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The Lady of Crows

Summary:

Allanna Mormont, fille de Jeor Mormont, et future Lady de l’Île aux Ours, devient la pupille de Lord Rickard Stark à seulement six ans. Elle grandira aux côtés de Brandon, Eddard, Lyanna et Benjen Stark, et s’intégrera vite dans la Maison des loups.

"— Allanna est une ourse, comme son père, déclara-t-il.
— Mais elle ressemble plus à une louve, intervint Ned. Elle a leurs yeux.
— Peut-elle être une ourse et une louve à la fois ? renchérit Lyanna.
— Ça n’existe pas, souffla Benjen.

Alors qu’un débat endiablé allait débuter entre Lyanna et Benjen, leur père les arrêta de sa voix grave.

— Allanna est une Mormont, une ourse, mais elle est élevée par des loups, conclut-il. Elle fait partie de la meute, et les membres de la meute doivent se protéger les un et les autres, peu importe le sang qui coule dans leurs veines.

« La meute », se répéta intérieurement Allanna. Elle faisait partie de la meute, de la famille Stark. Elle en fut plus bouleversée qu’elle ne voulait le montrer, et ne trouva rien à redire. Mais ce simple syntagme resta suspendu dans son esprit comme il le resta dans ceux de Lyanna et des garçons."

Notes:

Dans l’idéal, on suivra les personnages grandir jusqu’à atteindre au moins la timeline de Game of Thrones. De plus, il y aura des changements dans la temporalité de l’action, et des petites divergences du canon.

Chapter 1: "Here we Stand"

Chapter Text

Le soleil brillait haut mais n’avait aucune incidence sur la froideur presque glaciale des lieux. De la petite lucarne rectangulaire du carrosse, on apercevait les restants de neiges de la nuit envelopper les plaines et les montagnes Rocheuses des alentours. Le vent mordant libérait des bourrasques glacées, et à travers elles l’odeur du sapin, de l’humidité, et de l’animal sauvage. Toutes ses odeurs, Allanna Mormont, du haut de ses six ans, les connaissait. Mais elles s’éloignaient des odeurs maritimes, du son de l’eau, de la rivière, et des oiseaux qui ne cessaient de piailler. Ici, tout était blanc, silencieux, et grand, car de là où elle se tenait, les jambes ballantes à quelques centimètres du sol du carrosse, elle voyait, de la petite fenêtre exiguë, la forteresse grise se dessiner au loin. Une grande, immense, demeure que la toute petite fille n’avait encore jamais vue. Sur l’Île aux Ours, il n’y avait que la mer, l’animal chassé, et l’odeur du calcaire de la roche. Mais c’était déjà assez. Bien assez pour une petite fille de son âge, frêle, dont les yeux aussi sombres que la fourrure d’un ours des montagnes vagabondaient de tour en tour. Tout paraissait si vaste, si propre, et si silencieux à la fois qu’elle en éprouvait un intense vertige. Pourtant, son regard ne pouvait se détacher de la forteresse. Elle était à présent assez proche pour en voir les détails, les alcôves, les grandes portes, les toits pointus et les toits circulaires. Les remparts étaient plus grands que ce qu’elle avait imaginé lorsque son père lui avait décrit le lieu dans lequel elle résiderait jusqu’à sa majorité. À cette seule pensée, elle déglutit. Ici, pendant des années, loin de son père… elle ne pouvait l’envisager.

 

— Un problème, Lady Mormont ? demanda la Septa qui l’avait accompagnée jusqu’ici. 

 

La petite fille secoua lentement la tête, de droite à gauche, sans prononcer une seule syllabe. Elle n’avait jamais été le genre de petite fille à parler pour ne rien dire. La plupart du temps, elle restait allongée devant le feu à écouter les histoires que sa Septa lui contait. Elle passait l’autre partie de son temps avec son père, dont la stature imposante et la dureté de caractère ne faisaient que de renforcer la douceur qu’il usait avec elle, sa petite fille. 

Seulement, depuis le début du trajet, ses lèvres restaient profondément scellées l’une contre l’autre. Elle ne voulait et ne pouvait pas parler, car chaque mot prononcé, même avec une extrême attention, pouvait laisser échapper un sanglot, et ça, elle ne le pouvait pas. Elle resserra son manteau de fourrure gris autour de ses épaules frêles, et ravala les sanglots et les larmes qui menaçaient davantage toutes les minutes. À six ans tout juste, elle savait déjà qu’on ne pleurait pas aussi facilement. Le nom des Mormont l’imposait, le nom du Nord l’imposait. Alors elle ne pleura pas, ne se plaint pas, et resta immobile. Du moins, immobile jusqu’à ce que le carrosse passe les grandes portes de bois qu’Allanna avait à peine aperçus, trop profondément enfouies dans ses propres pensées. Lorsqu’il s’arrêta,  ses petits doigts se crispèrent sur la fourrure de son col. 

 

— Ne vous inquiétez pas, Lady Mormont. Les Stark sont une famille illustre, vantée pour leur honneur et leur bonté. Je suis certaine qu’ils sauront prendre soin de vous. 

 

Même avec les paroles réconfortantes de la Septa, les mains de l’enfant ne cessaient de se raccrocher au pelage de sa cape. Elle se concentra sur sa respiration, la gardant lente, contrôlée, comme une Mormont se devait de le faire. Et bien vite, plus vite que ce qu’elle ne l’espérait en vérité, le carrosse freina avant de s’arrêter. Elle attendit là, jusqu’à ce qu’elle entende les pas lourds de son père, des pas qu’elle pouvait reconnaître à des mètres de là. Lorsque la porte s’ouvrit, le vent froid du centre du Nord se répandit dans l’espace clos. Les joues, déjà rosées de la jeune fille s’empourprèrent un peu plus. Son père, dont la carrure aurait pu faire peur à beaucoup, lui offrit lentement sa main. Elle percevait sur les traits de son visage le réconfort, mais aussi la mélancolie. Il ne voulait pas la laisser ici, pas plus qu’elle. Mais il le devait, au nom de l’honneur et du serment. Alors Allanna se leva, aidé par sa Septa qui déposa un baiser sur son front. 

 

— Tout ira bien, Lady Mormont. Vous serez en sécurité ici. 

 

Allanna hocha la tête, presque inconsciemment. Elle observa une dernière fois sa Septa, dont les yeux luisants lui indiquaient qu’elle pleurerait une fois qu’elle serait sortie du carrosse. La petite fille détourna les yeux pour les plonger dans ceux de son père, aussi bleus et pâles que l’eau de la Cascade de l’Île aux Ours. Ce regard la rassura suffisamment pour qu’elle glisse sa petite main gantée de cuir noir dans celle de son père, qui lui semblait toujours aussi énorme, et qui l’engloutissait toujours aussi amplement. Il l’aida à descendre avec douceur, sans la presser. Lorsque ses bottes touchèrent le sol, elle s’enfonça légèrement dans les restants de neiges de la nuit. Elle n’était pas épaisse, mais suffisante pour recouvrir la cour qui lui faisait face. Les gardes de la famille Mormont arboraient leurs bannières fièrement dressées dans les airs. Le vert des bannières contrastait avec la blancheur des lieux. L’ours qui trônait en son centre contrastait avec le loup des bannières et des cuirasses des Stark. Allanna serra les deux doigts de son père, incapable de prendre sa main entière dans la sienne. Jeor arrêta sa marche. Peu importait qu’on les observe, qu’on les attende ou pas. Il observa un instant sa fille, dont la tête restait fièrement haute et droite, puis posa un genou à terre, juste devant elle. 

 

— Est-ce que tout va bien, petite ourse ? demanda-t-il d’une voix rassurante. 

 

Allanna acquiesça silencieusement, chaque mot prit dans sa gorge. Jeor souffla du nez, avant de caresser sa joue ronde d’un doigt. 

 

— Tu te souviens de notre devise ?

 

La petite fille hocha la tête, avant de prononcer pour la première fois depuis des heures ses premiers mots : « Here We Stand ». Jeor la regarda avec un grand respect et un amour certain. 

 

— Ici, nous nous tenons. Ici, tu tiendras, dans cette demeure, comme une vraie Mormont, déclara-t-il. Je sais que tu en es capable. Toi plus que n’importe qui.

 

Allanna observa son père, ses yeux bleu clair, ses cheveux et sa barbe noire, et sa peau pâle. Il était grand, imposant, et autoritaire, mais elle, en tant que fille légitime, ressentait seulement l’envie de se blottir dans ses bras, et de s’endormir sur ses genoux. Elle était sa seule enfant légitime, une fille bien trop jeune pour lui. Jeor Mormont avait déjà 38 années de vies. Et cette merveille, aussi frêle qu’un papillon, était une bénédiction à laquelle il avait encore du mal à dire au revoir. Il caressa une dernière fois sa joue, et se releva. Allanna glissa de nouveau sa main dans celle de son père, et tous deux avancèrent jusqu’au niveau de la seconde entrée dans laquelle se trouvait, debout, en rang, un trop grand nombre de personnes pour que Allanna puisse avoir une idée de leur nombre exact. Au premier rang, alignée avec une grande attention, se trouvaient les Stark, la famille la plus importante du Nord de Westeros, l’une des plus grandes maisons fondées par Brandon le Bâtisseur. Allanna se souvenait parfaitement des leçons que lui avait dispensées sa Septa, durant le long voyage qu’ils avaient parcouru jusqu’ici. Leur maison datait de plusieurs milliers d’années, et avait érigé le respect du Nord entier. Ils le gouvernaient au nom d’Aerys II Targaryen, le roi des Sept Royaumes, et être invité en ces lieux en tant que pupille était un honneur, comme le lui avait tant répété sa Septa. Ainsi, alors qu’elle se trouvait à quelques pas d’eux, le regard encore figé sur la neige sous ses pieds, elle ne cessait de se répéter cette phrase, son esprit tourbillonnant trop pour une enfant de six ans seulement. 

 

 C’est un honneur d’être en ces lieux, sous la gouverne des Stark. 

 

Seulement, lorsqu’Allanna leva les yeux pour observer ceux qui allaient l’éduquer, sa gorge se noua, au même titre que son ventre. Devant elle se tenait le maître des lieux, gouverneur du Nord, Lord Rickard Stark, seigneur de Winterfell. Il était austère, le visage froid, et quiconque remarquait la sévérité dans son regard pourtant pâle. Ses cheveux étaient déjà grisonnants, malgré ses trente ans, et il était grand. Moins imposant que son père, certes, mais assez pour angoisser Allanna. Si elle en avait eu la possibilité, elle se serait dissimulée derrière la jambe de Jeor. Mais une Mormont, pupille des Stark, devait faire face. 

 

— Lord Stark, salua de sa voix rauque Jeor, avançant sa main vers lui. 

— Lord Mormont, assura Rickard en serrant la main qu’il lui tendait. J’espère que la neige sur la route ne vous a pas causé de tort. 

— Rien de bien important, déclara Jeor, avant de s’avancer vers Lady Lyarra, première Lady de Winterfell. 

 

Il baisa sa main fine, et la salua avec respect. Allanna l’observa. Elle était belle, bien plus belle que le peu de femmes qu’il y avait sur l’Île aux Ours. Ses traits étaient fins, ses yeux foncés, presque autant que les siens, et ses cheveux bruns étaient longs et raides. Mais ce qu’elle remarqua, ce fut son sourire, un sourire fin, gracieux, et réconfortant. Lorsqu’elle posa les yeux sur elle, Allanna les baissa presque mécaniquement, une peur panique la prenant jusque dans la gorge. Jeor se tourna vers elle, et posa une main délicate derrière sa tête. 

 

— Voici ma fille, Allanna Mormont, première héritière de l’Île aux Ours, déclara-t-il. 

 

Allanna sut qu’il était temps pour elle de se présenter. Elle leva les yeux vers le couple, tentant d’ignorer les milliers d’autres paires d’yeux sur elle. Là, elle fit un pas, et s’inclina comme une vraie petite Lady. 

 

— Je suis ravie de vous rencontrer, déclara-t-elle, un texte qu’elle s’était répété déjà mille fois dans sa tête. Être ici est un honneur. 

 

Rickard ne sourit pas, mais acquiesça, envoyant un regard entendu à Jeor. Lyarra sourit, avant d’observer son mari avec douceur. 

 

— Lady Allanna Mormont, commença Rickard. Winterfell vous souhaite la bienvenue. Vous êtes ici chez vous.

 

Allanna ne sut s’il fallait qu’elle parle ou qu’elle s’incline, alors, presque par panique, elle décida de rester aussi droite que possible, ses petites mains agrippées aux pans de sa robe. Lyarra avança, et posa une main sur le dos de la jeune fille, l’invitant à faire quelques pas sur le côté. 

 

— Voici mes enfants, souffla-t-elle. 

 

Alignée sur la même rangée que leur parent, les uns à côté des autres, se tenait quatre enfants. Le premier, âgé de 12 ans, l’air presque aussi sévère que son père, malgré son jeune âge, inclina la tête. Il lui souhaita la bienvenue, et se présenta. Premier fils, héritier de Winterfell, Brandon Stark. Allanna reconnut là le nom du premier Lord Stark. Elle ne dit rien, mais s’inclina de nouveau. Puis, ce fut au tour du second fils de s’avancer. Eddard Stark, 11 ans, légèrement plus petit que son grand frère. Il paraissait encore plus sérieux que Brandon, mais moins froid. Ses cheveux bruns étaient plus clairs aussi, et sa voix contenait une certaine douceur, sous son ton solennel. Puis vint Lyanna Stark. La petite fille s’inclina, un sourire jovial aux lèvres. Elle n’avait qu’un an de plus qu’elle, et lui ressemblait étrangement, même si elle était bien plus grande, un élément qu’elle n’hésita pas à faire remarquer.

 

— Tu es petite ! déclara-t-elle. 

 

Un sourire apparut sur les lèvres de ses frères, mais personne ne rit. Allanna rougit, ne sachant quoi répondre. 

 

— Allanna a seulement un an de moins que toi, Lyanna, reprit sa mère. Elle aura tout le temps de grandir. 

— Je suis heureuse de ne plus être la seule fille ici, assura simplement Lyanna, les yeux pétillants d’excitation. Tu aimes les chevaux ? Tu veux que je te fasse visiter les écuries ? 

 

Allanna ne répondit rien, encore trop chamboulé pour parler. Lyanna continuait à poser des questions, et tout allait bien trop vite pour Allanna. 

 

— Laisse-la tranquille, déclara simplement Eddard d’un ton plat.

 

Lyarra alla dans ce sens. Elle posa sa main sur les cheveux d’Allanna, et lui présenta son cadet, Benjen Stark. Il était plus petit, presque autant qu’elle. Pourtant, il était de la même année que Lyanna. Il avait les cheveux clairs, lui aussi, bien plus que ceux de sa sœur. Il inclina la tête, mais ne dit rien. Lyarra caressa les cheveux noirs de la Mormont d’une main légère, et l’amena vers le Mestre de Winterfell, puis vers la Septa de Lyanna, qui s’occuperait de son éducation. Jeor l’observait vagabonder de main en main, de gens en gens. Elle était impressionnée, elle avait peur, malgré la carapace qu’elle se construisait. Une douleur froide le traversa, intérieure, profonde, mais il la balaya d’un souffle un peu trop fort.

 

— Laissons là prendre ses marques, visiter sa chambre, et allons discuter, déclara simplement le Seigneur des lieux. 

 

Jeor acquiesça d’un signe de tête. Il observa une dernière fois sa fille, déjà entouré du bras de Lyanna et de la Septa, tandis que sous les ordres de leur père, les garçons se saisissaient des affaires de l’oursonne pour les mener à sa chambre. Lyarra vint rejoindre son mari et Jeor, et tous les trois purent rejoindre le bureau principal. Du haut de la fenêtre, Jeor plongeait son regard sur le lointain paysage, par-dessus les murailles. Le Mur n’y était pas visible, trop loin. Plus loin que si elle était restée sur l’Île. 

 

— Elle sera heureuse ici, Lord Mormont. Lyanna l’a considère presque déjà comme une sœur. 

 

Jeor se tourna vers le couple Stark. Rickard se tenait près du feu, les bras croisés. Lyarra arborait un visage tranquille, le genre de visage qui calmait en un clin d’œil. 

 

— Elle est jeune, souffla-t-il enfin. Un enfant devient pupille à 8 ans, si ce n’est 10… Elle vient à peine de fêter ses six ans.

— Et elle a le port d’une dame et d’une vraie petite ourse, déclara Lyarra. Elle n’a pas pleuré une seule fois, et elle se tient aussi droite qu’une Lady. 

 

Jeor sourit doucement, un souffle traversant sa gorge. Rickard, devant l’âtre du feu, avança jusqu’aux côtés de sa femme, faisant face à celui qu’on appelait le Vieil Ours.

 

— Vous êtes un homme d’honneur, un Mormont, et nos Maisons sont alliés depuis des millénaires. Vous n’aviez pas prévu d’avoir votre fille… ni la mort de sa mère. Les vœux que vous aviez prêtés à la Garde ne font pas de vous un mauvais père. Vous avez pu rester à ses côtés six ans durant, laissez là nous avec l’esprit tranquille. Elle comprendra peu à peu l’honneur que représente la Garde de Nuit, et le rôle de Lord Commandant. 

— Nous la traiterons comme l’une des nôtres, comme notre pupille. Elle sera élevée, au même titre que Lyanna, par la Septa et par Mestre Luwin. Elle aura des leçons de cheval avec Ser Rodrick. Nous n’opérerons pas de distinction. 

 

Le futur commandant de la Garde de Nuit hocha la tête. Malgré l’inquiétude, ses traits s’étaient adoucis. Il avait confiance en eux autant qu’ils avaient confiance en lui pour diriger le Mur. 

 

— Je ne saurais faire plus confiance qu’à des Stark, déclara-t-il. 

— Et nous vous remercions de votre confiance, Lord Mormont, renchérit Lyarra. Winterfell est sa maison. 

 

Il hocha la tête, serrant la main que lui tendait Rickard, et se leva. La route jusqu’au Mur lui prendrait plusieurs jours, et partir le plus tôt possible se révèlerait un meilleur choix pour Allanna. Il ne lui laisserait pas le temps de ruminer et d’angoisser. Il voulait que la séparation se fasse dans les plus brefs délais, et c’est ce qu’il fit. Allanna, qui avait visité sa chambre au côté de Lyanna et de leur Septa, attendait son père dans la cour. Lorsqu’il arriva, ses yeux s’embuèrent de larmes. Pour autant, elle n’en laissa pas une s’échapper. Elle les contint précieusement, contrôlant sa petite respiration qui s’accélérait malgré tout. ‘We Must Stand’, se répétait-elle inlassablement. Un ours ne pleure pas, pas devant les autres, il tient. Les enfants Stark, eux, restèrent en retrait, aux côtés de leurs parents, silencieux et respectueux. Allanna, les yeux humides, n’osait pas les regarder. Elle restait dos à eux, attendant simplement son père. Lorsqu’il arriva devant elle, Jeor s’agenouilla sans tarder. Dans sa grande main se trouvait un petit ours taillé dans du bois. Un talisman qu’il avait lui-même taillé lorsqu’ils étaient encore sur l’Île. 

 

— Tu auras sans doute de plus belles choses, ici, mais ceci te revient. Le blason de notre Maison. 

 

Allanna s’en saisit, ses petites mains encore maladroites effleurant les grandes mains calleuses de son père. Elle hocha la tête sans parvenir à parler, serrant son ourson de bois dans ses mains, comme s’il s’agissait d’un talisman. 

 

— Tu ne seras pas seule, ici, continua Jeor. Je reviendrai te voir. 

 

C’était une promesse à laquelle Allanna comptait se fier. Pour elle, le Mur était un lieu imaginaire, un lieu qui lui volait son père, ce père qu’elle aimait tant. Elle n’en comprenait pas encore l’importance ni les raisons de l’engagement de son père. Tout était encore trop vague dans son petit esprit pourtant déjà bien éveillé. 

 

— Tu dois être forte, pour ta Maison, pour moi et pour toi, déclara-t-il, ses yeux bleus ancrés aux pupilles sombres de sa fille. 

 

Allanna hocha la tête, toujours plongée dans son silence sans fin. Elle n’osa pas bouger, ni pour parler ni pour se recroqueviller dans ses bras. Devant les Stark, en ce lieu, elle ne savait pas si elle en avait encore le droit. Jeor le comprit bien assez vite. Il la prit dans ses bras avec toute la douceur qu’il était capable d’offrir, une douceur qu’il ne pouvait et ne voulait accorder qu’à sa fille. Allanna se mit sur la pointe des pieds, et fit tout ce qu’elle put pour entourer le cou de son père de ses bras fins. Jeor la garda un instant entre ses bras, avant de déposer un baiser sur son front. Là, il se releva enfin, puis, sans plus attendre, les lèvres serrées l’une contre l’autre, se détourna. Au bout de quelques secondes, il était déjà sur son cheval, et partait sur la grande route au galop, accompagné par les quelques frères de la Garde. Allanna se contenta de rester immobile, l’ours en bois dans les mains. Le convoi s’éloignait au loin sur la route nordique, et déjà, elle ne pouvait plus l’apercevoir. Elle ne pleura pas, et resta aussi forte qu’elle le pouvait, autant de temps qu’elle le pouvait. 

Chapter 2: A Sister

Chapter Text

Le soir venu, la salle à manger était pleine des Stark et de la nouvelle venue. Pourtant, tous étaient silencieux. Allanna, assise à côté de Lyanna, ne cessait d’avaler petite bouchée par petite bouchée, déglutissant difficilement chaque fois que la nourriture glissait dans sa gorge. Elle ne quittait pas des yeux son assiette, et mouvait légèrement les jambes. La chaise sur laquelle elle se tenait était si haute que ses pieds ne touchaient pas le sol. Ainsi, elle pouvait contenir l’angoisse montante, sans attirer l’attention sur elle, en balançant discrètement ses jambes de haut en bas.

La salle était immense. Le plafond était bien plus haut que tous ceux qu’elle avait déjà vus. La cheminée était si grande que la chaleur qui s’en dégageait réchauffait la pièce entière. Les rideaux sombres étaient épais, et les teintures grises changeaient de celles qu’elle avait côtoyées sur l’Île aux Ours. La longue table de chêne contenait de nombreux mets. De la viande froide, des salades et des gâteaux attendaient, chacun leur tour, qu’on s’en saisisse. Lyanna avait voulu manger le dessert en premier, inventant une bonne raison à cette décision purement gourmande. Évidemment, son père l’en avait interdit, et ses frères s’étaient moqués d’elle à tour de rôle, avant d’être interrompus par le ton sévère de Lord Rickard. Lady Lyarra, en bout de table, face à son mari, avait veillé à ce qu’on installe Allanna près d’elle. Ainsi, la petite fille pouvait sentir cette nouvelle présence maternelle qu’elle n’avait encore jamais connue. De temps à autre, la maîtresse des lieux lui demandait si tout allait bien, si elle aimait ce qu’elle mangeait, et la rassurait de petits mots tendres.

Les trois garçons étaient assis face à Allanna et Lyanna. Ils ne parlaient pas, se contentant de manger, concentrés sur leurs assiettes. La petite fille faisait tout son possible pour ne croiser le regard d’aucun d’entre eux. Mais plus que tout, elle évitait celui du patriarche, Rickard Stark. Elle n’était là que depuis quelques heures, et à chaque fois qu’elle osait le regarder, son ventre se tordait d’angoisse. Il était imposant, et appelait le respect sans même avoir besoin de parler. Alors Allanna jouait son rôle. Dans sa robe en velours grise, elle était assise bien droite, le menton levé, même si ses yeux, eux, ne quittaient pas son assiette. Elle était digne, peut-être trop pour une Lady de son âge, et ne fléchissait pas, comme le lui avait appris son père. Elle mâchait lentement, presque trop, ce qui témoignait de son inconfort. Sa gorge était aussi serrée que durant son voyage et ses adieux avec son père. Mais elle continuait à faire bonne figure, pour l’honneur de sa Maison, et pour l’honneur que lui faisaient les Stark : « C’est un honneur d’être en ces lieux, sous la gouverne des Stark ».

Elle tendit la main vers son verre, tentant par cet acte de faire disparaître le nœud dans sa gorge, mais à peine l’eut-elle soulevé de la table qu’elle le sentit tomber. Il s’écrasa sur la table de chêne dans un bruit sourd, et son contenant s’étendit sur la longueur. La salle s’immobilisa, et les regards convergèrent tous vers le verre, puis vers Allanna, dont les joues roses trahissaient son embarras. La petite fille sentit son cœur s’emballer, sous les regards brulants de ceux avec qui elle allait grandir. Elle sentit ses yeux la piquer. Honteuse, elle baissa un peu plus la tête, mais à ses côtés, Lyanna poussa son propre verre de sa main, laissant l’eau se répandre sur la table, de la même façon que l’autre enfant.

 

— Mince ! lança-t-elle d’un ton qui n’exprimait rien d’autre que le pur calcul.

 

Un instant de silence surplomba la scène. Puis un rire échappa à Benjen, puis à Ned, tandis que Brandon secouait la tête, un mince sourire aux lèvres. Lyarra soupira gentiment, tandis que Rickard observait les deux jeunes filles. L’une paraissait complètement scandalisée par le comportement de l’autre, tandis que l’autre riait de façon effronté.

 

— Qu’on apporte de quoi éponger, et qu’on serve de l’eau à Lyanna et à Lady Allanna, déclara Rickard d’une voix sévère, mais naturelle. Lyanna, tu essuies.

 

Lyanna gonfla les joues, mais garda l’amusement certain qui coulait naturellement dans ses veines. Elle se tourna à demi vers Allanna, et sourit de toutes ses dents.

 

— Ce n’est rien, rassura Lyarra, en posant sa main froide sur celle d’Allanna, encore pétrifié.

— On fait souvent des bêtises, ici, déclara Lyanna en épongeant grossièrement la table. Et de toute façon… un loup, ça ne peut pas manger un ours.

 

Lady Lyarra échangea un regard avec son mari, qui, derrière son verre, affichait un brin de sourire, tandis que Lyanna s’asseyait de nouveau, saisissant sa fourchette qu’elle planta sans plus attendre dans sa viande. Allanna redressa le menton, se saisit de sa propre fourchette, et la planta elle aussi dans sa viande, mimant les mouvements de celle qui l’intriguait tant.

 

——

 

La chambre d’Allanna était bien plus grande que celle qu’elle avait sur l’Île aux Ours. Les murs de pierres grises attisaient la fraîcheur, mais le feu qui brulait dans l’antre réchauffait convenablement la pièce. Les affaires de l’enfant avaient été rangées et pliées dans les deux commodes qui trônaient dans le coin de la chambre. Tout était très beau, et même les fourrures qui recouvraient le lit donnaient envie de s’y engouffrer pour s’y endormir. Pour autant, Allanna, dans sa robe de chambre, sentait l’angoisse monter en elle à mesure que la nuit noircissait. Les ombres des bougies paraissaient bien plus offensives que celles de sa demeure, sa vraie demeure.

Lyarra avait décidé de coucher la petite fille, pour sa première nuit. Elle éteignait chaque flamme une à une, tandis qu’Allanna restait immobile au centre de la pièce, son petit ours en bois dans ses mains. Elle ne voulait pas qu’elle éteigne les lumières, mais elle ne voulait pas non plus formuler cette demande. Alors elle resta ainsi, observant la Lady des lieux éteindre les bougies.

 

— Veux-tu que j’éteigne celle-ci ? demanda Lady Stark, en pointant du doigt une bougie de plus grande taille, installé sur la commode.

 

Un instant, Allanna eut l’impression que cette femme pouvait entendre dans ses pensées. Pourtant, elle parvint à rassembler tout son courage pour secouer la tête de droite à gauche : non, elle ne voulait pas qu’elle éteigne cette bougie. Lyarra sourit, et acquiesça. Allanna avança d’un pas mesuré jusqu’au lit, et l’escalada difficilement, dû à sa hauteur. Il était grand, et les fourrures qui y étaient étalées le rendaient encore plus impressionnant. Mais elle ne demandait pas d’aide. Elle était montée non sans difficulté, et s’était glissée sous les couvertures en un rien de temps. Elle déposa son ours sur le coussin à ses côtés, et attendit sagement, les deux mains sur la fourrure.

 

— Tu es très mature pour ton âge, déclara Lyarra, ses yeux sombres et paisibles plongés dans les siens. Tu te débrouilles comme une vraie dame, mais tu restes une petite fille, ne l’oublie pas.

 

Allanna acquiesça rapidement, et remonta légèrement la fourrure contre elle. Lyarra l’observa, un sourire aux lèvres, et lui assura que la Septa occupait la chambre d’à côté, juste en face de celle de Lyanna. Si besoin était, elle n’avait qu’à toquer. Allanna hocha la tête, le visage presque totalement enfoui sous la couverture. Lady Stark posa une main sur le sommet de son crâne et caressa ses cheveux. Elle lui avait dit, un peu plus tôt, qu’ils étaient très beaux, épais et sombres comme les corbeaux. À l’entente de ce mot tragique, « corbeau », Allanna avait frissonné, ressentant une soudaine peur profonde. Le corbeau, c’est comme ça que l’on appelait son père, à présent. Et le corbeau, au même titre que le Mur, était ce qui lui avait pris son père. Ce qui lui avait volé. Elle chassa rapidement ses pensées intrusives, et sortit sa main de sous la couverture, se saisissant de son ours comme s’il s’agissait d’un talisman de bois. Lyarra retira sa main avec lenteur, et souffla :

 

— Bonne nuit, Allanna.

 

Allanna ne répondit rien, mais ne quitta pas des yeux la femme qui s’éloignait peu à peu d’elle. Mais avant qu’elle ne sorte de la chambre, elle parvint à prononcer : « Merci ». Lyarra se tourna, étonné. C’était la première fois qu’elle parlait de la journée. Ce n’était qu’un mot, mais elle savait que cela lui avait demandé du courage. Alors elle sourit, et sortit de la pièce en refermant la porte derrière elle. Allanna se retrouva seule, dans une demi-obscurité illuminée par le feu dans l’antre, et par la bougie que Lyarra avait bien voulu laisser allumer. Elle ferma les yeux, mais sa bouche devenait sèche, et son cœur battait trop rapidement pour qu’elle puisse se détendre. Les souvenirs de son père l’assaillaient. Il était triste, comme elle, lorsqu’il était parti, ce matin. Elle ne savait même pas quand elle le reverrait… Elle voulut pleurer, mais enfouies ses émotions en elle. Son ours ne quittait plus ses mains, et son cœur, contre lequel elle le maintenait fermement. Mais au moment où elle crut fondre en larme, elle entendit la porte s’ouvrir, lentement. Elle tourna la tête, et s’étonna de voir une petite frimousse la passer.

 

— J’attendais que ma mère parte pour venir te voir, assura Lyanna, qui déjà, refermais la porte derrière elle.

 

Allanna se redressa, incertaine de l’attitude à avoir. Lyanna la regarda, un sourire aux lèvres. Sans en demander la permission, elle monta sur le lit et vint se faufiler sous les draps, au côté de celle qu’elle considérait déjà comme une sœur.

 

— Tu ne parles pas beaucoup, déclara-t-elle. Ce n’est pas grave. Ça ne me dérange pas de parler pour deux.

 

Lyanna sourit de plus belle lorsqu’elle vit Allanna se réinstaller convenablement sous les draps. Elles s’observèrent un moment, avant que Lyanna ne ferme les yeux. Allanna sentit son cœur battre un peu moins vite, et se permit de fermer les yeux, elle aussi. Peu à peu, elles s’endormirent.

Chapter 3: The Night's Watch

Notes:

Pour la cohérence de l’histoire, j’ai opéré des changements du canon original, comme introduire le personnage de mestre Luwin au lieu de mestre Walys.

Chapter Text

Cinq mois étaient passés depuis l’arrivée d’Allanna. De plus en plus, la jeune fille trouvait ses marques, osant s’aventurer dans les recoins de Winterfell, dans les moindres couloirs, les moindres pièces, de la bibliothèque à la cuisine, où elle observait Lyanna voler des tartelettes d’un œil amusé et anxieux tout à la fois. Elle ne parlait que très peu encore, mais chacun des enfants semblait s’être pris d’affection pour elle, à leur manière.

Brandon, malgré leur différence d’âge, lui portait une attention particulière. En ces quelques semaines, il l’avait déjà posé sur son cheval, et l’emmenait en balade quotidiennement, au plus grand plaisir d’Allanna qui découvrait Winterfell, ses habitants, ses bois et ses rivières. Les 12 ans de Brandon lui en faisaient paraître 14. Il était grand, ses yeux bruns et ses cheveux longs rappelaient fortement les traits de son père, si bien qu’Allanna éprouvait encore un certain malaise lorsqu’elle était avec lui. Elle avait peur de dire ou de faire quelque chose de mal, alors elle se contentait de rester assise sur le cheval, entre ses bras, à observer les montagnes et les côtes enneigées.

Eddard, quant à lui, était plus droit, plus réservé. Pour autant, lorsque mestre Luwin posait des questions à Allanna, ou que Ser Rodrick l’observait chevaucher sur son poney, il avait pris l’habitude de poser sa main sur son épaule, ou de l’observer avec un regard encourageant. Il l’avait aussi croisé au bois sacré, devant lequel elle venait se reposer, loin des yeux de tous. Ils avaient pris l’habitude de s’asseoir sur les grandes racines de l’arbre aux feuilles rougeâtres qui lui rappelait celui de son Île, et Ned lui contait l’histoire de leurs dieux, du bois, de l’importance du loup. Allanna buvait toujours ses paroles, ses yeux sombres posés sur le visage de l’arbre qui semblait la protéger.

Lyanna, quant à elle, collait sa nouvelle compagne de vie. Elle la poussait à sortir de sa zone de confort, en la mêlant aux gens de Winterfell, et en la tirant par le bras lorsqu’elle commençait à courir. Allanna tentait de la suivre, tant bien que mal, mais elle était encore trop réservée pour assumer les vols de gâteaux et les ballades en cheval solitaires fortement proscrites par Lord et Lady Stark. Pour autant, la jeune Mormont se sentait toujours un peu plus proche de l’idée de famille, lorsqu’elle était à ses côtés. Leur différence de caractère ne changeait en rien la profondeur de leur relation, et l’une comme l’autre apprenait de leur sagesse individuelle.

Puis venait Benjen Stark, le cadet de la famille. Il se tenait un peu à l’écart, l’observait de loin quand il pensait qu’Allanna ne le remarquait pas. Il ne lui parlait presque jamais, à part pour se montrer cordial, et certaines fois, il lui arrivait de lui donner un fruit qu’il avait pris d’un arbre en partant marcher dans les plaines. Allanna n’avait pas le temps de le remercier qu’il repartait déjà dans le sens opposé, la laissant avec Lyanna.

Mais ce matin, le temps était assez agréable pour assister au cours de Mestre Luwin dans la cour. Allanna, installé entre Lyanna et Benjen Stark, écoutait attentivement la leçon du mestre. Brandon et Eddard s’entraînaient au tir à l’arc, non loin, à quelques mètres. Ils étaient trop âgés pour suivre les leçons des trois autres. Alors ils écoutaient d’une oreille distraite, tout en tentant de toujours mieux viser, dans une sorte de compétition fraternelle, farouche et silencieuse.

 

— Qu’est-ce que Brandon le Bâtisseur, fondateur de la maison Stark, a accomplis ? demanda soudainement mestre Luwin.

— La Maison Stark… répéta bêtement Lyanna, qui n’avait aucune envie d’être ici.

— Tu es idiote, lança Benjen. Brandon le Bâtisseur a créé le Mur.

 

Allanna se figea l’espace d’un moment. Ses petites jambes avaient arrêté leurs va-et-vient incessant, dissimulé sous la table, et ses yeux s’étaient posés sur la carte du Nord, étalé devant elle.

 

— Le Mur… souffla Lyanna, songeuse. C’est là que le père d’Allanna se trouve.

— En effet, ça l’est, déclara le mestre. Lady Allanna sait peut-être ce qu’il y fait.

 

Les visages se tournèrent vers la petite fille, qui relevait à son tour le sien. Elle sentit ses joues chauffées sous les regards des Stark, mais elle rassembla tout le courage qu’une ourse se devait d’avoir, et répondit aussi précisément qu’elle le put.

 

— La Garde de Nuit est composée de plusieurs divisions, commença-t-elle d’une voix timide. Le Premier Ingénieur doit vérifier la construction du Mur et des châteaux. Il y a le Lord Intendant, qui doit surveiller le ravitaillement des châteaux. Et il y a le Premier Patrouilleur. Le Premier Patrouilleur doit aller de l’autre côté du Mur, et chasser les Sauvageons. Mon père est le 997ème Lord Commandant de la Garde Nuit, il dirige et donne les ordres.

— C’est très correct, Lady Allanna, déclara mestre Luwin, dont la voix encourageante réchauffa le cœur de l’enfant. La Garde de Nuit protège les Sept Royaumes des dangers qui se trouvent au-delà du Mur. Ils sont un bouclier, et sont proches de la Maison Stark depuis des millénaires. C’est un grand honneur que de faire partie de la Garde.

— Mais il n’y a que des hommes, déclara Lyanna, dans l’incompréhension.

— Parce que les filles sont trop pénibles, rétorqua Benjen.

 

Lyanna lui tira la langue, agacé par ses remarques, tandis que ses frères riaient. Allanna, coincé entre le frère et la sœur, n’osa rien dire.

 

— Savez-vous quelles sont les conditions pour entrer dans la Garde de Nuit ? demanda Mestre Luwin, amenant, par la simple tranquillité de sa voix, au calme.

— D’être un homme, répéta Lyanna.

— Effectivement, assura le mestre, un léger sourire aux lèvres. Mais il est aussi question de vœux.

 

Il s’avança vers les enfants, et commença à répéter les vœux prononcés par tous les hommes de la Garde. Des vœux auxquels tout homme devenu frère devait jurer fidélité.

 

— Les hommes de la Garde promettent de ne pas prendre épouse, commença-t-il.

— Pas pour moi… souffla Brandon, avant de planter une flèche dans la cible.

— Ils renoncent à leur titre, n’engendrent pas d’enfant, et renoncent à la gloire. Ils ont pour devoir de résider au Mur jusqu’à la fin de leur vie.

— Et s’ils ne le font pas ? demanda Benjen.

— Tout homme qui a prêté serment à la Garde doit garder ses engagements, intervient une voix sévère. S’il ne le fait pas, il est condamné à mort.

 

Lord Rickard Stark entrait dans la cour. Allanna se raidit légèrement sur sa chaise. Ses deux aînés avaient arrêté de tirer à l’arc, comme par signe de respect. L’emploi du verbe « mourir » hérissa les poils d’Allanna, et un instant, elle s’inquiéta pour son père. Mais bien vite, elle se souvint qu’il était l’homme le plus honorable qu’elle connaisse. Il était bon, toujours sincère, et son rire faisait résonner tous les murs de la petite forteresse qui surplombait son Île, ce qui, pour Allanna, signifiait qu’il était entendu des dieux eux-mêmes. Jeor Mormont était un honnête homme, aucun doute là-dessus. Son rire lui manquait, même s’il la faisait souvent sursauter, provoquant de nouveau un rire rauque de sa part. Un instant, la mélancolie s’empara d’elle et de ses pensées, comme c’était toujours le cas, lorsqu’elle pensait à son père, mais ce sentiment désagréable fut vite chassé par les paroles de Lyanna.

 

— Allanna et moi avons des choses à faire, déclara-t-elle. Pouvons-nous y aller ?

— Lady Allanna est en avance sur ses leçons. Vous, Lady Lyanna, êtes en retard. Vous auriez dû me rendre deux écrits depuis la dernière fois, déclara mestre Luwin.

 

Brandon et Ned eurent un sourire moqueur envers leur petite sœur, vite chassé par le regard réprobateur de leur père. Mestre Luwin jaugea le sourire de Lyanna, avant de se tourner vers Allanna.

 

— Si Lady Allanna est d’accord pour vous aider, et si vous ne la laissez pas faire le travail à votre place, je n’y vois pas d’inconvénient.

— Tu veux bien ? demanda Lyanna.

 

Allanna ne prit pas bien longtemps avant de hocher la tête. Le sourire de Lyanna redoubla. En un rien de temps, elle se releva, attrapa les mains de la petite ourse et la tira vers elle. Allanna tira autant qu’elle le put sur les mains de Lyanna, afin de s’incliner devant Lord Stark, mais la seule fille de la fratrie avait bien trop de force pour elle.

 

— On n’a pas le temps ! s’exclama-t-elle.

 

Lyanna emporta Allanna dans sa course, sous les rires de Brandon, et le sourire de Ned. Rickard, les bras croisés sur la poitrine, son éternel air sévère sur le visage, demanda à mestre Luwin de les suivre. Il connaissait trop bien sa fille pour savoir qu’elle travaillerait le moins possible. Le mestre acquiesça et quitta les enfants pour rejoindre les deux petites filles. Brandon et Ned reprirent leur entraînement, tandis que leur père se tournait vers Benjen, toujours assis, les yeux rivés dans le coin, là où mestre Luwin venait de disparaître.

 

— Pourquoi est-ce qu’elle ne parle pas ? demanda-t-il soudainement.

