poser délicatement sur la table. Puis, d'un ton calme, presque distrait, il leva les yeux vers la servante aux gestes mesurés.
– Et moi, puis-je être servi ?
Sa voix n'avait rien d'impérieux, mais elle portait ce timbre naturel d'autorité douce qu'il dégageait sans même y penser. Cendrillon s'inclina légèrement et s'approcha, veillant à ne pas croiser son regard. Ses doigts tremblaient à peine, mais son cœur battait si fort qu'elle avait l'impression que tout le monde pouvait l'entendre.
– Tu es bien silencieux ce soir, lança Nicolas, moqueur.
Le prince esquissa un sourire discret, sans répondre tout de suite. Il tourna lentement la tête vers Nicolas, les traits à demi fondus dans la lumière dorée des chandelles.
– Peut-être qu'il y a des choses qu'il vaut mieux garder pour soi.
Nicolas ricana, reprenant une gorgée de vin.
– Allons, mon prince, tu n'es pas si sage d'ordinaire. On dirait que tu es... hanté. Tu ne vas pas me dire qu'elle t'a ensorcelé ? Ce serait bien son genre, à cette mystérieuse créature. Silencieuse, insaisissable... et pouf, envolée. Ce sont toujours les pires, celles-là.
Cendrillon, penchée pour remplir le verre du prince, sentit un frisson remonter le long de sa nuque. Il la regardait maintenant. Pas elle, pas directement. Mais ses mains, ses gestes, comme s'il cherchait à retrouver quelque chose à travers eux. Il prit le verre d'un geste lent, effleurant brièvement ses doigts.
– Je crois, souffla-t-il, presque pour lui-même, qu'elle ne voulait pas être retrouvée. Pas vraiment.
Nicolas se pencha, l'œil brillant de malice.
– C'est donc pour ça que tu la veux. Les plus farouches sont souvent les plus dévouées... une fois qu'on les tient.
Puis, comme s'il cherchait une réaction, il tourna la tête vers la jeune servante. Mais elle avait déjà reculé, droite comme une ombre, les yeux baissés, le médaillon glacé contre sa peau.
Le prince déposa son verre, l'air songeur, puis se redressa légèrement, ses doigts entrelacés sur la nappe blanche.
– Je vais l'épouser.
Un silence soudain s'abattit sur la pièce. Nicolas, qui venait de porter une bouchée à sa bouche, s'étrangla violemment. Il se mit à tousser, s'essuyant la bouche du revers de la main, les yeux écarquillés.
– Pardon ? Tu vas la marier ?
Il posa brutalement sa fourchette et éclata d'un rire nerveux.
– Tu ne connais même pas son nom. Tu ne sais pas d'où elle vient, qui elle est ! Et tu veux la marier ? Toi ? Le prince ?
Le prince ne répondit pas immédiatement. Il fixa son assiette un instant, puis releva la tête vers Nicolas avec calme.
– Ce que j'ai ressenti avec elle, je ne l'ai jamais trouvé auprès d'Anastasie. Ni auprès de quiconque.
Nicolas ouvrit la bouche pour répliquer, puis se ravisa. Une ombre de sérieux passa sur son visage.
– Tu penses vraiment pouvoir l'aimer... sans savoir ce qu'elle cache ?
– Justement, dit doucement le prince, c'est ce mystère, cette lumière en elle... Elle est apparue comme un rêve et a disparu de la même façon. Mais dans ses silences, dans ses regards, j'ai vu plus de vérité que dans toutes les paroles de cour. Elle m'a laissé un manque que je ne parviens pas à combler.
Cendrillon, toujours droite à ses côtés, le visage tourné vers les carafes, sentit ses jambes vaciller. Son souffle se bloqua dans sa gorge. Elle ne savait plus si ce qu'elle entendait la faisait frémir de joie ou de terreur.
Nicolas se laissa retomber contre son dossier, secouant lentement la tête, incrédule.
– T'as vraiment perdu la tête...
Le prince ne répondit pas. Il se contenta d'un regard lointain, perdu quelque part entre une pantoufle oubliée et un baiser jamais échangé.
Nicolas reprit une gorgée de vin, comme pour digérer non seulement son repas, mais aussi les paroles insensées de son ami. Puis, après un silence lourd, il lança, le regard perçant :
– Et qu'est-ce que tu lui as dit... à Anastasie ? Pour qu'elle soit dans un état pareil ?
Le prince, toujours calme, baissa légèrement les yeux vers sa coupe, qu'il fit tourner entre ses doigts.
– La vérité, répondit-il simplement. Que c'était fini. Que je ne pouvais plus lui mentir, ni me mentir à moi-même.
Nicolas le fixa, interloqué.
– Tu lui as dit que tu allais épouser une autre ?
Le prince secoua doucement la tête.
– Non. Je lui ai dit que mon cœur ne lui appartenait plus.
Cendrillon sentit le sol tanguer sous ses pieds. Ses mains, posées sur la cruche de vin, tremblaient légèrement. Elle priait pour qu'aucun d'eux ne remarque le trouble sur son visage.
Nicolas se renversa un peu sur sa chaise, le regard ombrageux.
– Tu sais qu'elle ne s'en remettra pas, hein ? Elle est... Elle est prête à tout.
Le prince leva enfin les yeux vers lui, le regard grave, presque triste.
– Je sais. Mais je ne peux pas la sauver de ce qu'elle n'a jamais voulu affronter.
Il reprit une bouchée, comme si la conversation ne l'avait pas secoué, alors que tout dans son ton trahissait un poids, un regret, peut-être une culpabilité.
Cendrillon, elle, avait l'impression que chaque mot du prince venait d'arracher un peu plus la peau fragile qu'elle portait sur le cœur.
Le prince posa sa fourchette, les épaules légèrement voûtées. Son regard se perdit un instant dans le vide, puis revint vers Nicolas, moins royal, plus humain.
— Je ne voulais pas... pas comme ça. La voir ainsi... Ça me fait mal, Nicolas.
Sa voix s'était adoucie, éraillée d'une sincérité qui n'échappait à personne dans la pièce. Même les servantes semblaient soudain ralentir leurs gestes, captives du moment.
— Je n'ai jamais voulu la briser.
Nicolas, qui n'avait pas touché à son assiette depuis quelques minutes, haussa légèrement les sourcils. Une colère sourde brillait dans ses yeux, mais elle se mêlait à une forme d'empathie silencieuse.
— Elle est brisée, murmura-t-il. Tu l'as vue ?
Le prince hocha lentement la tête, puis son regard, presque implorant, chercha celui de son ami.
— Je suis désolé... Pour elle. Pour toi. Tu es comme un frère pour moi, Nicolas. Et je... je n'ai pas voulu créer tout ce chaos. Je te demande pardon.
Un silence pesant s'installa, comme suspendu entre leurs deux souffles. Nicolas le brisa finalement, en détournant les yeux, l'air las.
— Ce n'est pas à moi qu'il faudra le dire. C'est à elle.
Puis, il tendit sa coupe vide vers Cendrillon sans la regarder.
— Remplis-moi ça.
Elle s'avança, tremblante, le vin dans les mains, la gorge nouée. Elle se sentait invisible, comme une ombre au bord de ce drame dont elle était pourtant le cœur.
Le prince, son visage marqué par une ombre de tristesse, se tourna vers Nicolas, les yeux lourds de regret.
— Elle m'a dit m'avoir surprit hier, avec l'autre jeune fille. Elle m'a menacé, m'a dit qu'elle la tuerait si elle la retrouvait.
Il laissa échapper un soupir, comme s'il essayait encore de digérer cette scène.
— J'ai essayé de lui faire entendre raison, de la calmer, mais... rien n'y a fait. Elle ne m'écoute plus.
