Chapter Text
Le sang perla sur l'épée en acier du sorceleur. Il poussa le corps du bandit sur le bas-côté, tout en évitant d'être éclaboussé par ses derniers spasmes. Les pleurs des enfants étaient étouffés dans les bras du noble, accroupi et pressé contre eux.
« Ça va aller… ça va aller, les rassura-t-il. Le sorceleur a tué le méchant monsieur. Vous allez bien, tous les deux ? »
Un des enfants hocha la tête entre deux sanglots et l'autre regarda Geralt essuyer son épée avant de la ranger dans son dos. Le sorceleur remarqua la manche ensanglantée du noble et lui demanda :
« Vous êtes blessé ?
— Oui, mais ça ira, répondit-il en tâtant sa blessure. Merci, maître sorceleur. Sans vous, qui sait ce que cette crapule aurait fait aux enfants après m'avoir fait la peau…
— Que s'est-il passé ?
— Nous étions sur la route pour rentrer chez nous, et ce bandit nous a barré le chemin. Il a effrayé notre cheval et les enfants sont tombés. J'ai amorti leur chute, puis l'homme s'est jeté sur moi en me menaçant avec son poignard. Il voulait que je lui donne ma bourse… hors, je n'avais pas grand chose… Tous mes orins ont servi à acheter des livres dans une bourgade près de la frontière…
— Vous venez de la frontière ? Ce n'est pas à côté.
— Nous avons fait escale dans une auberge. Je ne voulais pas voyager de nuit.
— Et vous avez bien fait. Ces routes ne sont pas sûres, même de jour.
— S'il était arrivé malheur aux enfants, Lorian aurait été effondré et je ne me le serais jamais pardonné…
— Lorian ?
— Leur père. Ah, oui, ajouta-t-il en voyant l'interrogation dans les yeux du sorceleur. Ce ne sont pas mes enfants, je ne suis que leur chaperon. J'avais besoin d'aller en ville et mon ami m'a pratiquement supplié de les emmener ! Je ne pensais pas devoir me battre. Ah, cette crapule m'a bien entaillé le bras… Il va vraiment falloir que j'apprenne à me battre.
— Vous avez riposté ?
— Oui, mais c'était stupide. Heureusement que vous êtes arrivé à temps, sinon j'aurais fini embroché. »
Le noble ouvrit de grands yeux et s'exclama :
« Je manque à tous mes devoirs ! Nous ne nous sommes pas présentés : je suis Romaric de Bartoldi. Et voici Aylen et Olga Von Kurbis.
— Geralt de Riv, pour vous servir.
— Maître sorceleur, permettez-moi de vous remercier pour votre acte héroïque. »
Il siffla deux notes. Un vieux hongre alezan trotina dans leur direction et Romaric tapota son encolure quand il s'arrêta à côté de lui.
« Bien sûr que tu as eu peur, toi aussi, lui dit-il avant de vérifier son chargement. Ouf, les sacoches sont toujours là ! Geralt de Riv, je n'ai pas grand chose à vous offrir à part peut-être des livres… Traité des plantes médicinales de Temeria ou alors cet exemplaire – assez rare, je dois dire – de La Deuxième Guerre Nilfgaardienne, à moins que vous ne préfériez plutôt ce livre de Contes et Légendes pour enfants, haha !
— Gardez vos livres, Romaric de Bartoldi. Vous avez fait un long périple pour les avoir – et de toute façon je les ai déjà lus.
— Ah ! s'étonna le noble. Eh bien… Non. Non, je ne peux pas vous laisser partir comme ça, enfin ! Venez avec moi, mon village est tout près ! On y organise l'anniversaire du baron et la fête promet d'être agréable. Je dois passer chez moi pour me changer : je trouverai bien quelque coutelas utile ou héritage précieux pour vous dédommager ! Ha, sorceleur je vous offrirai ce que je ne sais pas que je possède !
— Vous invoquez le droit de surprise ?
— Oui, avec votre accord bien sûr !
— Attendez une minute… s'inquiéta le sorceleur, j'ai déjà eu une surprise vraiment inattendue la dernière fois que j'ai accepté ça.
— C'est là tout l'intérêt ! Quelle genre de surprise était-ce ? demanda-t-il, curieux.