 

Ses frères se retournèrent de nouveau, interpellés par la demande. Leur père était toujours là, les bras croisés, le regard plongé sur son cadet.

 

— Elle est toujours là, toute sage… elle ne parle presque jamais, renchérit Benjen.

 

Personne, ni même lui, ne savait s’il posait une réelle question, si la curiosité d’un enfant de sept ans était la seule motivation à sa demande. Mais dans sa voix, cela ressemblait davantage à une plainte qu’à une simple question curieuse.

 

— Le bébé ours t’intrigue, petit frère ? se moqua Brandon, sous le léger rire d’Eddard.

— Pas du tout ! se défendit Benjen en se levant d’un bon.

 

Alors que le rire assumé de Brandon se répercutait dans la cour de Winterfell, Rickard observa son fils contourner la table devant laquelle il avait été assis pendant presque deux heures, et lui indiqua d’un signe de main d’avancer vers lui. Benjen le fit, un air boudeur sur le visage. Son père posa une main sur son épaule, imposant au cadet de lever les yeux vers lui. Son regard gris pâle, doté d’une froideur naturelle, avait la particularité de transpercer quiconque le regardait trop longtemps dans les yeux.

 

— Certaines fois, il est plus sage de ne pas parler que de trop le faire, déclara simplement Rickard.

 

Benjen entendit. Il en prit note, et répéta la phrase dans son esprit, comme si cela lui permettait de la comprendre mieux. Rickard tourna la tête vers ses aînés, et leur demanda d’entraîner leur frère au tir. Ils acquiescèrent, et bientôt, Benjen fut installé juste devant Ned, un arc et une flèche à la main. La séance d’entraînement dura une heure encore, et ses pensées furent accaparées par ce que son père lui avait dit.

 

——

 

Après une heure ou deux, les filles en eurent fini de leurs exercices. Lyanna s’était ouvertement plainte tout du long, mais avait assuré à Allanna qu’elle était une bien meilleure professeure que le mestre et que la Septa. Allanna avait rougi de gêne, car ces paroles avaient été proférées juste sous le nez de mestre Luwin. Pour autant, il avait simplement souri, et assuré que la Lady Mormont était en effet très compétente.

À la fin de la leçon, Lyanna souhaita s’amuser avec sa nouvelle amie qui restait encore très silencieuse, mais Allanna avait timidement refusé. Elle avait prétexté de la fatigue, mais en vérité, elle pensait à son père. Évoquer la Garde de Nuit l’avait plongé dans une mélancolie qu’elle ne parvenait pas à apaiser. Alors au lieu de rejoindre Lyanna dans la cour, elle s’était introduite discrètement dans la bibliothèque, et s’était assise sur une chaise, une feuille blanche sous les yeux, et un encrier à ses côtés. À six ans, son écriture était encore incertaine, mais elle était déjà très bonne. À l’écrit, elle s’exprimait avec grande maturité, et ce même si sa main demeurait tremblante, et que le contour des lettres qu’elle traçait avec minutie était incertain. Mais Lady Lyarra l’avait complimenté à de nombreuses reprises sur son écriture, et Allanna, de gêne et de fierté aussi, en gardait les joues rosées rien qu’à y penser. Mais là, tout de suite, c’est ce qu’elle voulait faire : écrire. Écrire à son père, lui demander de ses nouvelles, lui demander, peut-être si elle l’osait, quand ils se reverraient, et quand elle pourrait passer du temps avec lui, seul à seul. Seulement, à chaque fois qu’elle approchait le bout de la plume vers la feuille, sa main s’immobilisait. Elle ne savait ni comment commencer une lettre, ni comment écrire sans pleurer, et encore moins comment rédiger ce qu’elle voulait mettre à plat sans manquer de respect aux Stark. Car plus les jours passaient, plus elle sentait une nouvelle émotion poindre au fond d’elle-même : la culpabilité. Cela faisait deux mois qu’elle partageait la vie de ses hôtes, et avait été bien accueillie en leur sein. Pourtant, elle ne cessait de penser à son père, de trembler lorsque personne ne pouvait la voir, et de se recroqueviller en elle-même lorsque quelqu’un venait lui parler.

Alors qu’elle pensait à tout cela, et que le nœud qu’elle sentait dans sa gorge s’épaississait à mesure que ses pensées se bousculaient, la porte de la bibliothèque s’ouvrit. Par réflexe et par réserve naturelle, Allanna reposa la plume dans son étui, et tourna légèrement la tête. Mestre Luwin se tenait dans l’embrasure de la porte, des parchemins en main. Un instant, Allanna fut rassuré qu’il s’agisse de lui et non de Lord Stark. Mais quand il ferma la porte et qu’il vint près d’elle, le cœur de la petite fille tambourina dans sa poitrine.

 

— Lady Allanna, salua le mestre. J’ai retrouvé, dans mes archives, ces parchemins. Ils recensent les informations principales liées à la Garde de Nuit… je pense que cela pourrait vous intéresser.

 

Allanna, les yeux relevés vers le mestre, le remercia presque trop vite. Ces parchemins jaunis et craquelés par endroits, signe évident de leur ancienneté, étaient une bénédiction. Ils étaient la possibilité de comprendre ce que son père faisait réellement, là-bas, au Mur. Mestre Luwin posa les parchemins sur la table, et déclara d’une voix douce :

 

— La lecture peut être rigoureuse, trop pour une enfant de votre âge. Je peux vous offrir mon aide pour le comprendre, si vous le souhaitez.

 

Allanna hésita un instant, les parchemins encore enroulés sous ses yeux. Tout comprendre, et le simple fait de demander de l’aide serait fantastique, pensait-elle. Mais une autre voix dans sa tête, celle qui la faisait hésiter et reculer à chaque instant, la poussait à refuser l’offre. Mestre Luwin, en observant son silence, assura qu’il n’y avait aucune obligation, et qu’elle pourrait venir le voir dans son bureau si elle avait des interrogations ou des doutes. Mais lorsqu’il se détourna pour la laisser à sa lecture, sa petite voix frêle anima la pièce silencieuse.

 

— Si cela ne vous dérange pas, commença-t-elle, hésitante. Je veux bien de votre aide.

 

Prononcer cette phrase avait nécessité un courage que personne n’aurait envisagé, mais mestre Luwin en parut heureux. Il acquiesça, et prit place à ses côtés. Allanna poussa doucement le papier et la plume, et attendit patiemment que le mestre déploie les parchemins. Là, il commença à lire, tout en lui expliquant le rôle exact qu’occupait son père, et l’importance de ses vœux. La présence du mestre était bien plus apaisante que ce que la petite fille avait envisagé. Lentement, Allanna se détendit sur son siège, et commença à prendre assez d’aise pour poser des questions. Des questions sur l’engagement de son père, sur les raisons qui l’y avaient poussé, des raisons qui étaient toujours restées opaques dans son esprit.

 

— Votre père avait prêté serment avant de savoir que vous étiez là, dans le ventre de votre mère, expliqua le vieil homme. Votre mère était déjà bien malade avant sa grossesse. L’accouchement a été difficile, et elle a succombé rapidement après votre naissance, déclara-t-il avec tout le calme possible.

 

Allanna écoutait avec attention. Elle savait que sa mère avait perdu la vie quelques jours après sa naissance, sa Septa le lui avait dit, et elle avait déjà osé interroger son père à ce sujet.

 

— Votre père, en accord avec Lord Stark, a pu rester six ans auprès de vous, déclara-t-il. Mais son engagement envers la Garde a dû être honoré.

— Mais… commença-t-elle. Pourquoi mon père a-t-il pris cette décision ?

 

Mestre Luwin sembla hésiter un moment. Il le savait, comme tous ici, mais lui expliquer les raisons exactes des choix de Jeor Mormont n’était pas de son ressort.

 

— C’est une question que vous devriez poser à votre père, Lady Allanna. Si vous voulez, je peux vous aider à rédiger cette lettre. Nous l’enverrons par corbeau dans les plus brefs délais, et il sera très heureux d’avoir de vos nouvelles.

 

Allanna hocha la tête. Ensemble, et pendant une heure, avec la patience propre au savoir-faire d’un mestre, ils écrivirent la lettre. Mestre Luwin épelait les mots compliqués, et Allanna écrivait, son attention tout entière tournée vers la pointe de la plume qui grattait le papier. Les lettres étaient parfois encore un peu tremblantes, mais la main de l’enfant continuait avec un soin digne d’une grande Lady, comme le lui avait assuré le vieil homme au côté duquel elle se sentait plus légère. Lorsque la lettre fut enfin satisfaisante, la jeune Mormont l’enroula avec les mains d’une enfant, tandis que le mestre assurait qu’il l’enverrait à la première heure le lendemain.

 

— Vous avez bien des connaissances pour une aussi petite fille, Lady Allanna, déclara le mestre, un léger sourire aux lèvres. Vous devriez venir me voir dans le bureau. Je suis sûr que vous pourriez y trouver des choses intéressantes.

 

Le bureau du mestre, Allanna l’avait déjà vu. Elle y avait été avec Lyanna, pour récupérer des herbes de tisanes que Lady Lyarra avait demandées. La petite fille avait laissé ses yeux balayer la pièce, et avait entrevu des parchemins, plusieurs encriers et plumes, des herbes par-ci et par-là, et des fioles ocres et sombres qui apportaient, selon Lyanna, « un peu de couleur dans une pièce si sombre ». Mais Allanna, elle, n’avait vu que la connaissance à portée de main. Un sentiment d’excitation l’avait submergé, et elle n’avait qu’une envie : celle de s’asseoir devant le grand pupitre, et de lire les ouvrages, et ce même si elle en comprenait la moitié. En attendant l’échantillon d’herbe, elle avait pu lire les titres de certains livres. La plupart portaient sur la médecine naturelle, sur le recensement des plantes, du Sud au Nord, et sur leur fonction. Elle avait ressenti un étrange besoin et désir de les lire, mais n’en avait rien fait. Sa timidité avait pris le dessus, et dès que mestre Luwin leur avait donné les herbes, Allanna avait disparu au côté de Lyanna. La proposition du mestre sonnait donc comme une opportunité qu’elle n’avait pas envisagée. Elle prit son courage à deux mains et accepta, les yeux presque brillants d’excitation.

Chapter 4: The Dire Wolf

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Plus d’un mois était passé depuis la rédaction de la lettre, et Allanna, qui attendait tous les matins et tous les soirs dans la volière, n’avait toujours pas reçu de réponse. Elle espérait tous les jours recevoir une lettre avec le cachet de la Garde, mais chaque jour était tristement marqué par le manque et l’oubli. Pas de lettre, pas de réponse, et aucunes nouvelles de Jeor. Allanna n’exprimait pas oralement son trouble, mais depuis une semaine, elle mangeait plus difficilement, et l’angoisse qui montait en elle se répercutait sur ses interactions. Déjà peu naturelle, elle parlait bien moins à Brandon et Eddard. Lorsqu’ils l’interrogeaient, elle répondait simplement, comme si chaque mot  prononcé risquait de la faire éclater en sanglots. Benjen ne lui parlait presque jamais, et Allanna, ces dernières semaines, le voyait à peine. Lady Stark, qui avait vite perçu sa peine, la rassurait en lui soufflant que son père était très occupé, et que le rôle de Lord Commandant demandait bien des concessions. S’il avait reçu la lettre, Jeor Mormont aurait répondu, Lyarra Stark l’en avait assuré. Un soir, alors qu’elle coiffait ses cheveux noirs, elle lui avait soufflé que plusieurs de ses propres lettres n’avaient pas été livrées dues aux vents forts et froids qui soufflaient depuis deux mois déjà. Allanna avait acquiescé. Et même si Mestre Luwin allait dans le sens de la maîtresse de Maison, l'anxiété restait croissante.

Allanna et Lyanna avaient pris l’habitude de se faufiler dans la chambre de l’une ou de l’autre à la nuit tombée. Plusieurs fois dans la semaine, elles dormaient ensemble, parlaient à voix basse afin que la Septa ne les entende pas, et riaient aussi, de temps en temps. Lyanna était la seule avec qui la petite Mormont pouvait un peu plus s’exprimer. Mais ces derniers temps, Allanna était redevenu ce qu’elle était lorsqu’elle était arrivée à Winterfell : silencieuse et renfermée.

Ce soir-là, Lyanna s’était rapidement introduit dans la chambre de la Mormont. Allanna, allongée sous ses draps, serrait le petit ours en bois entre ses mains, contre son cœur, comme elle le faisait chaque soir pour s’endormir.

 

— Est-ce que je peux venir ? demanda Lyanna.

 

La jeune louve n’était pas sotte. Elle voyait que, sous ses airs d’ourse digne, Allanna souffrait de ne pas être sur l’Île aux Ours, auprès de son père. Plus que tout, elle savait que ne pas recevoir de nouvelle de celui qu’on nommait le Vieil Ours était terrible pour elle. Alors Lyanna grimpa dans le lit, et s’immisça sous les fourrures. Un silence s’étendit entre elles, avant que la louve ne brise le silence.

 

— Tu es triste, depuis quelques jours… déclara-t-elle d’une petite voix.

— Est-ce que tu penses qu’il est arrivé quelque chose à mon père ? demanda soudainement Allanna, comme si la question lui brulait les lèvres depuis trop longtemps pour l’intérioriser davantage.

— Ton père est le Lord Commandant de la Garde de Nuit. Puis… tu as vu sa taille et son allure ? Il faudrait un ours pour le tuer !

 

Étrangement, la réponse franche de Lyanna détendit l’atmosphère. D’ailleurs, la petite fille explosait déjà d’un rire franc. Allanna, la main serrée autour de son ours, observait silencieusement cette nouvelle sœur. Elle paraissait si désinvolte, si naturelle. Allanna était tout le contraire. Elle était mesurée, anxieuse et elle faisait toujours attention à ce qu’elle disait et à ce qu’elle faisait.

 

— J’aimerais être comme toi, murmura-t-elle. Tu es courageuse…

— Tu l’es aussi, déclara Lyanna. Tu ne le sais juste pas encore.

 

Les yeux d’Allanna la piquèrent, mais elle ne laissa pas ses larmes couler. Elle refusait de les laisser couler, pas parce qu’elle en avait honte, mais parce que se permettre de pleurer lui donnait l’impression que son père avait réellement été l’objet d’un grand malheur.

 

— Demain, on enverra des centaines de lettres s’il le faut ! clama Lyanna, un peu trop fort. Imagine la tête de mestre Luwin lorsqu’il verra tous les corbeaux s’envoler en même temps.

— Septa Asha va nous entendre, chuchota Allanna.

 

Allanna pria Lyanna de faire moins de bruit lorsqu’elle éclata d’un rire encore plus aigu. Il fallut quelques longues minutes pour que la Stark se calme, mais lorsque ce fut le cas, les deux petites filles s’endormirent d’un même souffle, épuisées par la journée pour l’une, et par les émotions pour l’autre.

 

——

 

Le lendemain matin, Allanna s’était éveillée aux aurores. Lyanna dormait paisiblement entre les draps chauds, et le feu dans la cheminée était encore brulant de braises rougeâtres. Dehors, le soleil n’était pas encore levé, et le silence de tout Winterfell résonnait entre les murs. La petite Mormont était restée immobile, mais ses pensées ne faisaient que de tourner dans sa tête. ‘J’aimerais être comme toi’, avait-elle dit à Lyanna. Être aussi courageuse que Lyanna Stark était une chose qu’elle avait maintes et maintes fois souhaitée depuis qu’elle avait été accueillie dans la forteresse. Lyanna n’avait jamais peur de rien. Elle se battait à l’épée de bois, montait à cheval, et disait haut et fort tout ce qui lui passait par la tête. Lors des moments de doutes ou de peur, Allanna tentait, par un exercice d’esprit complexe, de se plonger dans l’esprit de sa nouvelle amie : qu’est-ce que Lyanna ferait à ma place ? Cette seule question suffisait à sortir Allanna de l’inconfort.

Alors, enchainée par les couvertures et par ses pensées intrusives, l’ourse se posa la question. La seule réponse qui lui venait à l’esprit était la qualité principale de la jeune Stark : le courage. Elle ferait preuve de courage, pour sûr. C’était évident. Elle ferait tout pour arranger la situation, et elle aussi, le pouvait. Elle n’avait qu’à prendre sa tenue la plus chaude, sa plus épaisse cape en fourrure, et elle partirait pour le Mur, voir de ses propres yeux son père pour s’assurer de sa bonne santé. Une part d’elle-même voyait en ce projet une opportunité, celle de prouver qu’elle tenait du courage des Mormont et de la force de son père. L’autre part lui laissait un goût âcre dans la bouche : la peur, l’angoisse. C’était irraisonné. Et pourtant, elle se dit que la route pour le Mur ne devait pas être si complexe. Auprès de mestre Luwin, elle avait vu les cartes de Westeros, celles du Nord. L’Île aux Ours était bien plus proche du Mur que ce que l’était Winterfell. Mais elle quémandait un bateau, et le voyage était plus rude, dû à l’hostilité naturelle de la région. Au contraire, la route de Winterfell au Mur était droite. Longue, mais droite, et ce fut la seule chose qui la persuada de se lever du lit, de se préparer en toute discrétion, et de quitter l’enceinte du château, son ours enfoncé dans sa poche, et ses bottes enfoncées dans la neige qu’avait laissait la nuit. Elle avait voulu prendre son poney, mais les portes de l’écurie étaient closes, trop hautes pour qu’elle atteigne le loquet, et dans tous les cas, trop lourdes à ouvrir seule. Alors elle se faufila discrètement par le petit passage que Lyanna avait l’habitude d’emprunter pour échapper aux leçons de Septa Asha, et qu’Allanna devait emprunter à sa suite pour la ramener dans la salle d’étude. Aucun garde ne résidait en ces lieux, car la petite porte, bien que connue par tous les habitants de l’enceinte du château, était peu empruntée, et utilisée pour le stockage de bois, ce qui rendait son passage difficile. Cependant, une enfant de six ans aussi petite que ce qu’était Allanna pouvait s’y faufiler sans problèmes. Et c’est ce qu’elle fit. Bien vite, elle se retrouva de l’autre côté des remparts, dans l’obscurité de la nuit.

La température était assez basse pour que les jeunes flocons s’agrippent au sol terreux. Mais elle savait qu’elle devait profiter de l’obscurité qui la couvrirait encore une heure à peine, car déjà, elle percevait des éclats de lumière qui lui indiquait que le soleil pâle du Nord ne tarderait pas à poindre. Alors elle se mit en route, les joues rouges et les mains emmitouflées dans ses petits gants en cuirs.

 

Il fallait qu’elle retrouve son père.

 

——

 

— Combien de fois devrai-je vous dire, à toutes les deux, que dormir ensemble vous donnera de mauvaises habitudes ?

 

Lyanna, grognant à cause de la voix stridente de la Septa, se retourna dans les draps. Ses yeux clos ne l’empêchaient pas d’entendre les remontrances d’Asha qui attachait les rideaux en critiquant cette ‘mauvaise habitude’, comme elle ne cessait de le répéter. Septa Asha se saisit des robes de chambres des deux enfants, et s’approcha du lit. Mais lorsque ses yeux balayèrent l’endroit, seule Lyanna, les yeux encore fermés et lourds, y résidait.

 

— Où est Lady Allanna ? demanda-t-elle.

 

Cette question poussa Lyanna à entrouvrir les yeux. La lumière de l’aube l’éblouit presque trop violemment, mais sa main, presque mécaniquement, s’aventura sur la place d’Allanna. Elle était froide, quittée depuis longtemps. La petite Stark observa sa Septa qui, déjà, s’aventurait dans le couloir pour vérifier que la petite Lady ne se trouvait dans aucune des chambres. Mais elle n’était pas là, et Lyanna s’était déjà levé à toute vitesse.

 

— Où est-elle ? demanda-t-elle, presque dans un murmure, la voix enrouée par la somnolence.

— Elle ne doit pas être loin, la rassura la Septa. Nous devons prévenir Lord Stark.

 

Sans un mot de plus, Lyanna courra dans les couloirs, encore habillé de sa robe de chambre. Sa Septa tenta de la rattraper, mais elle allait bien trop vite pour une femme de son âge. Lyanna passa devant les chambres de ses frères, puis devant la salle d’étude, dans laquelle sa mère se trouvait, affairée à un ouvrage de broderie ambitieux malgré l’heure matinale.

 

— Où est père ? demanda la petite fille, à bout de souffle.

— Une dame souhaite les salutations avant de poser des questions, déclara calmement Lyarra.

— Est-il dans son bureau ? renchérit Lyanna, malgré les commentaires de sa mère.

— Que se passe-t-il, ma chérie ? demanda sa mère, qui, ayant entendu la panique dans sa voix, déposait son ouvrage sur la table.

 

Lyanna fronça les sourcils puis repartir à l’assaut sans donner plus d’explication à sa mère. Elle savait que son père se trouvait dans son bureau. Il y était tous les matins, de bonne heure. Lyarra, inquiète, la suivit d’un pas plus mesuré, mais non moins rapide. Lorsque la petite fille arriva enfin devant le bureau de son père, elle n’arrêta pas sa course.

 

— J’ai besoin d’entrer ! déclara-t-elle au garde personnel de son père.

— Lady Lyanna, votre père est occupé, répliqua le garde.

— Je m’en fiche ! répliqua-t-elle.

 

Sur ce, elle fonçait dans la porte et l’ouvrait d’une main. Elle échappa au garde et se faufila dans l’antre du bureau, dans lequel son père était assis, une plume à la main.

 

— Veuillez excuser cette intrusion, My Lord, déclara le garde en posant une main sur l’épaule de la petite Lady.

— Père ! s’écria alors Lyanna. Allanna est partie !

 

Lyarra, qui avait été rattrapé par Septa Asha, entrait à peine dans le bureau. Déjà, Rickard avait reposé sa plume dans l’encrier, et s’était levé pour faire face à sa fille.

 

— Lady Allanna n’était pas dans sa chambre, ce matin, expliqua la Septa, la voix tremblante. Elle n’est pas non plus à l’étage.

— Elle est partie ! répéta simplement Lyanna.

 

Rickard s’agenouilla devant Lyanna, et posa une main sur son épaule.

 

— Explique-moi tout, Lya, déclara-t-il.

— Hier soir, elle s’inquiétait pour son père… je crois qu’elle est partie pour le rejoindre… souffla Lyanna.

— Par les Anciens Dieux, Rickard… ne put s’empêcher de dire Lyarra.

 

Rickard, le regard plus sévère, se releva et ordonna à son garde qu’il convoque tous les corps de garde. Elle était trop intelligente pour partir le jour. Elle devait avoir quitté Winterfell depuis deux heures au moins, et dans un froid pareil, deux heures étaient déjà trop. Rickard quitta le bureau, et Lyanna resta au côté de sa mère, agrippé à son jupon, se demandant quand elle retrouverait Allanna, et si elle la retrouverait jamais.

 

——

 

Une demi-heure plus tard, les gardes des Stark étaient tous réunis dans la cour enneigée. Devant une carte étalée sur une table improvisée, Lord Stark donnait ses dernières directives.

 

— Sortez tous les limiers, et organisez le plus de patrouilles possible. Nous ratisserons tout le territoire, du Sud au Nord, d’Est en Ouest, déclara Rickard.

— Elle n’a pas dû aller très loin, assura un soldat de la Maison Omble.

— Elle est intelligente, déclara mestre Luwin, une carte du Nord à la main. Elle a dû se réfugier quelque part…

— Mais il fait froid, déclara Rodrick Cassel. Trop pour une enfant de six ans dans la nature depuis plus de deux heures.

 

Sur ses mots, Rodrick partit rejoindre ses hommes et sa monture. Il assurerait les recherches sur les terres de l’Ouest ; là étaient les courants d’eaux les plus violents, mais là étaient aussi les forêts les moins épaisses, ce qui signifiait plus de neige.

 

— Je veux participer aux recherches, déclara Brandon qui s’avançait auprès de son père.

— Moi aussi, renchérit Eddard.

 

Rickard les observa, hésitant quelques secondes, avant de les autoriser à suivre les patrouilles à l’Est. Les aînés n’attendirent pas plus longtemps pour monter et rejoindre les soldats.

 

— Je veux aussi venir, déclara Benjen, qui, pendant tout ce temps, s’était tenu à distance.

— Tu es trop jeune, assura simplement Rickard en arpentant la cour pour mener l’expédition qui menait au Nord.

— Je peux aider, assura Benjen.

 

Rickard mit un pied sur son étrier et enfourcha son cheval d’un mouvement habile. Il observa son cadet, tandis qu’on lui apportait ses gants. C’était la première fois qu’il voyait Benjen aussi sûr de lui. Le petit garçon plantait ses yeux gris dans les pupilles bleus de son père sans ciller.

 

— Est-ce que tu sais où Brandon a l’habitude d’emmener Allanna à cheval ? demanda-t-il.

 

Benjen acquiesça, légèrement étonné par la question.

 

— Alors vas-y, déclara-t-il.

— Mais ce n’est pas sur le chemin du Mur ! rétorqua Benjen.

— Nous n’avons retrouvé aucune trace à cause de la neige. Il est possible qu’elle ait changé d’avis, et qu’au lieu du Mur, elle ait décidé de se rendre dans un lieu qu’elle connaissait, un lieu rassurant.

 

Benjen comprit. Cela lui parut possible. Alors il hocha la tête, solennellement, et partit préparer sa monture. Rickard l’observa quelques secondes, avant de glisser à l’un des gardes à terre d’accompagner son fils. Puis, en un coup de renne, il passa les portes de Winterfell au galop, suivi de ses gardes. Lyanna, qui se tenait auprès de sa mère et de Mestre Luwin, observa tous les soldats se déployer au dehors des remparts avant de disparaître peu à peu. Son cœur se serrait à chaque fois qu’elle pensait à Allanna, seule au-dehors, dans la neige et dans le froid.

 

— Ils vont la retrouver, assura Lyarra en caressant les cheveux de sa fille.

 

Elle se voulait rassurante, et pourtant, sa voix trahissait une inquiétude mal contenue. La maîtresse des lieux prit la main de Lyanna et lui assura que prier les Anciens Dieux aiderait Allanna et les soldats à sa recherche. Les deux femmes se dirigèrent donc vers le Bois Sacré devant lequel elles prièrent malgré le froid et la peur.

 

——

 

Allanna ne savait pas depuis combien de temps elle marchait, mais elle savait qu’elle était partie au crépuscule, et que le crépuscule revenait de plus belle. Elle savait qu’ils étaient en plein hiver, et que l’hiver, les jours se raccourcissaient. Elle avait, à son avis de petite fille, marché sept heures, peut-être huit, et ses petites jambes avançaient seules, mécaniquement. Depuis que le soleil était haut dans le ciel, la neige n’était presque pas tombée. Mais depuis une heure, les flocons et le vent avaient redoublé. Ce vent qui avait causé bien des soucis chez les paysans, dans les récoltes, mais aussi dans la santé des plus jeunes et des plus âgées, Allanna le ressentait frontalement. Ses mains, sous ses gants, étaient plus froides que d’habitude, et ses pieds, enfoncés dans ses bottes, étaient indolores, comme anesthésiés par le froid. Le vent éraflait sa peau fine, ses joues et ses tempes, puis ses oreilles, qu’elle tentait désespérément d’enfouir sous sa cape de fourrure. Ses yeux sombres, agressés par le vent froid, pleuraient tout seuls. Le souffle qui traversait ses lèvres, même s’il était emmitouflé dans la cape chaude, laissait s’échapper une buée blanche. Tout dans son corps criait au repos, au calme et à la chaleur d’un bon feu. Pourtant, ses jambes continuaient à avancer, et sa main dont les jointures étaient douloureuses se refermait toujours sur son ours en bois. Elle avait glissé sur des plaques de glaces, avait plusieurs fois manqué de chuter, mais s’était toujours rattrapée à une branche ou à une large racine qui trainait dans la neige. Se laisser tomber indiquait faiblesse. Et se laisser tomber l’interrogeait sur sa capacité à se relever. Elle n’était plus vraiment consciente de ce qu’elle éprouvait, de la fatigue, et de la douleur qui avait peu à peu pris place dans toutes les parties de son corps. Mais elle savait qu’elle ne serait sans doute pas capable de se relever, car son corps agissait par sa force mentale, et que sa force mentale risquait de flancher si elle venait à vaciller. Alors elle tenait, ignorant les flocons et le vent qui, à chaque bourrasque, la faisait trembler comme une feuille. Elle ignorait la douleur qui prenait possession de sa tête, de ses tempes et de sa gorge, et continuait à avancer, les jambes de plus en plus douloureuses et frémissantes. Elle avança quelques mètres, ses pensées tournées vers son père, là, au Mur, peut-être en danger, mais au même moment, son pied trébucha sur une racine et elle s’étala à terre dans la neige. Là, elle reprit conscience de la réalité dans laquelle elle se trouvait. Elle était seule au milieu des bois épais. Elle avait froid, mal, et elle était complètement perdue. Tout se ressemblait, chaque arbre semblait le même, chaque ombre faisait plus peur, et chaque flocon de neige se fondait dans l’épaisseur blanche de la même façon. Allanna eut la force de se relever sur les genoux. Ses habits étaient trempés, et la neige fondait sur son visage pâle. Là, elle se recroquevilla contre l’arbre derrière elle, n’osant plus bouger d’un centimètre. Elle enfouit son visage dans le col de fourrure de zibeline, et ferma les yeux. Elle grelottait, mais ne faisait aucun bruit. Elle pensait, non plus seulement à son père, mais à Lyanna, à Brandon et Ned, et même à Benjen. Elle s’imaginait au coin du feu au côté de Mestre Luwin, pendant que Lady Lyarra brodait un loup ou une fleur, assise dans son fauteuil personnel. Elle pensa même à Lord Stark, qui, sous ses airs austères, la rassurait par sa simple présence protectrice. Mais ses pensées furent interrompues par un bruit sourd. Allanna sortit sa tête de dessous sa cape, les yeux embués par le froid et par les larmes. Elle se figea contre l’arbre lorsque le son devint plus perceptible. Peu à peu, elle comprit ce qu’il en était : un grondement sourd, celui d’un animal. Elle ne le voyait pas, et le vent semblait le répandre tout autour d’elle. Elle était incapable de comprendre s’il venait de derrière, de devant elle, ou sur les côtés. Elle comprenait simplement qu’un animal bien plus gros qu’elle arrivait dans sa direction. Alors, avec la force qui lui restait, elle se leva, appuyée contre le tronc d’arbre humide, et attendit, pétrifiée par la peur. Le grondement semblait l’entourer de toute part, et la boule dans sa gorge devenait douloureuse, si douloureuse qu’elle ne réussit plus à déglutir. Mais dans la blancheur de la neige, une tache lointaine, beige aux reflets bruns avança, le son vrombissant davantage de sa gorge. La bête approchait, rampant presque au sol. Un lion des montagnes. Peut-être un lynx. Allanna ne le savait pas. Elle n’en avait jamais vu, et seulement les descriptions qu’elle avait lues lui indiquaient ce qui approchait d’elle. Bien assez vite, elle comprit qu’il avançait aussi prudemment car il chassait, et qu’elle était sa proie. À mesure qu’il avançait, l’animal devenait bien plus gros, plus large, plus bruyant. Les muscles de la bête étaient saillants, et les griffes qu’elle plantait dans la neige blanche étaient tout aussi monstrueuses que ses crocs. Elle était à quelques mètres du petit corps de l’enfant, et pouvait bondir à tout moment. Au-dessus de leur tête, des corbeaux tournaient en rond, croassant à pleine gorge, signe d’un mauvais présage.

 

Dark wings, dark words.

 

Allanna ferma rapidement les yeux, comme si cela lui permettait de faire passer l’horreur de ce qui allait se passer plus vite. Ses deux mains s’agrippèrent autour de l’ours en bois qu’elle n’avait jamais délaissé une seule seconde depuis le début de son périple. Mais un autre son sourd s’éleva dans son dos. Un grognement plus lourd, plus proche. Allanna rouvrit les yeux. Elle les écarquilla lorsqu’elle aperçut à qui appartenait ce son. Une immense bête à la fourrure grise et blanche se tenait à ses côtés. Ses crocs, qui se trouvaient bien au-dessus de son visage, étaient pleinement visibles. Les babines de la bête tremblaient de la même manière que son grognement rauque, tandis que ses yeux noirs fixaient l’autre animal qui gémissait bien plus fort. Le son des deux prédateurs mêlés donnait le vertige à la petite fille, mais le regard d’Allanna, toujours porté sur ce qui se trouvait à deux pas d’elle, restait profondément ancré aux yeux sombres de l’animal. Elle ne bougea pas, arrêta presque de respirer, et manqua de pleurer lorsque le son des deux bêtes s’entremêla plus fort.

En un instant à peine, les deux bêtes s’entrechoquèrent d’un bond puissant. Les coups de griffes et de crocs fusèrent, et Allanna vit le sang éclabousser la neige. La chaleur du liquide rouge faisait fondre la neige par endroit, et plusieurs touffes de poils bruns et grisâtres se répandaient sur le sol, jusqu’aux pieds de la petite fille qui restait immobile, pétrifiée par la peur. Les bêtes se séparèrent un instant, tournant autour l’une de l’autre. À certains endroits, leur chair était ouverte et sanguinolente. Le sang se répandait sur la neige, sur leur fourrure, et s’écoulait de leurs gueules. Mais le lion ou le lynx, Allanna n’en savait toujours rien, avait l’avantage, plus habile et plus fin. Les grognements se firent de nouveau plus lourds, et les deux immenses bêtes n’attendaient que le bon moment pour sauter l’une sur l’autre de nouveau. Mais alors qu’elles se préparaient à bondir, elles se crispèrent. Des bruits de sabots, de hennissements et de lourdes voix se laissaient entendre dans le fond de la forêt. Là, la bête brune recula avant de partir en courant, déguerpissant comme un vulgaire lapin. Seul resta l’autre animal gris, tâché de sang, majestueux et qui déjà se tournait vers Allanna. La petite fille resta immobile. Elle reconnaissait cette longue queue, ces oreilles, ces crocs et ces yeux : un loup. Un loup géant même. Ceux qui vivaient de l’autre côté du Mur, comme Ned lui avait une fois conté, ceux dont la gueule était l’emblème des Stark de Winterfell. Il était immense et ses flancs se soulevaient rapidement, dus à l’effort.

Allanna se colla un peu plus à l’arbre dans son dos, comme si son seul souhait était de disparaître en son tronc pour dissimuler sa présence, mais le loup avança vers elle. Le cœur de l’enfant, qui battait déjà bien trop vite, accéléra davantage, cognant contre sa cage thoracique. Le museau et les crocs étaient à un centimètre d’elle, prêt à l’engloutir en un instant. Mais au lieu d’ouvrir la gueule pour la mordre, elle ne sentit que le souffle chaud de l’animal sur sa peau froide. Il la renifla un instant, puis s’écarta. Allanna fronça les sourcils, les larmes dans le coin des yeux. Leurs pupilles sombres restèrent plongées l’une dans l’autre un moment, puis le loup leva son museau vers le ciel et hurla longuement. L’enfant fut hypnotisé par le son de l’animal, presque apaisant. Il finit par se détourner et par partir dans le sens opposé aux pas qu’Allanna entendait, d’une oreille distraite, arriver vers elle. Pourtant, ses yeux ne quittaient pas la silhouette du loup. Elle n’en avait plus peur, à présent, mais elle se trouvait plongée dans un état d’entre-deux, comme dans un songe un peu trop long. Mais lorsque le son des pas qui venait de derrière elle s’intensifia, elle tourna la tête. Lord Rickard Stark. Il se tenait là, l’épée au poing, le souffle plus court que d’habitude, et les yeux plus expressifs aussi. Lorsque leur regard se croisa, Allanna recommença à trembler. Elle sentit ses jambes se dérober sous elle et les larmes jaillirent brusquement de ses yeux, trop longtemps contenus.

 

— Allanna, souffla Rickard en s’approchant d’elle.

— Je suis désolée, prononça-t-elle entre deux sanglots. Je ne le ferai plus.

 

Rickard s’agenouilla auprès d’elle et la prit dans ses bras. Allanna s’accrocha à son cou avec toute la force dont elle pouvait encore faire preuve. Un soldat de la maison Cerwyn s’approchait d’eux, le souffle court.

 

— My Lord… déclara-t-il avant d’être interrompu par la voix de Rickard.

— Va faire prévenir les autres troupes, que tous retournent à Winterfell, assura-t-il fermement. Envoie les chevaux les plus endurants en première ligne pour prévenir ma femme et mestre Luwin.

— Bien, my Lord, déclara le soldat.

 

Allanna, dont le visage était enfoui dans la veste en cuir de Lord Stark, entendit les pas du soldat s’éloigner, puis sa voix s’enflammer de la nouvelle : Lady Allanna avait enfin été retrouvée. Rickard lâcha rapidement la petite fille dont les habits demeuraient mouillés. Il retira sa cape en fourrure et l’enroula dedans. Ce n’est que là qu’il aperçut sa joue tâchée de sang. Par hâte, et parce que ses joues étaient déjà très rouges, il n’avait pas non plus vu le sang sur le sol, tout autour d’eux. Il passa un doigt sur sa joue, et remarqua bien vite qu’aucune coupure ne la recouvrait.

 

— Ce n’est pas ton sang, souffla-t-il.

 

Allanna, les larmes redoublant sur ses joues, secoua la tête de droite à gauche. Son visage fin et trempé par ses larmes s’enfonçait dans la cape de Rickard, mais avec la force qu’il lui restait, elle tourna la tête sur le côté, vers les restes de traces du combat. Mais le seigneur, avant même d’observer ce qu’elle lui montrait, la prit dans ses bras, la soulevant comme une plume. Allanna sentit ses jambes se détendre instantanément. Elle n’avait plus à tenir bon. Elle pouvait simplement se laisser aller contre Lord Rickard qui la portait d’un bras assuré, tandis que sa seconde main retenait délicatement le dos de sa tête. Il sentit son petit corps se détendre dans ses bras, et voulut faire demi-tour. Mais son regard tomba sur la neige battue, sur les traces de sang devenu plus pâles, absorbées par la neige. Des traces d’un combat acharné entre deux bêtes, sans l’ombre d’un doute. Mais plus que tout, à deux pas de lui, il vit les traces de pattes. Une, en particulier.

 

— Un loup… souffla Allanna. C’était un loup géant…

 

Il resserra ses bras autour de la petite fille, protecteur, et s’abaissa, un genou à terre. C’était impossible, et pourtant… cette trace appartenait bel et bien à un loup géant. Les loups géants ne vivaient pas au Sud du Mur. Au contraire, ils y vivaient le plus au Nord. Depuis des générations, pas un d’entre eux n’avait été aperçu, mais ici, en ces lieux, bien trop loin du Mur, il y en avait eu un. Un qui n’avait pas dévoré l’enfant qui se trouvait blottie dans ses bras, épuisée, somnolente et sanglotante tout à la fois. Il se releva lorsque le son des sabots se répercuta sur le sol. L’un des écuyers lui ramenait son cheval.

 

— Est-ce qu’elle va bien, my Lord ? demanda-t-il, essoufflé par la route tortueuse.

— Elle est froide, déclara Rickard en saisissant la selle de son cheval de sa main libre. Trop. 

 

Sur ses mots, il monta habilement et installa Allanna sur la scène, contre son torse. Sa main droite agrippa les rennes, tandis que son bras gauche calait la petite fille contre lui. Allanna, dont les tempes douloureuses commençaient à résonner dans sa tête comme le tambour qu’elle avait déjà entendu dans les tournois, ne se souvint plus de ce qui se passa après. Elle ne sut pas si elle avait fini par s’endormir, par s’évanouir, peut-être, mais elle sut qu’au-delà de la douleur, son petit ours en bois restait ancré dans sa main. Et, dans ses derniers moments de conscience, elle entendit indistinctement : « Tiens bon, petite ourse. »

 

——

 

Il lui fallut cinq jours pour reprendre entièrement connaissance. La lumière, dont les éclats étaient pourtant pâles, était écrasante. Lorsqu’elle ouvrit les yeux, elle sentit la sécheresse dans sa bouche. Elle voulut demander de l’eau, mais elle était bien trop épuisée pour en quémander. Depuis cinq jours, elle avait été alimentée d’un simple mouchoir de tissus imbibé d’eau et de miel. Mestre Luwin avait pris soin d’elle, et chaque jour, les enfants Stark venaient lui rendre visite. Lyanna restait toute la journée, assise à ses côtés, ou allongée sur le tapis, à tenter de réaliser la broderie d’un ours dont les rebords épais et disgracieux le faisaient ressembler à une créature monstrueuse. Mais jamais, en ces cinq jours, à part pour dormir, elle n’avait quitté les lieux. Ned, plus réservé, venait de temps à autre. Il ne parlait pas, mais restait là, au côté de Lya et de sa mère, qui, elle aussi, passait le plus clair de son temps au chevet de l’enfant. Brandon venait régulièrement prendre des nouvelles, sans pour autant montrer son inquiétude. Avec la voix d’un grand garçon, du ton de son père, il se tenait au courant de son état, prodiguait des mots d’assurance de son réveil à Lyanna, et repartait. Et puis, au beau milieu de tout cela, il y avait Benjen. Benjen ne venait jamais à son chevet. Lorsqu’il l’avait vue, dans la cour, endormie, pâle et rouge à la fois dans les bras de son père, il n’avait pas bougé, et depuis ce jour, il restait le plus clair de son temps à l’extérieur de la bâtisse, loin de la chambre de cette nouvelle ‘sœur’, comme l’appelait Lya à tout bout de champ. Un jour seulement, il s’était approché assez pour croiser son père, qui revenait de la chambre. Il n’avait pas eu besoin de lui poser la question, que le Seigneur de Winterfell lui avait assuré qu’elle se réveillerait, selon Mestre Luwin, dans peu de temps. Mais au cinquième jour, alors qu’il souhaitait passer devant la chambre avec la plus grande discrétion, sa mère et sa sœur en sortirent.