À cet instant précis, alors que les derniers mots du prince résonnaient encore autour de la table, Cendrillon, absorbée par ses pensées et déstabilisée par la tension de l'échange, trébucha en s'approchant pour resservir le vin. Le liquide rouge se déversa brusquement, éclaboussant la nappe et la chemise du prince. Le silence se fit d'un coup, dense, étouffant.
Pâle, Cendrillon s'immobilisa. Ses mains tremblaient alors qu'elle se penchait pour réparer sa maladresse, attrapant à l'aveugle une serviette. Le tissu se froissa dans ses doigts alors qu'elle tamponnait fébrilement la chemise tachée.
— Ce n'est rien, souffla le prince avec douceur. Tout va bien.
Mais ses yeux disaient autre chose. Un éclat différent y brûlait, une attention troublante, trop concentrée.
Dans sa précipitation, Cendrillon ne sentit pas le bonnet qui glissait lentement de sa tête, jusqu'à tomber sans bruit à ses pieds. La lumière des bougies vint alors caresser son visage découvert.
Et ce fut là que tout bascula.
Le regard du prince se fixa sur elle. Un regard fixe, profond, qui ne vacillait pas. Il ne dit rien, ne bougea pas. Pas un mot, pas un geste. Seulement ce silence, suspendu comme un fil tendu prêt à rompre.
Cendrillon, toujours agenouillée, releva lentement les yeux. Elle croisa les siens.
Quelque chose passa. Fugace. Invisible.
Un souffle.
Puis, comme si de rien n'était, le prince détourna les yeux. Son expression redevint calme, presque indifférente. Il reprit la conversation là où elle s'était arrêtée, d'un ton égal.
— Je vais monter, dit-il à Nicolas. Voir Anastasie une dernière fois.
Il gravit les marches sans se presser, chaque pas résonnant comme un écho dans le cœur de Cendrillon. Deux heures s'écoulèrent. Deux longues heures durant lesquelles la maison semblait figée dans une attente glacée. Les servantes chuchotaient. Julie faisait mine de ne pas s'inquiéter. Mais Cendrillon, elle, sentait déjà le froid du renoncement s'infiltrer entre ses côtes.
Elle n'avait pas rêvé. Il l'avait regardée. Il l'avait vue. Il l'avait reconnue. Et pourtant... il ne l'avait pas appelée. Pas un mot. Pas un geste.
— Il m'a vue avec ce tablier, murmura-t-elle à Julie. Et il a changé d'avis.
Julie ne répondit pas tout de suite. Elle prit la main de son amie, la serra fort.
— Tu ne sais pas ce qu'il pense, Cendre. Tu ne sais rien encore.
Mais dans la gorge de Cendrillon, les mots avaient la saveur du verre pilé.
Quand le prince redescendit, l'air avait changé. La nuit était tombée depuis longtemps. Il s'apprêtait à partir. Il traversa le vestibule, escorté par Nicolas qui parlait avec un sourire en coin, indifférent aux remous invisibles que son ami traînait dans son sillage.
Cendrillon se tenait là, droite malgré sa gorge nouée, tenant dans ses mains un gant qu'on lui avait demandé de rendre. Lorsqu'elle s'approcha, ses doigts tremblaient malgré elle. Elle leva les yeux.
Le prince s'arrêta. Il l'observa un instant, comme on regarde un détail qu'on croyait insignifiant.
— Vous avez oublié ceci, souffla-t-elle.
Il tendit la main. Leurs doigts se frôlèrent. Il prit le gant, lentement.
— C'est aimable à toi... servante, murmura-t-il d'un ton presque nonchalant, sans la regarder.
Ses mots claquèrent dans l'air comme un fouet. Pas de sourire. Pas de chaleur. Rien qu'un éclat glacé, poli, parfaitement contrôlé.
Puis il tourna les talons, et s'éloigna.
Elle resta figée. Le souffle court. Elle ne comprenait plus rien. Non, elle comprenait trop bien.
Il l'avait reconnue. Elle en était sûre. Et pourtant...
— Viens, dit Julie en l'entraînant.
Dans la chambre étroite, la flamme d'une bougie dessinait des ombres vacillantes sur les murs. Cendrillon avait sortit de sa cachette la pantoufle de verre qu'elle tenait entre ses doigts, la serrant comme un trésor... ou une malédiction.
Julie l'observait sans oser parler. L'air sentait la cire chaude et l'orage contenu.
— Tu ne veux pas faire ça, murmura-t-elle enfin, rompant le silence avec douceur.
Cendrillon ne répondit pas. Ses yeux brillaient d'une lumière étrange. Elle faisait glisser ses doigts sur la courbe cristalline, fascinée par sa beauté... et terrifiée par ce qu'elle représentait.
— Il t'a reconnue, Cendrillon. Je l'ai vu. Je l'ai vu dans ses yeux.
— Alors pourquoi ? Pourquoi cette remarque ? Pourquoi ce regard ? Pourquoi cette distance ?
Sa voix se brisa. Un souffle tremblant, presque un sanglot, vibra dans sa gorge.
— Je préfére mettre un terme a cet amour ridicule, et pour sa il n'y a qu'un moyen.
Julie s'approcha, la main tendue.
— Ne fais pas ça... Ce n'est pas la chaussure que tu veux briser. C'est ce que tu ressens. Mais lui, tu ne peux pas savoir. Peut-être qu'il a ses raisons. Peut-être qu'il te protège.
— Protéger ? répéta Cendrillon dans un rire amer. En me piétinant ? En me regardant comme si je n'étais rien ?
Elle ferma les yeux, respira profondément. Le silence se fit plus lourd encore. Elle leva la chaussure à hauteur de son visage, la contempla une dernière fois. L'objet captait la lumière de la bougie comme une étoile fragile. Une chose si belle... mais si vide, à présent.
Julie tendit la main vers elle, dans un dernier élan.
— Cendrillon, attends...
Mais c'était trop tard.
Dans un geste vif, presque désespéré, Cendrillon jeta la pantoufle au sol.
Le verre éclata avec un bruit net, sec, tranchant comme un adieu. Les éclats brillèrent un instant au sol... puis, dans l'ombre du lit, quelque chose d'étrange se produisit.
Là où la pantoufle magique avait volé en morceaux, il ne restait plus qu'une simple chaussure de cuir. Fatiguée. Éraflée. Elle reposait, nue et banale, comme un rappel de ce qu'elle avait toujours été.
Cendrillon resta figée, le regard rivé à ce vestige. Une larme coula le long de sa joue.
— Voilà, murmura-t-elle. Maintenant, il ne reste plus rien.
Julie ne dit rien. Elle se contenta de s'asseoir lentement à ses côtés, et dans le silence pesant, les deux jeunes femmes regardèrent, sans mot dire, la fin d'un rêve éclaté au sol.
Chapter 11: X
Chapter Text
Un an s'était écoulé.
Les saisons avaient tourné sans attendre personne, emportant avec elles les restes d'un bal oublié. L'hiver s'était dissous dans le ventre du printemps, le soleil avait roussi les blés, et déjà les arbres recommençaient à perdre leurs feuilles. Une année. Comme un souffle. Comme une éternité.
Dans la grande maison, peu de choses avaient changé. Les murs avaient été repeints d'un beige plus clair, les rideaux étaient désormais de soie ivoire, mais la poussière revenait toujours. Et Cendrillon, elle, n'avait pas bougé. Ou plutôt : on l'avait laissée là. À sa place. Celle de l'ombre.
Elle lavait les sols, recousait les dentelles, préparait les bains d'Anastasie. Elle souriait quand on la croisait, parlait peu, mangeait moins. Parfois, on aurait dit qu'elle flottait. Comme si son corps restait là, bien sagement, mais que son esprit, lui, n'était plus que le souvenir d'un bal — d'un souffle, d'un regard.
Mais elle ne se plaignait pas. Elle ne parlait jamais de lui.