— Un enfant. »
Romaric marqua une pause et comprit :
« Oh… Mais bien sûr, vous êtes le sorceleur dont parlent les balades du célèbre Jaskier ! "L'enfant surprise donnée au Loup Blanc, il s'attira les foudres de mère-grand", c'est vous ! s'exclama-t-il en se tapant le front.
— En effet… souffla Geralt, toujours aussi surpris par la portée des écrits de son ami. J'imagine que vous comprenez que je sois un peu réticent.
— Évidemment. Mais je puis vous l'assurer, je n'ai ni femme, ni amante, ni enfant qui pourrait m'attendre chez moi sans que je ne le sache.
— Excusez-moi, mais je préfère ne pas courir le risque.
— Dans ce cas… j'invoque le droit de surprise MAIS j'exclue les descendants, ascendants, ou n'importe quelle personne ou animal de compagnie que je découvrirai sur le pas de ma porte. Ça vous va ?
— Hmm… considéra Geralt avec prudence. C'est d'accord.
— Parfait ! Par les dieux, pour m'avoir sauvé la vie, je vous offrirai la première chose que je découvrirai en entrant chez moi, puisse-t-elle vous plaire ! »
•
La fête battait son plein. À pied, Romaric guidait le hongre sur lequel étaient perchés les deux enfants. Geralt les suivait sur Ablette et il observa les lieux. Des fanions colorés accrochés aux maisons traversaient les rues, des villageois dansaient gaiement, emmenés par une troupe de musiciens. La bière et le vin coulaient à flots, et la joyeuse clameur des fêtards éclipsait le bruit des sabots de leurs montures.
Ils s'arrêtèrent devant une maison cossue, mitoyenne d'un côté et bordée par une petite étable de l'autre. Romaric y conduisit son cheval avant de faire descendre Ayren et Olga. Geralt mit pied à terre et attacha la bride d'Ablette.
« Sorceleur, si vous voulez bien me suivre. »
Le noble déverrouilla la porte ouvragée et pria son invité d'entrer. Les enfants coururent dans le hall et montèrent à l'étage. Romaric frappa dans ses mains et commença :
« Bien ! Voyons voir ce que je pourrais bien vous do…
— Romaric ! coupa un homme qui ouvrit la porte, le visage rougi par l'alcool. Tu es rentré, héhé !
— Lorian ! On dirait que tu ne m'as pas attendu pour commencer à profiter de la fête !
— Je t'attendais pour plus tôt !
— On s'est fait attaquer. Mais tout le monde va bien, hein ! compléta-t-il précipitamment. Les enfants sont à l'étage.
— Ho ! Bon, tu me rassures… Et qui est ton invité ? demanda-t-il en levant un sourcil.
— Lorian, je te présente Geralt de Riv. C'est grâce à ce sorceleur que nous sommes sains et saufs. Je cherche justement quelque chose à lui offrir en guise de remerciement.
— Aah ! Ha ha ha, gloussa-t-il. Je vois !
— Qu'est-ce qu'il y a de si drôle ?
— Excuse-moi ! Je pensais que tu avais enfin sauté le pas et ramené un homme chez toi !
— Comment ça ?!
— Allons Romaric… Tu ne vas pas me la faire. Pas à moi ! Je te connais depuis trop longtemps pour ne pas le remarquer !
— Mais remarquer quoi, bon sang ? »
Lorian, quoiqu'un peu éméché, regarda intensément son ami et fronça les sourcils. Geralt croisa les bras, amusé, en attendant qu'ils finissent de discuter.
« Romaric, mon p'tit pote… Je ne vais pas te juger, haha !
— Mais crache le morceau, enfin !
— Je sais très bien que tu aimes les hommes ! »
Romaric resta interdit un instant, puis éclata de rire.
« Ah, Lorian ! Tu es complètement rond, ma parole ! Ce n'est pas parce que je ne suis pas encore marié que je suis androgame !
— Vraiment ? lâcha son ami avec ironie.
— Mais enfin, tu sais très bien que j'aime les femmes… Rappelle-toi à l'université ! Branna, Lizzie… Et comment elle s'appelait déjà… Violette !
— Hmm, c'est vrai. Mais je t'ai déjà vu reluquer le palefrenier.