 

— Benjen, souffla Lyarra. Tu as fini ton entraînement ?

— Oui, assura Benjen.

— Est-ce que tu peux rester dans la chambre avec Allanna ? Mère et moi allons prier, déclara Lyanna.

— Mestre Luwin ne devrait pas tarder, renchérit Lyarra d’une voix douce.

 

Devant sa mère et sa sœur, Benjen ne put refuser. Alors, quelques secondes plus tard, le petit garçon se retrouvait dans la chambre d’Allanna, debout, immobile. Dans un premier temps, il ne la regarda pas, mais peu à peu, ses yeux glissèrent vers elle, comme si l’interdiction qu’il s’était imposée était impossible à tenir. La peau d’Allanna avait retrouvé toute sa pâleur. Les rougeurs et les marques violacées qui parcouraient son visage, les premières heures, s’étaient estompées. « Irrigation du sang », avait déclaré mestre Luwin à ses parents. Benjen n’avait pas compris le sens du mot « irrigation », mais la façon dont le Mestre l’avait dit lui avait fait ressentir ce sentiment étrange qu’était l’angoisse. Mais à présent que ses yeux gris se posaient sur le visage de la petite fille, il semblait rassurer. Ses cheveux sombres, presque noirs, étaient lâchés autour de son visage, dans une cascade ondulée. Ses yeux clos et sa bouche entrouverte laissaient croire qu’elle était simplement endormie, mais le reste de la chambre indiquait le contraire. Sur la commode se trouvaient des fioles, des linges mouillés, d’autres secs. Un verre et une carafe d’eau reposaient à côté. L’odeur d’encens embaumait la pièce, trop au goût de Benjen qui luttait pour ne pas tousser. Plus loin, la chaise que Lyarra avait fait installer était recouverte des broderies faites en ces cinq jours de sommeil. Mais plus proche du lit, d’épaisses fourrures recouvraient le sol, là où Lyanna s’asseyait la plupart du temps. Sa broderie reposait d’ailleurs sur sa cape, inachevée, et, selon Benjen, très laide. Il se détourna d’Allanna, et s’abaissa assez pour saisir l’ouvrage de sa sœur. Il plissa les yeux, jaugea la broderie beige, le brun des poils, et le blanc des yeux. Sa broderie ressemblait à tout sauf à un ours, et cela n’aiderait pas à réveiller Allanna. Voir cette horreur la plongerait même dans un sommeil plus profond encore.

Mais au moment où Benjen allait reposer la broderie là où il l’avait pris, un son sourd le fit se tourner. Allanna venait de bouger, et les fourrures sur ses mains ondulaient légèrement, signe qu’elle se mouvait, avec difficulté, certes, mais elle se mouvait tout de même. Benjen resta immobile, tétanisé, les yeux rivés sur le petit corps sous ses yeux. Et lorsqu’elle ouvrit les yeux, il fit un pas en arrière, comme s’il venait de voir une apparition. Il l’observa ouvrir difficilement les yeux, puis froncer les sourcils, avant d’ouvrir la bouche pour parler sans qu’aucun mot ne puisse traverser sa gorge enrouée.

 

— Mestre Luwin va arriver, déclara-t-il alors subitement.

 

Allanna, dont la vue trouble trahissait sa fatigue, tourna légèrement la tête pour apercevoir Benjen. Elle ne parla pas, mais la présence du petit garçon la rassura. Lui resta toujours figé, mais peu à peu, sa main se leva, et la broderie de Lyanna avec.

 

— Lya a fait ça pour toi, déclara-t-il.

 

Aussi maladroit que cela puisse paraître, ces mots furent les seuls que Benjen eut l’intelligence de prononcer. Les yeux d’Allanna se posèrent sur l’ouvrage de Lyanna. Elle le jaugea un instant, silencieuse. Benjen ne savait pas si son silence était dû à la teneur de sa gorge, ou s’il s’agissait d’une réaction à l’immondicité qu’était la broderie de Lya. Mais avant qu’il ne puisse ajouter un mot, Allanna prononça ses premiers mots depuis de longs jours.

 

— Je l’aime bien.

 

Trois petits mots, mais déjà bien suffisants. Benjen l’observa un instant, tentant de comprendre s’il s’agissait d’ironie, ou d’un mensonge, mais elle semblait honnête. Alors il posa les yeux sur la broderie, un instant, comme pour s’assurer que ce qu’il avait vu était ce qu’Allanna voyait, elle aussi. Mais à travers les yeux de Benjen, cela restait terrible. Il ne comprit pas, mais reposa la broderie sur les genoux de la petite fille. Il ne savait quoi faire ni quoi dire. Alors il resta planté là comme un imbécile, debout, immobile, en se demandant comment elle faisait pour toujours faire preuve de sagesse. Pour autant, il ne le prononça pas à voix haute. À la place, il se décala et attrapa le verre d’eau qui trônait au centre de la commode. Il le lui tendit sans un mot, et Allanna l’accepta sans ajouter quoique ce soit.

Chapter 5: A Bear raised by Wolves

Chapter Text

Après l’incident, deux semaines de plus avaient suffi à obtenir une réponse de Jeor Mormont. Mestre Luwin, qui avait aidé la petite fille à rédiger la première lettre, s’était permis d’en écrire une nouvelle, presque identique. Là, ils avaient appris que la plupart des oiseaux et des lettres n’avaient pas pu atteindre Châteaunoir dû aux importantes bourrasques de vent. Alors Jeor avait écrit une lettre si longue qu’Allanna avait dû la lire au côté de mestre Luwin pour en saisir toute l’étendue. Elle l’avait lue avec attention, son ours posé sur la table, et l’avait même exposée sur sa commode, juste à ses côtés, de façon à la garder près d’elle comme un symbole de protection. Lyanna et elle l’avaient d’ailleurs relue le soir venu, et la louve avait inlassablement répété que le Vieil Ours avait l’air « aussi dur que de la roche », et qu’Allanna, avec tout ce qu’elle avait vécu, était de la même trempe.

Une fois son rétablissement complet, Allanna s’était chaque jour sentie un peu plus chez elle. Brandon et Ned étaient devenus de vrais frères. Lyanna, depuis presque le premier jour, était comme une jumelle, et leur différence de caractère ne faisait qu’approfondir leur affection mutuelle. Benjen… eh bien, Benjen restait Benjen. Après ce jour-ci, lorsqu’il avait été à ses côtés à son réveil, le cadet des Stark lui avait à peine adressé la parole. En cinq mois, presque aucun regard ni parole ne lui avaient été adressés. L’ourse avait désespérément tenté de lancer la conversation, mais le petit garçon qui avait fêté ses huit ans, ne répondait que vaguement ou rapidement, expédiant la conversation au plus vite. Alors peu à peu, la jeune fille s’était tut.

Aux yeux de Lyarra Stark, Allanna était devenue l’enfant qu’elle n’avait jamais eu la chance de porter, mais qu’elle aimait comme une véritable mère. Et au milieu de cette apparente symbiose familiale, il était là, Lord Rickard Stark. Le seigneur des lieux l’impressionnait autant qu’elle l’appréciait. Depuis qu’il l’avait sauvé du froid, ils n’avaient pas vraiment reparlé de l’incident. Il  lui avait déclaré qu’elle avait fait preuve de courage et d’honneur, mais qu’elle avait notamment pris des risques inutiles. Toutefois, il savait qu’Allanna n’avait pas besoin d’une leçon. Elle l’avait compris par elle-même, car elle était une enfant intelligente, et que l’expérience forgeait l’esprit.

Malgré tout, à peine Lord Rickard rentrait-il dans une pièce qu’Allanna se figeait sur place. Elle ne levait presque pas les yeux, restait immobile et sage, plus sage encore que Ned. Elle l’admirait, mais elle le craignait aussi, et après toute cette expérience, une petite honte s’était logée dans un coin de sa tête. Elle ne voulait plus le décevoir, ni lui ni Lyarra. Et ça, Rickard le savait.

Un soir, alors que Lyanna, Benjen, Ned et Allanna résidaient dans la salle de lecture, étudiant sous la surveillance de l’un de leurs maîtres, le patriarche entra. Allanna, assise à table, un livre sous les yeux, se figea presque aussitôt. Rickard, de ses yeux pâles de loups, balaya la salle du regard. Benjen, penché sur sa feuille au côté de Lyanna, écrivait. Lyanna faisait semblant de lire, tout en luttant pour ne pas s’endormir. Ned, face à Allanna, lisait calmement. Et Allanna, elle, était aussi raide que d’habitude. Il s’approcha d’un pas mesuré, sans dire un mot, implacable, doté de ce calme souverain naturel, et s’arrêta près d’elle. Là, tous les regards se portèrent sur lui, et Allanna, avec le cœur lourd, leva ses yeux vers lui.

 

— Lady Allanna, déclara-t-il de sa voix grave. Mestre Luwin m’a fait part de l’avancée de ton apprentissage. Il dit que tu es très talentueuse et très avancée pour ton âge.

 

Allanna, les joues légèrement rosées, hocha la tête. Elle ne savait pas quoi répondre, et elle ne savait même pas s’il attendait une réponse.

 

— Tu travailles dur, continua Rickard.

— Je veux juste bien faire, Lord Stark, murmura-t-elle, son menton tremblant légèrement d’émotion.

— Tu fais déjà très bien, déclara-t-il. Winterfell est ta maison depuis presque un an maintenant, et elle le sera encore pendant des années. Tu n’as rien à prouver, petite ourse.

 

Le surnom « petite ourse », pourtant utilisé par tous les membres de la famille pour désigner la petite fille, stupéfia toute la pièce. Allanna fut la plus étonnée. Son étonnement redoubla lorsqu’il posa sa main sur son épaule, d’un geste paternel.

 

— Ton père sera fier lorsqu’il te reverra, assura-t-il.

 

Allanna hocha de nouveau la tête, un peu plus vigoureusement cette fois-ci, les yeux humides.

 

— Est-ce qu’Allanna est une louve à présent ? demanda soudainement Lyanna, dont le livre avait été refermé par ses soins depuis quelques minutes déjà.

 

Rickard tourna la tête vers sa fille, amusé par la question, même si aucun de ses traits ne le montrait.

 

— Allanna est une ourse, comme son père, déclara-t-il.

— Mais elle ressemble plus à une louve, intervint Ned. Elle a leurs yeux.

— Peut-elle être une ourse et une louve à la fois ? renchérit Lyanna.

— Ça n’existe pas, souffla Benjen.

 

Alors qu’un débat endiablé allait débuter entre Lyanna et Benjen, leur père les arrêta de sa voix grave.

 

— Allanna est une Mormont, une ourse, mais elle est élevée par des loups, conclut-il. Elle fait partie de la meute, et les membres de la meute doivent se protéger les un et les autres, peu importe le sang qui coule dans leurs veines.

 

« La meute », se répéta intérieurement Allanna. Elle faisait partie de la meute, de la famille Stark. Elle en fut plus bouleversée qu’elle ne voulait le montrer, et ne trouva rien à redire. Mais ce simple syntagme resta suspendu dans son esprit comme il le resta dans ceux de Lyanna et des garçons.

 

——

 

— Par ici ! s’exclama Lyanna, haletante.

 

Elle sauta dans une flaque d’eau, plus boueuse que translucide, éclaboussant le pantalon d’Allanna. Mais la petite fille, couverte de saleté, au même titre que son amie, n’en avait que faire. Les deux enfants étaient bien trop occupées. Trop occupées à tenter d’atteindre leur fixation momentanée ; le chat.

Elles courraient main dans la main depuis une bonne demi-heure déjà, derrière le chat de Winterfell. Il s’agissait du plus gros, du plus ancien, et du plus rusé des chats du Nord, selon Brandon. Il leur avait conté, au détour d’un couloir, alors que les filles observaient l’herbe verte de la fin de l’hiver prendre la place de la neige blanche de la fenêtre la plus haute de la forteresse, qu’effleurer ce chat leur vaudrait l’honneur et le courage de Brandon le Bâtisseur. Allanna ne l’avait pas cru, mais Lyanna, elle, l’avait entraîné à sa suite en un rien de temps. Ainsi, pendant une demi-heure, elles avaient mené leur enquête. Elles étaient passées par le bureau de mestre Luwin, par les écuries où elles avaient croisé l’immense Walder, le fils de Vieille Nan. Puis elles s’étaient dirigées vers les forgerons, et les servantes qui les avaient gentiment chassés des cuisines. Lyanna, entre deux questions, était tout de même parvenue à voler deux tartes au citron, trop rare depuis l’hiver, mais qu’elle savait être les préférés de sa nouvelle sœur. Les deux petites filles, la bouche pleine de friandises acidulées qui émoustillaient leurs papilles et qui les encourageaient à continuer leurs recherches, s’étaient mises à courir lorsqu’elles l’avaient aperçu. Il était un gros tas de fourrure blanche que Brandon avait assuré avoir au moins 102 ans. Allanna avait trouvé cela invraisemblable, étrangement précis, mais elle n’avait rien dit, car Lyanna s’en amusait profondément.

Leur course effrénée les avait menées dans une impasse dans laquelle le chat se complaisait, allongée de tout son long au fin fond de l’étroit cul-de-sac. Lyanna et Allanna, dissimulées derrière un long pilier gris, observaient attentivement la bête au museau rose. Elles avaient les joues rouges, le souffle court, et l’excitation faisait battre leur cœur à un rythme effréné.

 

— Il faut l’attraper, souffla Lyanna, comme pour s’encourager elle-même.

 

Mais le chat blanc ne se laisserait pas attraper si facilement. Il avait filé pendant trente minutes sans prendre une seule seconde de pause, et ce malgré son énorme gabarit. Il était clair qu’il ne souhaitait ni être attrapé, ni touché, ni même effleuré.

 

— C’est une mauvaise idée, murmura Allanna, les mains posées sur ses genoux, essoufflée. Il va nous attaquer, et nous nous ferons disputer…

— Tu as entendu ce que Bran a dit ? demanda Lyanna. Toucher le chat nous donnera honneur et courage. Père pourra peut-être nous faire assez confiance pour nous laisser nous entraîner à l’épée de bois !

 

Allanna, de nouveau, n’osa pas la contredire. L’excitation de Lyanna la touchait profondément, cela lui donnait envie de courir dans tous les sens à ses côtés. Normalement, elles se devaient d’être dans la salle de couture, dans laquelle Septa Asha devait les avoir attendues un long moment. Lyanna déclarait toujours que broder et coudre n’était pas une tâche digne d’elle, assurant ouvertement à leur Septa que cela ne servait à rien, et que, vu son talent inexistant, même s’entraîner était ridicule. Allanna était du même avis, mais restait plus silencieuse à ce sujet. Elle n’était pas très douée au maniement de l’aiguille, mais elle se débrouillait mieux que Lyanna qui perdait patience au bout de quelques secondes à peine. Pourtant, la Septa et Lady Stark ne cessaient de leur répéter à quel point il était important pour une dame de maîtriser ce genre de tâches.

« Un jour, vous serez l’épouse d’un important Seigneur », ne cessait de répéter leur vieille Septa. « Mais avant ça, vous devez vous accomplir. Une dame ne montre jamais son agacement ni sa vulnérabilité, mais elle se doit de connaître les tâches qui lui incombent. » Lyanna avait soufflé de mécontentement, mais Allanna avait réfléchi : Être l’épouse d’un important Seigneur. Cette idée lui semblait impossible, parce qu’elle n’y avait encore jamais pensé. Elle n’avait que sept ans. Elle ne comprenait même pas le sens de tout cela, alors quand Lyanna lui avait proposé de partir à l’aventure plutôt qu’à leur leçon, elle l’avait suivie. Et à présent, elles se retrouvaient là, face au gros chat dont les yeux verts semblaient vous jauger à la seconde où ils se posaient sur vous.

Pour garder le plus de chances possible, elles se dissimulèrent chacune derrière les piliers symétriques. Il suffisait qu’elles lui sautent dessus à deux, au même moment, d’un même souffle. Leurs yeux foncés se croisèrent un instant, puis le décompte résonna dans leur esprit. Un, deux, et trois… elles plongèrent avec force sur l’ombre blanche, mais au lieu de tomber sur la douce fourrure du chat, c’est sur la terre ferme qu’elles atterrirent, les coudes en avant, et les genoux à même le sol. Elles grognèrent de douleur, à plat ventre, tandis que le chat laissait échapper un miaulement guttural qui leur indiquait tout sauf son affection. Finalement, le chat prit de l’élan et disparut dans l’ombre du couloir.

Allanna et Lyanna restèrent un moment immobiles, face contre terre. Mais lorsque leur regard se croisa enfin, elles éclatèrent d’un rire pur, enfantin et clair. Un rire si audible qu’il attira des pas. Là, dans sa longue robe sombre, se tenait la figure stricte de Septa Asha.

 

— Lady Lyanna, Lady Allanna, j’espère que vous avez une bonne explication à votre comportement dégradant !

 

Les deux enfants se relevèrent, leurs jupes tachées de boue, éraflées à divers endroits, et les joues noircies par la terre. Allanna se sentit défaillir sous son regard d’acier, qui indiquait qu’elle n’était vraiment pas contente d’elles. Allanna en eut presque un soubresaut : elle l’avait déçu, cela se voyait.

 

— À l’heure qu’il est, vous devriez être à votre leçon de couture, mes demoiselles ! gronda-t-elle. À la place, vous êtes aussi crasseuse que deux animaux sauvages ! Vous agissez comme deux petites filles têtues et sans la moindre pudeur.

 

Lyanna voulait répondre, mais s’abstint, comprenant qu’ajouter ne serait ce qu’un mot mettrait en péril la santé mentale de leur Septa. Allanna resta immobile. Elle tenait, droite, comme une ourse devait tenir, mais elle était tiraillée entre la honte et l’excitation qui résidait en elle.

 

— Je veux vous voir propre et apprêtée comme deux Lady dignes de ce nom ! tonna la voix stridente d’Asha. En suite, vous viendrez dans la salle de travaux, et vous travaillerez une heure de plus sur votre ouvrage.

 

Lyanna roula des yeux sans se cacher, mais ne tarda pas à prendre la main de sa nouvelle sœur pour l’entraîner vers la forteresse, là où elles n’auraient pas le choix que de se tenir en vraies petites dames.

 

— On réessaiera demain, souffla toutefois Lyanna.

— Mais, si nous nous faisons encore gronder… tenta Allanna.

— Eh bien, ce sera encore plus drôle !

 

Les deux fillettes, de nouveau essoufflées par leur course dont le but premier était de s’éloigner de leur Septa au plus vite, étouffèrent un rire libérateur. Évidemment qu’elles recommenceraient, et évidemment qu’elles failliraient à leur quête impossible. Mais elles le feraient ensemble, main dans la main.

 

——

 

Les enfants Stark reposaient les uns contre les autres dans la salle commune. Ce soir-là, la noirceur de la nuit semblait appesantie par l’obscurcissement naturel de l’hiver, qui n’était pourtant plus depuis quelques mois déjà. Deux des cheminées principales avaient été alimentées de bois, et le vent s’insinuait en courant inconstant en son âtre, faisaient virevolter des braises et des morceaux de cendres grises et noires en son seuil.

Allanna était assise à même le sol entre Lyanna et Ned, tandis que Benjen se tenait au côté de sa sœur. Tous les quatre restaient profondément silencieux, les yeux rivés sur la vieille femme assise devant eux, dans une chaise à bascule. Nan, qu’on appelait dans tout Winterfell Vieille Nan, leur contait ses éternelles histoires dont elle seule avait le secret. La vieille femme était petite, déjà bossue par la vieillesse, et ses cheveux gris devenaient, selon l’impression de tous ici, plus clairs de jour en jour. Les histoires qu’elle contait, Allanna les avait déjà entendues plusieurs fois, et chaque fois, elle éprouvait un malaise, et partait se coucher avec une boule dans la gorge. Ce soir n’était pas une exception.

 

— Ceux qui rodent la nuit n’ont jamais disparu… comment le pourrait-il ? questionna la vieille femme. Ce qui né de la glace reste glace, et ce qui réside dans l’hiver finit par toujours revenir.

 

Allanna, presque inconsciemment, ravala sa salive. Son esprit parvenait à se servir des histoires de Vieille Nan pour les retourner contre elle, si bien qu’elle sentait déjà un courant d’air froid parcourir sa nuque. Mais la vieille femme, dont les yeux pâles questionnaient quiconque sur sa cécité supposée, continua son récit.

 

— Les Premiers Hommes les ont vus, assura-t-elle d’une voix enrayée par la vieillesse.

 

Brandon, assis sur un siège, affutant son épée comme si elle était une partie de lui, souris bêtement. Il pensa, l’espace d’un instant, qu’elle était si vieille qu’il fut possible qu’elle ait au moins 8000 ans, et que ses contes ridicules soient dictés par ce qu’elle avait vu de ses propres yeux. Mais il s’abstint, élevant son épée à la hauteur de ses yeux pour en admirer la brillance et la couleur de l’acier.

 

— Lorsque les Autres sont là, l’on raconte qu’un froid s’insinue sous votre peau. Mais lorsque vous les voyez… vous savez alors que le blanc décharné et translucide de leur peau, et que leurs yeux bleus inhumains qui vous regarde seront les dernières choses que vous verrez.

 

À ses mots, Brandon posa bruyamment son épée contre la table de bois, menant au sursaut des autres enfants. Le cœur d’Allanna tambourina violemment dans sa poitrine, et ses joues s’empourprèrent d’un rouge presque trop voyant pour qu’il soit naturel. Elle avait presque bondi sur place, et tout le monde l’avait vue.

 

— Tu as peur, Allanna ? demanda Lyanna, qui n’avait, quant à elle, jamais peur de rien.

 

Sa voix était à la fois plaisante, mais aussi taquine. Allanna secoua la tête de droite à gauche, avant de la baisser, profondément gênée.

 

— Laisse-la tranquille, Lya, souffla Ned.

— J’ai trouvé ça drôle, déclara Lyanna.

— Tu trouves toujours tout drôle, assura Benjen, qui lui aussi, avait été effrayé par l’histoire de Vieille Nan.

 

Brandon s’étira sur sa chaise, puis se leva, l’épée à la main. Il se rapprocha de ses frères et sœurs, et souffla derrière eux ; « Faites attention à ce que les Autres ne viennent pas vous chercher dans votre lit cette nuit. » Il passa une main affectueuse sur le haut de la tête d’Allanna, qui pâlit de peur à vue d’œil.

 

— Ne l’écoute pas, il raconte n’importe quoi, assura Ned d’une voix dont le sérieux n’avait rien à envier à son père.

 

Brandon rit, amusé par leurs regards terrifiés, puis quitta la salle. Allanna, assise sur ses genoux, déglutit de nouveau. Le calme revenu, l’histoire continuerait de nouveau.

 

— Les Autres vivent au-delà même du Mur, assura Vieille Nan, qui avait, grâce à l’interruption de Brandon, pleinement repris son tricot. Ils vivent par delà les terres des Sauvageons, par de-là les dix-neuf forteresses de la Garde.

— Mon père est à Châteaunoir, murmura presque Allanna, soudainement plus anxieuse.

 

Benjen voulut dire quelque chose, soit pour lui dire que ce qu’elle avançait était ridicule, soit pour la rassurer, mais il ne trouva pas les mots. Lyanna attrapa sa sœur de cœur par le bras, tandis que Ned, du haut de ses treize ans, agissait en voix de la Raison.

 

— Ne t’en fais pas, assura-t-il calmement. Les Autres ne sont qu’une légende parmi tant d’autres. Personne n’en a vu depuis des millénaires. Puis, même s’il y en avait, ils seraient bien trop loin de Châteaunoir pour penser l’atteindre.

— Et tu as vu ton père, renchérit Lyanna. Même un de ces spectres n’oserait s’en prendre à un ours comme lui !

 

Allanna fut rassuré par leurs paroles. Mais lorsque les yeux presque blancs de Vieille Nan se posèrent sur elle, elle sentit l’angoisse monter en elle. Elle espérait, au plus profond d’elle-même, que les histoires cesseraient au plus vite. Mais Vieille Nan semblait, à travers ses pupilles pâles, sonder la petite fille, la sonder elle et sa peur.

 

— Un jour peut-être, vous saurez tout des histoires qui peuplent le Mur. D’ouest en est, de Fort Couchant le Pont à Fort Nox, et de Noirlac à Fort Levant. Les Histoires du Mur sont les histoires de l’hiver, elles sont importantes, et elles tiennent, déclara la vieille femme à l’allure chétive.

 

Cette seule phrase eut une grande résonance en Allanna. « Elles tiennent », se répéta-t-elle. Comme les Ours, comme les Mormont : « Here We Stand ». Mais la notion d’hiver la renvoya à la devise des Stark : « Winter Is Coming ». L’espace d’un instant, elle se demanda ce qu’il adviendrait lorsque le grand hiver dont Vieille Nan leur avait déjà parlé arriverait. Mais un instant plus tard, elle pensa à ces deux devises. L’une était celle de son sang, de son père, mais l’autre demeurait celle de son cœur. Et en cet instant, entre Ned, Lyanna et Benjen, elle se dit qu’elle n’avait peut-être pas à choisir.

Chapter 6: Feelings are the strength of men

Chapter Text

Eddard, dans quelques mois, et seulement âgé de treize ans, se verrait devenir la pupille de Jon Arryn, Seigneur des Eyrié. Il ne reviendrait pas à Winterfell avant des années, et serait éduqué au côté de Robert Baratheon, l’héritier des terres d’Accalmie. Brandon, en tant qu’héritier direct de Winterfell, resterait, quant à lui, au côté de Benjen, de Lyanna et de sa nouvelle petite sœur, Allanna. Le départ de Ned remuait silencieusement sa mère, ses deux sœurs et Benjen, tandis que Brandon et Rickard acceptaient le fait avec maturité et respect. C’était un honneur de l’envoyer aux Eyrié, et c’était un honneur de le faire représentant de la Maison Stark.

Rickard, pour l’occasion, avait décidé d’emmener ses fils à la chasse. L’air du bois du Nord était vif, l’odeur étant accentuée par l’humidité naturelle qui peuplait la forêt. La mousse se répandait avec une facilité déconcertante. Elle s’aventurait sur les troncs d’arbres, sur ses racines, sur les rochers et même sur le sol.

Les trois limiers qui accompagnaient leur chasse reniflaient les différentes pistes, s’enfonçant tantôt dans les fourrés, tantôt dans les bosquets. L’herbe y était si épaisse que, malgré leur grande taille, ils disparaissaient dans l’immensité verte, excités par le jeu de traque qu’ils avaient l’habitude de mener.

Rickard chevauchait en tête, l’œil de loup perçant, l’allure calme et sévère, comme il en avait l’habitude. Ses trois fils chevauchaient légèrement en retrait, juste derrière, attentifs au moindre frémissement qui leur promettrait la moindre prise. Car depuis deux heures, aucune proie n’avait encore été chassée ni effleurée par une lance ou une épée. Ni petit lapin, ni sanglier, et encore moins le cerf qu’ils traquaient silencieusement depuis ce qui semblait être une éternité. Malgré les traces que l’animal avait laissées derrière lui, la piste était longue, et les garçons, tout jeune qu’ils étaient, commençaient à s’ennuyer. Alors la conversation se fraya naturellement un chemin.

 

— Le cerf doit être immense, souffla Benjen.

— Bien plus que toi, petit frère, railla Brandon, les mains gantées profondément ancrées sur les rênes en cuir de sa monture.

 

Benjen grimaça tandis que ses frères ricanaient d’un commun accord. D’ordinaire, Rickard les aurait remis à l’ordre : la chasse était un exercice sérieux, qui méritait autant de respect que de dignité. Mais ses enfants seraient bientôt séparés par l’ordre des choses, alors il laissa aller cette conversation légère.

 

— Ned va partir pour les Eyrié, moi je partirai plus tard à Vivesaigues me marier à Catelyn Tully, ce qui fera de toi le gardien des lieux en notre absence, Ben, déclara Brandon avec l’assurance constante qu’il portait aussi naturellement que son épée.

 

Benjen baissa légèrement les yeux, se mordilla la lèvre inférieure, la gorge tout d’un coup plus serrée. Il hésita un instant, puis murmura presque : « Je n’ai pas envie que vous partiez. »

 

— Ce n’est pas une question de vouloir, Benjen. C’est une question de devoir et d’honneur, expliqua son père, sa voix portant sans même à avoir se retourner sur sa monture.

 

Benjen souhaitait rester fort, mais ses sourcils se fronçaient mécaniquement, et quelques perles se formaient dans le coin de ses yeux. Ned, qui chevauchait à ses côtés, posa une main sur la tête de son cadet. Il ébouriffa ses cheveux d’une main affectueuse, et lui souffla dans une promesse qu’il lui fallait rester fort, que tout irait bien, et qu’ils se reverraient bien plus vite que ce qu’ils ne le pensaient. Mais Brandon ne tarda pas à reprendre le contrôle de la conversation.

 

— À qui Ned sera-t-il marié, père ? demanda-t-il, un sourire moqueur. À une sauvageonne au-delà du Mur ?

 

Ned ne trouva pas cela drôle, mais Benjen sourit ; pour une fois, ce n’était pas lui qui était charrié par son plus grand frère.

 

  Aucune promesse n’a été faite pour Ned, déclara Rickard, plus sérieusement.

— Et moi ? demanda presque innocemment Benjen, ses yeux en amande posés sur le dos de son père.

— Tu as seulement huit ans, Benjen. Le chemin est long pour devenir un homme, assura son père.

 

Benjen baissa les yeux, pensif. Un mariage… Il n’était que le cadet, et ses frères, plus grand et plus fort, étaient déjà, dans son imaginaire idéalisé, devenus de véritables hommes. Brandon chevauchait comme personne. Il était grand, ses traits étaient sévères, et sa carrure était aussi impressionnante qu’un garçon de 16 ans. Et cela, il le pensait sans une once de subjectivité. Les filles des cuisinières et des servantes, et les paysannes de Winterfell s’affairaient toujours autour de lui, comme s’il était un morceau de viande, et qu’elles étaient des louves affamées. Ses yeux gris, plus foncés que ceux de Benjen et de Ned, le rendaient presque mystérieux, plus charismatique, comme il l’avait déjà entendue dire, et Brandon clamait toujours haut et fort son succès auprès de la gent féminine, même s’il n’avait que 14 ans. Il n’hésitait jamais à dire ce qu’il pensait, se laissant facilement submergé par ce qu’il ressentait, passionné dans tout et pour tout.

Benjen, même s’il ne l’admettait pas à voix haute, par pudeur nordienne, ou peut-être par fierté, l’admirait autant qu’il le trouvait orgueilleux.

Toutefois, celui dont il souhaitait suivre les pas restait Ned. De quatre ans son aîné, Ned était plus chétif que Brandon, mais bien plus robuste que Benjen. De lui, il tenait ses yeux aux reflets gris qui ressemblaient tant à ceux de leur mère, bien que ceux de Benjen soient plus clairs, tirant presque vers le bleu pâle de son père. Mais Ned était pétri d’honneur, même du haut de son jeune âge. La justice et l’honneur, il les tenait de leur père, et il avait déjà la maturité qui le faisait agir avec modération et réflexion, toujours. Benjen ne lui trouvait presque aucun défaut, et son départ résonnait douloureusement en lui. Mais il imitait la droiture de Ned, et la force de Brandon, afin de rester un modèle, et de protéger les siens. Il était un Stark, même si on le taquinait en l’appelant « the Wolf Pup ». Il serait peut-être le dernier de ses frères à rester à Winterfell, et il devait se montrer digne.

 

— Lyanna et Allanna pourraient faire de bons mariages, elles aussi, déclara soudainement Brandon, sortant Benjen de ses pensées. Lorsqu’elles seront plus âgées, et lorsqu’elles apprendront à être de vraies dames.

— Lyanna se comporte comme un garçon, déclara Benjen. Et Allanna…

 

Il s’arrêta un instant, les mots soudainement coincés dans sa gorge. Seul le son des sabots contre la terre fraîche résonnait. Alors, pris de panique, il souffla presque contre sa volonté :

 

— Elle n’est pas belle.

 

Ce furent les seuls mots qu’il put prononcer, mais à la seconde où la phrase traversa ses lèvres, il rougit de gêne, puis de colère. Pas envers elle, mais envers ses propres mots, et le rouge qui avaient embaumé ses joues ne révélait que la honte qu’il venait de proférer. Pourquoi donc avait-il dit cela ? Ses frères, eux, avaient clairement entendu, et tous deux avaient tourné la tête vers lui, encore tout petit sur sa selle.

 

— Elle a simplement sept ans, et elle est déjà plus belle que la plupart des femmes de l’Île aux Ours, déclara Brandon. Il ne fait aucun doute qu’elle deviendra une vraie beauté, comme Lya.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire ! rétorqua Benjen, en haussant légèrement le ton, ce qui alerta Ned et Brandon. Ce que je voulais dire… c’est qu’elle est trop petite, et ses yeux noirs… sont tellement noirs qu’on voit à peine ses pupilles. Lorsqu’elle me regarde, j’ai l’impression qu’elle va me jeter les sorts dont Vieille Nan nous a parlé.

 

Un silence tomba. Rickard tourna à peine la tête, observant son cadet du coin de l’œil. Mais il ne dit rien. Il l’observait simplement, son œil de loup aiguisé.

 

— J’aime bien ses yeux, ajouta soudainement Ned. Ils sont presque aussi noirs que ses cheveux, comme un corbeau. Ils sont encore plus foncés que ceux de mère.

 

Benjen baissa les yeux comme un louveteau pris en faute. Il mordilla l’intérieur de ses joues, et s’enfonça un peu plus dans sa selle, alors que ses mains se raccrochaient désespérément aux rênes.

 

— Ses yeux… répéta Brandon, un sourire en coin. Tu dis avoir peur qu’elle te jette un sort, Ben, mais ce que tu ne sais pas, c’est qu’elle te l’a déjà jeté.

 

Ned ne put empêcher un rictus de se former sur ses lèvres, alors qu’il secouait la tête de gauche à droite, désabusé par le rire et la moquerie évidente de Brandon. Benjen, du haut de ses neuf ans, ne comprit pas la métaphore, mais il décela la moquerie. Mais avant même qu’il ne réponde afin de défendre son honneur, son père leva une main, et le calme revint instantanément. Ils étaient en pleine partie de chasse, il n’y avait aucune place pour leurs chamailleries.

 

— Brandon, Ned, avancez jusqu’à la clairière et suivez les chiens.

 

Rickard avait le genre d’autorité naturelle qui lui permettait de ne pas hausser le ton pour que ses fils le devancent à la seconde. Ils n’avaient d’ailleurs jamais désobéi à leur Seigneur de père, pas par peur, mais parce que ce qu’il disait leur paraissait toujours juste.

Alors que Brandon et Ned se rapprochaient des limiers, Benjen resta à l’arrière. Il enfonça ses pieds dans les étriers afin que ses talons s’enfoncent dans les flancs de sa monture, de façon à se rapprocher de son père. Rickard le laissa arriver à sa hauteur, tandis que ses yeux se perdaient sur la silhouette de ses deux fils. Benjen chercha ses mots, plongé dans l’embarras, puis tourna légèrement la tête vers son père.

 

— Je ne voulais pas dire cela, déclara Benjen. Je ne sais pas pourquoi je l’ai dit. C’était indigne.

 

Rickard ne tourna pas la tête, mais écouta son fils reconnaître ses torts. Il n’était encore qu’un petit garçon, il avait bien du chemin à parcourir. Mais ce qu’il avait dit était indigne, il ne pouvait lui enlever.

 

— Tu dois apprendre à contrôler tes émotions. Ton courage et ton honneur dépendent de cela, assura-t-il fermement. Et… il n’y a aucune honte à reconnaître la valeur de quelqu’un, Benjen.

 

Cette fois-ci, il avait tourné la tête vers sa petite tête brune. Il arrêta sa monture d’une main, tandis que Benjen l’imitait mécaniquement, une main posée sur l’encolure de son cheval. Là, Rickard posa une main sur son épaule encore frêle.

 

— Fais face à ce que tu ressens, et si tu ne sais pas encore ce que tu ressens au plus profond de toi, c’est que tu n’es pas encore prêt.

— Quand le serai-je ? demanda le petit garçon.

— Quand tu le seras, tu le sauras. Ce jour-là, tu te rapprocheras de l’homme que tu deviendras, car un homme fait face, et se sert de son émotion et de ses sentiments pour y puiser sa force.

 

  Benjen acquiesça silencieusement, impacté par les paroles de son père, des paroles qui lui semblaient encore opaques. Mais le son des aboiements les poussa à se remettre en route. Le cerf était peut-être à quelques mètres de Ned et de Brandon, à l’heure qu’il était. Le gibier les attendait, et la phrase de son père, Benjen la gardait dans un coin de sa tête et de son cœur pendant de nombreuses années encore.

 

——

 

— Relève la tête, Ben. Ne tend pas autant tes bras, tes épaules sont trop hautes, déclara Ned, penché vers son petit frère.

 

Benjen braqua sa flèche vers la cible, tendant l’arc avec toute la force dont il était capable. Il percevait parfaitement l’alignement entre le bout pointu de la flèche et le centre de la cible. Et pourtant, lorsqu’il lâcha sa flèche, et qu’elle fila à toute vitesse, ce ne fut pas le centre de la cible qu’elle percuta, mais son rebord. Benjen, absolument décontenancé par cette flèche qui ne lui obéissait jamais vraiment, baissa les bras, défaitiste. Mais derrière lui, un rire le plongea davantage dans sa mélancolie.

 

— La prochaine fois, lança Lyanna, assise sur la barrière de bois au côté d’Allanna, tu n’as qu’à viser le poteau. Peut-être alors que tu viseras correctement le centre de la cible !

 

Benjen fronça les sourcils, agacé par les remarques incessantes de sa sœur. Mais la honte était telle qu’il ne dit rien. Il ne le pouvait pas, car lors de la dernière demi-heure, toutes ses flèches s’étaient écrasées sur tous les endroits possibles, en haut, à droite et à gauche, mais jamais au centre.

 

— Essaie un peu pour voir, Lya, déclara Ned, soutenant la dignité de son petit frère.

 

Lyanna se prit au jeu. Elle sauta de la rambarde, le sourire aux lèvres, et se saisit de l’arc de Benjen. Les deux garçons s’écartèrent pour lui laisser l’espace nécessaire, tandis qu’Allanna restait assise, attentive.

La jeune louve sortit la langue de sa bouche, témoin évident de sa concentration, et fronça les sourcils. Elle s’aligna autant qu’il le fut possible à la cible, et lâcha la flèche. La flèche fila droit, droit sur le sac de pomme qui se trouvait à des mètres de la cible, contre l’un des nombreux murs de la cour. Son sourire condescendant disparut, alors que Benjen se moquait ouvertement d’elle, et que Ned et Allanna riaient doucement.

 

— Je peux réessayer ! déclara Lyanna, agacée.

— Tu es ridicule, Lya, assura Ned.

 

Les chamailleries entre les enfants Stark reprirent de plus belle. Mais Allanna coupa court aux paroles trop fortes et trop intenses en sautant de son perchoir.

 

— Je veux essayer, souffla-t-elle.

 

Le silence reprit instantanément. Les trois loups se tournèrent vers elle. Elle, Allanna Mormont, l’oursonne, qui depuis plus de deux ans maintenant vivait à leur côté, se proposait de tirer. Certes, elle était peu à peu sortie de sa coquille. Elle osait rire et se chamailler comme tous les enfants, mais à part une grande dextérité à cheval, rien ne la prédisposait aux arts de la guerre. Pourtant, elle ne changea pas d’avis. À la place, elle tendit la main vers Lyanna, qui lui offrit l’arc silencieusement.

Ils s’écartèrent, et observèrent. Allanna avait grandi, mais elle restait toujours plus petite que les autres. Ses cheveux semblaient plus sombres encore, et l’ondulation était plus prononcée. Mais dans sa robe en velours noir, l’arc bien trop grand pour elle ancrée dans sa main, tous savaient d’avance que la flèche n’atteindrait pas la cible. Pourtant, elle ne se laissa pas décontenancer par les regards de la fratrie.

Elle se planta à quelques mètres de la cible, et jaugea. Elle avait observé les garçons s’entraîner de nombreuses fois. Elle avait vu leur maître d’armes enseigner, et elle avait aussi entendu ses nombreuses directives. Pendant tout ce temps, elle avait pris note, et à présent, c’était à son tour.