Anastasie, elle, semblait s'être remise de tout. Le prince, le bal, la pantoufle — tout cela appartenait à un passé qu'elle évoquait désormais avec un rire hautain, sans douleur, comme un mauvais rêve effacé par le velours d'une nouvelle vie. Son fiancé, un comte de province fortuné, la couvrait de cadeaux, de bijoux, de caresses. Elle s'ennuyait parfois, mais elle ne souffrait plus.
Quant à Nicolas... il était parti.
Il avait dit qu'il devait rejoindre l'Angleterre, pour affaires familiales, pour voir son oncle. La vérité, Cendrillon l'avait comprise dans ses yeux. Il fuyait. Il fuyait ce qu'ils avaient été, ce qu'ils ne pouvaient plus être. La veille de son départ, il avait glissé une lettre sous sa porte, mais c'est dans le silence qu'ils avaient fait leurs adieux.
Leur dernière nuit avait été douce, mais fiévreuse. Silencieuse, mais bouleversante. Ils s'étaient aimés une dernière fois, avec cette lenteur propre aux adieux. Chaque baiser semblait dire je me souviendrai. Chaque caresse semblait murmurer pardonne-moi.
Au matin, ils ne s'étaient pas embrassés. Ils s'étaient juste regardés. Longtemps. Puis il avait tourné les talons. Et elle avait fermé la porte.
Depuis, rien. Pas un mot. Pas une ligne.
Les seules nouvelles du palais, Cendrillon les recevait par Lucien — désormais fiancé à Julie, radieux, amoureux, espiègle comme toujours. Il lui écrivait toutes les semaines. Toujours à Julie, mais il glissait un mot, parfois deux, pour Cendrillon. Une anecdote. Un compliment. Une description du château. Une blague sur un majordome trop pompeux. Mais jamais un mot du prince.
Son nom n'était plus qu'un écho. Jamais écrit. Mais toujours sous-entendu.
Et puis, un matin, Julie avait ouvert la lettre, lue à voix haute les premiers paragraphes — puis s'était tue.
Elle avait refermé la feuille lentement, la tenant du bout des doigts, comme si elle brûlait.
— Qu'est-ce qu'il y a ? avait demandé Cendrillon, calmement.
Julie avait hésité. Baissé les yeux. Puis soufflé, d'une voix retenue :
— Il... Il va se fiancer. Le prince. La princesse est arrivée de l'étranger. Une beauté, paraît-il.
Elle n'avait rien ajouté.
Cendrillon non plus.
Mais ce soir-là, pour la première fois depuis des mois, elle ne s'était pas endormie en rêvant de lui. Elle ne s'était pas endormie du tout.
Elle était restée là, droite sur son lit, la main sur sa poitrine, comme pour empêcher son cœur de fuir.
Elle ne pleurait pas. Elle ne criait pas. Mais son silence hurlait.
Le lendemain, le soleil baignait la cuisine d'une lumière dorée. Julie s'affairait, silencieuse, tranchant le pain avec une ardeur mal maîtrisée. Elle jetait de rapides coups d'œil vers la porte de la buanderie, là où Cendrillon s'était enfermée depuis l'aube.
Elle ne sortait plus. Elle ne parlait plus. Elle vivait en apnée.
Julie finit par essuyer ses mains sur son tablier et alla frapper doucement.
— Cendrillon ?
Pas de réponse.
Elle ouvrit. La pièce était vide de tout, sauf d'elle. Cendrillon était assise sur un banc, le regard perdu dans les lattes du parquet. Une mèche de cheveux pendait devant ses yeux. Elle ne leva pas la tête.
Julie s'avança et s'assit à ses côtés.
— Tu vas rester comme ça combien de temps ? Une semaine ? Un mois ? Jusqu'au mariage ?
Cendrillon détourna les yeux.
— Je n'ai pas ma place là-bas. Je n'ai pas de titre. Pas de dot. Pas de nom. Il a fait son choix, Julie. Il a choisi une princesse. Je n'étais qu'un caprice. Une parenthèse.
Julie la regarda, les yeux brillants. Mais elle ne répondit pas tout de suite. Elle se leva, alla chercher quelque chose dans son sac, le médaillon d'Anastasie.
— Tu crois qu'il ne t'aime plus. Tu crois qu'il a changé d'avis en te voyant servante. Mais tu n'en sais rien. Parce que tu ne lui as jamais laissé le choix. Tu es partie. Tu as brisé la pantoufle. Tu as brûlé ton passé. Mais tu es encore là. Ton cœur bat encore. Et tant qu'il bat, tu peux encore courir. Encore crier. Encore aimer.
Un long silence. Cendrillon fixait le bijou. Les mots résonnaient en elle comme les dernières vibrations d'un carrosse lancé au galop.
Puis :
— Et s'il ne veut pas de moi ?
Julie sourit tristement.
— Alors au moins, tu sauras. Et ce ne sera plus une prison. Ce sera une cicatrice. Mais elle te laissera libre.
Un souffle.
Une larme.
Cendrillon se leva. Lentement. Comme on se dresse après un long deuil.
— Il me faut un chariot, dit-elle doucement.
Julie sourit à travers ses larmes.
— Roger est dans l'écurie. Il t'emmènera. Moi... je vais rester ici, c'est à toi et toi seule d'entreprendre cette démarche.
— Merci, souffla Cendrillon.
— Tu es sûre ? murmura Julie alors qu'elle sortait déjà.
Cendrillon s'arrêta un instant. Puis hocha la tête.
— Oui. Il m'a embrassée une fois dans un labyrinthe. Et j'ai cru qu'un dieu s'était penché vers moi. Je veux savoir s'il n'était qu'un homme.
Cendrillon avait couru jusqu'aux écuries, les bottines pleines de poussière, les joues rosies par le vent et la hâte. Le soleil s'était levé depuis peu, et l'air sentait encore le foin coupé. Roger était en train de brosser l'encolure de sa vieille jument lorsqu'il l'entendit arriver. Il se retourna, surpris de la voir dans cet état — et plus encore de voir dans ses yeux une lueur qu'il ne lui connaissait pas.
— Roger...
Il se redressa aussitôt, surpris de l'entendre à cette heure. Elle ne venait jamais ici.
— Mademoiselle ? Tout va bien ?
Elle hocha doucement la tête, puis baissa les yeux vers ses mains croisées devant elle. Sa voix, quand elle parla, était calme, mais empreinte d'une gravité nouvelle.
— Tu crois que tu pourrais m'emmener au château ?
Roger fronça les sourcils, sans répondre tout de suite. Elle releva les yeux vers lui, et il vit dans son regard quelque chose de fragile, de presque brisé — et pourtant, une lueur y brillait encore, discrète mais tenace.
— Ce matin, si c'est possible. Je... Je dois voir quelqu'un là-bas. Avant qu'il ne soit trop tard.
Roger se gratta la tête, pris au dépourvu.
— Tu es sûre de toi, Cendrillon ?
Elle sourit doucement, tristement.
— Non... Mais je n'ai plus envie d'avoir des regrets.
Il la regarda encore un instant, puis hocha la tête avec un petit soupir résigné.
— Alors monte. On part tout de suite.
Elle grimpa dans la charrette, remerciant Roger d'un regard ému. Et alors que les roues se mettaient lentement en mouvement, elle serra les pans de sa cape contre elle, fixant l'horizon d'un air absent. Le château n'était pas si loin... mais elle avait l'impression de s'y rendre pour la première fois.
Le trajet s'était déroulé dans un silence entrecoupé du bruit des sabots et du grincement des roues. Le ciel était pâle, encore voilé par la rosée, et le château se dressait à l'horizon comme un rêve figé dans la pierre. Plus ils approchaient, plus Cendrillon sentait son cœur cogner contre sa poitrine.