— Quoi ?! Je regardais ses bras ! Tu as vu la taille qu'ils font ?!
— Et tu regardais aussi les bras du notaire, peut-être ?
— Je… Ça ne veut rien dire ! J'ai le droit de trouver qu'il est bien fait, quand même ! »
Lorian fit une moue peu convaincue. Il ordonna :
« Regarde le sorceleur.
— Quoi ?
— Regarde-le dans les yeux, et ose me dire que ça ne te fait rien.
— Lorian ! Oh, et puis mince ! Si ça peut te prouver que tu te trompes… Sorceleur, excusez-moi de devoir vous imposer ça…
— Hmm, si je peux vous aider. », répondit-il avec un sourire moqueur.
Romaric se plaça devant Geralt et leva légèrement la tête pour le fixer. Il savait que les sorceleurs avaient des yeux différents, mais il n'avait jamais eu le loisir de les observer de si près. Ses pupilles semblables à celle d'un chat s'étrécirent et laissèrent plus de place à ses iris couleur miel.
Romaric laissa le regard intense de Geralt se plonger dans le sien, et ne tarda pas à vouloir tourner les yeux ailleurs. "Regarde-le dans les yeux"... C'était ridicule voyons ! Il y avait tant d'autres choses à regarder chez ce sorceleur… Il devinait aisément son corps d'athlète sous sa cuirasse. Il avait vu son agilité et sa rapidité. Certes, il avait des cicatrices et des gros bras, mais ce n'était pas une brute épaisse comme on en voyait quotidiennement. L'homme devant lui l'avait sauvé et était resté humble. Il avait même déjà lu les ouvrages qu'il venait d'acheter !
Athlétique, respectueux et cultivé… voilà qui était beaucoup plus exotique que ses yeux, aussi captivants soient-ils. Il entendit le souffle léger et régulier du sorceleur et prit conscience de sa propre respiration. Elle s'était accélérée quand il avait pensé à lui et à ses qualités. Mais non, voyons… ce n'était que de l'admiration, rien de plus !
Quelque chose dans l'expression du sorceleur changea. D'amusé, il devint perplexe, et Romaric s'en aperçut. Il s'inquiéta : qu'avait-il vu, qu'avait-il senti ? Il s'efforça de continuer cette absurde bataille de regards… mais les yeux jaunes prennaient inexorablement le dessus. Il se sentait faiblir face au regard aussi pénétrant qu'énigmatique du sorceleur.
Pourquoi était-il aussi mal à l'aise face à un simple regard ? Est-ce que la source de sa gêne était à chercher au-delà de ces yeux de chat ? Est-ce que Lorian avait raison ? Il se souvenait de Branna, qui avait fui son regard comme il voulait le faire. Il se souvenait aussi de Lizzie, qui se mordait la lèvre et qu'il se retenait d'imiter. Et il se souvenait aussi de Violette, de ses yeux perçants qui lui faisaient furieusement penser à ceux du sorceleur, de sa fine bouche, des ses longs cheveux clairs et de sa fougue.
Il connaissait ce Loup Blanc, ou du moins il connaissait son portrait dressé dans les poèmes et les balades du barde Jaskier. Bon nombre de récits narrait ses exploits et sa force, mais d'autres relataient aussi ses conquêtes et sa sensibilité. "Toute la nuit durant, dans les bras de son amour d'un soir ; le matin vint et le plus dur fut de lui dire au revoir.". Il se rappela soudain de ces vers et il ressentit leur écho différemment. Certains poèmes parlaient bien de femmes, mais celui dont provenaient ces mots était ambigu. Le sorceleur était-il attiré par les deux sexes ? "Dans ses bras puissants, les plaintes et gémissements" C'était possible. "De toutes les femmes à ses pieds, il n'en choisit aucune ; il s'avança vers une belle créature, partenaire atypique mais attirance commune". Pas de doutes… Sacré barde. Et sacré sorceleur.
Son imagination vagabonda. Maintenant, il imaginait le Loup Blanc s'avancer vers lui. Ses yeux toujours plantés dans les siens, il saisirait ses mains. Elles glisseraient sur ses bras, passeraient dans son dos. Puis le sorceleur le serrerait fort contre son torse en lui soufflant des mots doux à l'oreille.