Ses jambes étaient fermement ancrées au sol, et le haut de son corps se déportait légèrement sur le côté. Entre ses toutes petites mains, l’arc était tendu, droit, bien plus droit que ne l’avaient envisagé Ned et Benjen. Allanna fronça légèrement les sourcils, l’œil vif, puis, en un clin d’œil, lâcha la flèche. La corde claqua entre ses doigts, et elle ressentit même les vibrations de l’arc entre ses mains. De nouveau, la flèche fila à grande vitesse, et se planta dans la cible. Non pas sur le bord, comme l’avait fait celle de Ben un peu plus tôt, et non pas comme celle de Ned, qui s’était logé presque au centre de la cible, à quelques minimètres à peine. Non, celle d’Allanna s’était installée entre les deux autres flèches, ce qui était très impressionnant pour quelqu’un qui n’avait jamais effleuré un arc de sa vie. Et au regard des réactions des Stark, il était clair que la Mormont venait d’accomplir un réel coup d’éclat.

 

— C’était incroyable ! déclara soudainement Lyanna, ébahi par ce qu’elle jugeait être une prouesse. Il faut que tu m’apprennes à faire ça !

— Avec un peu d’entraînement, tu pourrais devenir une très bonne archère, Allanna, renchérit Ned en posant une main sur l’épaule de la petite fille.

 

Lyanna avança jusqu’à la cible, comme si l’observer de plus près lui permettait de comprendre tous les secrets du tir d’Allanna. Ned s’approcha de sa sœur pour récupérer et ranger les flèches usées, l’incitant à l’aider au lieu de lorgner la flèche comme si elle allait lui dicter un sombre secret. Allanna, elle, sourit, puis reposa l’arc contre le poteau dans son dos. C’est là qu’elle croisa le regard de Benjen, resté en retrait, comme à son habitude. Des louveteaux, c’était de lui qu’elle était le moins proche. Elle passait beaucoup de temps avec Ned, dont le calme l’apaisait, et dont la voix la transportait dans les histoires du Nord et dans celles de la maison Stark. Elle profitait de sa présence avant qu’il ne parte pour les Eyrié, ce qui la troublait davantage que ce qu’elle ne le laissait paraître. Elle s’amusait à chevaucher avec Brandon, sur la même selle ou à ses côtés. Lyanna venait, la plupart du temps, et peu à peu, à force d’entraînement, les deux petites filles parvenaient à chevaucher sur ses traces. Mais avec Benjen, elle ne partageait presque rien. Voilà deux années qu’elle faisait partie de la famille Stark. Elle était la pupille de son père, et peut-être plus encore. Tous voyaient l’amour dans les yeux de Lyarra lorsqu’elle caressait les cheveux noirs de la petite ourse, le soir au coin du feu. Un jour, Rickard avait même porté Lya et Allanna, endormis sur les fourrures épaisses disposées à même le sol de la salle commune, jusqu’à leur lit, comme deux filles du même sang, de son sang. Mais Benjen… Benjen était tout autre.

Évidemment, ses frères le taquinaient de temps à autre à propos de celle que Brandon et Ned considéraient comme leur sœur, mais Benjen restait toujours silencieux à ce sujet. Pourtant, il avait essayé. Il avait essayé de la voir comme une sœur. Il avait tenté de la voir par le même spectre que celui de ses frères et de sa sœur, mais cela s’était révélé être, à chaque fois, un échec. Dès le premier jour de sa présence à Winterfell, il l’avait observé sans vraiment lui parler. Et depuis ce fameux jour, celui où il avait été là lors de son réveil, Allanna n’avait le droit qu’à des regards discrets et furtifs. Un jour, la petite ourse avait même demandé à Lyanna si Benjen la détestait. Lyanna avait alors répondu qu’il était juste un imbécile, et que personne dans ce monde ne pouvait détester une fille comme elle, aussi douce qu’elle, et aussi sage, avait déclaré la louve.

Mais en cet instant, Benjen la fixait bel et bien, sans détourner le regard, sans ciller. Sans trop savoir pourquoi, Allanna sentit ses joues s’empourprer. Elle rougissait à la moindre gêne,  à la moindre attention trop longue, mais là, tout semblait différent. Elle savait qu’il s’apprêtait à dire quelque chose, et elle se préparait à rassembler tout son courage pour contrer la remarque qu’il allait lui faire. Mais à la place, Benjen fit un pas, et déclara clairement :

 

— Lya et Ned ont raison… c’était impressionnant.

 

Allanna resta immobile, elle-même impressionné par ce qu’il venait de lui dire. Pour la première fois, il l’avait complimenté sur quelque chose. Benjen baissa les yeux, puis fit volte-face. Il ne comprenait toujours pas ce que son père lui avait dit, ce jour-là, à la chasse. Mais il savait qu’il s’en rapprochait, et qu’il n’avait pas fui. Et même s’il ne savait pas vraiment à quoi il avait fait face, il savait qu’il avait fait face à Allanna.

Chapter 7: The Gift

Chapter Text

Le jour de ses neuf ans, Allanna fut convoqué dans le bureau de Lord Stark. Lyanna, trop curieuse pour rester en retrait, l’y avait accompagnée. Dans le bureau se trouvait non seulement Lord Stark, mais aussi Lady Stark et un autre homme, habillé de noir. Il était grand, les cheveux mi-longs, et portait une barbe qui lui donnait un air hirsute. Lyanna et Allanna firent une légère révérence, digne de deux petites dames, et laissèrent l’homme leur répondre d’un signe de tête, tandis que sa main se posait mécaniquement sur la garde de son épée. Allanna n’eut pas besoin qu’on le lui présente. Le noir de ses habits, la cape et le tissu étaient les mêmes que ceux de la tenue de son père, lorsqu’il était parti pour le Mur. Cet homme était lui aussi un corbeau, un frère de la Garde de Nuit. Toutefois, Lord Rickard eut la bienséance de les présenter l’un à l’autre.

 

— Voici Lady Allanna Mormont, présenta enfin Rickard. Allanna, voici Yoren, membre de la Garde de Nuit.

 

Yoren, de ses yeux noirs légèrement troublés par la surelle dont il était fin consommateur, observa l’enfant. D’apparence, elle n’avait rien de son père. Ses yeux et ses cheveux étaient aussi noirs que ceux d’un corbeau, et sa taille n’avait rien de celle de Jeor. Elle était petite, plus petite que la moyenne, sans doute, et elle semblait plus frêle aussi. Un instant, l’homme se demanda s’il s’agissait vraiment de la fille biologique de son Lord Commandant, puis finit par hausser les épaules : sans doute avait-elle pris des traits de sa mère.

 

— Lady Mormont, déclara-t-il. Votre père m’a demandé d’passer par Winterfell pour vous confier cela.

 

Il pointa du doigt une petite boite en bois, orné d’une petite fermeture en argent, disposé sur le bureau de Rickard. Allanna, au côté de Lyanna qui avait depuis longtemps remarqué la boite, avança vers le bureau. Elle s’en saisit, remarqua qu’elle avait été faite à la main, et que le bois sentait encore l’humidité de la route. Sans plus attendre, elle décocha la fermeture en argent, et ouvrit le couvercle. À l’intérieur se trouvait une épingle forgée dans l’argent pur. Allanna la sortit de sa boite, de façon à l’observer de plus près. L’épingle était fine, brillante, signe qu’elle venait d’être forgée, et d’un gris si clair qu’il tirait vers le blanc, selon la luminosité. Mais plus que tout, c’est le motif qui attira l’attention des deux filles. Un ours était finement forgé, fièrement dressé, mais face à lui, un loup se tenait. Les deux emblèmes des Maisons, de ses deux Maisons.

 

— Elle est magnifique, souffla Lyanna, ébahit par le travail d’orfèvre.

— Elle l’est, en effet, déclara Lyarra en s’approchant d’elle pour observer l’œuvre.

 

Les deux louves s’extasiaient devant la broche, mais Allanna, elle, restait immobile. Elle était belle, plus que belle, et elle devait se réjouir d’avoir un cadeau aussi précieux. Mais à la place, elle leva les yeux vers Yoren, et demanda d’une voix plus vive que d’habitude :

 

— Pourquoi mon père n’est-il pas venu me la donner lui-même ?

 

Cette question n’avait rien d’anodin, et lui trottait dans la tête depuis un trop long moment déjà. Cela faisait trois ans. Trois ans qu’elle était à Winterfell, et pas une seule fois son père était descendu la voir. Elle recevait des lettres presque tous les mois, et elle y répondait toujours avec le même empressement. Mais le manque se faisait sentir, et de temps à autre, elle se demandait s’il ne l’avait pas un peu oublié. Yoren lança un regard à Rickard, signe de son embarras et de sa maladresse avec les enfants qu’il n’avait que peu côtoyé, et ne trouva rien d’autre à répondre que ce que la Petite Ourse redoutait.

 

— Il a bien trop à faire avec ses frères d’la Garde, lança-t-il.

 

Allanna sentit sa main se raffermir autour de l’épingle. « Ses frères », se répéta-t-elle. Elle baissa les yeux. Évidemment, ses frères étaient sa famille, à présent, et elle, elle n’en faisait plus partie.

Il y a quelques semaines, Allanna avait relu les documents que mestre Luwin lui avait donné deux ans auparavant. En les découvrant à nouveau, elle avait compris avec les yeux et la mentalité d’une jeune fille de son âge ce qu’impliquait vraiment la Garde. Les membres de la Garde de Nuit vouaient leur existence entière au Royaume. Pas au Roi ni même à leur famille. Au Royaume, et à chaque habitant qui le constituait. Une fois les vœux prononcés, le membre promettait de ne pas engendrer. Mais elle avait été engendrée. Qu’est-ce que cela faisait d’elle ? Car dans tout Winterfell, elle entendait parler de son père. Ils l’appelaient le Vieil Ours, et tous disaient qu’il était le père de  tous les membres de la Garde de Nuit. Comment un père pouvait-il être le parent d’un homme qu’il n’avait pas engendré ? Allanna s’était posé la question. Elle avait pensé à Rickard, à Lyarra. Elle était leur pupille, pas leur fille, mais certaines fois, elle ne pouvait s’empêcher de les voir comme des figures parentales, au même titre qu’elle considérait Brandon, Ned, et Lya comme ses véritables frères et sœur. Et Benjen… Benjen était un cas à part. Mais là n’était pas l’intérêt de sa réflexion. Car en cet instant, elle ressentait une colère vive lui monter de l’estomac à la gorge. Il n’était pas venu, et il ne viendrait pas avant longtemps, elle le savait. Il préférait la compagnie de ses frères, de ses fils, pas d’elle. Pas d’elle, sa fille, sa dernière, qui n’avait jamais réellement été souhaitée. Elle que son père avait reniée pour la Garde. Elle qu’il ne venait même pas voir quelques jours, et qu’il avait préféré éloigner encore plus de là où il résidait. Alors, dissimulant la colère qui grondait en elle, elle reposa calmement l’épingle dans l’étui qu’elle referma, et reposa sur le bureau. Elle hésita un instant, sous le regard observateur de Rickard, Lyarra et Yoren, et celui curieux de Lyanna, et déclara d’une voix ferme :

 

— Je n’en veux pas.

 

Il y eut un lourd silence qui ne dura que quelques secondes. Lyanna la regardait, la bouche entrouverte de surprise. Elle n’avait jamais vu sa petite amie répondre avec une telle froideur.

 

— Allanna… souffla Lady Lyarra.

— S’il veut vraiment me donner cette épingle, qu’il le fasse lui-même, renchérit-elle, laissant la colère poindre dans sa voix.

— Lady Allanna, déclara plus sévèrement Lord Rickard.

 

Allanna leva les yeux vers le seigneur. Elle n’avait pas peur. Certes, elle restait facilement impressionnable, mais la colère lui donnait un courage qu’elle n’avait même pas osé soupçonner. Rickard le vit parfaitement, et elle ne sut pas ce qu’elle voyait dans son regard : de la colère, ou de la fierté. Avant même que Lyanna, les yeux ouverts d’excitation face aux paroles de l’oursonne, ne puisse ajouter quelque chose, le rire rauque de Yoren fendit l’air. De sa hauteur, même Lyanna et Allanna purent sentir l’odeur âcre d’alcool qui émanait de lui.

 

— Là, j’vois l’ours, déclara-t-il entre deux soubresauts causés par son rire guttural.

 

La petite fille ne sut pas s’il se moquait, ou s’il était honnête, mais elle baissa les yeux, comme si elle se rendait compte du ton qu’elle avait précédemment employé. Et bientôt, elle rougit, ce qui n’échappa à aucun d’entre eux. Elle eut seulement la force de demander : « Puis-je quitter les lieux ? » Et lorsqu’elle en eut l’autorisation, elle quitta la pièce, Lyanna sur ses traces, laissant les trois adultes à leur conversation.

 

— J’vois que la p’tite ourse a du caractère, reprit Yoren.

— Je ferais porter la boite dans sa chambre, assura Lyarra. Ne rapportez pas cela à Lord Mormont… il en serait si triste.

 

Yoren ne répondit rien, mais un éclair de compréhension passa dans son regard. Il passa la main sous sa tunique, encrassé par sa traversée du Nord, et en sortit une lettre cachetée.

 

— C’est aussi pour la petite Lady, d’la part d’son père, déclara-t-il.

 

Lyarra la lui prit doucement des mains, et le remercia d’être passé par Winterfell avant de partir pour le Sud, chercher des recrues pour le Mur. Puis, sans attendre plus longtemps, elle se retira pour suivre les deux filles et remettre la lettre à Allanna.

Yoren resta un moment dans le bureau de Lord Stark, auprès duquel il se confia sur les difficultés que rencontrait le Mur. Rickard fut attentif à ses demandes. Il respectait particulièrement le Mur, ses gens et son rôle bien souvent oubliés du Sud. Alors une demi-heure passa vite. Les deux hommes évoquèrent les principales difficultés, trouvant des arrangements, des renforts possibles. Puis lorsque vint l’heure du départ, Yoren boutonna distraitement ses manches, et déclara, presque pour lui-même :

 

— Le Lord Commandant l’montre pas vraiment, mais quand on l’surprend dans son bureau, on voit qu’il pense à elle, tous les foutus jours.

 

Il n’attendit pas de réponse, salua respectueusement Lord Stark, et se mit en route. La route pour le Sud serait rude et longue. Rien ne servait de perdre du temps à tergiverser. Les hommes de la Garde étaient des hommes d’action.

Il descendit nonchalamment les escaliers, partis aux écuries, dans lesquelles son cheval, déjà épuisé par la traversée de la moitié du Nord seulement, attendait la bouche pleine de foin. Mais lorsqu’il arriva dans l’écurie, il vit Allanna, assise sur l’une des nombreuses rambardes, à côté de son poney. Elle était seule, et dans ses mains se trouvait la lettre que son père lui avait fait parvenir. Le sceau noir n’avait pas encore été rompu, intact, comme si la peur de ce que pouvait contenir la lettre prenait le dessus sur l’envie de la lire.

Dans son petit esprit se mêlaient colère et tristesse, et bien d’autres choses encore : des questions, des questions et encore des questions. Une petite voix dans sa tête la poussait à lire, car ce morceau de papier renfermait non seulement les mots de son père, mais aussi son écriture, une écriture qu’elle n’avait pas vue depuis près d’un mois déjà. Cependant, une autre petite voix lui soufflait que les mots tracés sur la feuille auraient pu être prononcés par la son père lui-même. Ainsi, elle se retrouvait tiraillée entre les deux voix, les deux sentiments : mélancolie et colère sourde. Toutefois, ses yeux ne quittaient pas le sceau noir, paré d’un corbeau, de la lettre. Son étude du sceau était telle qu’elle n’entendit pas les pas de Yoren lorsqu’il se rapprocha d’elle.

 

— Vous lisez pas la lettre ? demanda-t-il sans détour, avec un accent qui ressemblait fort à ceux de la basse campagne.

 

Allanna sursauta de surprise. Les yeux sombres de Yoren la scrutaient, et elle avait l’impression de n’être qu’un tout petit animal perdu sur sa route. Elle ne sut quoi répondre, car elle-même ne savait pas si elle voulait, oui ou non, la lire. Et au moment où elle se posait la question, la réponse paraissait claire : évidemment qu’elle voulait défaire le sceau et boire les mots de Jeor. Et pourtant… elle ne franchissait pas la frontière.

Yoren se gratta la barbe, pensif. Il leva les yeux au ciel, comme s’il analysait l’architecture de l’écurie, puis les abaissa de nouveau vers Allanna.

 

— Vous savez c’que votre père m’a dit lorsqu’il m’a demandé d’passer par ici avant d’aller à mes vadrouilles ? demanda-t-il, d’une voix enrayée. Qu’il aurait aimé être ici, à ma place.

 

La voix rauque de Yoren lui rappelait celle de son père, même si tout chez lui s’opposait à ce que le Vieil Ours était. À cette pensée, elle baissa la tête, son regard plongé sur ses bottes qui se balançaient au-dessus du sol. Mais Yoren n’abandonna pas. Il farfouilla dans sa poche, en sortit une petite boite en fer dans laquelle se trouvaient des feuilles vertes. Il en fourra deux dans l’intérieur de sa joue droite, et mastiqua. Puis, comme s’il en avait le temps, s’accouda à la rambarde. Allanna n’osa pas vraiment tourner la tête vers lui, impressionné par sa nonchalance naturelle. Puis, au bout d’un moment, le corbeau reprit la parole.

 

— Le Lord Commandant Mormont, c’est un type bien, déclara-t-il tout en continuant à mastiquer la plante dont dégorgeait un jus rougeâtre qui se répandait sur ses dents. Il est le roc d’la Garde. On a d’la chance de l’avoir, le Vieil Ours.

 

Allanna ne répondit rien, mais son attention était totale. Yoren le savait, puisqu’il avait vu sa tête se tourner discrètement dans son sens.

 

— Il est toujours sérieux, Jeor Mormont. Il gueule quand il a besoin de gueuler, il rit à gorge déployée, aussi, quelques fois, et il mange comme un vrai ours.

 

À ces mots, l’enfant fut prise d’un fort sentiment de nostalgie. Seuls les Anciens Dieux savaient à quel point le rire de son père lui manquait, tous les jours depuis deux ans. Sa voix grave, qui la faisait tant sursauté, ses grandes mains qu’elle ne parvenait même pas saisir, au vu de la taille gigantesque des siennes. Son esprit vagabonda légèrement, et elle se demanda si, maintenant qu’elle avait grandi de quelques centimètres, elle parviendrait à présent à tenir sa main dans la sienne, et non plus deux doigts. Mais la voix de Yoren la ramena à la réalité.

 

— On l’connaît, le Vieil Ours. Tout l’Mur, tout l’Nord aussi, souffla-t-il. Mais ce que peu connaissent, c’est son regard, sa voix et son air lorsqu’il parle d’sa fille.

 

Allanna sentit son cœur se serrer. Son père parlait d’elle, là-bas. Elle n’avait jamais osé l’envisager. Mais il le faisait. Yoren se gratta l’arrière de la tête, et fit face à la barrière, de façon à voir la Petite Ourse.

 

— Quand il parle d’vous, on croit voir un autre homme, différent d’ce qu’il a l’habitude d’montrer. C’est plus le Lord Commandant, just’un père.

 

L’oursonne sentit ses yeux bruler, comme le premier soir, lorsqu’elle avait malencontreusement laissé tomber le verre sur la table. Mais là, la sensation était différente. Ce n’était ni de la gêne, ni de la peur ou de la tristesse. C’était un surplus d’émotion. Elle était heureuse d’entendre cela, et Yoren le voyait. Alors il s’écarta pour défaire les rênes de son cheval, fermement attachées autour de la poutre de bois. Allanna l’observa, hésitante. Mais elle finit par descendre de la rambarde, et s’avança vers l’homme en noir. Là, elle plongea sa main dans la poche de son petit pantalon qui indiquait qu’elle allait chevaucher plus tard dans la journée, et en sortit une petite broderie. Elle l’avait fini il y a quelques semaines, et avait passé de longues semaines à la confectionner. Le résultat était meilleur que le loup que Lyanna avait péniblement fait, mais il restait imparfait. Elle avait tenté de broder un ours sous la surveillance et les conseils de Septa Asha. À la place, elle avait réussi à broder un ours aux rebords et à l’allure grossière. Le noir prenait trop de place sur le brun, et la partie basse ressemblait davantage à des doigts boudinés qu’à des pattes d’ours. Allanna, au même titre que sa Septa, n’avait ressenti aucune satisfaction face au résultat. Mais elle l’avait soigneusement gardée dans le premier tiroir de sa commode, juste au cas où.

Un peu plus tôt, lorsqu’elle avait foncé dans sa chambre, Lyanna sur les talons, ses yeux s’étaient mécaniquement posés sur le tiroir. Lorsque Lyarra les avait rejointes, elle avait confié la boite et la lettre à Allanna en posant une main affectueuse sur le sommet de sa tête. Elle avait prié Lyanna de laisser la petite Mormont seule, ce à quoi la petite louve avait agréé. Seule dans sa chambre, Allanna avait pensé quelques minutes, assise à même le sol contre son lit, les yeux tantôt posés sur la boite qui renfermait l’épingle, tantôt sur la lettre dont le sceau noir l’obnubilait, tantôt sur le tiroir de la commode. Elle avait finalement décidé de se lever, la lettre dans la main. Sans trop savoir pourquoi, elle avait pris sa broderie, et était descendue dans l’écurie, près du poney qu’elle avait l’habitude de monter. Et maintenant, elle se retrouvait devant le frère de son père, à vouloir lui confier la ridicule broderie. Yoren observa le bout de tissus toujours ancré dans la main de la petite fille.

 

— Je ne sais pas si père sera déçu… Je sais qu’une Lady doit bien broder… Ce n’est pas très beau, mais… Pouvez-vous lui donner, Ser ?

 

À l’appellation chevaleresque, Yoren eut un rire gras. Mais il prit la broderie sans hésitation. Il la plia avec tout le soin dont il était capable, rare au vu de sa rudesse, puis la rangea dans la poche en cuir de sa selle.

 

— Il en s’ra heureux, promit-il presque.

 

Il n’attendit pas plus longtemps pour enfourcher son cheval. Allanna le suivit du regard jusqu’à ce qu’il passe les portes de l’écurie. Elle resta un instant debout, le regard dans le vague, se demandant si elle avait bien fait, si offrir ce semblant de broderie ferait plaisir à son père, si cela le rendrait fier… Mais la lettre était toujours là, dans sa main, demeurant cachetée. Alors elle passa près de son poney noir qu’elle caressa du museau au flanc, puis s’assit sur un tas de foin encore intact. Là, elle décacheta la lettre et lut sans plus attendre. La lettre était bien plus longue que ce qu’il envoyait habituellement. Mais ce qu’elle contenait n’avait jamais été aussi important. Il avait commencé la lettre en lui faisant comprendre, avec la pudeur qui lui était propre, à quel point il était fier d’elle. Mais peu à peu, la lettre avait pris un tout autre tournant. Son père assurait qu’elle était à présent en âge de comprendre les raisons de son départ à la Garde de Nuit. Alors, point par point, il lui avait conté l’histoire.

Peu de temps après la traitrise de Jorah, ce grand frère dont le nom seul semblait causer honte et mépris à tous ceux qui osaient le prononcer, sa mère était tombée malade. Les mestres s’étaient accordés : elle mourrait dans les prochains mois. Les Anciens Dieux la prenaient prématurément, et Jorah partit, son père n’éprouvait plus l’envie de garder son statut de Lord de l’Île aux Ours. Il avait donc pris, en accord avec la mère d’Allanna, sur son lit de mort, la décision de consacrer le reste de sa vie à la Garde de Nuit. Ne fut pas sa surprise lorsque le mestre de l’Île annonça la grossesse de Lady Mormont, une grossesse de six mois déjà, qu’aucun signe n’avait laissés paraître. Il expliqua que cela s’était déjà produit chez d’autres femmes, selon les dires du mestre. Mais cette nouvelle l’avait profondément chamboulé. Il allait devenir père de nouveau, alors qu’il avait fait ses vœux, et promis sa vie à la Garde, une fois sa femme trépassée.

L’accouchement fut prématuré : sept mois à peine. Au vu de la santé vacillante de sa femme, plusieurs mestres du Nord avaient accouru pour son bien et pour celui de l’enfant. Allanna, selon les prédictions des différents mestres, ne verrait point le jour : trop faible, trop petite. Jeor expliquait qu’à cette nouvelle, il s’était rendu à l’Arbre-Cœur de l’Île, et avait prié les Anciens Dieux pendant des heures, ce qu’il ne faisait plus depuis longtemps déjà. Et quand il revint enfin de ses prières, Allanna était née. Il expliqua que lorsqu’il la vit pour la première fois, elle était emmitouflée dans une couverture de laine sombre, dans les bras du mestre de l’Île, aussi petite que fragile, comme le lui avaient dit les mestres. Pourtant, elle ne pleurait pas, calme comme une poupée de porcelaine, enfouie sous la chaleur de la couverture. Elle était une fille, sa fille, et même s’il s’agissait de sa chair et de son sang, il avouait ne pas avoir osé la prendre dans ses bras. Il expliquait que ses bras et ses mains avaient été habitués à la rudesse, et rares étaient les moments où Jeor Mormont offrait de la douceur. Mais lorsque le mestre déposa la nouvelle née dans ses bras, Jeor dut s’asseoir. Pas par peur de la blesser, mais parce qu’elle était sa toute petite fille. Et à partir de ce moment, il décida que cette petite fille qui grandirait sans sa mère ne passerait pas ses premières années sans présence paternelle. Maege, la tante d’Allanna et seule sœur de Jeor, s’était proposé à éduquer l’enfant. Mais Jeor avait tenu à rester à ses côtés. Alors il passa un accord avec Lord Rickard Stark. À ses six ans, Allanna serait envoyé chez les Stark pour y apprendre à devenir une dame, apprendre à gouverner. Mais en attendant, il jouerait son rôle de père, et ce même s’il devait faire des allers-retours au Mur. Ainsi, il avait pu profiter d’elle autant qu’il le pouvait, plus que ce qu’il en avait en réalité l’autorisation. Pas autant qu’il l’aurait souhaité, certes, mais il avait passé six années avec elle, et il ne pouvait qu’en remercier les dieux. Les remercier d’avoir pu profiter de sa petite fille.

La lettre tremblait entre les mains d’Allanna, et bientôt, des larmes virent en tacher l’ancre. Elle ne s’était pas rendu compte de l’émotion que la lettre lui avait procurée. Une vive et intense émotion, car là, sous ses yeux, paraissaient toutes les réponses aux questions qu’elle s’était trop longtemps posées. Mais plus que tout, elle savait que ce qu’elle tenait entre les mains était une déclaration d’amour d’un père qu’elle avait toujours aimé tendrement.

Elle resta un moment recroquevillé contre la paille, la lettre à la main, à la lire encore et encore. Et le soir même, elle se fit coiffer par Lyarra, qui lui noua les cheveux avec la broche, tout en lui assurant qu’elle lui allait parfaitement bien. Lyanna en parla tout le long du repas, témoignant de la beauté du cadeau, et de la symbolique du loup et de l’ours mêlés. Benjen, lorsque sa sœur l’avait interpellé sur l’épingle, assurait qu’elle n’était « pas trop mal ». Mais lorsque son regard s’était posé, un peu plus tard dans la soirée, sur Allanna, qui occupait la place près de Lyanna et de Lyarra, au coin du feu, ses joues s’étaient embrasées sans même lui laisser le temps de contrôler ses émotions. À mesure que le temps passait, il comprenait davantage les sentiments qui le traversaient. Mais en attendant, il préférait rester en retrait, et baisser les yeux sous le regard bienveillant de sa mère.

Chapter 8: I Trust You

Chapter Text

Depuis quelques mois, Allanna passait davantage de temps dans le bureau de mestre Luwin. Lorsqu’elle plongeait dans un livre, dont le sujet tournait bien souvent autour des remèdes naturels, le temps semblait se suspendre, car elle ressortait de la salle sombre des heures plus tard sans même s’être rendu compte du temps qui était passé. Mestre Luwin lui accordait bien plus de temps qu’elle n’aurait pu l’espérer.

Ils avaient commencé par lire. Tandis qu’Allanna lisait à voix haute, mestre Luwin, tout en préparant ses concoctions, l’aidait à comprendre les mots les plus difficiles et à prononcer les plus longs, comme si elle était une réelle apprentie en quête de devenir elle-même une petite mestre. Peu à peu, elle avait même fini par le seconder dans ses diverses tâches. Elle lui apportait les herbes dont il avait besoin, allant les chercher dans le Bois-aux-loups qui longeait Winterfell. Certaine fois, Lyanna l’accompagnait, bien qu’elle trouvait cette activité plutôt barbante, sortir et chevauchait lui ravivait l’esprit. Lorsque Brandon ne pouvait les accompagner, des gardes des Stark les surveillaient de près. Elles n’avaient pas encore l’autorisation de se promener seules dans les bois, même à dos de leur monture. Bien que Lyanna en faisait la demande tous les jours, la réponse de Lord Stark ne changeait pas : trop jeunes, trop effrontée d’un côté, trop rigide de l’autre. Brandon disait même souvent que les deux filles de la famille ne faisaient qu’une partie d’un même tout, et tout en disant cela, il s’amusait à porter les deux petites filles sur ses épaules, en assurant qu’elles n’étaient que deux petites casse-pieds. Il s’agissait là d’une démonstration commune du narcissisme de Brandon, que tous avaient appris à aimer à leur façon. Même si Lyanna râlait toujours lorsqu’elle se retrouvait perchée sur l’épaule de son frère, le rire d’Allanna la poussait elle aussi à finir par en rire, et toutes deux s’accoutumaient à merveille de la situation.

Mais en attendant, Allanna se trouvait dans le bureau du mestre, à broyer, sous ses yeux attentifs, une fleur violette dont le nom contredisait son efficacité : baiser-du-diable. La fleur du baiser-du-diable, comme le lui avait appris mestre Luwin, était bien difficile à se procurer, car elle ne poussait que dans le Neck. Allanna avait pris soin de ne pas la toucher, car elle pouvait procurer de l’urticaire. Ainsi, elle l’écrasait en prenant garde à son effet nocif.

 

— C’est très bien, souffla le mestre qui se rapprochait d’Allanna, debout sur un marchepied.

 

Le mestre se plaça à ses côtés, et lui fit savoir qu’elle pouvait arrêter de broyer, sous peine de réduire la fleur en poussière. Il ne fallait pas entièrement la déconstituer. Allanna posa plus soigneusement encore le pilon sur son reposoir, avant de se saisir de la concoction que lui tendait le mestre. Le mélange était presque noir, visqueux en certains endroits, mousseux en d’autres.

 

— Qu’est-ce donc ? demanda-t-elle.

— De la boue et de l’eau, répondit le mestre. En le mélangeant à la fleur, on calme les démangeaisons. L’un des forgerons de Winterfell s’est coupé la main il y a quelques jours. Je le lui ai soigné, mais la chair le démange. Cela arrive, de temps à autre.

 

Allanna versa le contenu noir dans le mortier. Les deux liquides se mêlèrent l’un à l’autre, et à mesure qu’elle mélangeait, l’épaisse bouillie noire laissait apparaître de petits sillons violets, lumineux, presque argentés en certains endroits. Elle n’aurait jamais cru en la beauté d’un tel mélange, mais le tourbillon des deux couleurs formait une étrange harmonie.

 

— Avec quoi avez-vous soigné la coupure ? demanda-t-elle, une fois le mouvement attentionné de sa main devenue automatique.

— Dites-moi, selon vous, avec quoi j’ai nettoyé la plaie, proposa le mestre, un doux sourire aux lèvres.

 

La petite fille releva les yeux vers lui ; elle devait faire ses preuves. Elle en savait encore peu sur les plantes et leurs effets, mais les coupures et les blessures ouvertes étant courantes dans le Nord, elle avait décidé d’étudier les principaux baumes et onguent dont la faculté principale résidait en la désinfection. Elle se laissa le temps de la réflexion, quelques secondes intenses qui la poussèrent à donner une réponse.

 

— Il est difficile de se procurer du feu de Myr, commença-t-elle. Le lait-de-feu, peut-être… s’il s’agissait d’une petite coupure.

 

Elle avait parlé avec la précaution de quelqu’un dont la seule peur était de se tromper. Mais le visage de mestre Luwin s’était un peu plus éclairci, ce qui rendit à Allanna son sourire.

 

— J’ai nettoyé la plaie avec du lait-de-feu, en effet, assura-t-il. Continuez ainsi, et vous en saurez plus que moi avant votre majorité.

 

Allanna sentit ses joues rougir. En savoir plus que lui… cela semblait impossible. Mestre Luwin était un puits de connaissance, un puits dont Allanna ne voyait pas le fond. Chaque fois qu’elle lui posait une question, le mestre y répondait avec grande facilité, et chaque fois, la Petite Ourse en était profondément impressionnée. Et avec cette remarque, elle se demanda si elle pouvait, elle aussi, suivre le même parcours. Aller à Villevieille, y étudier l’astronomie, le calcul et l’histoire, et surtout, soigner et aider, peut-être. Malheureusement, elle n’était pas aussi curieuse que le mestre. Ce qui l’intéressait vraiment était la pharmacologie et le soin. Qui plus est, elle était une fille. Jamais n’avait-on vu femme mestre, comme il n’avait jamais été vu femme au Mur.  Elle était déjà destinée à gouverner l’Île aux Ours, lorsqu’elle arriverait à sa majorité, et comme son père l’avait fait avant elle. En attendant, sa tante et sœur de son père, Maege Mormont, gardait l’Île. Mais, dans quelques années seulement, elle devrait la remplacer. Elle ne parvenait pas vraiment à savoir si cette idée l’enchantait. Diriger l’Île… mais cette réflexion s’évapora lorsqu’elle entendit mestre Luwin marmonner dans sa barbe.

 

— Il me faut aller chercher un ouvrage dans la bibliothèque, déclara-t-il tout en glissant le contenu de la concoction dans une fiole par le biais d’un entonnoir.

— Je peux aller vous le chercher, assura Allanna, qui n’était toujours pas descendu du marchepied que le mestre avait installé juste pour elle.

 

Le mestre acquiesça volontiers. Il lui indiqua à quel rayon se référer, et quel titre chercher, alors Allanna s’y rendit sans la moindre hésitation. Il lui avait promis d’évoquer les remèdes des contrées d’Essos, qu’ils avaient encore peu étudiés. Selon lui, tout élément de pharmacologie, même si les produits restaient rares et difficilement accessibles, nécessitait la connaissance. Alors elle se dépêcha, monta les escaliers deux à deux comme le faisait souvent Lyanna, et s’aventura dans les couloirs avec le plus de discrétion possible. Lorsqu’elle atteint enfin la porte de la bibliothèque, elle entra sans même la refermer, à la hâte. Elle longea les rangées et s’arrêta devant la cinquième. Mestre Luwin lui avait dit que le livre était rangé au troisième rang. Mais en réalité, il se trouvait au fond de la quatrième étagère. Il était impossible pour Allanna de l’atteindre, même sur la pointe des pieds. Alors, plutôt embarrassée, elle arpenta la salle et tira une chaise. Elle était lourde et glissait difficilement sur la pierre froide du sol, et le bruit qui découlait de cet effort était assourdissant. Mais elle ne devait parcourir que quelques mètres à peine, et ses petits bras avaient déjà retenu Lya de plusieurs glissades du toit, lorsqu’elles s’amusaient à s’y allonger pour observer le ciel lumineux du Nord lorsqu’elles en avaient envie.

Alors elle tira l’imposante chaise comme s’il s’agissait de Lyanna, comme si sa vie en dépendait, et finit par arriver devant l’étagère, le son de raclure encore présent dans son esprit et dans celui de la bibliothèque aussi, se dit-elle. Elle était haletante, mais elle y était parvenue, et déjà, elle montait sur la chaise pour saisir l’ouvrage. Mais dans ses calculs, elle n’avait pas pris en compte la profondeur de l’étagère, qui, là encore, la forçait à se mettre sur la pointe des pieds, ancrée sur le coussin moelleux du siège.

 

— Qu’est-ce que tu fais ?

 

Allanna sursauta, entrainant son cœur dans une cadence infernale. Elle manqua de tomber lorsque ses talons retombèrent à plat contre le coussin, mais elle se retint à l’étagère. Benjen se trouvait là, au pied de la chaise, les deux mains mécaniquement posées sur le dossier, comme si cela stabilisait la Mormont. Celle-ci, les mains toujours aussi fermement rattachées à l’étagère, et le cœur plus léger, une fois la surprise passée, parla enfin.

 

— Je voulais attraper ce livre…

 

Benjen sembla la jauger un instant, comme s’il s’efforçait à trouver quoi dire ou quoi faire. Finalement, il assura d’une voix claire :

 

— Je vais le faire.

 

Allanna hésita un instant, mais au vu de la situation, elle ne pouvait qu’accepter. Benjen n’était pas bien grand, et Lya le taquinait souvent sur cet aspect, lui assurant qu’il ne grandirait sans doute jamais. Mais il avait déjà deux centimètres de plus qu’Allanna, et deux centimètres faisaient la différence. Alors elle descendit de son perchoir afin de lui laisser la place. Benjen grimpa à son tour, et attrapa le livre sans problèmes. Alors qu’il le confiait à Allanna, il descendit, mais en descendant, il sentit une vive douleur dans son avant-bras. Un morceau de bois pointu et fin ressortait de l’étagère. Il était assez fin et assez pointu pour traverser la manche de Benjen et transpercer sa peau sur quelques centimètres. Localisée à son poignet, là où les veines étaient plus présentes, la blessure s’était mise à saigner davantage. Allanna entrouvrit la bouche de surprise et de peur à la fois. Par réflexe, alors que Benjen descendait de la chaise, elle sortit le tissu de broderie raté qu’elle avait réalisé il y a une semaine à peine. Lady Stark devait l’aider à le reprendre avec elle, dans la journée. Mais le tissu allait servir autrement.

 

— J’aurais dû te dire qu’il y avait ce morceau de bois ! s’exclama-t-elle, sa voix plus élancée et plus aigüe que d’habitude.

 

Le tissu qu’elle avait posé sur la blessure s’empourprait à une vitesse folle. Le rouge vif prenait le pas sur le blanc de la broderie, et le cœur d’Allanna battait à tout rompre dans le creux de sa poitrine.

 

— Je suis désolée… souffla-t-elle, une panique évidente dans la voix.

— J’aurais dû le voir, déclara Benjen. Ce n’est pas de ta faute.

 

La voix de Benjen était emplie d’un calme qui étonna Allanna. Mais la petite fille, elle, savait qu’il perdait trop de sang, et que se rendre dans le bureau de mestre Luwin était la meilleure chose à faire. Du haut de ses dix ans à peine, Allanna se souvenait des paroles du mestre : ne jamais paniquer. Elle raffermit sa poigne sur la blessure pleinement ouverte de Benjen, et attacha fermement le pansement improvisé.

 

— Tu as sali ta broderie, déclara Benjen.

— Elle était laide, de toute manière, répondit-elle.

 

Les deux enfants s’engouffrèrent dans le dédale de couloirs pour rejoindre au plus vite le savoir rassurant du mestre. Lorsqu’ils y entrèrent enfin, mestre Luwin, ayant entendu les pas rapides des nouveaux arrivants, tourna la tête vers eux. Les yeux des deux enfants brillaient d’inquiétudes, une inquiétude assumée du côté de la Mormont, et une dissimulée du côté du Stark.

 

— Par les Anciens Dieux, que s’est-il passé ? demanda-t-il en délaissant sa concoction.

— Il y avait un morceau de bois pointu sur l’étagère… balbutia Allanna.

 

Benjen s’assit sur la chaise, tandis que le mestre s’asseyait juste en face de lui. Il observa le pansement, puis en défit le nœud pour observer la blessure. Elle n’était pas très profonde, mais assez pour déverser une quantité importante de sang. Il fallait deux ou trois points de suture, tout au plus.

 

— Lady Allanna, pouvez-vous m’apporter le fil et l’aiguille qui se trouvent sur la table, dans l’écuelle ?

 

Allanna n’eut pas le temps d’acquiescer qu’elle se trouvait déjà devant le bureau, à saisir l’écuelle emplie d’un liquide ambré qu’elle reconnaissait comme étant du désinfectant. Elle la déposa devant le mestre, tandis qu’il essuyait la coupure de Benjen. Le petit garçon ne grimaça pas, même quand il appliqua ce drôle de liquide orangé qui lui teintait presque plus la peau que le sang. Puis son regard se porta sur Allanna, dont les yeux exprimaient la panique, mais aussi la sévérité. Elle donnait l’impression de savoir presque aussi bien que le mestre ce qu’il fallait faire.

 

— Ce n’est pas une coupure importante, mais elle saigne beaucoup, savez-vous pourquoi ? questionna le mestre en épongeant consciencieusement le sang.

— La peau est plus fine, et les veines plus nombreuses, déclara sans problème Allanna.

 

Le mestre sourit, en assurant qu’elle avait juste, et qu’elle avait eu le bon réflexe en posant un tissu sur la blessure. Mais Benjen, lui, était subjugué. Tous ceux qui l’avaient côtoyée la savaient précoce. Mais elle avait atteint une certaine confiance en elle qui la rendait d’autant plus intrigante, et qui le rendait, par la même occasion, d’autant plus intrigué.