Quand la charrette s'arrêta au niveau du grand portail, elle descendit doucement, rabattant sa capuche sur sa tête. Elle remercia Roger d'un murmure, et il lui pressa brièvement l'épaule, un geste simple, sincère, avant de faire demi-tour.
Devant l'entrée, deux gardes en livrée rutilante bavardaient en haussant les épaules. L'un, au menton carré et à la moustache soignée, tenait une hallebarde avec un sérieux théâtral. L'autre, plus petit, semblait déjà s'ennuyer.
— Bonjour... commença Cendrillon, sa voix un peu tremblante.
Les deux hommes se tournèrent vers elle avec un mélange d'ennui et de mépris.
— Une servante ? lança le moustachu — Pierre, d'après la broderie dorée sur son plastron. Le château n'a pas commandé de balais supplémentaires aujourd'hui, ma belle.
— Tu t'es perdue ? ajouta Gérard en ricanant.
— Je dois voir le prince, dit-elle doucement, mais avec une fermeté étonnante dans sa voix.
Les deux éclatèrent de rire.
— Le prince ! Rien que ça ! Et moi je dois souper avec la reine de Bohême ce soir, hein Gérard ?
— Tu crois qu'elles les dressent comme ça à la cuisine, maintenant ? Tu veux pas qu'on t'annonce avec tambours et trompettes, tant qu'on y est ?
— C'est important, insista-t-elle. Je ne demande pas à entrer... je demande qu'on l'informe. Juste cela.
— Et moi je demande un bain parfumé au vin de prune et un lit avec la duchesse de Savoie. On peut pas toujours avoir ce qu'on veut, fillette.
Elle sentit ses joues chauffer, mais ne recula pas. Elle allait parler de nouveau quand une voix familière surgit derrière les gardes :
— Laissez-la passer.
Pierre et Gérard se retournèrent, un peu déstabilisés. Lucien venait d'arriver, essoufflé, un torchon encore noué à sa ceinture.
— C'est ma sœur. Elle a des... absences. Je suis désolé. Elle m'a suivi ce matin, je l'ai perdue de vue. Elle est inoffensive.
Les deux gardes échangèrent un regard.
— Ta sœur ? répéta Pierre en levant un sourcil. J'espère qu'elle n'a pas ton talent pour la soupe aux oignons.
Lucien haussa les épaules avec un petit rire contraint.
— Je m'en occupe. Je vais la reconduire moi-même. Je vous dois une tournée, d'accord ?
Gérard ricana, visiblement amusé.
— File, alors. Et surveille-la, ta douce sœur. Elle a l'air d'avoir plus d'imagination que toi.
Lucien prit doucement le bras de Cendrillon et l'entraîna à l'intérieur. Lorsqu'ils furent hors de portée des gardes, il se pencha vers elle en chuchotant :
— Tu es complètement folle. Qu'est-ce que tu dais là ?!
Elle serra les lèvres, le regard droit.
— Juste une chance de lui parler. Une seule. Et après... après je partirai.
Lucien soupira, secouant la tête.
— Tu tombes au pire moment. Aujourd'hui... aujourd'hui, il rencontre sa fiancée.
Le cœur de Cendrillon se serra comme un poing sous sa poitrine. Elle baissa les yeux, un instant, puis releva le menton.
— Alors je suis peut-être arrivée trop tard. Mais je préfère m'en assurer moi-même.
Lucien la regardait comme si elle venait de lui annoncer qu'elle comptait voler la couronne royale.
— Cendrillon... souffla-t-il. Tu ne peux pas faire ça.
Mais elle ne l'écoutait plus.
Son cœur battait à un rythme irrégulier, précipité, enragé. Chaque mot qu'il venait de prononcer s'écrasait contre la barrière de son esprit, contre l'unique pensée qui la hantait : Il va la rencontrer aujourd'hui. Il va la choisir.
Lucien lui attrapa le poignet avant qu'elle ne bouge davantage.
— Écoute-moi. Tu crois quoi ? Que tu vas débarquer devant lui et qu'il va soudain tout annuler, envoyer paître une princesse pour une fille qu'il a connu il y a un an ?
Elle aurait dû s'effondrer à ces mots. Mais à la place, quelque chose en elle s'enflamma.
Elle arracha son poignet de sa poigne et le regarda, droit dans les yeux.
— Je ne veux pas qu'il m'épouse, Lucien. Je veux qu'il sache.
Lucien serra les dents, visiblement agacé.
— Et s'il s'en moque ? S'il t'a déjà oubliée ?
Cendrillon inspira profondément, refusant de laisser ce doute s'insinuer en elle.
— Alors, au moins, ce sera terminé.
Lucien tenta encore de la raisonner, mais c'était déjà trop tard. Elle avait senti l'odeur des cuisines, la chaleur des foyers. Elle connaissait ces lieux mieux que quiconque.
Une fois qu'il eut tourné le dos pour demander de l'aide, elle s'éclipsa.
— Cendrillon ! chuchota-t-il en la suivant de quelques pas, nerveux. Tu vas te faire arrêter !
Elle se faufila parmi les marmitons et les commis en courant, la tête baissée, croisant quelques visages surpris. Elle attrapa un torchon et le passa sur son bras, comme si elle faisait partie des cuisinières. Lucien essayait de la rattraper, mais elle glissait entre les rangées d'assiettes, entre les jattes fumantes, invisible.
Elle se glissa hors des cuisines avec une rapidité silencieuse, ses pieds fragiles frôlant à peine les dalles froides du sol.
Le château était un labyrinthe infini de corridors, d'escaliers majestueux, de salles aux portes sculptées, de miroirs dorés et de tapisseries aux motifs complexes, qui semblaient se tordre et se déformer à chaque pas, comme si les murs eux-mêmes tentaient de la perdre.
Le silence était presque oppressant, sauf pour les échos lointains des voix et des pas des serviteurs et des nobles qui se pressaient pour préparer la grande réception. Cendrillon se haussait le dos, se faufilant avec une habileté maladroite, son cœur battant la chamade contre sa poitrine. Chaque pièce qu'elle traversait semblait plus riche que la précédente, chaque détail plus orné, jusqu'à ce qu'elle arrive dans un hall à la fois lumineux et glacé. Les fenêtres s'étiraient en arcs de marbre blanc, laissant entrer une lumière mourante, faible, mais d'une clarté irréelle. Le parquet luisait sous la lumière, une brume dorée flottant dans l'air.
Elle s'arrêta un instant pour reprendre son souffle, ses yeux écarquillés par la beauté de la place. Les tableaux des ancêtres du prince se présentaient dans des cadres imposants, leurs regards figés dans des expressions austères. Des vases de porcelaine sculptée, remplis de fleurs fraîches, bordaient les murs. Mais l'effervescence qu'elle ressentait ne venait pas des lieux. Non. C'était la peur et la détermination qui s'étaient emparées d'elle. Son cœur battait dans ses tempes, et une partie d'elle savait que chaque pas la rapprochait un peu plus d'un instant qu'elle n'aurait pas voulu revivre — un instant de rejet, de solitude.
Les couloirs s'étiraient devant elle comme des serpents, des corridors sinueux qui semblaient changer sans cesse, se transformant en un enchevêtrement de pièces et d'escaliers qui se ressemblaient tous. Cendrillon n'avait plus de repères. Les pierres froides de ce château, pourtant familier à force de l'avoir traversé lors des précédentes visites, devenaient soudainement menaçantes. Elle se sentait perdue, tout simplement.
Elle monta un escalier, puis un autre. Le bruit de ses pas se perdit dans l'immensité du lieu. À chaque tournant, le décor changeait : un hall avec des rideaux de soie noire, des arcades dorées, des lampes suspendues qui balançaient sous le souffle du vent. Elle se haussait parfois sur la pointe des pieds pour passer devant des portes en bois sculpté, évitant de croiser le regard des domestiques pressés.