« Romaric ? »
Lorian avait tiré son ami de sa rêverie. Geralt l'observait encore, les bras croisés. L'homme aviné reprit joyeusement :
« Ça va ? Tu es tout rouge, haha !
— Je… Oui, c'est bon. Ça va, tu es content maintenant ?!
— Oui, très ! Tu t'es perdu au pays des rêves ? J'ai vu tes yeux se perdre dans le vide, Romaric ! Ha ha, eh bien sorceleur, vous par contre, vous n'avez pas détourné les yeux… Regardez dans quel état vous l'avez mis ! »
Le noble avait chaud. Il ne pensait pas qu'un homme pourrait lui faire tourner la tête. Pourquoi avait-il imaginé cette scène ? Et pourquoi était-ce le sorceleur qui dirigeait ? Ce n'était pas désagréable pour autant… Il repensa à toutes les fois où il avait tourné la tête au passage d'un homme objectivement séduisant, et comprit.
Il soupira et lança à son ami :
« Ah, Lorian… même à moitié saoul tu es plus lucide que moi…
— Ha ?
— Je crois que tu as raison. Je crois que j'aime aussi un peu les hommes.
— HA ! Je le savais ! »
Les enfants descendirent en trombe à ce moment-là et leur père les accueillit chaleureusement. Lorian annonça :
« Bien ! Je ne vais pas abuser de ton hospitalité, Romaric ! Je dois rejoindre Améliane, elle sera ravie de retrouver les enfants ! Amusez-vous bien, haha ! »
Il s'en alla en poussant la porte et laissa son ami avec le sorceleur. Embarrassé, Romaric jeta un coup d'œil à Geralt. Rien ne trahissait la moindre émotion chez lui. Était-il gêné lui aussi ? Énervé peut-être ? Ou alors écoeuré ? Le noble se risqua :
« Excusez-moi, sorceleur. Je vous ai mis dans l'embarras.
— On dirait plutôt que c'est moi qui vous ai mis dans une posture peu confortable.
— Haha, fit-il nerveusement. Ce n'est pas votre faute, mais plutôt celle de ce sac à vin de Lorian… Ah, quelle journée ! Je ne pensais pas découvrir que j'avais aussi une attirance pour les hommes en rentrant chez moi ! Ça, pour une surprise ! »
Il se stoppa net et écarquilla les yeux. Il croisa le regard dépité du sorceleur.
« "Je vous offrirai ce que je ne sais pas que je possède." », répéta-t-il d'une voix blanche.
Geralt ferma les yeux et soupira longuement.
•
« Arrêtez d'insister, c'est non.
— Mais j'ai juré aux dieux !
— Ce n'est pas mon problème !
— Je dois honorer le droit de surprise, sorceleur.
— Sinon quoi ?! s'écria Geralt. Vous allez être foudroyé sur place, peut-être ?! À bien y réfléchir, ça nous arrangerait bien, tous les deux !
— Oh ! Je ne vous permets… commença Romaric, irrité, avant de reprendre plus calmement. On dit que ce qui a été promis arrive toujours au bout d'un moment. Vous en savez quelque chose, si je ne m'abuse ! »
Geralt grogna. Oui, il le savait.
« Et que proposez-vous ?! Que je vous prenne, ici et maintenant, peut-être ?!
— Euh… Eh bien je… hésita-t-il, tout à coup décontenancé. Non, non bien sûr.
— Alors quoi ?! »
Le sorceleur fulminait. Le destin avait encore mis une surprise fantaisiste sur son chemin. Une épée en argent oubliée dans un grenier ? Trop banal. Une réserve de rubis cachée sous des planches ? Trop cliché. Non, il fallait toujours que ce soit ce genre de surprise, même en prenant des précautions avant d'accepter ce type de rétribution.
« Peut-être que nous pourrions, imagina le noble, enfin… je pourrais vous offrir mon attirance nouvellement découverte… sous la forme de mon premier rendez-vous galant avec un homme ?
— Un rencard ? résuma Geralt avec étonnement, mais quelque peu rassuré par le compromis plus sage de cette proposition.
— Oui, s'il vous plaît ! le pria-t-il. J'imagine qu'on ne courtise pas un sorceleur comme on courtise une demoiselle, mais je tâcherai de faire au mieux. »