Lorsque mestre Luwin eut fini de désinfecté la coupure, prenant soin à ce qu’aucun morceau de bois ne se soit logé dans la plaie, il approcha la main vers l’écuelle pour saisir l’aiguille. Mais, contre toute attente, la voix de Benjen l’interrompit dans son acte.

 

— Elle pourrait le faire.

 

Un silence suivit les paroles de Benjen, si bien que ses propres mots le gênèrent profondément. Luwin observa le petit garçon, puis Allanna, dont le regard fixé sur le cadet des Stark semblait dire qu’elle le prenait pour un déséquilibré. Luwin jaugea Allanna, puis lui souffla qu’elle pouvait le faire, si elle en avait l’envie. Elle l’avait tant de fois observé suturer des plaies qu’il ne savait plus les compter.

 

— Je ne peux pas… assura Allanna d’une voix tremblante.

— Bien sûr que tu le peux, déclara Benjen. Je te fais confiance.

 

Le terme ‘confiance’ fit rosir les joues de la petite Mormont. Mais il n’empêcha pas un poids d’oppresser sa poitrine de peur et d’excitation à la fois. Luwin sourit, et posa une main douce et rassurante sur le bras d’Allanna. Observer et faire n’était pas la même chose.

 

— Ce n’est qu’une petite plaie, mais une petite plaie qui doit être recousue. Je resterai à vos côtés pour vous guider, assura-t-il.

 

Allanna hocha lentement la tête. Mestre Luwin se leva de sa place et observa la petite fille se mettre en place. Elle agissait comme une adulte, comme une vraie dame, le regard scrutant la blessure pour évaluer, avec l’aide du mestre, où les points devaient être réalisés. Et quand elle fut assez sûre d’elle pour accomplir la tâche, elle attrapa l’aiguille que lui tendait Luwin. Elle était fine et incurvée, de façon à entrer et glisser de part et d’autre de la chair.

Allanna hésita un instant de plus, saisit par l’angoisse, mais elle croisa le regard de Benjen, et se souvint de ses mots : « Je te fais confiance. » Alors elle prit une inspiration légère, et débuta. Elle, qui n’était pas forte en broderie, était bien plus douée avec la peau humaine, pour le grand plaisir de tous. Elle tirait le fil soigneusement, serrait les points autant que le lui indiquait le mestre, qui guidait ses gestes avec attention, et se laissa peu à peu aller.

Bien que la crispation de ses épaules et de ses lèvres, serrées l’une contre l’autre, témoignait de son attention et de son anxiété, chaque geste était mesuré et chaque mouvement était pensé aux minimètres près. Chaque point était réalisé avec une certaine dextérité, et la précision, bien moins juste que celle du mestre, se devait d’être maitrisée. Benjen, lui, restait immobile, les yeux rivés sur les petites mains rougies par le sang d’Allanna. Elle était habile, plus que ce qu’il aurait pensé, et malgré la lenteur qui trahissait son manque de pratique, il voyait des gestes étudiés, comme si elle s’était préparée à cet instant des années durant. Et bien vite, elle eut fini de recoudre la plaie. Elle coupa le fil avec le petit ciseau chirurgical qu’on lui tendait, et réalisa le nœud final. En sentant les chairs de sa peau se resserrer, Benjen grimaça presque, mais la sensation du désinfectant froid qu’Allanna fit glisser sur sa peau le détendit presque instantanément.

 

— C’est un très bon travail, Lady Allanna, déclara le mestre en plongeant les instruments chirurgicaux dans le désinfectant.

 

Allanna ne réagit pas. Ses mains étaient encore tachées de sang, et son souffle tremblait à nouveau, pris dans des spasmes de peur. Elle avait rassemblé tout son courage pour recoudre la plaie, et ce ne fut qu’à cet instant qu’elle prit conscience de ce qu’elle venait d’accomplir. Un mélange de soulagement et de fierté se mêla dans ses prunelles, et elle faillit étouffer un sanglot. Ses yeux s’embuaient à mesure qu’elle ressentait les vagues de soulagements se déployer en elle. Mais lorsqu’elle releva les yeux et qu’elle croisa ceux de Benjen, ses larmes se figèrent. Il lui fut impossible de les laisser glisser contre ses joues. Elle n’en sut pas la raison, bien trop obnubilé par le regard du petit loup devant elle, mais fut en proie à un sentiment étrange et à une gêne intense. Elle se rendit compte qu’il n’était plus si petit que cela, qu’il n’était plus le petit garçon de sept ans qu’elle avait rencontré il y a de cela quatre ans. Il avait grandi, autant dans la façon dont il agissait, que dans ses traits. Il restait juvénile, car il n’était qu’un garçon de onze ans, mais quelque chose avait changé. Ses yeux gris et pâles avaient pris plus de sévérité. Bien que ses traits soient fins, comme ceux de sa mère, son regard se rapprochait de la dureté de son père, comme c’était déjà le cas de Ned et de Brandon. Et ce détail, elle ne l’avait jamais remarqué. Alors son cœur, par un étrange phénomène, s’emballa. Pas par peur, ni parce qu’elle était anxieuse, et pas par soulagement non plus. C’était un sentiment étrange qu’elle repoussa au plus loin, et qui, pensa-t-elle, disparaîtrait au moment où elle tournerait la tête. Alors, d’un geste brusque, elle se détourna, maladroite. Elle repoussa la chaise derrière elle, manqua de tomber à la renverse, mais se retint de justesse à la table.

 

— Je dois aller voir Lyanna, déclara-t-elle soudainement, alors qu’elle partait rincer ses mains dans l’eau tiède.

 

Mestre Luwin ouvrit la bouche pour rétorquer quelque chose, sans doute qu’ils devaient encore étudier les plantes d’Essos, comme il le lui avait promis, mais Allanna, confuse, le salua respectueusement avant de partir. Benjen, lui, n’avait prononcé aucun mot. Il n’avait même rien compris au comportement étrange de la petite fille. Mais il s’était retrouvé, sans trop savoir pourquoi, avec les joues rouges, lui aussi. Il plongea les yeux sur sa blessure recousue, puis pinça ses lèvres. Luwin l’observa un moment, avant qu’un sourire ne vienne teinter ses propres lèvres. Benjen ne le vit pas. Son attention était toute entière portée sur sa main, et lorsqu’il balayait les points de son regard, il sentait de nouveau la main d’Allanna contre la sienne. Il détourna rapidement les yeux, raffermit la fourrure autour de ses épaules, et s’en alla en saluant à son tour mestre Luwin qui n’avait pas perdu une seule miette de la scène. Il était resté attentif, et demeurait silencieux, ne sachant pas encore ce qui l’intriguait le plus ; les sutures d’Allanna, ou l’attitude des deux enfants.

Chapter 9: The duty of a woman

Chapter Text

L’hiver, depuis quelques années, s’était adouci, et le temps, ces jours-ci, était bien plus chaud que ce qu’avait l’habitude de connaître les Nordiens. Le vent froid et agressif n’était plus que brise, et le soleil, haut dans le ciel bleu et gris, apportait une lumière nouvelle au paysage.

Allanna, assise contre un arbre, feuilletait un livre du bout des doigts. Lyanna, dont la tête reposait sur les genoux de la Mormont, glissait doucement ses doigts sur la mousse verte, tout en profitant de la chaleur que le Nord ne connaissait que trop peu. Lyanna, pourtant fille de la glace et de l’hiver, aimait par-dessus tout ressentir la chaleur du soleil sur sa peau. Elle aimait la sensation de brulure légère qui la faisait frissonner, et elle appréciait voir la forêt d’ordinaire terne devenir verte et plus vivante. Les quelques fleurs colorées, et l’odeur des feuilles fraîches, encore saupoudrées de l’onde d’eau du matin, donnaient un tout autre intérêt au lieu. Elle aimait voir les animaux sortir de leur tanière, attirée par le piaillement des oiseaux et par la lumière nouvelle. Lorsqu’elles restaient ainsi, Allanna et elle, parfois pendant des heures entières, des lapins, des biches et même des faons, et quelques fois encore des renards, venaient longer la rivière dans l’espoir de trouver de quoi se sustenter.

Le Bois-aux-Loups, dans lequel elles avaient le droit de s’aventurer quelques heures à certains moments de la journée, était parsemé de cours d’eaux et de rivières plus importantes. Elles restaient sur sa côte, car Lord Rickard leur avait formellement interdit de se rendre au centre du bois, qu’il disait être trop dangereux pour elles. Alors elles se contentaient de cela : ce bout de bois peu touffu, mais qui avait le bénéfice de les abriter, et de leur laisser la liberté qu’elles recherchaient toutes deux à leur manière.

Lyanna expira longuement, presque dramatique. Elle s’étira de tout son long, à la manière d’un chat, et se réinstalla confortablement sur les genoux de sa compagne.

 

— Certaines fois, je me dis qu’être un homme serait tellement plus facile…

 

Cette phrase aurait pu paraître étonnante à toutes les dames de Westeros, mais elle ne l’était pas pour Allanna. Et pour cause, ce n’était pas la première fois que Lyanna faisait part de son désespoir à être femme. Allanna l’écoutait toujours avec attention, et c’est ce qu’elle fit de nouveau. Elle ferma le livre qu’elle tenait entre les mains, et le posa sur l’herbe fraîche, non loin d’elle. Lyanna leva les yeux vers elle, et sourit doucement.

 

—Tu imagines ? Nous pourrions nous battre, choisir notre destinée, devenir chevaliers, ou mestres, ou même Frères de la Garde de Nuit. Oh… comme j’aimerais être née homme !

 

Les yeux de Lyanna divaguaient des pupilles sombres de sa sœur au bleu gris du ciel, et aux nombreux nuages qui cachaient de temps à autre ce soleil qu’elle aimait tant.

 

— Si nous étions des hommes, nous aurions eu un entrainement digne de ce nom, et je suis sûr que nous serions devenues aussi fortes que Brandon, lança-t-elle enfin.

— Si ton père t’avait laissée manipuler l’acier, alors tu serais devenue une merveilleuse épéiste, souffla Allanna, tout d’un coup pensive, elle aussi.

— Et toi, tu aurais sans aucun doute gagné tous les tournois de tir à l’arc ! s’exclama la jeune louve.

 

Allanna sourit. Être un homme. Elle y avait déjà pensé, elle aussi. Pas au sens concret, évidemment, mais elle y avait souvent pensé. Lorsqu’elle apprenait à coudre, à broder, à tricoter et qu’on lui dictait ce qu’une dame pouvait et ne pouvait pas faire, il lui arrivait de porter son attention sur la fenêtre qui menait à la cour, et de se concentrer sur les rires de Brandon. Puis, lorsqu’elle se penchait sur le côté et qu’elle observait Benjen se battre à l’épée de bois contre son maître d’armes, elle se disait que cela avait l’air plus intéressant que ce qu’elle faisait.

 

— Nous allons devoir nous marier… déclara alors Lyanna, d’un ton tout d’un coup plus sombre, presque mélancolique.

 

Se marier… Elles étaient encore si jeunes, âgées de leurs douze et onze ans. Penser au mariage semblait prématuré, et pourtant… elles étaient nées femmes, et étaient des dames de haute naissance dont le but était d’épouser et de concevoir des héritiers. Septa Asha avait déclaré que lorsqu’elles seraient en âge, toutes deux seraient mariées à de bons partis, à de grands Seigneurs. Lyanna deviendrait l’épouse de l’aîné d’une grande famille afin de consolider les alliances, et Allanna serait celle d’un second fils de haute naissance. Elle deviendrait, à ses côtés, Lady de l’Île aux Ours, et consoliderait de ce fait la position de son Île, car il était de son devoir, en tant que première dame, de protéger son peuple. Ainsi était leur destin, déjà tout tracé. Pourtant, Lyanna ne semblait pas s’en contenter.

 

— Septa Asha nous a parlé de devoir, de mariage, d’héritier… mais elle ne nous a jamais parlé d’amour, fit remarquer Lyanna.

 

Allanna posa les yeux sur la couverture du livre posé à sa droite, comme si cela l’aidait à réfléchir aux paroles de Lyanna. Mais elle se sentit démunie. L’amour, elle n’y avait pas encore vraiment pensé. Elle avait vu l’affection et le respect réciproque que se portait Lord et Lady Stark, et s’était quelques fois demandé ce que cela faisait de s’aimer ainsi. Elle s’était, à d’autres moments, questionnée sur le mariage de ses parents. Son père avait-il aimé sa mère, et sa mère l’avait-elle aimé en retour ? Elle n’en avait aucune idée, car la plupart des mariages étaient politiques, et la plupart des femmes étaient mariées sans en avoir le choix.

 

— Brandon est promis à la première fille de la Maison Tully, reprit Lyanna, qui n’avait définitivement pas fini de parler. Il a l’air heureux de cette décision, mais je l’entends rire avec les écuyers, parler des filles du Nord, et je le vois partir, quelques fois, voir ces mêmes filles. Alors… il va épouser une femme qu’il n’aime pas, et j’ai bien du mal à le comprendre.

 

Allanna comprenait ce à quoi Lyanna faisait allusion. Ces filles, elle avait entendu Brandon en parler, puisque Brandon parlait toujours haut et fort. Et comme Lyanna, elle s’était demandé ce qui différenciait l’affection de l’amour. Mais comme toujours, elle n’obtenu aucune réponse, car elle n’avait jamais osé poser la question. Alors, au bout d’un moment, la Stark se releva vivement des genoux de son amie. Elle s’accroupit à ses côtés, et posa ses mains sur les siennes.

 

— Tu as sans doute dû lire des choses à ce sujet, assura-t-elle d’une voix plus claire et moins mélancolique. Tu sais toujours tout.

 

Certes, Allanna lisait, mais elle avait toujours lu des manuels de médecines ou d’histoire, pas des contes de chevaleries. L’amour lui était vraiment opaque, presque autant que Lyanna, au plus grand damne de la louve qui semblait compter sur les connaissances et sur la sagesse de la  jeune Mormont.

 

— Je n’en ai aucune idée, déclara Allanna, de la voix la plus honnête qui soit.

— Moi, je sais que si je vous perdais, mes parents, mes frères, et toi, je serais terriblement triste, assura la louve en se relevant sur ses jambes. Je me dis qu’aimer quelqu’un, c’est vouloir le protéger, alors je sais que je vous aime.

 

Elle tapota son pantalon de ses mains dégantées, et s’étira sous les yeux de l’ourse, qui réfléchissait aux réflexions de celle qu’elle aimait comme une sœur. Ce que Lyanna venait de dire n’était pas faux, mais il lui semblait qu’une grande différence existait entre l’amour qu’elle éprouvait pour son père et pour les Stark, que celui qu’elle éprouverait pour son futur époux. Elle pensa qu’il était étrange de nommer « amour » deux sentiments aussi différents, mais ne releva pas. Avant qu’elle ne puisse ajouter un mot pour éclairer les paroles de Lyanna, la jeune louve lui prit les mains et la tira vers elle pour l’emmener faire quelques pas. Elle en avait marre de rester assise, marre de tout. Et pourtant, même dans leurs marches, elle continua la conversation.

 

— Qu’est-ce que tu penses de tout cela ? demanda-t-elle tout en se penchant pour saisir une fleur bleue.

— De tout cela ? répéta Allanna.

— Du mariage, des sentiments, de l’amour en général, renchérit Lyanna.

 

La plus jeune hésita. Ses yeux vagabondèrent un moment d’arbre en arbre, puis un sourire vint effleurer ses lèvres lorsque Lyanna, de quelques centimètres plus grande que la Mormont, serra son bras contre elle.

 

— Tu as beau être plus discrète que moi, je sais que tu y as déjà pensé ! souffla-t-elle, plus amusée qu’autre chose.

— Lya… rétorqua Allanna, les joues plus rouges encore.

— Moi, je t’aime comme si tu étais ma sœur, déclara-t-elle.

— Moi aussi… souffla-t-elle, tentant désespérément de dissimuler ses joues rouges.

 

Lyanna éclata d’un rire jovial et honnête, ses joues rosées par l’excitation. Elle était heureuse lorsqu’elle parvenait à « sortir l’ourse de sa tanière », comme elle aimait tant le dire. Allanna avait toujours été peu encline à partager ce qu’elle ressentait, et sa timidité naturelle la rendait plus silencieuse que les autres membres de la fratrie Stark. Mais Lyanna la connaissait assez pour savoir comment la faire parler.

 

— Je vous considère tous comme mes frères et sœurs, reprit Allanna. Brandon, Ned, toi.

— Et Benjen, continua Lyanna.

 

De surprise, Allanna entrouvrit les lèvres. Elle avait oublié le cadet. Elle voulut se rattraper, le rajouter dans sa liste, mais elle ne put rien rajouter, car cela aurait été mentir.

Lyanna et elle, depuis le premier jour, partageaient une étrange alchimie, et aujourd’hui, elle pouvait assurer sans doute aucun qu’elle était sa sœur, sang ou pas. Brandon et Ned, tous deux bien différent de caractères, étaient profondément aimé de la Mormont. Mais Benjen… Benjen n’était pas comme les autres. Elle ne l’aimait pas comme elle pouvait aimer ses deux frères.

Pas qu’elle le détestait ni qu’il lui était indifférent. Elle aimait passer du temps avec lui, chevaucher ensemble, l’observer tirer à l’arc, et travailler les leçons à ses côtés. Mais il n’était pas son frère, pas comme Brandon et Ned, ni comme Lyanna. Pourquoi donc ? Cette question la tirailla toute la matinée, et elle y pensa même lorsque Lyanna reprenait ses longues tirades de sa voix embrasée concernant sa condition de femme.

 

Allanna écouta, mais son esprit résidait ailleurs, sur Benjen qui, lui aussi, se posait la même question.

 

——

 

Benjen s’entrainait à l’épée au côté de Brandon depuis plus d’une heure déjà. Allanna, sans trop savoir pourquoi, s’était installée tout près, sur la rambarde. Elle lisait, mais quelques fois, ses yeux sombres se perdaient sur les deux frères sous ses yeux. Brandon taquinait Benjen qui, avec des gestes bien plus précis et plus forts qu’il y a quelques mois, martelait précisément le bouclier de son aîné. Il s’était amélioré, cela ne faisait aucun doute. Dans quelques années, il deviendrait un très bon combattant. Mais en  attendant, la force de Brandon, de cinq ans son aînée, surpassait de loin celle de Benjen, qui, en un seul coup, se retrouva à même le sol. Allanna, interpelée par le son sourd de la chute, mais aussi par le rire de Brandon, releva la tête de son livre. Benjen, tombé sur son postérieur, prenait à cœur la moquerie de son frère. Cependant, il ne disait rien, et gardait la froideur et le sang-froid de son père, une froideur et un sang-froid qui le caractérisait davantage chaque jour. Pourtant, lorsqu’il croisa le regard d’Allanna, sa gêne redoubla. Il se redressa, épée au poing, et fit face à Brandon qui, déjà, chargeait frontalement. Benjen para à plusieurs reprises, et parvint, au bout de quelques parades, à donner un coup franc sur le bouclier de son frère. Instantanément, presque contre son gré, Benjen chercha le regard de la Mormont, qui observait pleinement la scène. Il ne put s’empêcher de remarquer la teneur de ses cheveux : ils étaient plus ondulés que d’habitude. Il avait vu Lyanna les lui tresser le matin même. Les défaire avait dû renforcer ses boucles, et la broche ourse-louve que lui avait offerte son père les attachait avec grande grâce. Benjen ne détacha ses yeux des cheveux de jais de la jeune fille que lorsqu’il aperçut sa robe. Elle était nouvelle, sombre, accompagnée de lanières en cuir sur lesquels le tampon d’un ours brun trônait. Son attention troublée, Benjen ne remarqua pas le sourire de Brandon qui, d’un coup d’épée bien placée, renvoya Benjen contre le mur en bois de l’écurie.

 

— La prochaine fois que tu tenteras un enchaînement aussi complexe, regarde l’adversaire et pas la belle demoiselle.

 

Même si Brandon avait fait un effort — minime —, pour parler à voix basse, Allanna, de là où elle était, avait tout entendu. Ses joues s’empourprèrent de nouveau, et elle n’attendit pas une seconde de plus pour se réfugier dans son ouvrage. Benjen, lui aussi rouge de gêne, repoussa la main de Brandon posé sur le haut de sa tête.

 

— Je veux reprendre ! assura-t-il, comme si changer de sujet ferait oublier à Allanna ce qui venait de se passer.

— Et moi je n’en ai plus envie, déclara Brandon. Demande à Wylis de se battre contre toi, tu parviendras peut-être à le toucher sans t’étaler au sol la seconde d’après.

 

Benjen rougit, mais cette fois-ci de colère et de honte. Il n’était plus un petit garçon, plus un louveteau qu’on avait le droit de moquer sans arrêt. Depuis le départ de Ned aux Eyrié, les remarques du futur Lord de Winterfell ne cessaient de s’appesantir sur lui. Son frère le taquinait à tout va. Pas qu’il le prenait personnellement, mais devant les autres, et surtout devant elle, il n’aimait pas cela. Ce mélange d’émotions, la honte et le malaise, il le ressentait davantage lorsqu’elle se tenait non loin de lui lors de ses entrainements. Mais Allanna n’avait presque pas fait attention aux paroles de Brandon. Au contraire, c’est le nom de Wylis qui avait accaparé ses pensées.

Deux ans plus tôt, en plein milieu de la cour, le géant si gentil était tombé à la renverse sans raison, et avaient violemment convulsé. Sa grand-mère, Vieille Nan, s’était jeté à terre, et mestre Luwin était arrivé dans la seconde, mais rien n’avait changé. Wylis ne parlait plus à part pour prononcer l’étrange mot « Hodor », si bien que tout le monde commençait à l’appeler ainsi. Son ancien nom avait été annihilé par cette répétition incessante. Allanna, Lyanna et Benjen avaient tenté de lui faire la conversation, mais rien à part « Hodor » ne sortait de sa bouche. Pour autant, le gentil géant portait, depuis ce jour, un sourire béat sur le visage, alors Allanna se disait qu’il était heureux, au moins.

Benjen, encore gêné, confia son épée de bois à l’un des quelques palefreniers de Winterfell, puis, le souffle plus calme et les joues moins rouges, il rejoint Allanna. La rejoindre était un bien grand mot. Il se rapprocha d’elle tout en essuyant maladroitement sa tunique poussiéreuse. Allanna, qui levait les yeux vers lui, attirés par sa silhouette, refermait lentement son livre. Ils s’observèrent un moment, comme s’ils se jaugeaient l’un l’autre, avant de se décider à débuter une conversation.

 

— Tu lis toujours, partout, même dans la cour d’entrainement, lâcha enfin Benjen, ses yeux gris levés vers elle.

 

Son ton avait tout d’une accusation, et Allanna se sentit en trop : il lui disait qu’ils n’avaient pas sa place ici, elle et son livre. Alors elle descendit de la rambarde, tapota lentement sa jupe sombre, et souffla d’un ton plus emporté que d’habitude :

 

— Et toi, tu tombes toujours, et pourtant, je ne te le fais pas remarquer.

 

Elle avait levé le menton, et son ton faillit empourprer plus violemment encore les joues du garçon. Depuis qu’elle lui avait fait ses sutures, il y a des mois de cela, et lorsqu’ils n’étaient que tous les deux, ses petites piques étaient leur seul moyen de communication.

 

— Je n’aime pas quand on me regarde me battre… et tu es toujours là lors des entrainements, protesta-t-il presque.

— Je ne te regarde pas, je lis, assura Allanna.

 

Elle avait levé le livre, comme pour souligner ses paroles. Alors un léger silence s’installa. Mais Allanna, les joues toujours aussi rouges, laissa les mots sortir de sa bouche avant même qu’elle n’y pense vraiment.

 

— Pourquoi me regardais-tu, tout à l’heure ? questionna-t-elle innocemment. Bran a raison. Si tu étais resté concentré sur tes mouvements, tu ne serais pas tombé.

 

Benjen ouvrit la bouche pour se défendre des accusations proférées par l’oursonne. Mais il la referma presque aussitôt. Il baissa un instant les yeux sur son poignet, sur lequel la cicatrice aux reflets blanchâtres courait sur quelques centimètres. Elle avait bien cicatrisé, cette blessure. Les yeux d’Allanna le voyaient aussi, et une certaine fierté s’insinuait en elle.

 

— Tes cheveux, déclara soudainement Benjen, les yeux posés sur sa cicatrice, bien loin du visage d’Allanna. Normalement, tu ne les portes pas comme ça.

 

Allanna fronça les sourcils. Ses cheveux étaient attachés par la broche réalisée et offerte par son père. Certaines boucles noires étaient plus visibles que d’autres, relâchées sur ses tempes et dans sa nuque. Mais elle ne savait pas qu’on le remarquerait, et que lui, surtout, le remarquerait.

 

— Lya les a bouclées… souffla-t-elle simplement.

— Je sais, assura Benjen. Mais… ils sont beaux. Quand ils sont lâchés aussi… toujours, en fait.

 

Un nouveau silence s’installa. Allanna, profondément choqué par les mots de Benjen, n’osa rien répliquer. Elle resta interdite, puis détourna le regard lorsque les pas mesurés et réguliers de Lord Rickard Stark se firent entendre. Son air était toujours aussi sévère, et sa posture était toujours aussi impressionnante, mais son regard était plus doux. Allanna fit une légère révérence, presque par habitude, pendant que Benjen s’alignait à ses côtés.

 

— Une lettre de ton père, Allanna, déclara le Seigneur des lieux.

 

Allanna, les yeux étincelants, tendit la main vers la lettre dont le cachet décacheté indiquait qu’elle ne lui était pas directement adressée. Elle ne la lut pas, mais interrogea du regard son protecteur.

 

— Jeor Mormont sera à Winterfell dans trois lunes, expliqua-t-il. Il vient pour te voir.

 

Cela faisait presque six ans qu’Allanna n’avait pas vu son père. Six ans à son âge, cela paraissait beaucoup, une éternité presque. Bien que les années soient passées vite, car Winterfell était devenue sa vraie demeure, et que les Stark étaient devenues sa famille, elle avait espéré tant de fois revoir son père qu’elle en avait presque abandonné l’idée. Mais dans cette lettre qu’elle s’empressa de lire elle-même, il était indiqué mot pour mot qu’il se rendrait à Winterfell pour voir sa fille. Son cœur s’emballa, et un sourire timide vint effleurer ses lèvres. Ce sourire se répercuta sur le visage de Benjen qui, sans s’en rendre compte, souriait à son tour, touché par l’épanouissement soudain d’Allanna.

 

— Je vais le dire à Lyanna et à Lady Lyarra, assura-t-elle en faisant une révérence.

 

Sur ce, elle partit en courant, la lettre contre son cœur et le sourire aux lèvres. Benjen la suivit du regard, lorsqu’il sentit une main sur son épaule. Celle de son père, rare, mais toujours agréable et réel.

 

— Je t’ai observée te battre contre Brandon. Tu fais des progrès, c’est bien, lança-t-il. Mais tu t’es laissé déconcentrer.

 

Benjen, qui avait quitté des yeux la silhouette de la jeune Mormont, les releva vers son père. Il avait repris de son sérieux, et son sourire n’était plus.

 

— Je sais, père, déclara-t-il d’un ton presque solennel. Mais quand elle est là, j’ai l’impression de ne plus savoir tenir mon épée.

 

Un très court instant, Benjen crut voir son père sourire, mais la voix froide et le ton plat de celui-ci lui fit croire le contraire. Les yeux gris et perçants de Rickard semblaient comprendre silencieusement les paroles de son fils, mais il parla tout de même.

 

— Un jour peut-être, ses yeux te pousseront à lever ton épée plus haut encore, assura-t-il.

 

Il semblait à Benjen que son père lui parlait toujours en énigme indéchiffrable. Pourtant, il garda cette phrase dans un coin de sa tête, et peut-être aussi dans son cœur, car même s’il n’était âgé que de douze ans, il commençait à comprendre que la petite Mormont signifiait pour lui bien plus qu’il ne l’avait d’abord envisagé.

Chapter 10: The Proposal

Chapter Text

Les trois derniers mois étaient passés avec bien des appréhensions ; son père allait-il être fier d’elle, de ses progrès, de son allure, de son comportement ? Après tout, six ans étaient passés. Elle avait changé, s’était formée, et parlait plus franchement. Elle rougissait toujours autant, mais cela ne l’empêchait pas de s’affirmer. Alors elle passa les trois mois à supporter l’angoisse et le nœud qui se formaient dans sa gorge et dans son ventre, chaque matin et chaque soir.

Heureusement pour elle, la compagnie constante de Lyanna, les apprentissages procurés par Septa Asha et mestre Luwin, les matinées à cheval aux côtés de Brandon, Benjen, Lya, et quelques fois Lord Rickard lui-même, lui occupait l’esprit. Mais ce matin-là, alors que son père approchait davantage Winterfell, Allanna se sentait chancelante. Lady Lyarra s’était elle-même occupée de l’oursonne. Elle l’avait paré de sa plus jolie robe, une robe cousue de la main de la dame des lieux et offerte à Allanna pour ses onze ans. Elle avait si peu grandi qu’elle lui allait encore comme un gant.

Le tissu, d’un gris clair et profond, était aussi doux qu’au premier jour ; du satin qui brillait différemment selon l’éclairage, et dont la doublure avait été précautionneusement réalisée en velours. Lady Lyarra avait brodé un simple motif sur le corset peu rigide, qui convenait à l’âge d’Allanna, et qui lui laissait la possibilité de se mouvoir avec facilité. Un ours, brodé de fil plus clair, trônait en son ceint. Les pans de la robe étaient raisonnables, ainsi que l’était la traine. Mais lors des dernières semaines, Lyarra avait décidé de coudre deux nouvelles capes, une pour sa propre fille, et une pour celle qu’elle avait adoptée. Et pour cause, le dernier mois avait vu les températures chuter, de sorte que tous renfilaient leurs gants et leurs vestes en fourrures. Brandon avait même déclaré que le Lord Commandant semblait ramener avec lui le froid du Mur. Ce fut donc pour cette occasion, et sous les demandes incessantes de Lyanna qui avait depuis longtemps demandé une robe du même gris que celui d’Allanna, que Lyarra s’était décidé à réaliser la robe de sa fille, ainsi que les deux capes assorties.

La robe de Lyanna était plus sombre que celle d’Allanna, mais la petite fille en paraissait tout à fait satisfaite. Là où l’ours fier trônait sur le corset de la Mormont, un loup tout aussi fier avait été brodé sur celui de la Stark. Leurs capes étaient elles aussi grises, tandis qu’une fourrure de zibeline venait entourer le col. « De vraies jumelles », avait assuré Lady Lyarra à son mari, avant même qu’il ne les voie de ses propres yeux. En effet, les deux petites filles, qui chacune devenaient un peu plus femmes chaque jour, se ressemblaient d’une étrange manière, tout en ne se ressemblant pas du tout. Tandis qu’Allanna avait des cheveux aussi noirs que les plumes d’un corbeau, ceux de Lyanna étaient plus clairs, d’un brun toutefois profond, à l’image de leurs yeux. Alors que Lyanna était plus grande et plus rustre dans ses gestes, elle qui avait le « sang du loup », comme le disait son père, Allanna, avait la sagesse de l’ours. Malgré leur différence, les voir côte à côte, interagir et grandir ensemble faisaient se questionner quiconque sur leur lien de sang.

Lyarra avait soigneusement coiffé la Mormont. Elle avait laissé ses boucles naturelles, et avait de nouveau complimenté ses cheveux. Allanna, qui s’était souvenue des propos de Benjen, avait violemment rougi, encore une fois. Mais elle s’était vite reprise, bien trop angoissée par la venue de son père. Lady Stark avait attaché la broche dans les cheveux de la jeune fille, et l’avait laissée s’admirer dans le miroir. Mais à présent, ce n’était plus son double qu’elle voyait, mais la cour de Winterfell.

Tous se tenaient là, comme au premier jour, sauf que cette fois-ci, Allanna se trouvait du côté des Stark, et non de celui des arrivants. À présent, c’était elle qui attendait le retour de son père, elle qui l’accueillerait, elle qui se tenait au côté des Stark, et son cœur, lorsqu’enfin, après un long moment, les gardes crièrent d’ouvrir les portes, ne s’arrêta pas une seconde de battre la chamade. Et lorsqu’enfin elle vit les quelque trois membres de la Garde, parés de noir, arriver dans la cour à dos de leur cheval, son cœur rata un battement. Au milieu trônait son père, le 997ème Lord Commandant de la Garde de Nuit, ancien Seigneur de l’Île aux Ours. Il n’avait pas changé, mais Allanna remarquait que ses cheveux et sa barbe brune s’étaient quelque peu ternis vers le gris blanc. Sa carrure imposante s’était presque intensifiée, et ses habits noirs de la Garde portaient en eux la sévérité de sa position. Allanna, qui se tenait entre Lord Rickard et Lyanna, sentit sa gorge se serrer. Elle n’avait pas envisagé un tel sentiment. Elle pensait être heureuse, profondément, et rien d’autre. Mais au milieu de cette joie se dissimulait une gêne. Il n’était pas un inconnu, il était son père, et pourtant, elle ne savait quoi faire : s’incliner ? courir dans ses bras ? lui parler avec la distance d’une vraie dame ? On avait manqué de le lui dire, et les codes sociaux, pourtant évidents en ce genre d’instant, la laissèrent perplexe.

Parmi toutes ces questions se dissimulait notamment la sensation d’une irréalité croissante. Son père était là, non loin d’elle, qui descendait de son cheval. Et pourtant, elle avait l’impression que tout ceci était irréel. Alors elle resta tétanisée, figée entre son protecteur, le Seigneur Stark, et Lyanna qui semblait plus excitée qu’elle. Mais le pire fut sans doute lorsque le regard bleu du Seigneur son père croisa le sien. Alors qu’il s’approchait, tous saluèrent. Brandon et Benjen baissèrent respectueusement la tête, tandis que Lyanna et Allanna s’appliquaient à faire une révérence. Voilà, la révérence. C’est ce que l’on attendait d’elle, se dit-elle, alors c’est ce qu’elle fit. Mais son cœur ne s’arrêtait pas de battre, malgré tout. Et lorsqu’elle leva la tête, et qu’elle plongea son regard dans celui de son père, elle vit l’étincelle dans son regard. Il n’y eut besoin d’aucun mot, seulement le sourire de Jeor pour qu’elle se détache de la lignée et qu’elle fonce droit dans ses bras. Un instant, elle oublia la fierté du Nord, la grâce, la retenue, et alors qu’elle se jetait sur lui, Jeor la soulevait de ses bras massifs à quelques mètres du sol.

 

— Par les Anciens Dieux, regarde-toi, assura-t-il le front contre ses cheveux.

 

Elle ne pleura pas, mais resta un moment entre ses bras rassurants. Elle avait oublié cette sensation, et elle se promettait de ne plus l’oublier.

Au bout d’un certain moment, Jeor dégagea son visage pour l’observer. Six ans déjà. Il avait laissé une petite fille, et revenait voir une petite dame digne et droite.

 

— Tu es magnifique, déclara-t-il avec une fierté dans la voix que tous devinaient distinctement.

— Immense ! s’exclama soudainement Lyanna, les yeux rivés sur la carrure du Lord Commandant.

 

Brandon rit à gorge déployée, tandis que Benjen lui soufflait de se taire. Jeor ricana dans sa barbe, avant de descendre Allanna à terre. Là, des mots cordiaux furent échangés. Lord et Lady Stark saluèrent convenablement Jeor, tandis qu’Allanna présentait convenablement les enfants Stark à son père, comme s’il ne les avait jamais rencontrés. Brandon serra fermement la main du Lord Mormont, avec l’allure d’un homme de son rang, tandis que Benjen, impressionné sans le laisser paraître, avançait lui aussi la main. Allanna observait, les yeux étincelants d’excitation et d’admiration ; son père était enfin là.

 

——

 

— Un jour, Vieille Nan nous a raconté que les corbeaux étaient bien plus intelligents au Mur, reprit Lyanna, qui n’arrêtait pas de parler.

— Ce sont des histoires, Lya, rétorqua Allanna.

— Mais peut-être que c’est vrai quand même ! assura la petite fille d’une voix pleine d’espérance.

 

Allanna et Lyanna, assise aux pieds de Jeor, déblatérèrent leurs arguments sans même laisser la place à la parole du Lord Commandant qui observait patiemment les deux petites filles sous ses yeux. Lorsqu’elles finirent enfin par rire d’un même souffle, Jeor put continuer ses histoires du Mur. Il n’était pas très bon conteur, et les enfants lui échappaient quelque peu, surtout des filles de l’âge d’Allanna et de Lyanna, mais il faisait de son mieux.

Il avait évoqué les blizzards, si puissants qu’ils se frayaient un passage entre les fissures de la porte et éteignaient en un souffle les flammes dans les foyers de tout Châteaunoir. Il avait aussi décrit les montagnes par delà le Mur, dans lesquels il s’était peu aventuré : son poste de Lord Commandant requerrait sa présence au Mur. Mais il avait balayé, à la plus grande peine de Lyanna, tous les contes de Vieille Nan ; jamais il n’avait vu géants, Autres, ou enfants de la forêt. Lyanna avait gonflé les joues, peiné, mais restait assise au sol, à tendre l’oreille. Les deux filles buvaient les paroles du Vieil Ours comme s’il s’agissait de contes aux allures merveilleuses.

Lyanna ne cessait de poser des questions, tandis qu’Allanna, les mains posées sur celles de son père, se contentait d’écouter. Benjen, resté en retrait auprès de sa mère, postée au coin du feu, écoutait lui aussi. De temps à autre, son regard se portait sur le grand homme imposant, qu’il percevait à mesure que les minutes passaient comme un héros empli de légendes. Mais il observait aussi les mains d’Allanna, si petites contre celles de son père, qui semblait à vu d’œil calleuses et rugueuses. Elle paraissait heureuse, assise ainsi auprès de lui, et la joie qui se laissait entrevoir de façon pudique sur ses traits lui faisait plaisir. Il se sentait étrangement tranquille, et il aimait la voir ainsi, le sourire aux lèvres.

Lyarra, qui écoutait d’une oreille attentive les contes de Jeor, observait son dernier-né. Elle percevait le soin qu’il prenait à observer sans trop s’attarder, et la façon qu’il avait de se tenir au plus loin. Il agissait avec le calme de Ned, et gardait le maintien droit de Brandon. Mais ses yeux lui rappelaient ceux de son mari, de par leurs couleurs, mais aussi par leur perspicacité. Il avait de vrais yeux de loups, et n’avait rien à envier à ses deux frères, même s’il en pensait le contraire.

 

— Benjen, pourquoi ne montrerais-tu pas au Lord Mormont la blessure qu’a soignée Allanna ?

 

Benjen baissa la tête vers sa mère. Allanna, prise de panique face à l’attention soudaine, rougit, ce qui fit sourire Lyanna. Mais Jeor était tout attentif ; il ne savait rien de cette histoire. Alors Benjen, d’un pas mesuré et sûr, se dirigea vers l’homme de la Garde. Il releva la manche de façon à découvrir son avant-bras, et montra la cicatrice pâle. Allanna, encore agenouillée, regarda tour à tour Benjen et son père. Qu’allait-il dire ? Elle n’avait pas été envoyée ici pour acquérir le savoir d’un mestre, mais pour apprendre à gérer sa Maison, et son Île. Une dame avait-elle l’habitude de coudre des plaies ? Elle pensa un instant à une excuse. S’il prenait à son père de redire quelque chose à ce propos, elle pourrait rétorquer que ses travaux à l’aiguille lui avaient fait acquérir cette capacité à coudre des plaies : du tissu à la peau, il n’y avait qu’un pas, n’est-ce pas ? Mais le regard tendre de Lyarra la rassurait amplement.

 

— Tu as fait ça, Petite Ourse ? demanda Jeor de sa voix naturellement rauque.

 

Allanna acquiesça silencieusement. Puis, contre toute attente, Benjen intervint.

 

— C’était de ma faute, et Allanna a bien voulu soigner la plaie, déclara-t-il. Je n’ai rien senti du tout.

 

La jeune Mormont rougit de plus belle. Elle ne savait pas si elle rougissait pour les compliments, pour ses paroles, ou pour tout autre chose, mais elle savait que son regard s’était arrêté sur Benjen. Jeor le vit, et déclara : « C’est très impressionnant, Allanna. » Ce compliment put sortir Allanna de sa semi-contemplation. Elle en fut ravie, et remercia son père. Mais son trouble, particulièrement perçu par Lady Stark, la poussa à se lever du fauteuil.

 

— Les enfants, laissons Allanna et son père seuls. Il est tard, et ils ont bien des mots à s’échanger.

 

Lyanna acquiesça, et Benjen se détourna des deux Mormont sans même lancer un regard à Allanna. Elle aussi s’efforça de ne pas croiser son regard. Son attention était toute entière portée sur  son père, et lorsqu’ils furent enfin seuls, elle se permit enfin de poser sa joue contre le genou de Jeor, comme si la pudeur s’effaçait d’elle-même.

 

— J’ai l’impression que tu es toujours aussi petite, déclara-t-il, la main sur ses boucles noires.

— Lady Lyarra dit que cela ne fait rien que je sois plus petite que les autres, souffla Allanna, la tête reposant toujours sur la jambe de son père.