Au bout d'un moment, elle s'arrêta dans un passage étroit où la lumière peinait à pénétrer. Les ombres de la pierre se mêlaient à celles de ses pensées, créant un tourbillon inquiétant dans son esprit. À chaque coude de corridor, elle espérait apercevoir un visage connu, un signe. Mais il n'y avait que le silence pesant de l'endroit, comme si tout était figé autour d'elle. Sa respiration devint plus erratique à mesure qu'elle avançait, ses doigts effleurant les murs glacés comme si elle espérait y trouver une réponse.
C'était à ce moment-là que la porte du fond s'ouvrit soudainement, et un groupe de domestiques entra dans le couloir, les bras chargés de plateaux d'argent, de fruits, de vins. L'un d'eux la remarqua, la fixa d'un air curieux.
Elle fit un pas de recul, paniquée, cherchant à se fondre dans l'ombre.
Mais trop tard.
— Hé, toi, qui es-tu ? vociféra un des domestiques, un jeune homme aux cheveux éparse.
— Dégage de là ! lança un autre, plus grand, menaçant de la repousser.
Cendrillon s'éloigna précipitamment, son cœur battant la chamade. Son estomac se noua en entendant les bruits de pas derrière elle. Elle se mit à courir, sans but, dévalant un autre escalier, traversant des galeries sombres où seules les chandelles allumées éclairaient faiblement la voie.
Elle tourna brusquement à l'angle du couloir, un bruit de métal la suivit. Les pas derrière elle étaient lourds, rapides. Deux gardes. Un cri. Ils étaient proches. Elle les entendait. Un peu plus loin, la lumière s'intensifia et, d'un coup, un éclat de rire secoua l'atmosphère comme un éclat de verre.
Un rire familier.
Le rire du prince.
Elle s'immobilisa alors, le souffle court. Il était là, quelque part. Tout près. Dans un instant, elle saurait. Mais elle ne pouvait pas s'arrêter, pas maintenant. Son cœur battait trop fort, presque douloureusement. Elle savait qu'elle était perdue. Que tout était fini.
Pourtant, elle le suivit, sans réfléchir. Les gardes la poursuivaient, mais elle ne les entendait plus. Il n'y avait plus que ce rire. Ce rire qui la traversait, qui résonnait dans son âme.
Elle tourna dans un autre couloir, le temps semblait se dilater. L'espace se resserrait autour d'elle, son souffle devenant une brume épaisse, une mer calme avant la tempête. Et là, dans l'ombre d'une porte entrouverte, elle le vit.
Le prince.
Cela faisait un an qu'elle n'avait pas posé ses yeux sur lui, un an qu'il occupait ses pensées, et pourtant, au moment où elle le retrouvait, une sensation étrange l'envahit, presque irréelle. Le prince n'avait pas changé. Il était toujours là, au centre de sa vision, majestueux, presque irréel, comme un reflet d'un rêve qu'elle n'avait jamais voulu oublier.
Ses cheveux noirs, coupés courts mais légèrement éparse, lui donnaient un air fougueux, rebelle, tout en préservant une certaine noblesse. Ses traits étaient marqués par une maturité nouvelle, une dureté dans le regard qui n'était pas là l'année précédente. Il semblait plus hautain, plus détaché, comme si le temps l'avait façonné à sa propre image, l'éloignant davantage de l'image qu'il avait autrefois offerte à Cendrillon. Sa stature, grande et imposante, avait quelque chose de princier, mais aussi de froid, de distant. Ses yeux, d'un bleu acier qui avaient autrefois brillé d'une chaleur qu'elle n'avait connue qu'à travers lui, paraissaient maintenant plus impénétrables, comme un ciel d'orage prêt à déchirer la mer en éclats.
Ses lèvres, toujours pleines, formaient un rictus, légèrement supérieur, tandis que son regard se perdait dans le spectacle de la jeune musicienne, ses doigts caressant distraitement le bois du fauteuil en velours sur lequel il reposait, lui donnant un air à la fois royal et décontracté. Cendrillon ne pouvait détacher son regard de lui, comme une malade qui, malgré elle, reste hypnotisée par un poison qu'elle sait être fatal. Le temps ne l'avait pas altéré, mais lui avait donné une sorte de froideur calculée. Il était plus lointain, comme une étoile qu'on ne peut plus atteindre.
Et pourtant, à ce moment précis, en voyant ses yeux percer l'air comme des dagues de glace, un frisson de douleur la traversa. C'était le prince qu'elle avait toujours aimé, mais pas celui qu'elle avait imaginé. Il n'était plus l'homme qui l'avait dansé sous la lueur de la chandelle, l'homme qui l'avait presque arrachée à sa condition de servante. Il était devenu plus, plus froid, plus détaché, plus lointain. Il avait l'air d'être un homme d'État, un homme de devoir, enfermé dans son rôle et ses obligations, plus que dans ses sentiments.
Puis, ses yeux glissèrent sur la jeune femme.
Cendrillon eut un sursaut. La lumière sembla s'éteindre autour d'elle, comme une bougie soufflée par un vent invisible. La jeune femme, plus belle encore qu'elle ne l'avait imaginée, jouait du piano forte avec une concentration extrême. Ses cheveux dorés se laissaient caresser par la lumière tamisée, illuminés comme une cascade d'or pur. Sa robe fluide et légère ondoyait autour d'elle, chaque mouvement étant un ballet gracieux, comme si elle était née pour faire partie de ce monde, pour briller dans cette lumière.
Elle était la princesse qu'il attendait. Cendrillon en était sûre.
La musique, envoûtante et douce, enveloppait la pièce, faisant danser les ombres et les reflets, tissant des fils invisibles entre elle et le prince. La jeune femme, vêtue d'une robe d'une délicatesse infinie, ses cheveux dorés ondulant comme une rivière sous la lumière vacillante des bougies, jouait avec une grâce infinie. Chaque note qu'elle effleurait semblait résonner d'une clarté cristalline, brisant le silence lourd de la pièce.
Mais ce qui fit le plus mal à Cendrillon ne fut pas seulement la beauté de cette princesse, ce fut la manière dont le prince la regardait. Ses doigts tapotaient doucement le bois du fauteuil, en rythme avec la musique, un sourire légèrement moqueur sur ses lèvres. Il était complètement absorbé, ses yeux posés sur elle avec cette admiration sincère qui lui avait été autrefois réservée. Un regard plein de désir, une attention qui ne semblait plus avoir de place pour elle. Cendrillon, l'ancienne Cendrillon, la servante, la jeune femme qui avait cru pouvoir capturer son cœur, n'était plus qu'une ombre dans la pièce.
Elle se sentit vaciller. Elle détourna les yeux, mais son regard se posa, malgré elle, sur le prince une dernière fois. Il semblait si différent, presque inaccessible, au sommet de son propre univers. Un univers où elle ne faisait plus partie de l'histoire.
La musique se termina alors que Cendrillon, tremblante, se figeait dans l'encadrement de la porte. Elle savait que ce qu'elle vivait n'était qu'un reflet, un écho du passé, mais pourtant l'impression de n'avoir jamais été celle qui comptait pour lui se confirmait dans chaque seconde qui s'étirait.
Elle hésita un instant, puis se tourna, prête à s'éclipser. C'était fini. Elle s'en allait. Mais, alors qu'elle faisait un pas en arrière, une voix brisa le silence.
— Qui est là ?
Le prince s'était tourné dans sa direction, et ses yeux se posèrent sur elle. Cendrillon, déjà prête à disparaître dans l'ombre, sentit son souffle se suspendre. Le monde autour d'elle sembla se ralentir, chaque mouvement devenant lourd et chargé d'une tension insupportable. Ses yeux croisèrent enfin les siens, et dans ce regard, elle lut tout ce qu'elle n'avait pas osé imaginer : une incompréhension glacée, mais aussi une lueur de reconnaissance mêlée de surprise. Il la reconnaissait, mais il n'y avait pas la chaleur qu'elle avait tant espérée.