— Lady Lyarra a raison, assura Jeor, pensif et ému. Quand je te regarde, je me dis que tu es bien plus que tout ce que j’avais pu espérer.

 

Allanna enfouit son visage contre le tissu rugueux du pantalon de son père, dans le seul but de dissimuler les éclats de larmes dans le coin de ses yeux. Il lui avait tant manqué, et sa présence ne faisait que de renforcer ce sentiment. Jeor, dont la main caressait tendrement et maladroitement les cheveux de sa fille, ne sut quoi dire. Elle restait une petite fille, mais elle devenait peu à peu une jeune femme, et un immense seuil semblait s’être engouffré entre les deux. Cette jeune fille, il ne l’avait pas vue grandir. Il ne l’avait pas vue pleurer lors de son départ, il n’avait pas vu ses premières chevauchées ni ses progrès en tir à l’arc que Lyanna avait loué toute la soirée. Il n’avait pas assisté à ses anniversaires ni à ses premières chamailleries. Il avait raté bien des choses, et cela lui pesait sur le cœur. Il portait le poids de son absence tous les jours, comme des chaines autour de ses poignets.

Lorsque le louveteau des Stark avait montré sa cicatrice, il n’avait rien osé dire. Sa fille avait fait ça de ses propres mains, et aucune de ses lettres n’avait fait part de ses talents là. S’il avait été auprès d’elle, il l’aurait su, il l’aurait vu de ses propres yeux, et cette vérité lui serrait le cœur. Même sa main sur les cheveux de sa propre fille était maladroite. Il avait peur de défaire la broche qu’il lui avait offerte, d’aplatir ses boucles bien faites. Elle était frêle, bien plus que Maege Mormont et ses filles. Elle n’avait pas l’air d’une ourse, et elle tenait de la grâce du loup. Pourtant, lorsqu’elle levait ses yeux sombres vers lui, il percevait l’étincelle de sa Maison, son étincelle. Peut-être n’avait-elle pas pris de la force physique de l’ours, mais elle avait sa sagesse et sa bonté, il le voyait. Elle était sa petite fille, intacte et pourtant tant changée.

 

— Père, êtes-vous déçu de moi ? Je ne suis pas bonne couturière, et je n’ai pas la patience nécessaire à la broderie et au tissage. Mais… j’ai beaucoup appris, assura-t-elle en relevant son visage vers lui. Je connais l’anatomie, les plantes… j’aide mestre Luwin à préparer ses fioles, et je sais suturer de nombreuses sortes de plaies.

 

L’étincelle qui brillait dans les yeux d’Allanna était un indice clair de l’approbation qu’elle recherchait. Les Anciens Dieux savaient à quel point elle espérait qu’il soit fier d’elle. Elle n’était pas encore une Lady accomplie, pas ce que l’on attendait d’elle, mais elle avait besoin de sentir la fierté dans le regard de son père, et elle ne tarda pas à la sentir. Jeor la fit se redresser, de façon à ce qu’elle lui fasse face, et prit ses deux mains entre les siennes. Six ans ou douze ans, ses mains restaient englouties dans celle de son père, et ses yeux portaient cette tendresse particulière qui n’existait que grâce à Allanna.

 

— Broderie, tissage, que m’importe. Si tu te plais ici, que tu prends plaisir à apprendre, et que tu te sens bien…

 

Il s’interrompit un instant, comme si l’émotion le prenait à la gorge. Il raffermit sa poigne autour de ses toutes petites mains et souffla :

 

— Tout ce que je veux, c’est que tu sois heureuse.

 

Allanna sentit ses yeux s’embuer alors qu’elle hochait vigoureusement la tête.

 

— Je suis heureuse ici, père, assura-t-elle. Mais… vous m’avez manqué.

 

Jeor n’attendit pas plus longtemps pour la prendre dans ses bras. Il la serra contre lui, permettant à Allanna de s’accrocher à son cou, tandis qu’il la prenait sur ses genoux, un geste qu’ils avaient tant de fois, l’un comme l’autre, espérés revivre en silence. Ce soir-là, Allanna s’endormit dans ses bras, et Jeor ne put se la laisser arracher pendant de nombreuses heures.

 

——

 

Deux semaines étaient passées depuis l’arrivée de Jeor Mormont à Winterfell. Il avait passé du temps avec Allanna, en quête de rattraper ce qu’il pouvait. En effet, il ne resterait que trois semaines. Trop de responsabilisées l’attendaient au Mur, et sa présence en ces lieux avait toujours été limitée à cette durée.

Mais ce matin-là, Jeor ne le passait pas aux côtés de sa fille. Il se tenait près de la fenêtre du bureau de Lord Rickard, dans l’aile ouest de Winterfell. Le temps était plus doux, en ce jour, et la pièce était assez claire pour faire du bureau un endroit agréable et accueillant. Le bureau de chêne sur lequel reposait de nombreux parchemins, dont certains sceaux étaient brisés et d’autres laissées intactes, attendaient patiemment qu’on s’y intéresse.

Mais à la fenêtre, Jeor observait sa fille s’amuser dans la cour. Du haut de leur cheval, Allanna et Lyanna chevauchaient autour de Benjen, le déconcentrant dans son entraînement à l’épée avec son maître d’armes. Les fillettes riaient à gorge déployée, alors que Benjen tentait désespérément de s’extraire du cercle infernal qu’elles créaient. Jeor retint un rire. Voir Allanna ainsi était une bénédiction.

 

— Vous l’avez merveilleusement bien élevée, déclara-t-il en se détournant de la fenêtre.

 

Lady Lyarra souriait, droite au côté de son mari. Mestre Luwin, légèrement en retrait, abordait un visage paisible, lui aussi. Jeor s’approcha, les mains derrière le dos, l’air sévère et les traits creusés par le froid et la rudesse du Mur. Ses habits noirs bordés de fourrure d’ours sombre le rendaient d’autant plus massif, mais ses yeux, eux, étaient teintés d’une douceur évidente.

 

— Allanna est des nôtres, souffla enfin Lyarra d’une voix douce. Elle est heureuse, et les enfants la considèrent comme une membre de la famille. Je puis vous assurer qu’elle est plus qu’une pupille. Vous nous avez offert une merveilleuse petite fille, Lord Mormont.

 

Le Lord Commandant sourit légèrement, accentuant les rides autour de ses yeux. Il hocha la tête, conscient qu’Allanna avait trouvé une place dans cette famille de loup. Lord Rickard, lui, remplissait une coupe de vin à Jeor qui l’accepta sans hésitation. Le vin, au Mur, était loin d’être agréable. On le buvait car il tenait chaud, mais il brulait la gorge presque autant que la bière qu’ils faisaient. Il profita alors de plusieurs gorgées, jusqu’à ce que son regard se pose sur les lettres elles-mêmes posées sur la table, près de Rickard. Un grognement rauque traversa sa gorge.

 

— Nous en avons reçu plusieurs au cours de la dernière année, déclara Rickard, qui n’avait pas besoin d’expliquer ce que contenaient les lettres et les parchemins.

 

Mestre Luwin s’avança vers le bureau, un air plus grave, signe de son éternel sérieux.

 

— Lord Glover et Lord Karstark se sont proposé d’unir leur Maison à la vôtre. Par le biais de leurs seconds fils, Lord Ethan Glover et Lord Eddard Karstark, déclara le mestre d’une voix calme.

 

Jeor observait les parchemins et les sceaux. Il avait d’abord marié son fils à une Glover avant qu’il ne le soit à une Hightower. La simple pensée de ce passé qu’il avait révolu, ou cru révolu, lui hérissait les poils.

 

— Ils demandent la main d’Allanna en invoquant des raisons historiques et logiques, continua mestre Luwin. Les contrées des Glover et des Karstark sont au Nord et en bordure de mer, plus que d’autres Maisons. Les deux Seigneurs assurent que leurs fils sauraient s’occuper de l’Île aux Ours, et gouverner au côté de votre fille.

 

L’impatience de Jeor, trahie par son poing serré contre le bureau, se faisait ressentir dans toute la pièce. Lady Lyarra et Lord Rickard observaient en silence, conscients des jeux de pouvoir qui se jouaient là. Malgré sa petitesse, la Maison Mormont était l’une des plus respectées du Nord. Mais l’amont de femmes qui s’y trouvaient causait bien des envieux. Allanna étant la future Lady de l’Île, certains ne cherchaient que le pouvoir à travers elle. Mestre Luwin, même s’il rendait compte des lettres et des demandes, n’en éprouvait pas moins une certaine retenue.

 

— Nous avons aussi reçu des propositions de Maisons de la frontière Sud. La Maison Mallister, et la Maison Bracken, toutes deux vassales des Tully.

 

Le regard de mestre Luwin, tout d’un coup plus lourd, hésita un moment sur ses mots, avant de les prononcer. D’avance, Jeor savait que la suite lui plairait bien moins encore.

 

— Lord Medger Cerwyn s’est aussi proposé.

— Lord Medger Cerwyn ? répéta Jeor, sa voix plus rauque, et son regard plus froid.

 

Mestre Luwin n’eut pas besoin de répondre. Évidemment, il n’avait pas réellement considéré la demande des Cerwyn, mais en tant que mestre de Winterfell, son devoir était d’en rendre compte. Jeor Mormont, Lord Commandant ou pas, restait le père d’Allanna. Toutes informations à son sujet se devaient d’être dites, y compris les demandes d’alliances.

 

— Lord Medger Cerwyn a deux fois son âge, et a une fille de son âge ! s’égosilla le Vieil Ours. Comment ose-t-il même y penser ?

— Nous le savons, assura Rickard. Mais il fallait vous en faire part. Plus Allanna côtoiera le monde, plus les demandes se multiplieront.

 

Jeor le savait. Sa fille était non seulement l’héritière de l’Île aux Ours, mais elle était aussi belle, et le jeu des alliances ne pardonnait pas. À douze ans, les fiançailles et les promesses d’alliances étaient d’augure. Jeor était déjà passé par là, avec son seul et unique fils. Toutefois, l’idée de marier son fils ne lui avait jamais posé problème. Tout était différent pour Allanna. Elle était une fille, et en se mariant, elle perdrait son nom. Elle serait l’épouse d’un homme de haute naissance et l’Île ne serait plus seulement la propriété des Mormont, mais celle du nom de son époux. À la seule vue des lettres éparpillées sur le bureau, le Vieil Ours se passa une main sur le visage alors qu’un nouveau souffle rauque traversait ses lèvres. Par les Anciens Dieux, il ne voulait pas que sa petite fille souffre d’un mariage politique, et surtout pas la donner à douze ans contre sa volonté.

Lyarra s’approcha alors de Jeor, une présence rassurante et douce à la fois, qui avait le don d’apaiser tous les esprits.

 

— Nous avons aussi reçu des demandes pour Lyanna. Nous n’y avons pas répondu. Treize ans est encore bien tôt pour une enfant, déclara-t-elle. Vous avez encore le temps, Lord Mormont.

— Mais je ne reverrai pas Allanna avant des années sans doute, déclara Jeor. Je ne veux pas la donner en pâture à un charognard de Seigneur par missive.

 

Il secoua la tête ; ça, il ne le pouvait pas. Il croisa les mains dans son dos, sa coupe de vin fini et posé sur le bureau, et se dirigea de nouveau vers la fenêtre. Allanna était toujours là, à rire auprès de Lyanna et de Benjen. Elle paraissait si petite, et si éloignée de toutes ces manigances politiques.

 

— Je n’ai pas vu ma fille depuis six ans, commença-t-il. Vous la voyez tous les jours. Vous l’avez vu grandir, parler, apprendre… vous la connaissez mieux que moi. Alors, dites-moi, à qui, s’il y a un qui, devrais-je un jour offrir sa main ?

 

Sur ces derniers mots, Jeor s’était tourné vers les Stark. Mestre Luwin, lui aussi, restait attentif. Lyarra porta son regard sur son mari, un léger sourire aux lèvres. Rickard et elle avaient déjà bien échangé sur le sujet, alors, sans détour, le gouverneur du Nord déclara : « À notre benjamin, Benjen. » Et cette simple phrase suffit à troubler Jeor. Il plissa légèrement les yeux, dubitatif.

 

— Pourquoi me proposer votre cadet ? Je croyais que votre second fils n’était encore promis à personne.

— Eddard et Allanna se considèrent comme des frère et sœur, expliqua simplement Rickard. Mais Benjen ne trompe personne.

— Dès le premier jour, Benjen n’a cessé de suivre Allanna du regard. Il l’écoute, et tente de dissimuler son attachement et son affection maladroitement, souffla Lyarra.

— Il est encore jeune, répondit Jeor, pensif.

 

Rickard, d’un pas mesuré, le rejoignit près de la fenêtre. Il lui faisait face comme un homme, et comme un père qui savait ce qu’impliquait de laisser sa fille à un autre. À lui aussi, la décision de donner ses fils en mariages était plus simple que celle de confier la main de Lyanna.

 

— Benjen est jeune, il a encore beaucoup à apprendre. Mais il respecte Allanna, et l’affection qu’il lui porte est connue de tous.

— Et ma fille, dans tout cela ? questionna le Vieil Ours.

— Depuis quelque temps, elle le regarde différemment. Elle rougit plus souvent, et perd ses moyens, déclara Lyarra.

 

Mestre Luwin s’avança vers eux, l’air tranquille. Il apportait un autre regard à la situation, plus rationnel et sage.

 

— Leur affection et leur respect sont quelque peu maladroits, mais ils sont bien réels, assura-t-il. Il est rare de lier deux cœurs déjà en émois l’un pour l’autre.

 

Jeor resta un instant silencieux. En ces deux semaines, il avait vu les regards furtifs de sa fille, comme il avait vu ceux du Stark. Peut-être que sa fierté de père avait décidé d’annihiler cela. Mais l’idée ne lui déplut pas. Il avait autant confiance en la famille Stark qu’en son propre nom. Allanna faisait déjà partie de leur Maison, et s’y sentait bien. Il n’avait aucune raison de refuser. Alors il plongea son regard sur la cour. Allanna observait Lyanna se battre à l’épée de bois contre Hodor, qui riait comme à son habitude. Et Benjen, en retrait, regardait Allanna, comme une ombre discrète. Alors il réfléchit un moment, avant de se détourner de nouveau du rebord de la fenêtre pour faire face à Rickard, solennellement.

 

— Elle est ma chair, mon sang, déclara-t-il. Mais si elle le choisit, je ne m’y opposerais pas.

— Nos ancêtres ont toujours été liés, depuis que Rodrik Stark a confié l’Île aux Ours à la Maison Mormont. Unir nos familles par les liens du mariage et du sang serait un honneur de plus.

 

Jeor ne répondit pas, mais hocha la tête, avant d’échanger une poigne ferme avec son homologue, sous le regard paisible de Lady Lyarra.

 

Il s’agissait là d’une alliance entre le loup et l’ours.

 

——

 

À chaque fois qu’elle était appelée au bureau de Rickard Stark, Allanna se sentait chancelante, et une légère douleur dans l’estomac, plus communément désigné par le terme angoisse, la prenait en un instant. Mais le plus étonnant, c’est qu’elle n’était pas accompagnée de Lyanna, mais de Benjen. Tous deux avaient été conviés par mestre Luwin, qui les escortait en silence, amplifiant de ce fait le malaise croissant.

Mestre Luwin entra, suivit d’Allanna, droite comme une lame, ses cheveux attachés en un chignon retenu par la broche que lui avait offerte son père. Elle portait la robe que lui avait confectionné Lyarra, mais avait laissé tomber la cape, déjà trop chaude au vu de la fluctuation du temps. Benjen entra le dernier. Plus grand qu’Allanna d’une tête au moins, les cheveux plus foncés par le temps, il avançait à ses côtés, et s’arrêta face au bureau. Le bureau, bien mieux organisé que celui de mestre Luwin, sentait la cire et les cendres froides. Tout était si imposant dans cette pièce qu’Allanna en ressortait toujours impressionnée. Mais le plus impressionnant était de voir Jeor Mormont au côté de Rickard Stark. Bien heureusement, les silhouettes de Lyarra et de mestre Luwin adoucissaient celles des deux Seigneurs.

 

— Asseyez-vous, déclara Rickard.

 

Ils obéirent en silence, et s’assirent côte à côte sur des chaises en bois qui n’avaient d’ailleurs jamais été là avant, remarquait Allanna. Elle observait le visage de son père et celui de Rickard. Tous deux étaient empreints de sérieux. Alors elle colla ses mains l’une contre l’autre, et les tordit légèrement, contenant son malaise. Benjen, lui, tapait doucement du pied. Il était aussi étonné que l’était la jeune fille, et son col en cuir semblait se resserrer autour de sa gorge. Il ne s’agissait pas du regard sévère de son père : il en avait l’habitude et l’avait apprivoisé. C’était celui de Jeor Mormont, le Vieil Ours, le Lord Commandant de la Garde de Nuit, et surtout, le père d’Allanna, qui le plongeait dans l’incertitude. Son regard pesait sur lui comme une épée sur sa nuque.

 

— Nous vous avons fait venir pour vous faire part d’une conversation, commença Rickard. Vous êtes encore jeunes, mais vous vous éloignez peu à peu de l’enfance. C’est pourquoi nous souhaiterions vous parler non pas d’un engagement immédiat, mais d’une proposition.

 

Jeor croisait les bras, attentif. Son regard était perçant, fatigué aussi, mais clair.

 

— Nous aimerions, dans quelques années, organiser un mariage entre vous, déclara finalement Rickard.

 

La phrase tomba comme une encre dans les tréfonds de la mer. Allanna sentit le feu empourprer ses joues. Elle pria pour que personne ne le voie, mais elle tournait déjà la tête vers Benjen, mécaniquement, comme par pur réflexe. Mais Benjen avait lui aussi tourné la sienne. Leur regard se croisa, et déjà, leurs yeux se reportaient sur le bureau, comme un ancrage invisible. Mestre Luwin ne put empêcher un rictus, que Lyarra ne put réprouver, elle aussi. Mais Jeor continua d’une voix forte et mesurée.

 

— Ce mariage pourrait non seulement consolider l’amitié qui lie les Stark et les Mormont, mais aussi vous offrir honneur et affection. De ce que j’ai cru comprendre, vous pourriez être heureux ensemble. Vous pourriez gouverner au mieux, tous les deux, l’Île aux Ours.

 

Les rougeurs sur les joues d’Allanna redoublèrent. Un mariage avec Benjen… être heureux ensemble… gouverner à deux… Cela faisait beaucoup. Trop sans doute. Mais Benjen remontait déjà le menton vers elle. Allanna sentit son regard pesant, et ne put que planter le sien dans ses yeux clairs. Il la regardait comme ce jour-là, lorsqu’il lui avait assuré qu’il lui faisait confiance.

 

— Je prendrai soin de toi. Toujours.

 

Allanna sentit son cœur s’emballer dans sa poitrine, mais cette fois-ci, elle ne détourna pas le regard. Que pouvait-elle répondre à cela ? Elle était déstabilisée, et ne voulait pas le laisser paraître, surtout pas. Pas devant son père, ni devant Lord et Lady Stark, et pas non plus devant mestre Luwin. Puis elle pensa aux mots de Benjen : prendre soin. C’est ce qu’on attendait d’un époux et d’une épouse, pourtant, elle n’en était pas encore une. Alors elle haussa les épaules, leva le menton, et garda ses yeux noirs fermes.

 

— Je n’ai pas besoin que l’on prenne soin de moi, répondit-elle d’un ton surement trop vif pour laisser croire à son indifférence. Je suis une Mormont, et je suis la pupille des Stark. Je sais me défendre.

 

Benjen, son regard clair plongé dans celui de la Mormont, fronça les sourcils, pris de court.

 

— Ce n’est pas ce que je voulais dire, rétorqua-t-il. Tu sais très bien ce que je voulais dire…

— Je suis capable de comprendre seule ce que tu as dit, déclara-t-elle plus froidement encore. Et d’ailleurs, je ne veux pas donner de réponse immédiate.

— Personne ne te le demande, Allanna, assura doucement Lyarra.

 

Sur ces mots, Allanna se leva de sa chaise, fière. Elle ignorait le rouge sur ses joues, et attendait à ce qu’on accepte son départ. Une fois l’accord silencieux supposé, elle hocha la tête et fit volte-face sans même offrir un regard à Benjen dont l’air abasourdi faisait sourire sa mère. Mais une fois la porte claquée, le silence emplit l’espace. Benjen restait immobile, les mains serrées contre ses genoux. Tant de questions se bousculaient dans sa tête qu’il n’arrivait presque plus à penser correctement. Alors, pris d’une envie de comprendre, il leva les yeux vers son père.

 

— J’ai dit que je prendrai soin d’elle, et elle, elle se fâche. Tout ce que je voulais dire, c’est que je ferais attention à elle, que je serais là pour elle. Mais… elle a tout compris de travers.

 

Son ton s’apparentait plus à une supplication qu’à de la colère. S’il était en colère, c’était avant tout contre lui. Évidemment que l’annonce l’avait étonné, jamais Benjen n’avait cru pouvoir être fiancé à Allanna. Mais les mots qui avaient traversé ses lèvres avaient été sincères. Prendre soin d’elle revenait à la rendre heureuse, n’est-ce pas ? Alors pourquoi, par les Anciens Dieux, avait-elle réagi comme s’il avait proféré une injure à son encontre ? Ses joues étaient rouges malgré lui, et ses mains se serraient davantage autour de ses genoux. Mais le pire était sans doute le regard du père d’Allanna. Il ne disait rien, mais il l’observait avec une intensité peu commune, déconcertante. Au bout d’un moment, comme s’il avait fini de jauger le dernier loup de la tribu, Jeor se décida à parler de sa voix grave et portante :

 

— Ma fille porte sur ses épaules l’avenir de ma Maison. Elle est née pour gouverner une Île rude et sauvage. Elle n’a pas connu sa mère, et a vu partir son père au Mur alors qu’elle n’avait que six ans. Pourtant, elle a toujours tenu droite.

 

Benjen restait attentif. Tout ce que lui disait Jeor Mormont, il le savait. Pourtant, cela résonnait fort dans son esprit.

 

— Un jour, tu pourrais être le mari de ma fille, continua Jeor. Je vois le sérieux et le respect que tu lui portes, mon garçon. Mais tu dois comprendre ce qu’il en est réellement.

 

Cette fois-ci, Jeor avança d’un pas lourd, le regard ancré dans celui de Benjen qui se tenait aussi droit et aussi fièrement qu’il était possible de l’être. Là, Jeor posa une main sur son épaule.

 

— Es-tu prêt à devenir un homme pour la comprendre ?

— Je le suis, répondit gravement Benjen, le regard plus sûr.

 

Benjen ne pouvait le voir, les yeux plongés dans ceux de Jeor, mais le regard de Rickard était empli d’une fierté pudique. Lyarra avait un doux sourire, et mestre Luwin, quant à lui, observait les parchemins roulés sur la table. Il avait presque hâte de les ranger dans un coin. Et Benjen, fier, un peu peureux aussi, comprit dans le regard du Vieil Ours qu’Allanna grognait, mais qu’elle aimait aussi en silence.

Chapter 11: The Hunting

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— Cela fait deux mois que tu t’entraînes pour cela, grogna Benjen, debout dans son dos.

— Ne me déconcentre pas, rétorqua Allanna.

 

Son dos était droit, son genou planté à terre, et ses bras tendus à leurs paroxysmes, comme l’était l’arc entre ses mains. Elle était la meilleure archère de la fratrie Stark, meilleure que bien des gardes et des soldats de Winterfell, nul ne le remettait en doute, et ce malgré son sexe. Mais planter une flèche dans une cible n’était pas la même chose que planter une flèche dans un animal vivant. Ce n’était vraiment pas la même chose. Pas la même chose du tout.

Elle avait pensé que ce serait simple, car même à dos de sa jument, Allanna parvenait à tirer précisément. Alors dans le dos de Lord Rickard, Brandon l’avait fait parier. Elle devait lui ramener ne serait-ce qu’un petit lapin, là-bas, dans le Bois-aux-loups, et en échange, Brandon la traiterait enfin comme une grande Lady digne de ce nom. D’habitude, elle ne se laissait pas prendre dans les filets de Bran. Elle n’était pas friande de ce genre de jeu, au contraire de Lyanna. Mais en échange de ce lapin, Brandon avait promis de ne plus la prendre sur son épaule, de ne plus l’appeler « bébé ourse » et « ourson miniature », et il avait surtout promis d’arrêter ses taquineries sur sa petite taille, sur son caractère et tout ce qui allait avec. Alors elle avait accepté, et deux mois plus tard, elle se retrouvait à quelques mètres d’un lapin à peine plus gros qu’une pomme de pin, et attendait, les yeux rivés sur sa fourrure blanche. Elle pouvait lâcher la flèche à tout moment, mais sa main droite tremblait comme une feuille sur le point de tomber.

 

— Tu trembles trop, souffla Benjen.

 

À ces mots, Allanna rabattit son arc contre son corps. Elle se releva, les joues légèrement rouges. Benjen, à quelques pas derrière elle, l’observait de ses yeux gris. Depuis plusieurs minutes, il restait immobile, son regard posé sur elle, dans son pourpoint en cuir brun foncé orné d’un loup en argent. Depuis quelques mois, peut-être pour marquer ses quatorze ans, il avait laissé ses cheveux poussés. Un semblant de barbe venait ornementer son visage, de son menton à ses joues, sans monter trop haut non plus. Une barbe de jeune homme. Allanna fronça les sourcils : ridicule, et pourtant, elle ne pouvait s’empêcher de sentir ses joues s’empourprer. Dans le regard de Benjen et sous son sérieux apparent, subsistait toujours un air rieur. Un air rieur qui déstabilisait l’ourse.

 

— Tu crois que j’ai besoin de toi pour savoir que je tremble ? lança-t-elle, agacée. D’ailleurs, pourquoi es-tu là ?

— Parce que le Bois-aux-loups est trop dangereux, déclara-t-il.

— Crois-tu vraiment que ton père me laisserait y aller si cela était vraiment le cas ? questionna-t-elle, le regard sévère.

 

Benjen ne répondit pas, mais Allanna ne lui en laissa pas le temps non plus. Déjà, elle continuait à longer le bois. Il fallait trouver un autre lapin, car le dernier avait détalé à l’entente des voix.

 

— Dois-je notamment te rappeler, déclara Allanna, le pas précipité, que tu ne me dois rien ? Je ne suis pas ta fiancée, Benjen. Je n’ai ni besoin de ta protection, ni de ton attention, et encore moins de tes remarques lorsque j’essaie de tirer à l’arc.

 

Benjen ne pouvait pas la voir, mais il savait qu’elle rougissait de colère et de gêne.

 

— Je m’en fiche, lâcha-t-il simplement. Je n’ai pas besoin d’engagement.

 

Allanna fronça les sourcils ; comment pouvait-il être aussi impertinent ? Benjen avançait derrière elle, le pas mesuré, plus lent qu’elle. Allanna était plus une femme qu’il y a un an, et elle gardait autant de sagesse qu’elle prenait en caractère. Depuis la proposition de leurs parents, elle campait sur ses positions, et ne parlait presque jamais de l’éventualité. Benjen, quant à lui, s’appliquait à devenir homme. Plus grand, le regard plus sévère, plus sérieux aussi : le cadet de la portée était presque un homme accompli, et Allanna le percevait un peu plus chaque jour.

Benjen n’avait jamais insisté. Il ne lui avait jamais forcé la main, jamais questionné quant à son avis sur le mariage, ou ne serait-ce que sur les fiançailles. Il n’en avait pas besoin. Et il n’en ressentait pas le besoin.

 

— Tu ne trembles jamais, d’habitude, renchérit-il.

 

Allanna gonfla les joues, la main serrée sur son arc. Elle rejoignit le petit arbuste devant lequel elle passait souvent, accompagnée de Lyanna, et s’agenouilla juste derrière. Benjen, les bras croisés sur le torse, s’arrêta à quelques pas, comme il l’avait fait un peu plus tôt. Allanna attendit, attentive au moindre son. Il n’y avait rien dans la plaine ni à côté de la rivière, mais elle savait que les animaux venaient ici. Lya et elle les observaient souvent.

Sentant le regard du Stark sur elle, Allanna se relâcha légèrement. Elle s’agenouilla, laissant tomber son arc à ses côtés, défaitiste. Elle avait trop de fierté pour reconnaître qu’elle n’y parviendrait pas, alors elle se tut, le regard porté sur la rivière. Benjen eut un rictus ; au bout de sept ans, il la connaissait plus que ce qu’elle ne voulait l’admettre. Il s’approcha d’elle et s’accroupit à ses côtés. Il prit l’arc, trop petit dans sa main, et le braqua devant lui, comme pour s’assurer qu’il n’était pas défectueux.

 

— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda-t-il.

 

Allanna ne répondit pas, mais son regard était plus brillant que d’habitude. Benjen baissa les yeux vers l’arc : elle l’avait tellement utilisée que le cuir était usé. La corde avait été raccordée, droite et tendue, mais l’arc était plus vouté qu’il l’était il y a quelques mois.

 

— Je t’ai vue t’entrainer, hier, murmura soudainement Allanna. Tu es devenu bon.

 

Benjen entrouvrit les lèvres, les yeux posés sur le profil de la Lady Mormont. Puis, comme si la vision le brulait, il les détourna presque trop vite, la gorge serrée.

 

— Je n’arrive pas à la cheville de Brandon… déclara-t-il.

— Il a cinq ans de plus que toi, rétorqua Allanna, d’une voix plus douce. Il est plus grand et a plus de force.

— Merci de me le faire remarquer, lâcha alors Benjen, comme s’il s’agissait d’un reproche.

— C’est juste la vérité ! assura Allanna, agacée.

 

Alors qu’elle allait continuer, Benjen leva la main, l’intimant à se taire. Allanna suivit son regard, et aperçut un buisson dont les feuilles vertes et orangées tremblaient légèrement. Un lapin, sans doute, ce qui signifiait qu’elle avait une chance de plus pour gagner le pari initié par Brandon. Benjen lui tendit silencieusement l’arc, qu’elle prit à tâtons. Le lapin, brun cette fois-ci, s’était frayé un passage dans les fourrées, et avançait avec délicatesse et silence sur la verdure. Allanna tendit l’arc, lentement, si lentement que même les frottements du tissu de sa tunique semblaient imperceptibles, et visa le lapin. Il était plus gros que le précédent, mais il était aussi moins prudent. Elle se demanda comment il avait pu s’aventurer jusqu’ici, malgré les élancés de leurs voix, à Benjen et à elle.

La pointe de sa flèche était parfaitement alignée à son bras, parfaitement pointée sur le petit animal en fourrure, dont les toutes petites pattes lui servaient à se gratter l’arrière de l’oreille. Allanna fronça les sourcils, une boule dans la gorge ; il était presque immobile, en plein milieu du paysage, à quelques mètres, à découvert. C’était le moment où jamais, et pourtant, sa main droite ne lâchait pas la corde. Elle avait décidé de rester ancrée à son menton, tendue. Elle ne le pouvait pas, définitivement pas.

Benjen, qui l’observait du coin de l’œil, avait compris son malaise. Tuer, ce n’était pas pour elle. Soigner, oui, mais meurtrir un animal pour un pari, ça non. Alors il sourit, amusé, taquin aussi. Allanna, qui venait de relâcher la corde en soufflant, avait fait détaler le lapin. Elle soufflait de mécontentement, envers elle-même d’abord, mais surtout envers Benjen, dont elle voyait le rictus.

 

— Ne le dis pas à Brandon, souffla-t-elle.

 

Benjen ne répondit pas, mais sourit un peu plus, ce qui poussa Allanna à se relever. Elle allait monter sur sa jument et quitter le bois, voilà tout ce qui lui restait à faire : déguerpir avant de se faire plus honte encore. Le Stark secoua la tête en se relevant à sa suite.

 

— Ne fais pas ta tête, déclara-t-il.

— Je ne fais pas ma tête, rétorqua doucement Allanna. Puis, je ne vois pas de quelle tête tu parles.

 

Elle s’était arrêtée, les sourcils froncés, sa main gauche serrée sur le manche de son arc. Benjen avança jusqu’à elle, et souffla : « Cette tête-là. » Allanna plissa davantage les yeux et se détourna face à la rivière. Elle porta son regard sur la rive opposée, puis en son bout, aussi loin qu’elle le pouvait, sur un arbre peu épais, mais assez grand pour qu’on l’aperçoive à cette distance. Rien qu’au regard qu’elle lançait, Benjen savait parfaitement ce qu’elle attendait.

 

— Au lieu de te moquer, tente d’atteindre cet arbre, lança-t-elle.

 

Benjen hésita un instant, tiraillé entre la honte de ne pas réussir et celle de ne pas tenter. Mais la seconde prit le pas sur la première. Allanna lui offrit volontiers l’arc. Là, Benjen étira son bras devant lui, sous l’œil attentif et critique de la Mormont. Par les Anciens Dieux, elle scrutait avec la précision du loup, et paraissait aussi férocement critique qu’une ourse. Mais Benjen ne se démonta pas. Il planta son regard sur l’arbre, et leva son bras haut, trop haut, vu le tremblement des pupilles sombres d’Allanna.

 

— L’arc est trop peu adapté pour moi, assura-t-il. Tu es trop petite.

 

Allanna ne prit pas ses paroles comme une pique. Elle s’approcha de lui, et porta une main fine vers son avant-bras. Elle se positionna dans son dos et ajusta légèrement son bras. Elle était bien plus petite que lui, mais elle imaginait avec une facilité déconcertante où, et à quelle hauteur se posait le regard de Benjen. Au contact de sa main sur le cuir de son pourpoint, Benjen avala sa salive.

 

— Ce n’est pas une épée, tu n’as pas besoin de lever l’arc comme s’il s’agissait d’un bouclier, déclara Allanna. Tirer à l’arc, c’est un art. Tu ne dois pas réfléchir trop longtemps, tu dois le sentir.

— Tu parles comme une poétesse, marmonna Benjen.

 

Mais Allanna ne répondit pas. À la place, elle abaissa doucement le bras de Benjen. Celui qu’on appelait le louveteau ne comprit pas. Mais lorsqu’il la vit, la bouche entrouverte, les yeux pétillants, il suivit la trajectoire de son regard. Là-bas, bien proche d’eux, un cerf, immense d’au moins deux mètres cinq, et dont la musculature pouvait faire frissonner n’importe quel chasseur, s’approchait à pas mesuré de la rivière. Il devait faire au moins 180 kilos, et son pelage foncé semblait rêche à certains endroits, ce qui donnait un indice sur son âge. Ses bois mesuraient environ soixante-dix centimètres, et son pas lent le rendait d’autant plus impressionnant. Il était trop proche, et un coup de ses bois pouvait transpercer le ventre de n’importe quelle bête. Benjen, la surprise passée, mit une main devant Allanna, par pur élan de protection. Mais Allanna n’avait pas peur. Ses yeux pétillaient, intrigués. Des cerfs, elle n’en voyait que trop rarement. Et la plupart du temps, c’était mort, empalé de plusieurs flèches, ou dans son assiette.

 

— Allanna, murmura Benjen, en posant une main sur son avant-bras pour la tirer vers l’arrière.

— Attends… souffla-t-elle simplement.

 

Benjen serra ses lèvres, mais Allanna ne bougeait pas, les yeux rivés sur l’animal majestueux. Le Stark finit par se détendre, tout en laissant sa main sur le bras d’Allanna, alors que les siennes restaient mécaniquement attachées à sa manche. L’animal avait étendu son cou vers la rivière, et lapait l’eau, laissant l’onde se troubler derrière son passage. Des buissons, debout, Allanna et Benjen restaient immobiles, happés, presque hypnotisés par l’animal. La scène paraissait si irréelle que l’atmosphère elle-même avait perdu en gravité. Il s’agissait d’un moment hors du temps, dans lequel ils étaient là, tous les deux, face à l’animal majestueux et fantastique. Mais Benjen fut coupé dans sa contemplation lorsqu’il sentit Allanna trembler. Et lorsqu’il tourna la tête et qu’il vit les larmes — qu’il voyait pour la toute première fois — couler sur ses joues, son cœur se serra. Pourquoi pleurait-elle ? Il n’en savait rien, et sans doute ne le savait-elle pas non plus. Mais lentement, il resserra sa main sur son avant-bras, puis pris d’un soudain élan de courage, l’éleva jusqu’à son visage. Allanna ressentit sa chaleur contre sa joue, puis sous ses yeux qu’elle ferma mécaniquement lorsque le pouce de Benjen effleura ses larmes, comme pour l’apaiser. Sa main légèrement calleuse, due aux entrainements à l’épée, demeurait douce, et ses gestes mesurés étaient empreints de délicatesse.

Benjen, lui, se dit qu’elle était belle, et que ses larmes la rendaient plus vivante encore. Elle pleurait de voir un spectacle aussi beau et pur, et lui ne pouvait s’empêcher de prier les Anciens Dieux pour qu’elle ne pleure, à l’avenir, que devant la beauté et la Grâce.

Lorsqu’enfin Allanna rouvrit ses yeux noirs, et qu’elle croisa les yeux clairs en amandes de Benjen, la réalisation de l’intimité établie la fit reculer d’un pas. Elle essuya ses larmes d’un revers de manche, et dissimula ses rougeurs en tournant la tête vers le cerf qui n’était plus, comme s’il n’avait été qu’un mirage. Elle se reprit, lissa sa tunique, et passa devant Benjen pour retrouver sa jument. Dans deux heures, il ferait nuit. Mieux valait rentrer à Winterfell au plus vite. Mieux valait oublier ce qui venait de se dérouler. Même si Benjen, lui, n’en avait aucune envie. Ses yeux la suivirent un moment, et l’arc resta ancré contre sa paume.

 

——

 

Lyanna battait des pieds sous sa chaise, observant son reflet dans le miroir. Allanna tentait désespérément de la tresser, malgré son agitation incessante. Ses cheveux bruns et longs étaient emmêlés en quelques endroits, malgré les brossages précédents, et Allanna, bien que patiente, sentait l’ennui poindre. Lyanna l’observait d’un œil amusé, à travers le reflet du miroir. Un sourire prétentieux peignait ses lèvres, lorsqu’elle prononça d’une voix espiègle : « Alors ? » Allanna, à travers le miroir, la fusilla presque du regard. Lyanna explosa d’un rire cristallin, tandis que la Mormont attachait sa tresse, enfin finie. Elle se leva et escalada son lit pour s’immiscer sous les couvertures. Même en été, les nuits à Winterfell restaient froides, et les couvertures de fourrures n’étaient jamais de trop. Lyanna, tout aussi frigorifiée, vint la rejoindre. Même à leur grand âge, il leur arrivait de dormir ensemble, comme au premier jour. Septa Asha avait elle-même fini par abandonner ses supplications. « Agissez comme bon vous semble. », avait-elle prononcé, sept ans après. Alors elles faisaient comme bon leur semblait. Mais dormir à deux n’était pas toujours de tout repos. Allanna devait subir, toujours, pendant plusieurs heures certaines fois, les questions et les réflexions de Lyanna, qui s’étaient déjà tournées sur le côté, un large sourire sur le visage.

 

— Allanna Mormont… Allanna Stark, cela rend tout aussi bien, si tu veux mon avis, souffla-t-elle enfin.

— Je n’ai pas encore accepté, assura Allanna en se tournant vers sa commode, fuyant le regard brun de Lyanna.

— Imagine donc ! Nous serions sœurs, et Benjen t’aime comme un idiot ! Et toi… eh bien, toi, tu l’aimes aussi, malgré tout ce que tu peux dire.

 

Allana ne répondit pas. Ses yeux, initialement posés sur le petit ours en bois que son père lui avait offert le jour de leur séparation, s’étaient fermés. Mais les mains froides de Lyanna la ramenèrent à elle.

 

— Allez, tu peux me parler, à moi ! Arrête de faire ta mijaurée !

— Je ne fais pas ma mijaurée, rétorqua Allanna, dont les joues rouges la contredisaient. Mais…

 

Elle s’arrêta un instant, les mains de Lyanna toujours sur ses épaules. Elle expira longuement et se mit sur le dos. Lyanna, impatiente, attendait la suite. Elle ne pouvait la laisser avec une telle attente, cela s’apparentait à de la torture.

 

— Mais je ne sais pas…

 

Le regard de Lyanna se fit plus paisible. Un sourire empreint de légèreté vint peindre ses lèvres, tandis qu’elle se relâchait enfin sur le matelas.

 

— Tu as encore le temps… moi, je serai promise dans peu de temps, souffla-t-elle. Nous n’aurons même pas le temps de partager le même nom que je deviendrai, avant toi, Lady machin-chose.

— Notre nom ne nous a jamais importunés, déclara Allanna, aussi différent soit-il. Cela ne change rien.

— Je sais… mais par les Anciens Dieux, que j’aurai aimé que nous soyons Stark, toutes deux en même temps, au moins une fois.

 

Ce désir, peut-être enfantin, Allanna en souriait. Mais elle décelait le grain de mélancolie dans la voix de Lyanna. Un Lord accepterait-il une Lady aussi fougueuse que Lady Lyanna Stark de Winterfell ? Lyanna se sentirait-elle prisonnière de ses vœux de mariage ? Son mari accepterait-il qu’elle chevauche et qu’elle rie à voix haute, sans même se soucier des répercussions ? Allanna ne s’était jamais posé la question. Benjen ne lui avait jamais rien reproché. Mais, si jamais elle venait à lui donner sa main, comme son père et Lord Rickard l’avaient proposés un an auparavant, Benjen changerait-il ? Deviendrait-elle simplement une Lady au comportement irréprochable, avec des enfants dans chaque bras, et dont la seule préoccupation serait de rendre heureux son époux, tout en maintenant son Île ? Elle n’aurait plus la possibilité de chevaucher au gré du vent, de marcher dans les forêts, d’escalader les rochers et d’étudier les plantes et la chirurgie.

Au fil de ses réflexions, son esprit divagua vers Lady Stark. Lyarra Stark ne courrait jamais, ne chevauchait jamais, et tricotait autant qu’elle brodait. Elle était douce, aussi gentille qu’elle était belle, et merveilleusement dame. Avait elle était une autre, avant son mariage avec Lord Rickard ? Et si Benjen, parce qu’elle était une femme, la voulait comme Lyarra Stark. Après tout, elle était un modèle pour tout Winterfell, pour ses enfants surtout, et pour Allanna davantage. Mais Allanna n’était rien de tout cela, et Lyanna l’était encore moins.

L’ourse s’enfouit plus encore sous les couvertures. Comment n’avait-elle pu ne jamais penser à cela ?

 

— À quoi penses-tu ? demanda enfin Lyanna.

— Au mariage, et au fait d’être une épouse… j’ai peur que cela change les choses…

— Cela changera sans aucun doute les choses, mais… si jamais tu décides d’épouser mon frère, alors je ne me fais aucun souci.

 

Elle le savait, tout au fond d’elle. Mais elle ne parvenait pas encore à faire face à ce qu’elle ressentait, alors l’enfouir et attendre lui semblait préférable et bien plus confortable. Mais Lyanna, elle, serait mariée à un Seigneur, peut-être loin d’ici, dans moins de temps. Peut-être même qu’elles ne se reverraient qu’en de rares occasions. Cette idée la terrifia. Elle se retourna vers sa sœur de cœur, l’esprit troublé. Leurs yeux se confrontèrent, et dans une compréhension mutuelle, leurs mains se scellèrent en un pacte silencieux.

 

— Nous nous verrons le plus possible, murmura Allanna.

— Tous les ans, jusqu’à notre dernier souffle, promit Lyanna.

 

Une promesse idyllique, enfantine et sincère, qu’aucune des deux, jusqu’alors, n’aurait un jour pensé briser.

Chapter 12: I Respect You

Chapter Text

Au fil des années, la bibliothèque était devenue la seconde chambre d’Allanna. Qu’y avait-il de mieux qu’une pièce emplie de livres et de parchemins ? À la différence du bureau de mestre Luwin, la grande bibliothèque de Winterfell était bien plus organisée, plus claire, et l’odeur du soufre, de grains de poivre et de moutardes n’embaumait pas la pièce. Seule subsistait celle des pages rembrunies par le temps.

Depuis près d’une heure déjà, Allanna s’était penché sur un ouvrage aux pages cornues et jaunâtres. Sa taille, imposante, avait nécessité l’aide de mestre Luwin pour l’extirper de l’étagère. Le mestre lui avait conseillé la lecture de l’ouvrage, lui assurant qu’elle le trouverait aussi intéressant qu’un réel malade. Et il avait eu, comme toujours, raison. L’ouvrage, intitulé Traité de chirurgie expérimentale, contenait de merveilleuses ressources rédigées par les mestres de la Citadelle, à Villevieille, la ville de naissance de sa défunte mère. Mestre Luwin lui avait conseillé de ne pas tout prendre au pied de la lettre : toutes les opérations chirurgicales citées n’avaient été réalisées qu’un nombre minime de fois, et bien souvent, seuls des corps sans vies avaient servi de cobaye. Mais Allanna lisait les lignes avec un appétit démesuré. Peu importait la probabilité et la réussite des opérations. Tout ce qui était inscrit paraissait irréel, fantastique, et certaines opérations étaient si novatrices et horrifiques à la fois qu’elle en éprouvait un certain malaise. Quelquefois, des frissons venaient même lui parcourir l’échine et les bras. Elle avait lu qu’un mestre, initié à la médecine des cités libres, avait créé un mélange d’herbe et d’huiles pour les personnes atteintes de troubles oculaires. Il avait, par la suite, tenté d’opérer l’œil de l’individu, en déchirant ce qu’il nommait « la cornée », avec un scalpel fin et aiguisé. L’homme, qui se plaignait de troubles de la vision, avait assuré voir avec la clarté d’un bambin. Cette trouvaille seule, minime dans l’étendue du livre, avait suffi pour mettre Allanna en émoi. Elle aurait adoré faire tout cela, être aussi sage, savante, et douée de ses mains. Elle aurait aimé avoir autant de connaissance. Pouvoir lire ces pages et les retenir en un clin d’œil, elle en rêvait, mais le contenu restait complexe, et la concentration n’était pas une option.

Mais la bulle d’Allanna fut mise en péril par le grincement de la porte de la bibliothèque, et par les pas qui s’insinuaient en son sein, plus près d’elle à chaque instant. La jeune fille, presque jeune femme à présent, se mordilla l’intérieur de la joue. Et quand elle entrevit la silhouette de Benjen du coin de l’œil, elle ne détourna pas les yeux de son livre.

 

— Yoren est passé, déclara simplement le jeune homme, qui s’asseyait devant elle.

— Je sais… il venait voir s’il y avait des gens pour leur Garde.

 

Au vu du regard que lui lançait Benjen, son ton avait sans doute été trop sec. Mais Allanna ne se laissa pas déconcentrer. Elle tourna une page sans même avoir fini de la lire, et commença à lire la suivante.

 

— « Leur Garde », répéta Benjen.

— Ce n’est pas la mienne, rétorqua simplement Allanna.

— C’est celle du Nord, et ton père en est à sa tête, assura Benjen, dans un soudain élan de patriotisme.

 

Allanna, enfin, releva les yeux. Benjen l’observait, pensif.

 

— Je ne suis ni le Nord ni mon père, déclara-t-elle. Puis, je suis une femme. Je suis encore moins concerné par la garde.

— Mais ton père est le Lord Commandant, et c’est un honneur que de l’être, renchérit-il.

 

Allanna plissa les yeux, agacé. Mais il n’avait pas tort. Tous ne cessaient d’avoir ce mot à la bouche : honneur par-ci, honneur par-là. Dieu qu’elle pouvait en être ennuyer, certaines fois. L’honneur de la Garde, alors que la moitié était des voleurs, des meurtriers, et même, dans certains cas, des violeurs. Et tous autant qu’ils étaient, malgré leurs crimes passés, devenaient des membres honorifiques, des hommes que son père appelait ses « Frères ». Il lui arrivait de penser à l’éventualité qu’elle-même pouvait devenir la victime de l’un de ses hommes. Elle se demandait alors si son père traiterait en Frère un homme qui aurait fait du mal à son unique fille. La réponse, tirant tantôt vers le positif, tantôt vers le négatif, lui flanquait une saleté de mal de tête qui ne disparaissait qu’à force de temps, et voilà que Benjen la replongeait dans ses réflexions.

Elle passa une boucle noire derrière son oreille, et se replongea dans son ouvrage. Ses yeux balayaient les phrases, plus vite et avec moins d’attention que d’habitude. Elle était déconcentrée, et la présence de Benjen ne faisait qu’accroître le vacillement de son attention.

 

— Lis-moi quelques pages de ton livre, déclara-t-il enfin.

 

Allanna, abasourdie, leva ses yeux vers lui. Benjen l’observait de ses yeux pâles, l’air tranquille. Il avait délaissé sa veste et ses habits d’entrainements pour une tunique brun et noir, aux couleurs des Stark. Allanna baissa à nouveau les yeux, le souffle court ; prenait-il donc un malin plaisir à la mettre dans l’embarras ?

 

— C’est un manuel de chirurgie, pas de la littérature, souffla-t-elle.

— Mais cela te plait, alors lis-moi en quelques pages… je veux savoir, et comprendre ce que tu aimes.

 

La jeune fille hésita un moment. Benjen n’avait jamais aimé lire et étudier. Il le faisait parce qu’il le devait, et apprenait bien, mais elle ne l’avait jamais vu penché sur un livre. Lire à voix haute avec mestre Luwin, elle l’avait déjà fait. Lire pour Lya, elle le faisait à chaque fois qu’elle le lui demandait. Dehors, à l’orée du Bois-aux-loups, ou sur le toit de leurs appartements. La plupart du temps, la jeune louve finissait même par s’endormir, ce qui amusait toujours autant Allanna. Mais lire à voix haute pour Benjen Stark, cela lui paraissait impossible. Et pourtant, ses yeux en amande calmement posés sur elle l’incitaient silencieusement à lire. Alors, le bout des doigts posés sur les pages, elle commença.

 

— C’est un chapitre autour…

 

Elle s’arrêta, les lèvres serrées. Allait-elle vraiment lire ces pages ? Quel but y avait-il à cela ? Un souffle las traversa ses lèvres, tandis qu’elle plongeait son regard sur la page manuscrite.

 

— Autour des amputations, conclut-elle d’un ton peu enclin à la passion. Es-tu sûr de vouloir entendre cela ?

— Tu le lis bien, toi, assura-t-il.

 

Sa réponse causa une nouvelle longue expiration de la part de la Mormont. La situation était ridicule, et pourtant, elle se laissait glisser à l’intérieur comme s’il s’agissait d’une grosse cape en fourrure agréable.

 

— « J’ai observé, au fil des guerres, des corps qui s’appesantissaient dans les fosses pour seule cause d’une blessure fine, mais profonde. Lorsqu’un soldat se fait trancher le bras par une épée, notre seul pouvoir et devoir est de serrer la plaie pour maitriser l’hémorragie. Mais lorsqu’un soldat blessé d’une simple entaille dans le bras ou dans la jambe nous parvient, il nous faut aussi couper, cautériser, et le faire à jamais devenir estropié. Voilà donc le constat. Mais le problème ne vient pas de la chair, mais de ces petits filaments que nous possédons dans notre corps ; les veines. Il m’est donc venu l’idée d’inciser la chair, et d’endommager une veine de la même façon que sur un champ de bataille. Pourquoi nous seraient-ils possibles de recoudre de la chair, et pas des veines ? »

 

Allanna s’arrêta, les yeux brillants. Cet ouvrage était définitivement fantastique.

 

— C’est impossible, déclara alors Benjen, peu impressionné.

— Cet ouvrage a été rédigé il y a des centaines d’années, reprit Allanna. À cette époque, la plupart de ce qui se trouve à l’intérieur du livre n’avaient encore jamais été tentés… Mais il n’a pas tort, il y a encore trop d’amputations inutiles.

 

Benjen l’observait sérieusement. Elle était intelligente, il le savait. Mais l’entendre en parler,  il adorait cela. Pourquoi, par les Anciens dieux, ne lui avait-il jamais demandé de lui lire quelques pages ? Sans doute qu’il n’en avait pas eu le courage, et il le regrettait amèrement. À présent, il voulait l’entendre en parler encore et encore.

 

— Peut-être qu’un jour, tu sauveras quelqu’un d’une amputation, toi aussi, souffla-t-il.

 

Allanna ne leva pas les yeux vers lui, mais elle y pensa sérieusement.

 

— Un jour, je serai la première dame de l’Île aux Ours. Je n’aurais pas le temps pour cela. J’aurai mon peuple à protéger, et l’Île… l’Île est rude.

— Raison de plus, assura-t-il. Tu pourras soigner les blessés, et tu rempliras ton rôle de protectrice. Puis…

 

Il hésita, mais ne se laissa pas abattre par ses doutes. Il était droit sur sa chaise, ses pupilles ancrées dans celles d’Allanna, qui attendait patiemment qu’il finisse sa phrase.

 

— Je t’ai vue, l’autre jour, broder avec Lyanna et la Septa, commença-t-il. Tu étais différente, ennuyée… mais quand tu te trouves avec mestre Luwin, ou quand tu lis, quand tu chevauches avec nous, et quand tu tires à l’arc… tu sembles heureuse.

 

Allanna rougit instantanément. Elle porta son attention sur le livre, rapidement, et souffla, presque immédiatement, comme si elle avait peur que le courage lui manque.

 

— Si nous nous marrions… je ne serais pas le genre de femme à coudre des broderies de loups sur tes capes, comme ta mère le fait pour ton père…

 

Son ton avait été plus hésitant qu’elle ne l’avait voulu. Benjen l’observa un moment. Il l’avait vue fixer les mains de sa mère à de nombreuses reprises, il l’avait vue tenter de reproduire ses broderies fines. Mais jamais elle n’y arrivait. Elle s’améliorait, certes, mais elles restaient incertaines — bien moins que celles de Lyanna tout de même —, grossières. Et pourtant, elle tentait toujours d’approcher la qualité sensible de sa mère, mais à part pour lier des chairs, les mains d’Allanna ne lui obéissaient pas, et tout ce qui s’apparentait à l’esthétique pure devenait vite impossible. En pensant à cela, Benjen laissa un souffle amusé s’échapper de ses lèvres. Allanna fronça les sourcils, agacée.

 

— Quoi ? demanda-t-elle d’un ton qui laissait paraître son désarroi.

— Tu lis des livres sur la chirurgie et sur l’anatomie, et tu me demandes si je compte sur tes broderies.

 

Allanna fut désarçonnée. « L’un n’empêche pas l’autre », se dit-elle. Mais Benjen ne lui laissa pas le temps d’ajouter quoique ce soit qu’il renchérit.

 

— Si tu penses vraiment que je m’attends à ce que tu sois autre chose que toi, alors tu as bien fait de ne pas accepter ces fiançailles.

 

Par ses paroles, Allanna ne sut s’il était énervé. Mais le ton qu’il avait employé était plus de la colère que de la constatation. C’était la première fois qu’il lui parlait aussi ouvertement de l’engagement, encore instable, qui les liait malgré tout. Allanna resta muette comme une tombe ; pour une fois, ce ne serait pas elle qui aurait le dernier mot. Son estomac se tordait, car la phrase avait été crue. Mais Benjen ne bougea pas pour autant. Était-il blessé ? Se sentait-il agacé ? Elle se surprit même à se demander s’il était déçu qu’elle puisse penser à cela. Très certainement, il l’était. Mais il ne partait pas. Il demeurait sur sa chaise, posément. Allanna, elle, hésita à quitter la pièce. De l’extérieur, elle ne laissait rien paraître, ou presque. Comme lorsqu’elle n’était qu’une petite fille, ses jambes se balançaient légèrement sous la table. Mais son regard, lui, était fixe. Puis, contre toute attente, elle reporta son attention sur l’ouvrage, et se mit à lire. Benjen, l’oreille attentive, écouta. Mais il vit aussi. Il sentit son malaise, il imagina ses mains moites et son anxiété, car Allanna Mormont restait une grande anxieuse, il le savait. Il s’en voulut. Alors il posa ses avant-bras sur la table, et s’étala, avant d’y poser sa tête. Allanna ne cilla pas. Son cœur, oui, elle le sentit amplement. Mais elle resta mécanique et didactique, offrant une lecture claire et mesurée à Benjen qui commençait peu à peu à fermer les yeux. Les lignes que lisait Allanna étaient relativement dégoutantes, il fallait l’avouer. Mais sa voix. Sa voix avait un étrange pouvoir sur lui. Elle l’apaisait autant qu’il l’aimait. Douce, douce à l’écouter parler des heures durant. Douce à se laisser bercer jusqu’à en dormir paisiblement. Mais ses yeux, il bataillait pour les garder fermés, parce qu’il comprenait que tout était instable. Si instable qu’il en ressentait une peur viscérale.

Dans son esprit, tout avait été très clair. Depuis ce jour, lorsqu’on leur avait proposé la main l’un de l’autre, il n’avait plus eu de doute. Tout avait fait sens. Il avait dit oui, il avait dit qu’il la protègerait. Elle était partie sans donner de réponse. Il avait acquiescé. Il avait compris que tout n’était pas aussi simple, et il attendrait. Mais plus les jours passaient, et plus Allanna se parait de son armure de froideur. Et avec ce qu’elle venait de lui dire, avec ce qu’il comprenait qu’elle pensait de lui, une vague d’angoisse dévorait ses tripes.

Il s’y était peut-être mal pris. Peut-être n’aurait-il pas dû avoir une telle réaction… mais il n’avait su que faire. Alors il ferma les yeux pour ne pas la voir. Parce qu’il comprenait que l’éventualité qu’elle ne le choisisse pas était grande, et que la voir, par les Anciens Dieux, était une douleur, un fer blanc posé sur la chair, une marque indélébile. Il ne voulait pas croiser son regard. Pas croiser son regard. Écouter sa voix, peut-être, mais pas son regard.

 

——

 

Depuis quelques semaines, Benjen tournait en rond. La conversation qu’il avait eue avec Allanna lui revenait constamment en mémoire, et sa réaction le hantait tout autant que ce qu’il avait ressenti. Il voulut se défaire de ce poids qu’il ressentait davantage à mesure que le temps passait. Mais il n’avait pas su comment. Peut-être aurait-il pu demander à Brandon ? Mais dès qu’il ouvrait la bouche, Bran et sa fierté le taquinaient à propos d’Allanna : « Le louveteau est amoureux de l’oursonne. » Alors Benjen avait abandonné. Il s’était tourné vers sa sœur, qui venait prendre son cheval dans les écuries. Mais un regard, et Lya, lui tirant la langue d’un air désinvolte, l’avaient complètement laissé pantelant. Jamais il ne demanderait conseil à Lyanna, non, il ne s’abaisserait pas à ça. Et puis, elle était bien trop proche d’Allanna pour avoir confiance en son silence. Alors il avait tout renfrogné en lui, comme le secret de sa propre impuissance. Il avait tout renfrogné, jusqu’à ce qu'il croise son père dans le couloir adjacent à son bureau.

 

— Benjen, déclara Rickard d’un ton égal.

— Père, salua respectueusement son cadet.

 

Son père était toujours aussi impressionnant. Pas par sa stature, comme l’était Jeor Mormont, par exemple, mais par sa froideur et sa facilité à toujours juger dignement et à toujours, toujours viser juste.

 

— Tu voulais me parler, déclara-t-il tout en sortant le nez de ses papiers.

 

Benjen hésita un instant, mais il avait quinze ans, à présent. À quinze ans, un homme faisait face sans battre en retraite. Alors, les yeux dans les yeux, il déclara d’un ton plat :

 

— J’ai failli, père. J’ai réagi trop vivement à une parole d’Allanna… je crois que je lui ai causé de la peine… je ne sais pas quoi faire.

 

Rickard observa son fils. Benjen n’avait pas la prétention de Brandon. Il n’avait pas la droiture presque trop sévère de Ned. Benjen était plus maladroit, mais il était honnête, profondément bon, et plein d’honneur. Plus que tout, il savait qu’il aimait Allanna d’un amour encore maladroit.

 

— Que s’est-il passé ? demanda-t-il enfin.

— Elle m’a dit… elle m’a dit qu’elle ne serait pas le genre d’épouse à coudre, et à broder, comme mère. Mais… cela me semble évident, à moi. Je le sais, et je ne lui ai jamais demandée quoique ce soit. Et… je ne comprends pas. Moi, elle me plait ainsi, et je pensais qu’elle le savait. Alors je ne comprends pas comment elle peut penser une telle chose.

 

Tout avait été dit. Et Benjen en ressentait un extrême soulagement. Pourquoi ne l’avait-il pas dit avant ? Pourquoi sa fierté l’avait empêché de se confier plus tôt ?

Rickard, qui regardait son fils avec la même intensité, avança légèrement vers lui. Benjen était tout attentif.

 

— Te souviens-tu de ce que t’a dit Jeor Mormont, lorsqu’il t’a autorisé à demander la main d’Allanna ? demanda-t-il soudainement.

 

Benjen s’en souvenait parfaitement. Les mots de Jeor Mormont résonnaient en lui comme s’il les entendait de sa propre bouche.

 

— Il a dit que je devais devenir un homme pour la comprendre… mais je ne comprends toujours pas, alors… alors je ne la mérite pas.

— Ce n’est pas une question de mérite, Ben, répondit posément Rickard. Moi-même, j’ai eu ton âge, et pendant longtemps, certaines choses m’échappaient, concernant ta mère.

— Vraiment ?

— Vraiment, affirma le Seigneur son père. Mais ce qu’il faut que tu comprennes, c’est que le mariage ne représente pas la même chose pour un homme que pour une femme.

 

Benjen sentit une sorte d’impuissance ; pourquoi ne s’était-il pas posé la question seul, comme un grand ? Rien ne servait à tourner et tourner encore la question dans son esprit, mieux valait écouter les paroles de son père.

 

— Si vous vous mariez un jour, Allanna prendra le nom de notre Maison. Vos enfants seront des Stark, et l’Île aux Ours ne sera plus, aux yeux du monde, Mormont.

— Mais nos enfants seront autant Stark que Mormont, et l’Île… nous la dirigerons ensemble, assura Benjen.

— Mais Stark est le nom qui présidera, Benjen… Imagine si ta mère et moi n’avions eu que Lyanna. Alors Winterfell aurait appartenu à la Maison de son époux. Comprends-tu donc pourquoi Allanna a plus d’hésitation que toi ? Comprends-tu ce que cela signifie pour elle ?

 

Benjen acquiesça, tout d’un coup honteux. Il savait qu’elle prendrait son nom, comme il savait que Lyanna partirait vivre chez son époux, et prendrait elle aussi le nom d’une autre Maison. Mais à présent, tout lui semblait plus clair. Il inclina légèrement la tête vers son père, et partit avec la fougue d’un garçon de quinze ans rejoindre Allanna. Son père l’observa avec une certaine fierté dans le regard ; il avait élevé un bon garçon.

Benjen descendit les escaliers et se dirigea vers la salle de broderie. Allanna y avait ses cours, plusieurs fois par semaine. Mais lorsqu’il ouvrit la porte, ce n’était pas Septa Asha qui se trouvait-là, mais sa propre mère, Lyarra Stark. Lyanna se tenait à ses côtés, les joues gonflées d’ennui. Et elle se tenait là, entre les deux autres, à tenter, avec difficulté, mais beaucoup d’attention, d’obtenir une jolie broderie.

 

— Benjen, souffla enfin sa mère, avec le même ton gracieux que d’habitude.

 

Allanna et Lyanna levèrent la tête. La plus âgée fut ravie de l’arrivée de son frère, une arrivée qui lui permit de poser sa broderie quelques instants. Mais Allanna avait déjà reposé les yeux sur sa broderie. Autant continuer, maintenant qu’elle était lancée.

 

— Je veux parler à Allanna, déclara soudain Benjen.

 

Les regards convergèrent vers la jeune fille, dont les yeux, toujours sur la broderie, batifolèrent quelques fois. Mais elle continua à broder, en enfonçant l’aiguille dans le tissu blanc.

 

— Nous pourrions parler plus tard, souffla-t-elle. Je suis occupée.

— Non.

 

Le silence s’abattit brusquement. Cette fois-ci, elle leva les yeux vers Benjen. Il était immobile, droit, mais ses poings, le long de son corps, tremblaient légèrement. Allanna resta figé, le souffle tout d’un coup plus court. Lyarra posa une main sur le dos de sa fille, et l’amena à se lever. Lyanna marmonna qu’elle voulait rester : elle ne savait pas ce qui allait se passer, mais tous les Dieux existants savaient à quel point elle aurait adoré assister à la scène. Car cela ne ressemblerait en rien à leurs entrainements clandestins à l’épée, auxquels ils avaient tous les trois l’habitude de s’adonner à la nuit tombée. Là, il s’agissait de tout autre chose. Alors elle se leva, observant tour à tour son amie de toujours et son petit frère qu’elle voyait peut-être pour la toute première fois comme l’ombre d’un homme. Lyarra, elle aussi, observa son fils, puis Allanna, dont elle caressa rapidement les cheveux d’une main douce. Et bientôt, Allanna et Benjen furent seuls.

Le silence était assourdissant, et Allanna sentait son cœur battre dans ses tempes. Mais Benjen fit un pas vers elle, le regard empli d’une sincérité déconcertante.

 

— J’ai mal réagi, la dernière fois, déclara-t-il. J’ai mal réagi d’autre fois, aussi, je le sais. Un jour, j’ai même dit que tes yeux ressemblaient à ceux d’une sorcière, avant de dire que tu étais laide, il y a longtemps…

 

Allanna entrouvrit la bouche, indignée par ses propos. Mais Benjen, les joues rouges, continua.

 

— La vérité, c’est que je ne comprenais pas ce que je ressentais, mais depuis le début, mes sentiments ont été les mêmes. Sans doute que je serai encore un idiot, Allanna… Mais je comprends ce que tout cela implique pour toi, ou du moins j’essaie de comprendre… et je respecte ça, plus que tout.

 

Sa voix ne se brisa pas, alors il continua, une émotion dans les yeux.

 

— Je te respecte, Allanna. Aujourd’hui, demain, et jusqu’au dernier souffle que je rendrai.

 

Allanna resta là, muette, le cœur battant à s’en rompre, et les joues rouges. Son cerveau procédait à l’intégration de toutes les informations. Pourtant, les mots se bousculaient sans trouver de sens. Benjen était passé de sa « laideur » apparente au respect qu’elle lui inspirait. Que pouvait-elle répondre à cela ? Pas le moindre mot. Benjen n’attendait rien. Il n’attendait plus rien. Alors il inclina légèrement la tête, puis fit volte-face. Allanna resta assise, suivant du regard la silhouette de Benjen. Mais à peine fut-il sorti que Lyanna revenait à la charge. Elle courut dans la grande pièce froide et posa les mains sur celles d’Allanna, la piquant avec l’aiguille qu’elle tenait par la même occasion. La Mormont gémit de douleur et de surprise, et porta son doigt à sa bouche.

 

— Désolée ! s’exclama Lya. J’étais tellement excitée de savoir ce que Ben t’avait dit que je n’ai pas vu…

 

Allanna secoua la tête de gauche à droite, lui indiquant silencieusement que cela ne faisait rien. Puis elle plongea ses yeux dans ceux de sa sœur.

 

— Je crois qu’il m’a dit qu’il m’aimait, en quelque sorte, souffla-t-elle.

 

Le sourire de Lyanna redoubla, et tandis qu’elle lui replaçait une mèche brune derrière l’oreille, Allanna souffla qu’elle devait reprendre sa broderie. Elle devait y faire un ours, et peut-être un loup aussi. Lyanna n’en demanda pas la raison, mais elle partit lui chercher un morceau de tissus vierge. Allanna, encore imprégné par la déclaration de Benjen, observa son pouce. Une petite goutte de sang y était inscrite, et par un mouvement maladroit, le sang s’était répandu sur la patte du loup qu’elle avait tenté de broder. Elle sentit un tressaillement désagréable courir le long de son échine, mais en fit abstraction lorsque Lyanna, le tissu en main, revenait l’asséner de questions auxquelles Allanna répondrait avec les joues rouges et un sourire discret aux lèvres.

Chapter 13: The Squire

Notes:

Enfin, le tournoi d’Harrenhal ! J’attendais de l’écrire avec impatience ! Le tournoi se déroule sur quatre chapitres, dans lesquels j’ai repris les éléments les plus importants. J’ai modifié certains combats (comme celui d’Arthur Dayne que je n’ai pas fait jouter contre Rhaegar Targaryen par exemple), mais j’ai tenté de ne pas dénaturer le tournoi !

Chapter Text

Lyanna, depuis quelques longs mois, était profondément malheureuse. Et pour cause, la louve sauvage de Winterfell avait été promise. Elle était consciente de l’arrivée prochaine d’une telle nouvelle, mais tout allait bien trop vite, tout arrivait trop tôt, bien trop tôt. Sa main avait été offerte à Lord Robert Baratheon, aîné de sa Maison, héritier d’Accalmie, et pupille de Lord Jon Arryn, tout comme l’était Eddard. Des semaines durant, elle avait pleuré, puis elle s’était plainte, et tous les soirs, elle était montée sur les toits de Winterfell, au-dessus de sa chambre, Allanna à ses côtés. Elles passaient par sa fenêtre, et toutes deux restaient silencieuses, là, sur le toit, à contempler les étoiles et la lune lumineuses du Nord. Allanna éprouvait tant de peine pour son amie qu’elle avait accepté — un nombre incalculable de fois — de partir à sa suite en forêt, sans l’accord de Lord Rickard. À dos de leur monture, dans le froid du Nord, sous les étoiles, Lyanna assurait que les hommes du Sud ne comprenaient pas l’honneur, qu’ils n’étaient pétris que par l’orgueil et la fierté. Allanna écoutait : le Sud, elle n’y connaissait pas grand-chose, mais sans doute avait elle raison. Et lorsqu’elle tournait la tête vers Lyanna, ses cheveux lisses et bruns dans l’air, Allanna ne voyait que la louve intrépide que Lord Rickard nommait « louve sauvage ». En Lyanna, elle ne voyait pas la jeune fille enchaînée dans les vœux d’un mariage dont elle ne voulait pas. Elle ne parvenait pas à le concevoir. Pas Lyanna Stark. Et pourtant… pourtant, tel était son devoir et son honneur, l’honneur de servir sa Maison comme sa mère l’avait fait, et sa mère avant elle.

Un jour, l’humeur de la louve changea du tout au tout. La cause ; le tournoi d’Harrenhal. Le grand tournoi d’Harrenhal était l’un des plus grands de ses dernières années. Organisé par Lord et Lady Whent, le tournoi accueillerait les plus grandes familles des Sept Royaumes, et depuis des mois, Lyanna en évoquait le sujet à tout va. Il réunirait de grandes Maisons telles que les Dorniens de la Maison Martell, les Tyrell des terres du Bief, ainsi que les Arryn des Eyriés, duquel viendrait Eddard et le fameux Robert Baratheon qu’elles n’avaient vu qu’une fois seulement. Ce dernier, Lyanna en annihilait la présence, et chaque soir, alors qu’elle répétait les noms des invités, celui du futur seigneur des terres de l’orage n’y avait pas une once de place. De Robert Baratheon, Allanna ne connaissait presque rien. Mais elle avait entendu, par le biais de gardes et des servantes, qu’il avait déjà engendré un bâtard. Allanna en avait ressenti une grande peine. Lyanna serait avec un homme frivole… peut-être serait-il plus droit avec elle. Peut-être était-il vraiment amoureux d’elle, honnête et profondément bon, comme Ned leur avait dit. Lyanna ne méritait autre que cela… Mais les choses ne se passaient que très rarement comme on l’entendait.

Il avait été décidé par Lord Rickard Stark que les Stark iraient eux aussi défendre l’honneur de leur Maison. Ils seraient accompagnés de plusieurs grandes familles du Nord tels que les Karstark, les Corbois, les Manderly, les Omble et plusieurs soldats des Mormont, afin de représenter leur jeune Lady. Mais ce n’était ni les Maisons du Sud, ni les Maisons du Nord que tous attendaient. C’était la famille royale. Le Prince Rhaegar Targaryen et son épouse Elia Martell, princesse au teint chaud de Dorne, se joindraient eux aussi aux festivités. Ils seraient accompagnés de la Garde royale, disait Lyanna, enfouie sous ses épaisses couvertures en fourrure. Et comme une comptine, elle en répétait les principaux noms : Gerolt Hightower, Barristan Selmy, Oswell Whent, et l’Épée du Matin, Ser Arthur Dayne dont tous les hommes du Sud et du Nord vantaient le jeu d’épée, et dont toutes les courtisanes vantaient la beauté. Personne ne savait toutefois si Son Altesse Aerys II Targaryen ferait partie des festivités. Il était connu de tous que le Roi des Sept Royaumes, que l’on disait fort malade, ne sortait guère de ses appartements. Mais la venue du Prince son fils, avait ravivé tous les esprits. Il était celui qu’on appelait le dernier dragon. Il était le Prince à la bonté et au courage aussi grand que sa beauté. Les ménestrels et les fous assuraient même que sa beauté arrivait à la hauteur de la pureté d’Aegon le Conquérant lui-même.

Mais pour Lyanna comme pour Allanna, cela n’importait guère. Il s’agissait là de la première grande sortie dans le monde des deux jeunes dames. Deux nordiennes dans le Sud, et dans la vastitude de la forteresse d’Harrenhal, tantôt connu pour son illustre forteresse, tantôt pour sa macabre réputation. Vieille Nan avait conté multiples histoires sur ce lieu qu’elle disait hanté, et elle avait assuré à qui voulait bien l’entendre que le château était maudit. Comme toujours et même du haut de ses quinze ans, les histoires à faire peur de Vieille Nan paralysaient Allanna de peur. Mais elle avait aussi envie de s’y rendre pour voir ce que pouvait offrir le Sud qu’elle n’avait guère vu, à part pour se rendre aux Eyrié. Alors elles iraient, et l’excitation croissante de Lyanna pour les joutes et les autres jeux découlait sur la jeune ourse.

Lord et Lady Stark resteraient à Winterfell : « Il doit toujours rester un Stark en ces lieux », répétait Rickard. Ainsi, il avait confié la responsabilité des deux jeunes femmes à Brandon, qui représenterait sa propre Maison à la joute. Benjen y allait aussi, et tous les quatre rejoindraient Ned, qu’ils n’avaient pas vu depuis plus d’un an déjà. Sa dernière venue à Winterfell avait été courte. Trop au gout de tous.

Pour faire honneur au tournoi, Lyarra avait fait coudre deux merveilleuses robes à Lyanna et Allanna. Celle de Lyanna était d’un bleu sombre, une couleur qu’elle portait peu, mais qui sublimait son doux visage. Celle d’Allanna était d’un violet foncé, aux reflets presque auburn, qui approfondissait sa froideur naturelle. Chacune d’entre elles portait fièrement le blason de leur Maison, au centre de leur ceinture dont la fermeture avait été faite d’argent. Pour Lyanna, deux têtes de loup soulignaient sa taille, tandis que deux têtes d’ours soudaient la ceinture d’Allanna. Les cheveux bruns et raides de Lyanna, lâchés au vent, contrastaient avec les cheveux noirs et presque bouclés d’Allanna. Elle avait pris soin de nouer la broche offerte par son père dans sa chevelure, et une fois qu’elle eut fini de se préparer à la manière d’une Lady digne, elle resta collée à la fenêtre de la chambre qu’on lui avait accordée pour son séjour. Le monde qui passait en bas était conséquent, et tous laissaient un sombre brouhaha à leur suite. « Par les Anciens Dieux », jura-t-elle. Et pour cause : tout ce monde la tétanisait, littéralement. Autant de personnes réunies au même instant, elle ne l’avait jamais encore vécu, et au vu des sensations de malaise qui lui parcourait non seulement le corps, mais aussi l’esprit, cela ne lui plaisait guère.

 

— Le monde t’effraie ? Une mi-ourse mi-louve n’a pas à être effrayée par un peu de monde, glissa Lyanna en passant un dernier coup de peigne dans ses longs cheveux, choses rares au vu de l’indomptabilité naturelle de la louve.

— « Un peu ? », répéta Allanna. Un euphémisme qu’est « un peu ».

 

Lyanna se leva, fin prête. Elle s’approcha, sourire aux lèvres, d’Allanna, dont les mains se serrait mécaniquement l’une contre l’autre.

 

— Nous allons nous amuser ! Notre gradin est à une si bonne place qu’il nous sera facile d’admirer ou de nous moquer, selon le cas, des combattants ! lança-t-elle, alors qu’un rire traversait sa gorge. Nous serons avec les Arryn des Eyriés, et… eh bien, les Baratheon aussi. 

 

Le nom « Baratheon » lui fut si difficile à prononcer qu’il le fut dans un étrange murmure. Mais Lya n’avait aucune envie de s’appesantir sur le sujet. Il y avait trop de réjouissance : Brandon participerait aux joutes, tandis que Ned participerait aux mêlées aux côtés de son cher ami Robert. Il y aurait tant d’épreuves, des chansons, des courses et des bals, le soir. Des ménestrels joueraient des heures durant, et le vin du Sud coulerait à flots. L’on racontait même que les pâtisseries du Sud étaient meilleures que celles du Nord, et que la chaleur qui avait suivi l’hiver avait été assez vigoureuse pour laisser éclore de nombreux fruits gouteux. Mais ce qui importait surtout, pour Lyanna, c’était de ne pas avoir Lord Rickard sur les pattes.

 

— Dieux que nous allons nous amuser, Allanna !

 

La Mormont finit par sourire. Elle n’avait pas tort. Autant profiter de ce moment de liesse, et de Lyanna, et de Ned qui repartirait aux Eyriés, et de Brandon aussi, comme de Benjen. De plus, Lyanna partirait dans le Sud dans moins de deux ans. Il lui fallait profiter d’elle.

Elles descendirent les escaliers, suivis d’un garde Stark. Il avait eu pour mission de suivre les deux dames du Nord à la trace, et ce depuis le début de leur voyage. Lyanna et Allanna s’en sentaient suffoqués. Elles avaient bien plus de liberté à Winterfell et dans ses alentours. Ici, elles étaient tout le temps escorté, ordre de Brandon qui tenait son rôle de protecteur à la perfection. Alors elles avancèrent bras dessus, bras dessous, sous l’œil attentif du garde à l’allure austère et au pas mesuré. Bien que les tournois n’aient pas commencé, la plupart des invités étaient arrivés. L’allée principale était emplie des dames riant pudiquement, et des seigneurs dont les tissus onéreux et les voix portantes emplissaient les différentes cours et jardins.

Si elle l’avait pu, Allanna se serait enterré dans un trou. Mais à mesure qu’elle se frayait un passage, les regards des jeunes futurs seigneurs, des écuyers et des chevaliers s’intensifiaient. Les deux jeunes femmes les saluaient d’un regard ou de léger hochement de tête. Les bannières des Dondarrion, des Swann et des Qorgyle s’étendaient sur leur droite. Les bannerets de la Maison Tyrell, eux, se trouvaient sur la gauche. L’on pouvait voir les bannières des Hightower, ceux des Redwyne, qui occupaient une petite île au Sud du Bief, ainsi que ceux des Caswell, un peu plus à gauche encore. Plus loin se trouvaient les bannerets de la Maison Arryn. On reconnaissait aisément les bannières des Corbray et des Redfort. Non loin se trouvait les drapeaux des Blackwood, des Mallister, des Frey et des Mooton. Et dans le fond, là où les tentes des combattants devenaient paysage, tellement la grandeur et la longueur étaient considérables, se trouvait les bannerets des Targaryen. L’hippocampe des Velaryon et le rouge et blanc des Rosby encadraient une plus grande bannière, celle du dragon rouge à trois têtes de la famille royale. Mais juste avant, les tentes aux couleurs du Nord se laissaient entrevoir. Des Karstark se battraient, des Corbois et des Manderly aussi, comme les deux fils de Lord Omble. Et ce fut à cet instant-là qu’Allanna sentit le bras de Lyanna se resserrer autour du sien.

 

— Joue la comédie, souffla-t-elle.

— Quoi ? murmura Allanna, dans l’incompréhension.

 

Sur cette interrogative qui resterait sans réponse, Lyanna laissa échapper un cri strident. Elle s’abaissa, et porta la main à sa cheville. Allanna s’accroupit à ses côtés, une panique évidente dans les yeux. Un attroupement se formait doucement autour d’elles.

 

— Lya ! s’exclama Allanna.

— My Lady ! s’écria le garde.

— Que faites-vous donc, ser ? lança Lyanna, d’une voix plus aiguë que d’ordinaire. Attendrez-vous donc jusqu’au prochain hiver pour aller me chercher un mestre ? Ou peut-être préférez-vous que mon frère Brandon l’apprenne ?

 

Elle tenait toujours fermement sa cheville, si bien que le garde balbutia quelques mots épars et décousus, avant de courir dans le sens opposé, assurant qu’il reviendrait au plus vite avec un mestre. Des hommes de différentes Maisons s’approchaient déjà pour apporter leur aide, mais en un instant, Lyanna bondissait sur ses pieds et emportait Allanna à sa suite.

 

— Mais que fais-tu donc ? demanda Allanna, la main prise dans celle de Lyanna.

— Ce garde m’ennuyait, pas toi ? renchérit-elle simplement.

 

Allanna resta bouche bée, mais finit par rire aux éclats. Elles allaient sans doute avoir de gros problèmes, et Brandon les gronderait fortement, mais qu’importait.

Elles se faufilèrent toutes deux entre les tentes de la Maison Mallister. Sur un fond bleu, des Aigles blancs étaient disséminés sur le toit des tissus gris et beiges. Allanna et Lyanna arpentaient les lieux avec une excitation nouvelle. Les combattants se préparaient déjà, et les premiers lanceurs, car la première journée se consacrait essentiellement au lancer de haches, étaient déjà à l’affut. Mais ce furent les cris et les rires de garçons qui interpelèrent les deux jeunes filles.

Entre deux tentes qui laissaient assez de place pour se mouvoir aisément se trouvaient quatre garçons. Des écuyers, au vu de leur tenue et de leur blason. On reconnaissait les tours jumelles des Frey sur deux d’entre eux, ainsi que la fourche de la Maison Foin sur l’autre. Les trois garçons frappaient sans vergogne le quatrième garçonnet. De leur âge sans doute, le garçon était menu, et sa peau pâle le rendait presque blafard. Sur sa veste verte, le crocodile noir indiquait qu’il provenait de la Maison Reed, au Sud du Nord. Des insultes fusaient, tandis que des coups de pied francs s’abattaient sur ses jambes faiblardes.