Un instant, le temps sembla se suspendre.
Cendrillon s'arrêta, figée dans cet éclat d'émotion brute. Ses doigts tremblèrent légèrement, l'air chaud de la pièce se déformant autour d'elle, comme si la réalité elle-même se tordait. Elle l'avait retrouvé, et pourtant, quelque chose avait changé, quelque chose d'insurmontable dans cet échange silencieux. Il n'était plus cet homme qu'elle avait connu, celui qui l'avait regardée avec tendresse, celui qui l'avait fait sentir unique. Non, il était désormais un prince, un homme de devoir, un homme qui l'avait oubliée.
Et elle, elle était une ombre de son passé, un fantôme duquel il ne pouvait se souvenir qu'avec détachement. Il y avait dans son regard une froideur nouvelle, une distance définitive qui la coupait de tout espoir. Pourtant, une flamme persistante brillait dans ses prunelles, une flamme qu'elle connaissait bien, un désir qu'il ne pouvait pas masquer. Mais il n'avait pas bougé. Il l'observait d'un air presque curieux, comme une statue figée dans son propre monde.
Cendrillon sentit son cœur se serrer sous la douleur de cette distance imposée. Elle tenta de ravaler la bouffée d'émotions qui montait en elle, mais ses yeux restèrent rivés sur lui. Le prince, le regard perçant et absurde de beauté, semblait si loin et si près à la fois. Il y avait encore des bribes de lui qu'elle reconnaissait dans ses gestes, dans son regard. Mais ce n'était plus assez. Ce n'était plus celui qu'elle avait connu.
Puis, un cri retentit derrière elle, déchirant cette illusion fragile.
— Vous, là-bas !
Un des gardes s'élança hors de l'ombre, encore hors de sa vue. Cendrillon se figea, le regard toujours fixé sur lui. Les secondes se dilatèrent, mais, dans un éclat de violence, la réalité la rattrapa. Le garde se jeta sur elle, sa main se refermant brutalement sur son bras, la tirant sans ménagement.
Elle fit un pas en arrière, son souffle court, mais son regard, lui, resta ancré à celui du prince, comme une prière silencieuse. Le prince, qui ne disait rien, ne bougeait pas, mais ses yeux la tenaient toujours, comme une poignée invisible, un dernier fil ténu qui la reliait à cet homme qu'elle avait cru connaître. Son cœur battait dans sa poitrine, chaque battement résonnant dans l'espace vide entre eux.
— Vous n'avez rien à faire ici, mademoiselle.
Le garde la força à reculer, à quitter la pièce, mais Cendrillon, dans une ultime tentative désespérée, se tourna de nouveau vers lui, espérant une réaction, un mot, un geste qui briserait cette froideur. Mais il n'y eut rien. Juste son regard, glacé et impénétrable. La porte se referma dans un claquement sourd.
À ce moment-là, Cendrillon se sentit mourir un peu. Un peu de son espoir, un peu de son amour, tout s'effondrait dans cette absence de réponse. Elle était sortie du monde qu'elle avait cru possible, du monde dans lequel il l'avait aimée.
Elle n'était plus qu'une ombre, et il n'était plus l'homme qu'elle avait aimé.
Alors que la porte se refermait derrière elle, un cri de colère du garde la fit se figer à nouveau. Il n'y avait plus de douceur, plus de retenue dans son geste. Il la saisit violemment par le bras, la tirant hors du couloir, hors de la chaleur de la pièce. Il n'y avait rien de gracieux dans ce mouvement, rien de délicat. Cendrillon se sentit brusquement dépossédée de tout contrôle, comme une marionnette prise dans les mains d'un inconnu.
— Vous avez dérangé le prince, vous n'avez rien à faire ici ! Vous allez regretter de vous être introduite dans ce palais !
Elle n'eut pas le temps de réagir, de protester ou de supplier. Le garde la tira sans ménagement, la forçant à avancer à une vitesse qu'elle n'aurait pas cru possible, ses pas précipités résonnant dans l'écho du château vide.
Elle tenta de se libérer, de résister, mais il n'y avait plus rien à faire. Les gardes n'étaient là que pour obéir aux ordres, sans questionner. Cendrillon se sentit prise dans la force brute de ce système, impuissante et vulnérable. Chaque mouvement du garde l'éloignait davantage de l'endroit qu'elle avait cru vouloir atteindre.
Cendrillon tomba sur les pavés froids, ses mains s'écrasant dans la poussière humide du matin. Le bruit du métal résonna dans la cour vide, un écho cruel dans la lumière naissante. Il n'y avait aucun regard de compassion, aucun mot doux. Le garde l'attrapa brutalement par le bras et la poussa hors de l'enceinte du palais.
Dans la brume légère du matin, l'air était encore frais, mais l'humiliation la frappait comme une chaleur insupportable. Le ciel, pâle et gris, semblait se refermer sur elle, comme un voile de tristesse. Ses mains tremblaient alors qu'elle se redressait difficilement, tentant de retrouver un semblant d'équilibre dans ce monde qui semblait soudainement se dérober sous ses pieds.
Le prince, elle ne savait pas où il était, mais une part d'elle se disait qu'il l'avait sûrement oubliée. Le monde autour d'elle semblait figé, chaque détail de ce jardin éclatant de lumière du matin n'était qu'un décor sans vie. Les oiseaux chantaient pourtant, insensibles à sa douleur, les fleurs éclosaient dans une explosion de couleurs qui la laissèrent indifférente.
Elle se leva, ses genoux endoloris, sa dignité brisée, mais son esprit brûlant d'une rage sourde. Cendrillon se sentit un instant perdue, seule, abandonnée dans cet écrin de beauté froide. La chaleur du soleil se levait lentement, mais pour elle, l'air restait glacé.
Elle chercha à recouvrer sa fierté. Chaque souffle, chaque mouvement semblait être un combat contre cette sensation de vide qui l'envahissait. L'humiliation bouillonnait en elle, mais elle n'avait pas le temps de pleurer. Pas ici. Pas devant ces pierres froides, ces jardins parfaits.
Elle tourna le dos aux portes du château, ses mains serrées en poings. La colère l'envahit soudainement, une colère qu'elle ne pouvait plus contenir. Mais rien, ni l'air frais du matin, ni le parfum des fleurs ne pouvait effacer la vérité. Elle était là, dehors, une marionnette déchue.
Dans un dernier geste de défi, elle marcha d'un pas résolu vers les jardins, ignorant la lourdeur de son cœur.
Cendrillon errait dans les allées sinueuses du labyrinthe, ses pas traînant dans le silence oppressant de ce lieu clos. La brume matinale s'était dissipée, mais l'air restait lourd, une chaleur étouffante l'envahissant. Elle pensait avoir tout perdu, et s'abandonnait aux pensées les plus sombres. Aujourd'hui, la fin de son histoire d'amour fut marquée et scellée par l'image de la jeune femme avec le prince. Désomais, tout ce qu'ils avaient partagé n'était rien de plus qu'un rêve éphémère. Il l'avait oubliée, comme elle l'avait toujours su au fond d'elle. Ses espoirs s'étaient éteints, et elle se sentait vide, brisée.
Elle arriva au cœur du labyrinthe, là où les statues des dieux anciens se tenaient, figées dans le marbre blanc. Les détails sculptés dans la pierre étaient d'une perfection glaçante, et pourtant, elles semblaient presque vivantes dans leur beauté silencieuse. Cendrillon s'approcha de la statue d'Apollon, celle qui, dans sa lumière dorée, semblait incarner une puissance qu'elle n'avait jamais connue.
Elle effleura doucement la pierre froide, la douceur de sa peau contrastant avec la dureté de la sculpture. Un frisson la parcourut, comme si une part de son âme se nourrissait de cette beauté intemporelle. Elle ferma les yeux un instant, touchant les traits fins d'Apollon, cette figure d'une virilité silencieuse qui lui rappelait tant le prince, avec ses traits nobles et son regard perçant.
Elle déposa un tendre baiser sur la bouche d'Apollon, un geste doux et intime, comme pour transmettre un dernier baiser à celui qui était son rêve, son amour. Elle la caressa lentement, comme pour graver en elle sa beauté figée, une dernière trace de ce monde qui lui échappait. Elle savait que tout cela n'était que faux espoirs, des souvenirs emprisonnés dans la pierre, mais elle n'arrivait pas à se détacher de l'idée que, peut-être, quelque part, il y avait encore une chance.
Un frisson parcourut soudain son dos, un éclat de voix, familier, traversa l'air.
— Et moi, vous ne m'embrassez pas ?
Cendrillon se figea. Un frisson glacial l'envahit. Elle se retourna lentement, le cœur battant à tout rompre. Et là, au bout du petit passage entre les statues, il se tenait. Lui. Le prince. Son prince.Philipe.
Le regard qu'il posa sur elle ne laissait plus place au doute. C'était lui. Le même, mais différent. Il avait changé, tout comme elle. Il avait son propre fardeau à porter, tout comme elle en portait un, mais il était là, devant elle, avec une intensité dans les yeux qui la fit trembler. L'expression sur son visage, autrefois distante, était maintenant empreinte de quelque chose de plus profond, de plus humain. Il était là, et il la regardait comme si, tout à coup, rien n'avait changé.
Cendrillon se précipita vers lui sans réfléchir, ses jambes portant son corps avec une urgence folle, son cœur battant dans sa poitrine comme un tambour frénétique. Elle tomba dans ses bras, pleurant de tout son être, le poids de l'incertitude et de la douleur se brisant enfin dans ce contact.
Ses lèvres, tremblantes, se posèrent sur les siennes. Ce baiser était tout à la fois une question, une promesse, une rédemption. Elle pleurait, ses larmes salées mélangeant la douceur de ce baiser et la douleur de la séparation. C'était un baiser brûlant de passion, de regrets et de désirs inexprimés.
Quand ils se séparèrent enfin, son souffle était court, ses yeux embués de larmes. Elle murmura, presque à voix basse, dans l'intimité du labyrinthe :
— Je croyais que j'étais arrivé trop tard...
Le prince, un sourire amer aux lèvres, caressa doucement sa joue, essuyant une larme d'un geste tendre, avant de répondre dans un murmure à peine audible :
— Il n'est jamais trop tard, je t'ai attendu tellement longtemps, j'avais perdu tout espoir. Je pensais que tu ne viendrais jamais.
Cendrillon sentit son cœur se gonfler de bonheur, comme une mer calme soudainement secouée par une brise douce mais intense. Les mots du prince résonnaient en elle comme une promesse d'un avenir qu'elle n'avait plus osé espérer. Elle le regarda, les yeux brillants, le cœur battant fort. Elle n'arrivait pas à croire que tout cela se passait enfin, qu'il était là, devant elle, à la toucher, à lui dire ces mots.
Dans un élan irréfléchi, elle se hissa sur la pointe des pieds, attirée par lui comme une flamme vers la lumière, et ses lèvres se posèrent de nouevau sur les siennes avec une douceur d'abord, avant de se changer en quelque chose de plus intense, de plus ardent. C'était un baiser tout en feu, sans retenue, presque désespéré, comme si tout le désir accumulé pendant un an de séparation explosait en une seule seconde, chaque touche de leurs lèvres un cri de leur cœur retrouvé.
Cendrillon, tremblante de bonheur, laissa ses mains se glisser dans les cheveux du prince, les serrant contre elle comme si elle avait peur de le perdre. Ses lèvres se faisaient plus insistant, cherchant à combler l'espace de cette année d'attente et de doute. Elle le sentait près d'elle, sa chaleur, son souffle court, tout le corps du prince qui se pressait contre elle, avec la même urgence. Ses bras l'enlacèrent fermement, et Cendrillon se laissa complètement engloutir par ce baiser. Il était tout ce qu'elle avait voulu, tout ce qu'elle avait espéré, tout ce qu'elle n'osait même plus imaginer.
Lorsqu'enfin ils se séparèrent, leurs lèvres encore brûlantes, Cendrillon laissa échapper un soupir, comme si le poids des semaines passées sans lui s'était envolé en un instant. Elle le regarda dans les yeux, toujours incrédule.
— Pourquoi... pourquoi ne m'as-tu pas embrassée il y a un an, quand nous nous sommes vus pour la dernière fois, chez Madame, lorsque tu es venu rendre visite à Anastasie ?
Le prince baissa un instant les yeux, comme si la question le plongeait dans un tourbillon d'émotions qu'il n'avait pas voulu affronter. Puis il souffla, lentement, un souffle lourd, presque nostalgique.
— Je savais que tu n'étais pas prête, Cendrillon... dit-il d'une voix profonde. Je voyais dans tes yeux que tu portais trop de fardeaux, que tu avais des obligations, des choses que tu ne pouvais pas laisser derrière toi. Et moi... moi je voulais t'attendre. Mais je ne pouvais pas te forcer à me voir comme je te voyais.
Il la regarda intensément, comme pour chercher la moindre trace d'hésitation dans ses yeux.
— J'ai compris que tu avais encore un long chemin à parcourir, que tu devais résoudre tout ce qui était en toi avant de pouvoir m'embrasser, avant que tu sois prête à accepter ce que nous pourrions être... Il soupira, un poids qu'il semblait enfin pouvoir poser. Mais je n'ai jamais cessé de penser à toi, Cendrillon. Chaque jour, chaque nuit, je me suis demandé où tu étais, ce que tu faisais, ce que tu ressentais. J'ai cherché une réponse, une raison pour laquelle tu m'avais échappé, mais je savais que ce n'était pas le moment.
Les yeux de Cendrillon s'embellissaient de larmes, mais cette fois, elles n'étaient plus de tristesse. C'était un mélange de gratitude et de compréhension. Elle comprenait ce qu'il avait fait, ce qu'il avait ressenti, et cela la touchait profondément. Elle savait que tout cela ne pouvait être parfait, que leurs chemins avaient été semés d'embûches, mais l'essentiel était là. Ils étaient enfin réunis. Et elle ne voulait plus rien d'autre que cela.
Sans un mot de plus, elle le serra contre elle, trouvant dans l'étreinte du prince une paix qu'elle n'avait pas connue depuis longtemps. Et elle se laissa aller à la chaleur de son corps, au refuge de ses bras. Elle était prête. Prête à tout, avec lui.
Entre deux baisers passionnés, Cendrillon se détacha légèrement du prince, son cœur battant la chamade, mais son esprit toujours préoccupé par la question qui l'obsédait depuis qu'elle avait vu la jeune femme jouer du piano dans la salle de musique. Elle se mordilla la lèvre, hésitant à poser la question, avant de se lancer :
— Et la fille au piano, celle avec qui tu semblais... si proche... ta fiancée, comment allons nous faire ?
Le prince sembla surpris par la question, mais un sourire amusé se dessina sur ses lèvres, comme s'il avait perçu l'inquiétude qui se cachait derrière ses mots. Il la regarda tendrement, effleurant sa joue d'un geste léger avant de répondre, avec un rire presque imperceptible :
— Ma fiancée ? Il rit doucement, secouant la tête. Non, Cendrillon, tu te trompes.
Cendrillon le fixa, son esprit à la fois curieux et perturbé. Il semblait tellement sûr de lui, mais la confusion de Cendrillon restait intacte. Elle insista, ses yeux cherchant à percer le mystère.
— Alors... Qui est-elle ?
Le prince sourit d'un air tendre et patient, comme s'il attendait cette question, avant de répondre doucement :
— Elle s'appelle Madeleine. C'est ma sœur. Elle est revenue d'un long séjour à l'étranger avec notre tante. Elle n'a jamais été une prétendante. D'ailleurs je n'en ai pas.
Cendrillon resta silencieuse un instant, surprise par cette révélation. La tension dans sa poitrine se relâcha légèrement, bien qu'une légère confusion persistait. Elle n'avait pas vu la ressemblance, et le fait que la jeune femme au piano soit la sœur du prince ne lui avait même pas effleuré l'esprit. Elle se sentait à la fois soulagée et embarrassée de ses doutes.
— Ta sœur ? répéta-t-elle, comme pour s'assurer qu'elle avait bien compris. Je pensais... Je pensais que c'était...
Elle s'arrêta, cherchant ses mots, ne sachant pas vraiment ce qu'elle avait imaginé.
Le prince haussait doucement les épaules, un sourire apaisant sur les lèvres.
— Je sais, c'est un peu déconcertant. Mais non, Cendrillon. Elle n'est pas celle que tu crois. Il la regarda avec une tendresse infinie. Elle est jeune, elle est talentueuse, mais elle n'a rien à voir avec ce que tu crois. C'est toi que je veux.
Cendrillon sentit un lourd poids se lever de ses épaules, et bien que le soulagement fût grand, une part d'elle s'étonnait encore de ne pas avoir deviné plus tôt. Mais à cet instant, le regard du prince, sa douceur, effaça toute hésitation restante.
Elle sourit légèrement, un peu gênée, et se blottit contre lui, oubliant la question qui avait torturé son esprit. Parce qu'en cet instant, ce qui comptait vraiment, c'était lui.
Leurs lèvres se frôlèrent d'abord, timidement, comme si chaque geste était une découverte. Un frisson parcourut Cendrillon, sa peau réagissant à la chaleur du prince, son souffle se mêlant au sien. Le monde autour d'eux se réduisit à ce contact, à cette tendresse partagée. Peu à peu, les baisers devinrent plus pressants, plus sûrs, comme si le temps lui-même s'était arrêté pour les laisser savourer cet instant suspendu.
Les mains du prince glissèrent doucement sur son corps, caressant la peau délicate de son dos, s'attardant sur chaque courbe, chaque détail. Cendrillon, les yeux clos, se laissa envahir par cette chaleur douce et envoutante. Ses doigts effleurèrent la peau de son torse, remontant lentement jusqu'à ses cheveux noirs, les écartant pour les emmêler dans ses mains, attirant son visage plus près encore.
Le sol froid sous eux sembla disparaître à mesure qu'ils s'enlaçaient, comme si la terre elle-même se dissolvait dans la magie de leur étreinte. Leurs corps se rapprochèrent, leurs souffles se mêlant en une danse intime, chaque caresse devenant une promesse, chaque mouvement un appel silencieux. L'odeur de sa peau, le parfum subtil de son être, enivra Cendrillon, qui frissonna sous la pression délicate de ses lèvres qui se posaient sur son cou, traçant des lignes brûlantes d'une tendresse infinie.
Les gestes du prince étaient empreints de désir, mais aussi de douceur, comme s'il voulait la dévorer lentement, savourer chaque moment de cette union retrouvée. Il la caressa, la chérissait, les mots inutiles, les gestes seuls parlaient. La passion monta en elle, un désir lent et inéluctable qui se confondait avec une joie douce et pure, celle de savoir que cet instant, malgré sa fugacité, serait gravé dans son âme à jamais.
Lorsqu'enfin, leurs corps s'unirent dans une parfaite harmonie, tout semblait se fondre, tout se dissoudre dans cette fusion de sensations. Cendrillon sentit chaque mouvement, chaque frisson, et dans l'étreinte, il n'y avait plus que le prince et elle, plus rien d'autre. Ses lèvres se posèrent une nouvelle fois sur les siennes, plus douces que jamais, et elle répondit, son cœur battant à l'unisson avec celui du prince.
Le monde extérieur n'existait plus. Il n'y avait que cette chaleur, ce plaisir tranquille qui naissait en elle, se déployant doucement, une vague d'émotions qu'elle n'avait jamais cru possible. Leurs corps se mouvaient avec une lenteur exquise, cherchant à prolonger cet instant, à en capturer chaque seconde. Cendrillon, le souffle coupé, s'abandonnait à lui, à eux, tout en douceur, tout en désir.
Quand enfin, à contrecoeur, ils se séparèrent pour reprendre leur souffle, Cendrillon sentit la chaleur de son corps la quitter, mais une chaleur nouvelle naissait dans son âme, une chaleur qu'aucun hiver ne pourrait éteindre. Le prince, les yeux sombres mais brillants de cette passion partagée, la regarda tendrement, caressant son visage avec une douceur infinie.
— Nous sommes enfin réunis, murmura-t-il, d'une voix rauque, presque brisée par l'émotion.
Elle sourit, le cœur rempli d'un bonheur qu'elle n'avait jamais cru possible, et répondit dans un souffle presque imperceptible :
— Enfin.
Leurs vies, désormais entrelacées, s'épanouirent dans une douce sérénité. Le prince et Cendrillon, après des mois de bonheur retrouvé, se marièrent dans une cérémonie intime, au cœur du palais, où l'amour semblait flotter dans l'air comme une brume magique. Les invités, discrets mais bienveillants, furent témoins d'une union profonde, forgée dans les épreuves et la tendresse partagée.
Ils vécurent ensemble, dans un amour sans fin, leurs cœurs battant à l'unisson. Leurs enfants, nombreux et joyeux, peuplèrent le château de rires et de lumière. Chaque sourire de ces petits êtres, fruit de leur amour, illuminait leurs journées. Ils avaient tout ce qu'ils désiraient : une famille unie, un amour inébranlable, et la paix d'un foyer.
Cendrillon, qui avait jadis cru que son destin était scellé par la souffrance, se trouva plongée dans un bonheur profond, celui qu'elle n'avait jamais osé imaginer. Le prince, quant à lui, n'eût jamais de doute : c'était elle, et elle seule, celle qu'il avait attendue toute sa vie.
Ainsi, ils vécurent, non pas dans un conte de fées, mais dans une réalité faite de tendresse et de complicité, élevant leurs enfants dans l'amour et la sagesse qu'ils avaient appris l'un de l'autre. Et bien que leur histoire ait commencé dans l'ombre, c'est dans la lumière qu'ils s'épanouirent, leur amour grandissant chaque jour, plus fort que tout.
Chapter 12: Épilogue
Notes:
(See the end of the chapter for notes.)
Chapter Text
Dans l'ombre du temps, où les rêves se tissent,
L'amour, comme un fil d'or, au cœur des ténèbres glisse.
Loin des apparences, des rêves imposés,
C'est dans la vérité que les cœurs sont libérés.
Cendrillon, douce âme, aux pas marqués de poussière,
Trouva en son prince la lumière sur sa terre.
Il n'est pas de bonheur qui ne naisse du sacrifice,
Ni d'amour véritable sans ce doux service.
Car l'amour n'est pas un conte de riches en parure,
Mais un feu qui se nourrit de chaque aventure.
Dans les failles du cœur, dans les doutes et la nuit,
Il s'éveille, se révèle, et jamais ne fuit.
Alors, si un jour le sort nous défie et nous ment,
Souvenons-nous que l'amour vrai naît au moment
Où l'on ose se perdre pour enfin se trouver,
Et où le cœur, libre, s'envole pour aimer.
Notes:
Merci d’avoir lu jusqu’ici !
Votre lecture me motive chaque jour à continuer à écrire.
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C’est là-bas que tout commence, chapitre après chapitre...
À très vite pour la suite,
Avec toute ma gratitude 💛