Le cœur d’Allanna se serrait à cette seule vue. Mais celui de Lyanna la poussa à se saisir d’un caillou. Allanna, plus rationnelle et raisonnable, posa une main sur son bras.

 

— Que faites-vous ? N’avez-vous donc aucune honte de vous battre à trois contre un ? lança-t-elle.

 

Les trois jeunes hommes se tournèrent, alors que l’écuyer Reed restait à terre, à demi agenouillé. Il était encore jeune, et eux faisaient bien deux têtes de plus.

 

— Le petit Reed s’est perdu entre nos tentes ! lança l’un des deux Frey. Il trainait autour de la nôtre comme s’il essayait d’écouter nos tactiques de combats !

— Il est aussi simple de se perdre dans ce dédale de tentes que de tomber sur des idiots de votre genre ! rétorqua l’ourse, les bras croisés sur la poitrine.

— Deux dames n’ont rien à faire ici ! rétorqua l’autre Frey, presque identique au premier.

 

Sur ces mots, il empoigna le bras de l’écuyer toujours à terre. Là, Lyanna visa assez juste pour que le caillou soit projeté contre le poignet du Frey bis.

 

— Celui que vous frappez est le banneret de mon père ! s’exclama-t-elle en attrapant une épée de bois appuyé sur l’une des tentes. Lâchez-le !

 

Elle courut vers eux, l’épée en main, et les trois garçons, trop impressionnés par la témérité de la louve et par le coup qu’elle venait d’asséner sur le bras du Foin, détalèrent comme des lapins. Allanna, elle, se ruait vers le garçon à peine plus âgé qu’elle.

 

— Est-ce que tout vas bien ? demanda-t-elle prudemment.

 

L’écuyer acquiesça silencieusement, les joues rouges de honte. Il avait des égratignures sur la joue droite, encrassées par la terre. L’un de ses genoux était écorché, et la trace rouge sur son avant-bras, dont la manche était déchirée, induisait qu’un bleu apparaîtrait dans les prochaines heures.

 

— Il faut nettoyer vos blessures, souffla-t-elle en lui proposant sa main.

 

Le garçon se leva, aidé de la faible poigne d’Allanna.

 

— Votre nom ? demanda Lyanna, qui avait enfin fini de chasser les trois garçons.

— Howland Reed, souffla-t-il.

 

Ses yeux rougis passaient d’Allanna à Lyanna. Finalement, lorsqu’il aperçut le loup et l’ours scellés sur leurs ceintures respectives, il comprit qui elles étaient, et se retrouvait à genoux devant elles.

 

— Lady Mormont, Lady Stark… balbutia-t-il, avant de lever les yeux vers Lyanna. Je n’ai pas su faire honneur à votre Maison, Lady Stark…

— Relevez-vous donc, Howland Reed. Ces triples idiots s’en sont pris à vous seuls, il n’y avait aucun honneur là-dedans.

 

Howland Reed se releva, les genoux poussiéreux. Allanna observa ses blessures, légères, mais nombreuses. Cela devait déjà faire quelques minutes qu’il se laissait frapper comme un vulgaire mannequin d’entrainement. Alors que Lyanna assurait que se rendre dans l’une des tentes de leur Maison était la meilleure chose à faire, elle soufflait au Reed qu’Allanna pourrait traiter ses blessures avec la douceur qui lui était propre, et l’aptitude d’un mestre. Mais avant qu’ils ne s’y rendent, des pas se firent entendre dans leur dos.

 

— Que faites-vous là ? Brandon vous cherche partout ! Il a fait dépêcher des gardes pour vous retrouver !

 

Benjen arrivait vers eux d’un pas sûr. Tout indiquait que lui aussi s’était fort inquiété, et le regard désinvolte de Lyanna le mit davantage en rogne.

 

— Arrête de jouer aux protecteurs. Je suis ta grande sœur, rappela-t-elle.

— Et tu fais toujours n’importe quoi, pourtant, grommela Benjen.

 

Ses yeux passèrent de Lya à Allanna, puis à Howland Reed, qui déjà s’inclinait devant le Stark.

 

— Que s’est-il passé ? demanda-t-il.

 

Allanna lui expliqua en quelques mots l’incident, et Benjen se proposa de les « escorter » jusqu’aux tentes, sous les brimades de sa sœur. Quelques mois seulement les séparaient, et tous deux agissaient plus comme des jumeaux taquins qu’autre chose. Cela eut pour effet de détendre l’atmosphère, si bien qu’Allanna put apercevoir un sourire sur les lèvres de l’écuyer.

Lorsqu’ils eurent rejoint la tente principale, Allanna nettoya les petites plaies et en banda d’autres. Tous firent connaissance avec le Reed. Simple écuyer, il avait déjà étudié la magie de ses contrées. Allanna en était impressionnée, bien que peu conquise : la magie était une croyance, rien de plus. Elle croyait en la science, plus que jamais. Mais elle aimait en entendre parler, comme elle aimait entendre les histoires de Vieille Nan, malgré la peur qui en découlait toujours.

Plus tard, une fois les blessures pansées, Benjen faisait part des chevaliers à qui appartenait les écuyers qui avait agressé Howland. Il lui proposa même son armure, s’il voulait venger son nom et sa Maison. Mais Howland Reed était chétif, et n’avait rien d’un combattant. La situation n’avait rien d’excitant, au contraire. Pourtant, Allanna, alors qu’elle concluait ses bandages, avait aperçu une once d’éclat dans les yeux brillants de sa sœur. Que préparait-elle donc ? La question lui fut arrachée lorsque les tissus de la tente s’ouvrirent sur Brandon et Ned.

 

— Ned ! s’écria Lyanna.

 

Allanna se leva elle aussi. Brandon ne riait pas, mais les filles n’en avaient que faire. Elles se dirigèrent toutes les deux dans les bras de Ned, qui les prenait à tour de rôle dans les siens, laissant sa pudeur sur le bas-côté, trop heureux de les revoir.

 

— Cela fait une matinée que nous sommes arrivées, et vous avez déjà trouvé le moyen de désobéir à mes consignes, assura le plus âgé de la fratrie.

— Allanna n’a rien à voir avec ça. C’est de ma faute, souffla Lyanna, désinvolte.

 

Allanna n’eut pas le temps de répondre que Brandon la prenait doucement par le cou.

 

— L’ourson n’est pas parvenu à maitriser la louve.

— Allanna me canalise plus que n’importe qui ici, déclara Lyanna. Mais nous avons mieux à faire ! Il faut que l’un d’entre vous venge l’écuyer Reed !

 

Alors que Lyanna s’affairait à conter toute l’histoire, Allanna restait à côté de Brandon, en prise à sa poigne qui se voulait douce, mais qui ne lui laissait aucunement la possibilité de partir. Mais partir, elle n’en avait pas envie, en réalité. Elle se complaisait à ses côtés, entre lui et Ned, et Benjen dans son dos. Elle observait avec attention Lyanna parler avec le feu qui lui était propre : vengeance, il fallait vengeance. Mais Ned la ramena vite à la réalité : les jeux n’étaient point faits pour la vengeance. Brandon avait pris la décision d’élever Howland Reed à un rang supérieur, et au fur et à mesure que le temps passait, l’écuyer semblait s’être fait une place dans le petit groupe.

Chapter 14: Queen of Love and Beauty

Chapter Text

La première journée s’était finie sur de nombreux rires et une joie peu dissimulée. Les lancers de haches — que Lyanna avait trouvé barbants — s’étaient étalés sur deux longues heures, et la première joute avait eu lieu. Oswell Whent, membre éminent de la Garde Royale, avait défait ses adversaires, dont faisait partie ses propres neveux, et avait fait de sa nièce, Lady Whent la Reine d’amour et de beauté de ce jour, comme le voulait la tradition. Elle avait été parée d’une couronne de fleurs aux couleurs blanches et orangées, et avait été applaudie par toutes les tribunes pendant de longues secondes.

Le second jour, Allanna et Lyanna assistèrent, au côté de Brandon et de Benjen, aux mêlées. Ned et Robert Baratheon représentaient l’alliance de leur Maison sur la piste. Lyanna avait silencieusement gonflé les joues, signe de mécontentement, et n’avait eut dieu que pour Ned. Ils avaient gagné de justesse, et Robert, grand et beau garçon, avait obtenu toutes les Grâces des Dames. Lui n’avait espéré que l’approbation de Lyanna, qu’elle lui offrit à contrecœur, sous l’œil attentif, mais discret, d’Allanna. Pourtant, le futur Seigneur d’Accalmie n’y avait vu que du feu : sa dame l’aimait, et bientôt, leur union serait célébrée.

Par tradition, tous les jours se terminaient sur les joutes. Le prince lui-même combattrait, le dernier jour. Mais en attendant, Sir Arthur Dayne, l’épée du Matin, membre de la Garde Royale, attirait toute l’attention sur lui. Il joutait contre Jaime Lannister, le fils de la Main du Roi. Celui-ci venait tout juste d’être nommé membre de la Garde Royale, contre, selon les rumeurs, l’avis de son  riche et sévère père Tywin Lannister. Son jeu d’épée et son habileté au combat étaient reconnus par bien des combattants, et son jeune âge faisait parler. Quant au résultat de la joute qui l’opposait à l’Épée du Matin, personne n’était sûr de l’issue. Mais Brandon ne doutait pas : Arthur Dayne gagnerait la joute. Il était le meilleur des chevaliers, sans aucun doute, et Allanna, Lyanna, Benjen, Ned et Brandon étaient à une place plus que respectable, ce qui leur permettrait d’assister au spectacle avec une vue direct sur les collisions des deux combattants. Brandon en était d’ailleurs ravi ; une joute restait un combat respectable.

C’est ainsi que les joutes s’enchainèrent, et contrairement au premier jour, le divertissement fut total. Allanna et Lyanna restaient suspendus à chaque mouvement de Dayne qui joutait avec une précision affriolante. Il avait déjà mis à terre Lewyn Martell de Dorne et Richard Lonbec, ancien écuyer du Prince Rhaegar Targaryen. Les cris des tribunes du Sud contrastaient avec le sérieux qui emplissait celles du Nord, mais les yeux de Lyanna et d’Allanna brillaient aussi d’excitation et de respect envers le jeune chevalier. Brandon, Ned et Robert, qui déjà avaient un verre de vin à la main — le cinquième depuis le début de l’après-midi, avait remarqué Allanna — observaient méticuleusement la cour. Benjen n’était pas en reste. À côté de Ned, il offrait aux combattants toute son attention. Allanna, de temps à autre, l’observait du coin de l’œil. Elle aimait le voir ainsi concentré et happé par les mouvements du chevalier à l’Épée du Matin.

Lorsque Jaime Lannister entra sur son cheval blanc, et qu’Arthur Dayne s’élevait de nouveau sur son cheval noir, les esprits s’émoustillèrent. Le soleil qui frappait encore haut malgré l’heure avancée se reflétait pleinement sur les armures et sur les heaumes, encore entre les mains des jouteurs. Les deux chevaliers regagnaient leur position, et tout en eux contrastait. L’un avait les cheveux mi-longs et blonds. Grand, le Lannister portait sa lance en hauteur. Il semblait plein de fierté, et ses yeux verts, caractéristiques de sa Maison, semblaient un défi à eux seuls.

De l’autre côté, Sir Arthur Dayne avait déjà enfilé son heaume. Ses cheveux d’un noir profond, et sa peau au teint légèrement foncé laissaient entrevoir une sévérité trop rare pour un homme du Sud. Mais ses yeux d’un violet clair, caractéristique de l’Antique Valyria, apportaient une certaine douceur à ses traits.

 

— Sir Arthur Dayne est un chevalier exemplaire, souffla alors Ned.

 

Allanna l’observa, tandis que Lyanna se saisissait de son bras, trop excité pour se contenir. Arthur Dayne, une réelle légende auquel Ned vouait un culte. Selon lui, Dayne était un symbole d’honneur, il était ce qu’un chevalier doit être.

 

— J’avoue que je n’aurai pas aimé jouter contre lui, assura Brandon, assis à côté de Lyanna.

 

Les trompettes sonnèrent en une longue mélodie. Les acclamations, les paris, les rires et les prières commencèrent, et alors que les deux cavaliers abaissaient leurs visières respectives, le cœur d’Allanna s’emporta. À chaque fois que les combats commençaient, son cœur s’emballait sans qu’elle ne puisse y faire quoi que ce soit. Les mêlées avaient violemment blessé certains participants, et un écuyer s’était même pris un coup d’épée dans le bras. Allanna avait bien du mal à comprendre en quoi se mettre en danger pouvait être considéré comme un « jeu ». Pourtant, son regard ne se détournait pas une seule seconde de l’action, car déjà, le son des tambours et des cors marquait le début de la joute.

Les sabots martelèrent le sol, et les nuages de terres et de poussière s’élevèrent haut. Les lances tendues devant eux s’entrechoquèrent une première fois. Alors que celle de Jaime Lannister échouait à percuter l’armure de Dayne, celle du chevalier de l’Aube parvint à violemment cogné l’épaule du blond. Jaime perdit l’équilibre et manqua de s’écraser à terre, mais ses mains s’agrippèrent aux rênes de son cheval afin de se maintenir dignement. Les deux chevaliers regagnèrent leur position sous les acclamations du public. Mais les chevaux reprirent de leur galop, et les jouteurs approchèrent l’un de l’autre bien plus vite encore. Là, la lance de Sir Arthur Dayne s’abattit violemment contre le plastron de Jaime Lannister. Le choc le projeta à même le sol, le réduisant à s’écraser dans la poussière. Les acclamations fusèrent, et Lyanna se leva pour applaudir le jouteur. Allanna, impressionnée, applaudit doucement, toujours assise. Brandon riait à gorge déployée, alors que Ned et Benjen observaient le chevalier avec beaucoup de respect.

Dans la terre, Jaime Lannister repoussa violemment l’aide de ses écuyers. Il se releva seul, la démarche légèrement chancelante, et son éternel sourire sur les lèvres. Son regard restait pétri de fierté et flamboyant de jeunesse, mais le Lannister avait bien du mal à accepter sa défaite. Toutefois, il fit une révérence au Prince, situé dans la loggia principale, auprès de son épousée Elia Martell. Le roi Aerys II n’ayant pas daigné se montrer, malgré sa présence à Harrenhal, c’est au beau prince aux cheveux argentés qu’il fallait adresser ses respects. C’est ce que fit Sir Arthur Dayne, la posture droite et le regard ancré. Il fit une révérence, à dos de son destrier, ce qui suscita les acclamations et les applaudissements du public. Paraissait-il qu’en plus d’être un éminent combattant à l’honneur immaculé, le chevalier était un ami proche de sa majesté le Prince.

 

— Les membres de la Garde Royal n’ont pas le droit de prendre femme. Ils se consacrent essentiellement à la protection de leur Roi, un peu comme les Frères du Mur, souffla Lyanna dans l’oreille d’Allanna.

— C’est pourquoi sa bénédiction ira à sa sœur, Ashara Dayne, répondit plus haut Brandon, comme si Lya s’était adressé à lui. Qu’est-ce que tu dis de ça, Ned ?

 

Ned grommela quelques mots, mais croisa les bras, les joues plus rouges. Lyanna et Allanna ne purent s’empêcher de glousser. Dès le premier soir, la belle Ashara Dayne, sœur du chevalier et dame de compagnie de la Princesse Elia, semblait avoir conquis le cœur de Ned. Brandon l’avait poussé à aller lui proposer une danse, mais la timidité du second avait pris le dessus sur l’envie. Depuis, Brandon le lui rappelait à tort et à travers.

Plus loin, un écuyer déposait une couronne de fleurs sur le bout de la lance du gagnant du jour. Elle n’avait pas les tons orangés du premier jour. Il s’agissait de roses blanches, si blanches qu’elles se laissaient contempler de loin. Il était acté, dans l’esprit de tous ici, que Dayne s’arrêterait devant sa sœur, assise auprès de la Princesse. Mais il n’en fit rien. Il passa sous ses yeux, et longea de façon mesurée les gradins.

 

— À qui va-t-il la donner, à ton avis ? murmura Lyanna.

 

Allanna ne répondit pas : au même titre que les autres, elle n’en savait rien. Mais le chevalier parcourait son chemin, et rien dans son regard n’indiquait sa direction. Ce ne fut qu’au bout de quelques secondes, alors qu’il se rapprochait de leur tribune, que les regards de tous se portèrent sur celles du Nord. Là, le cheval de Sir Arthur Dayne ralentit, et c’est devant Allanna qu’il s’arrêta. Son souffle se coupa un instant, et lorsque son regard croisa le sien, d’un violet profond, ce fut son cœur qui s’emballa, mais pas pour la même raison que les fois précédentes. S’arrêtait-il vraiment devant elle ? Sir Arthur Dayne, le chevalier de l’Aube, le membre le plus éminent de la Garde Royale. Sir Arthur Dayne aux vœux inviolables. Sir Arthur Dayne, l’un des hommes les plus honorant, et par les Anciens Dieux comme les Nouveaux, qu’il était beau. Le voir de près, là, dans son armure argentée, n’avait rien de commun. Et bientôt, il éleva sa lance vers elle, les fleurs à quelques mètres de son visage.

Les regards de tous les Seigneurs, de toutes les Dames, des écuyers, des palefreniers, de tous ici, pesèrent sur elle comme une ancre enfouie dans le sable. Lyanna, les yeux brillants, s’était tourné vers elle. Brandon aussi, un sourire presque fier aux lèvres. Ned, à la gauche d’Allanna, avait lui aussi braqué ses yeux sur elle. Et Benjen… Benjen, le cœur battant, entre jalousie et honneur, observait Allanna rougir.

 

— My Lady, déclara enfin Sir Arthur Dayne. M’accorderez-vous l’honneur d’accepter cette couronne, et d’être honoré en mon nom du titre de Reine d’amour et de beauté en ce jour ?

 

Allanna, la gorge serrée, entrouvrit les lèvres. Rien n’en sortir d’abord. Ses doigts tremblaient légèrement contre les pans de sa robe mauve. Elle n’était qu’une simple Lady du Nord, qui venait d’une petite Maison. Toutefois, sous les yeux rassurants du chevalier, elle hocha la tête.

 

— Je vous offre ma bénédiction, Sir, déclara-t-elle.

 

Sir Arthur Dayne sourit, avant de tourner la tête vers Brandon. La tradition voulait que le père de la dame accorde sa bénédiction en déposant la couronne sur la tête de sa fille. Mais Jeor Mormont n’était point là. Tout comme Lord Rickard Stark, dont elle était la pupille. Il revenait donc à Brandon Stark de jouer ce rôle. Il ne tarda pas à se lever, solennel, et à saisir la couronne avec toute la douceur qu’il était capable d’offrir. Sur ce, il se tourna vers celle qu’il appelait sœur, et posa la couronne, causant en plus de la fin du tournoi des applaudissements de toute part. Lyanna applaudit, tout comme Ned et Brandon, et comme Ashara Dayne aussi, qui n’avait en rien pris le comportement de son frère comme un affront. Mais Benjen, lui, se contentait d’observer, les poings un peu plus serrés contre les genoux. La jalousie s’insinuait en lui, mais un sourire effleura ses lèvres lorsqu’il la vit sourire.

 

Elle était belle, avec sa couronne de fleur blanche.

 

——

 

La seconde soirée dansante avait débuté plus tôt encore que la veille. Le banquet était empli de mets gouteux, et le vin coulait à flots. Brandon, qui était entouré de plusieurs dames, dont certaines étaient mariées, les laissait glousser autour de lui, comme s’il en retirait une fierté. Lyanna avait accepté, à contrecœur, de danser avec Robert Baratheon. De la piste de danse, elle lançait des regards à Allanna qui retenait un sourire. Ned se tenait à ses côtés, et lui aussi, malgré son sérieux naturel, ne pouvait s’empêcher de sourire, de temps à autre. Benjen, quant à lui, trainait plus loin au côté de Howland Reed. Toutefois, son regard se perdait, seulement quelquefois, sur Allanna. Il combattait l’envie d’aller lui proposer une danse, mais la gêne s’emparait de lui à chaque fois qu’il se décidait à faire un pas vers elle. Et pourtant, il la voyait, assis dans sa robe violette, sa couronne toujours disposée sur sa chevelure. Ses cheveux étaient moins bouclés, plus ondulés. Le Sud n’avait pas l’humidité du Nord. Elle se tenait là, le dos droit, le visage calme. Elle discutait avec Ned, qui envoyait des œillades à Ashara Dayne, assise auprès de la Princesse à la table royale.

Allanna, loin du tumulte, car la foule ne lui réussissait définitivement pas, parlait calmement avec Ned. Il avait une présence rassurante, celle de Rickard, presque. Et au milieu de cette foule, dans laquelle certains fils de Seigneurs jouaient presque au chasseur et à la proie, elle était redevable de cette présence. Certaines jeunes femmes, parfois bien plus jeunes qu’elle, se faisaient accoster par un futur Lord du Sud. Des pères arrangeaient aux yeux de tous des alliances entre leurs enfants, et les mères restaient toujours aussi silencieuses. La salle de bal était un terrain de chasse à l’alliance parfaite, et Allanna, dont la main n’avait pas encore été promise, sentait les regards de l’ainé des Omble et du cadet des Karstark s’appesantir sur elle. Tout ici respirait et criait politique.

 

— Ne t’en fais pas, souffla Ned. Ils ne viendront pas si tu n’en as pas envie. Pas si l’un de nous se tient à tes côtés.

 

Allanna hocha doucement la tête. Mais alors qu’elle entrouvrait la bouche pour souffler qu’elle rentrerait dans quelques minutes, la porte de la grande salle s’ouvrit. On indiqua la venue du prince et de sa Garde Royale. Un murmure parcourut la salle, et tous les visages se tournèrent vers la porte. Le prince Rhaegar Targaryen avançait d’un pas assuré, un doux sourire aux lèvres. Sa chevelure longue et argentée rappelait les reflets de la lune elle-même. Sur sa tunique noir et rouge, aux couleurs de sa Maison, avait été brodé le dragon à trois têtes si caractéristique. D’un pas élégant, il allait rejoindre la table principale à laquelle l’attendait sa femme. À sa suite, ses gardes prenaient place : Gerolt Hightower, Barristan Selmy, Oswell Whent et Arthur Dayne qui s’approchait de sa sœur.

Allanna, sans trop savoir pourquoi, baissa les yeux. Mais Arthur Dayne ne s’était pas assis. Il avait parlé à sa sœur, puis avait levé les yeux vers Allanna, qui avait repris sa conversation avec Ned, comme pour faire passer les rougeurs sur ses joues et la gêne qui s’amusait avec son esprit. Le chevalier descendit de l’estrade destinée à la royauté, et s’aventura dans la foule qu’il contourna avec mesure. Les dames et les seigneurs assuraient révérence sur révérence, si bien que l’attention de bien des gens en ces lieux s’était aventurée sur lui. Lyanna, toujours en proie aux déclarations de Robert, observait elle aussi le chevalier. La prestance du chevalier du Sud était évidente : tous ici l’honoraient de son respect. Benjen l’observait s’avancer, et sa trajectoire lui tordait l’estomac. Il allait voir Allanna, cela ne faisait aucun doute. Brandon observait son plus petit frère du coin de l’œil. Son regard disait : fais face comme un Stark. Mais Benjen ne le pouvait. Il n’était pas comme Brandon, et il avait déjà assez enduré. Il traversa la salle et sortit dans les jardins d’Harrenhal, le cœur lourd. Il savait ce qui allait advenir, et dans son esprit, il l’avait perdu, elle. La voir heureuse, sourire, ça oui, il avait aimé. Toutefois, la douleur insidieuse au creux de son cœur demeurait, et voir Allanna danser ou se laisser courtiser par un autre, il ne le pouvait pas.

Lorsque Sir Arthur Dayne parvint jusqu’à la table des Stark, Allanna se leva de son siège, Ned à ses côtés. Tandis que les deux hommes se saluaient d’un signe de tête, Allanna offrait sa plus gracieuse révérence. Les ménestrels reprirent leurs chansons, et les conversations reprirent leur cours, mais le ton était plus calme, plus mesuré, comme si l’excitation s’était apaisée d’elle-même. Brandon lui-même avait quitté ses dames pour se rapprocher de Ned et d’Allanna. Il salua lui aussi Arthur Dayne, dont la stature sévère ne faisait que de révéler son honneur.

 

— Lord Stark, je venais demander la compagnie de Lady Mormont, déclara-t-il posément. Lady Allanna Mormont, m’accorderiez-vous l’honneur de faire quelques pas à mes côtés ? L’air du dehors semble moins étouffant que les discussions du dedans.

 

Allanna entrouvrit la bouche, presque interdite. Sir Arthur Dayne lui proposait de faire quelques pas à ses côtés. Elle ne le devait peut-être pas, mais ses joues rosissaient à vue d’œil. Elle ne pouvait que se sentir flattée de cette avance. Qu’un Garde Royal demande à une jeune nordienne de marcher à ses côtés, tout en l’ayant faite Reine d’amour et de beauté, était chose rare.

Mais un autre sentiment montait en elle. De la culpabilité, de l’angoisse sourde… elle jeta un regard dans le coin de la salle, mais n’y aperçut pas Benjen. Il n’était plus là, à sa plus grande stupéfaction. Mais Sir Arthur Dayne l’était, lui. Il restait un Garde de la cour, dont les vœux l’empêchaient de prendre femme. Cette promenade ne serait que preuve de l’honneur et de la bienséance du chevalier.

Au même instant, Allanna croisa le regard de Lyanna, au bras de Robert. Elle lui souriait, l’encourageant silencieusement à accepter. Que pouvait-elle perdre, après tout ? Alors Allanna tourna la tête vers Brandon, à la recherche de son approbation, ou de ses conseils silencieux. Brandon l’observa un instant. Elle était une femme, après tout, même du haut de ses quinze ans. Peut-être s’en rendait-il compte pour la première fois, d’ailleurs. Et puis, il s’agissait d’Arthur Dayne. En plus de l’admiration certaine qu’il lui portait, une confiance liait les deux hommes.

 

— Lady Allanna est sous ma responsabilité, Sir. Mais je ne saurais envisager meilleure garde que la vôtre.

 

Dayne acquiesça d’un signe de tête, avant de plonger ses yeux violets dans ceux de la jeune femme. Il lui tendit le bras, qu’elle accepta d’un hochement de tête.

 

— Cela serait un honneur, Sir Dayne, déclara-t-elle alors.

 

Elle glissa sa main sur l’avant-bras du chevalier, les joues rouges. Elle était trop consciente des regards de la salle, du poids de leurs murmures, et des souffles des dames. Mais elle avançait à ses côtés, sous le sourire de Lyanna, et sous le regard protecteur de ses deux frères.

 

— Où est Ben ? demanda Ned.

— Peut-être en train de pleurnicher quelque part, lança Brandon, désinvolte. Mais dis-moi, toi aussi tu pleurniches comme un petit garçon à rester tout seul dans ton coin au lieu d’inviter Ashara Dayne à danser.

— Lâche-moi, grogna Ned.

 

Brandon laissa un rire guttural emplir la salle tandis qu’il s’éloignait rejoindre les trois dames qui l’avaient soigneusement attendue, et qui recommençaient à glousser comme « des poules », selon les dires de Benjen et de Lyanna. Ned resta assis, les bras croisés. Il balaya la salle du regard et tomba sur sa petite sœur, debout auprès de Robert. Elle ne respirait pas la joie, il le voyait. « Robert ne s’en tiendra jamais à une seule couche », avait dit Lyanna. Ned serra les poings, un goût âcre dans la bouche. Il aimait Robert comme un frère, mais il aimait sa sœur davantage, et il priait les Anciens Dieux pour qu’il la respecte et l’aime à sa juste valeur. Sur ses pensées difficiles, il se leva et suivit la trajectoire qu’avait empruntée son jeune frère quelques minutes auparavant. Il ne voulait ni observer le malheur de sa sœur ni observer Ashara Dayne qui riait avec Jaime Lannister un peu plus loin.

Allanna, quant à elle, vivait un réel conte de fées. Elle ne les appréciait guère, et chaque lecture de fable contant les exploits du chevalier héroïque et de la princesse en détresse lui causait une affreuse migraine : elle jurait sur les Anciens Dieux qu’elle détestait ce genre d’ouvrage. Mais en cet instant, elle se sentait comme une vraie princesse au bras de son chevalier.

Les jardins d’Harrenhal baignaient dans une semi-obscurité éclairée par les torches et par la pleine lune. Le tumulte du banquet était bien loin, à présent, et Allanna, dont les dents mordillaient mécaniquement ses joues, se sentait aussi soulagée d’en avoir été éloignée qu’anxieuse d’être aux côtés du chevalier. Seuls leurs pas résonnaient sur les pavés, et le bruissement des feuilles les accompagnait dans leur marche solitaire.

 

— Je n’ai pas eu l’occasion, Sir, de vous adresser mes remerciements pour ce présent, déclara alors Allanna.

 

Prononcer ces mots avaient nécessité bien plus de courage qu’elle l’avait d’abord pensé. Mais elle reprit presque instantanément.

 

— Excusez ma compagnie. Je suis meilleure écrivaine que je ne suis loquace.

— Vous n’avez rien à excuser, ma dame, répondit Sir Dayne en se tournant légèrement vers elle, sans arrêter sa marche. Le silence est bien souvent plus honnête que les mots.

 

Allanna croisa un instant ses yeux, avant de les reporter vers le sol. Le sol ne la faisait pas rougir comme une idiote, cela était sûr. Dayne eut un léger rictus. Sa prestance dépassait sa simple apparence. Ses mots étaient justes, et ses gestes comme son bras, posé contre le sien, laissaient entrevoir une certaine noblesse tranquille.

 

— Concernant le présent auquel vous faisiez allusion, vous lui faites honneur, reprit-il.

— Je pensais que vous l’offririez à votre sœur… souffla-t-elle alors.

 

Ses mots avaient dépassé ses pensées. Elle s’arrêta, indignée par sa propre audace.

 

— Je voulais dire… je ne remets pas en question votre choix. Je n’aurais pu imaginer plus grand honneur… ce que je voulais dire, reprit-elle plus calmement. C’est que Lady Ashara, en plus d’être d’une beauté sans équivoque, semble être accompli… et aussi…

 

Elle s’arrêta. Elle baissa légèrement la tête, les joues brulantes. Elle se sentait grisée, et pourtant, elle osa relever les yeux vers le chevalier.

 

— Je m’excuse. Je n’aurai pas dû, souffla-t-elle.

— Et aussi ? reprit Dayne, un sourire, mince, courtois et tendre à la fois aux lèvres. Dites-moi le fond de votre pensée, Lady Allanna. Il n’y a que vous et moi, et je suis fatigué de l’hypocrisie du Sud.

 

Allanna hésita. Mais la main d’Arthur se posa sur la sienne, toujours sur son bras. Il la rassurait doucement ; elle pouvait dire le fond de sa pensée, même si l’étiquette ne le voulait pas.

 

— Vous faites partie de la Garde Royale. Vos serments vous interdisent de prendre femme, comme ils vous interdisent toute descendance. Votre vie appartient au roi et au prince, alors… je pensais que vous adresseriez le titre à votre sœur. Et cette promenade… J’y prends bien du plaisir, mais votre intérêt à vous, dans tout cela, je ne le comprends guère.

 

Sur ces mots, Arthur Dayne acquiesça silencieusement, avant de reprendre sa marche, invitant Allanna à suivre ses pas.

 

— Vous avez raison. Mon serment me lie à mon Roi, et je ne serai destitué de mon rôle de protecteur que lorsque ma mort viendra, assura-t-il. Ma vie appartient au Trône de mon Roi, et ma main, en ce sens, jamais n’appartiendra à aucune femme.

 

Allanna écoutait avec attention, en quête de réponses.

 

— Mais nulle part il n’est écrit que je ne puisse offrir mes vœux à la plus belle dame du tournoi. Ni que je puisse profiter de sa compagnie.

 

Son ton était doté d’une sincérité sans artifice. Pure, honnête, dénué d’hypocrisie. Les lèvres d’Allanna s’entrouvrirent, mais aucun mot ne put sortir.

 

— Les serments sont preuves d’honneur, mais ils ne peuvent enfermer le cœur des hommes, Lady Allanna. Les miens ne m’interdisent pas d’honorer la beauté et la grâce, et j’imagine que ceux de votre père ne l’empêchent pas de vous aimer d’un amour profond.

 

Allanna sentit un sourire naître sur ses lèvres. Les vœux de la Garde de Nuit n’étaient pas si différents des vœux de la Garde Royale, et les mots d’Arthur Dayne lui apaisaient le cœur. Ils marchèrent un temps, montèrent des escaliers tout en échangeant quelques mots. Ils parlèrent de leur famille, de leur futur. Le chevalier la questionna quant à ses responsabilités de dame, qui plus est de future première dame de l’Île aux Ours. Enfin, ils finirent par arriver devant l’une des nombreuses fenêtres de la cour. De cette hauteur, le jardin semblait plus grand encore, et l’obscurité de la nuit ne gâchait en rien le spectacle, bien au contraire.

 

— Vous as-ton déjà demandé votre main, Lady Allanna ? demanda alors Arthur Dayne.

— Des propositions seulement, souffla-t-elle. Mais je n’ai pas encore accepté.

— Et pourtant, lorsque je vous ai vu, aujourd’hui et hier, j’ai eu l’impression que votre cœur n’était pas libre.

 

Allanna baissa les yeux, les joues rosies. Elle sourit légèrement.

 

— Je n’ai pas encore trouvé le bon moment pour le lui dire, déclara-t-elle simplement.

— Si vous me permettez, Lady Allanna, l’homme qui recevra votre main sera heureux de la recevoir, peu importe le moment. Cet homme aura bien de la chance de vous avoir à ses côtés.

 

Allanna releva les yeux vers lui, stupéfaite. Dans son regard, il n’y avait qu’une sincérité déroutante. Pas de quoi flatter ni de quoi séduire. Une simple vérité. Ils avaient tellement parlé que le temps était passé à une vitesse folle. L’heure était tardive, et les convives disparaissaient peu à peu en vidant leur dernière coupe de vin. Il était temps de se quitter. Alors Arthur s’inclina légèrement.

 

— Lady Mormont, ce fut un réel honneur de pouvoir profiter de votre compagnie, souffla-t-il.

— Le plaisir fut partagé, Sir Dayne, assura Allanna.

 

Avec respect et courtoisie, Arthur leva la fine main d’Allanna pour l’apporter à ses lèvres. Il effleura à peine le dos de sa main, avant de partir à la table royale de laquelle le prince et la princesse se levaient pour partir. Brandon et Lyanna étaient en bas, eux aussi. Lya tirait d’ailleurs la langue vers Allanna, signe qu’elle devait descendre pour lui conter toute l’histoire. Elles passeraient sans doute une bonne partie de la nuit à en parler. Allanna sourit, amusée, avant de se détourner une dernière fois vers la fenêtre. Elle inspira longuement l’air frais, et profita du souffle du vent. Elle se demandait où était Benjen, en ce moment même. Mais des sons sourds et étouffés la sortirent de ses réflexions.

 

— C’est la nordienne, Allanna Mormont. Lorsqu’Arthur Dayne lui a donné la couronne, elle a réagi avec la pudeur d’une fille du Nord.

— Elle a passé la soirée avec Dayne, qui est chevalier de la Garde Royal. Dieu sait ce qu’ils ont fait.

— Tu vas peut-être un peu loin, rétorqua le premier.

— Un peu loin ? C’est une briseuse de serment. Déjà avec son père. J’ai entendu dire qu’il était aussi proche d’elle que s’il n’était pas de la Garde. Mais rappelez-moi les vœux : « Je voue mon existence et mon honneur à la Garde de Nuit ». Un Frère juré, c’est pas un père, déclara l’homme en prenant une autre gorgée de vin. Puis, tout le monde connaît son frère. Jorah Mormont… la honte du Nord.

— Alors… à Allanna Mormont, la briseuse de serment au joli minois et à la jolie silhouette, assura le second.

 

Les rires gras résonnèrent dans la cour. Allanna, les mains posées sur la rambarde de pierre, sentit son cœur s’accélérer. Son souffle se fit plus court, tandis que ses yeux se noyaient de larmes qui ne couleraient pas. Elle serra les lèvres, et lutta contre l’humiliation. « Briseuse de serment », entendait-elle à nouveau. « Briseuse de serment ». « Jorah Mormont… la honte du Nord. »

 

— Allanna.

 

Elle se tourna vers Benjen, les yeux plus embués que d’habitude. Le voir devant elle la ramena brutalement à la réalité de l’instant, et alors qu’il s’avançait vers elle, elle combattit son envie de pleurer de toutes ses forces.

 

— Est-ce que tout va bien ? demanda-t-il.

 

Allanna hocha la tête, toujours aussi silencieusement. Son trouble était évident. Mais il savait aussi qu’il était tard, et que ses yeux embués devaient être causés par la fatigue. Alors il s’arrêta à ses côtés et l’incita à le suivre.

 

— Viens, souffla-t-il. Tu sembles épuisée.

 

Sans prévenir, Allanna posa sa main sur son avant-bras. Le jeune Stark se figea un instant. Mais Allanna n’y fit guère attention. Elle avança à ses côtés, d’une tout autre façon qu’avec Sir Dayne. Elle était naturelle, aux côtés de Benjen. Et sa présence, en cet instant précis, lui était nécessaire. Elle était nécessaire parce que les mots « briseuse de serment » résonnaient dans sa tête, que l’honneur de son père l’obnubilait, et qu’elle se sentait faible. Ce qu’elle savait, c’est que le visage des deux garçons resterait ancré en elle.

Chapter 15: The Knights of the Laughing Tree

Chapter Text

Même au lendemain, les mots résonnaient encore en elle comme le son d’une cloche qui ne cessait pas de faiblir. Allanna s’était tout de fois laissé habiller comme si de rien n’était. L’une des femmes de chambre des Whent lui coiffait les cheveux avec délicatesse, tout en la complimentant sur ses boucles et sur leur couleur sombre qu’elle disait fort rare. « Comme ceux de ma mère. », pensait Allanna. Elle souriait et remerciait à tour de bras, mais son cœur restait meurtri. La journée précédente avait pourtant si bien commencé. Elle avait été élue dame de l’Amour et de la Beauté, et avait été escorté par Ser Arthur Dayne lui-même. Mais tout avait été gâché par les paroles des deux écuyers : « Briseuse de serment ». Allanna inspira légèrement, le cœur plus lourd. « Dieu sait ce qu’ils ont fait. », avait dit l’un d’entre eux. Elle serra ses mains l’une contre l’autre, maintenant les tremblements qui s’emparaient de son corps. Mais les pensées continuaient à s’emmêler dans sa tête, et les larmes se logeaient dans le coin de ses yeux. Elle pensa alors à ce frère qu’elle n’avait jamais connu, inconnu d’elle-même, et pourtant du même sang. Ils avaient la même mère, le même père, et personne ne lui avait jamais dit ce qu’il avait fait. Seulement qu’il était un parjure. Était-il alors vraiment étonnant qu’on la considère elle-même de la sorte ?

Au même instant, la porte s’ouvrit violemment, laissant Lyanna entrer comme une tornade au milieu d’un champ tranquille.

 

— Vous pouvez nous laisser, je dois parler à ma sœur, lança la louve, un sourire aux lèvres.

 

La femme de chambre posa le peigne sur la commode avant de s’incliner et de sortir. Allanna se releva par réflexe, étonné par le comportement de Lyanna. Mais la Stark releva la main, signe qu’il lui fallait attendre. Lorsque la femme de chambre d’Allanna fut assez loin, deux servantes, plus jeunes, nouvelles dans la profession, entrèrent avec un bouclier et une armure. L’amure grise était éclatante, nouvelle, à peine sortie de la forge. Le bouclier était tout aussi neuf : aucune rayure ne venait le parsemer. Un barral des Dieux du Nord y avait été soigneusement peint. Les feuilles rouge et orange contrastaient avec le fond gris et blanc du bouclier. À côté de tout cela, il y avait les deux servantes, rouges de gênes, les yeux baissés. Et un peu plus à droite se tenait Lyanna, les joues rougies d’excitations.

 

— Une armure, très bien, souffla Allanna. Qu’est-ce que je dois en déduire ?

— Fais un effort ! assura Lyanna. Tu es plus intelligente que ça !

 

Sur ces mots, elle se planta à côté de l’armure. Ce ne fut qu’à ce moment-là qu’elle remarqua sa taille, bien plus petite que celle d’un homme, trop petite.

 

— Non, souffla simplement Allanna.

— Je vais venger Howland Reed aux joutes ! Les chevaliers Frey et Foin vont se battre, dans deux heures. Je vais leur donner une bonne leçon.

— Es-tu devenue folle ?

— Pas du tout, ou pas encore, du moins, assura Lyanna avant de se tourner vers les deux servantes. Amenez cela dans la tente des dames ! Elle sera inoccupée aujourd’hui, aucun nordien ne combat.

 

Les deux jeunes filles acquiescèrent d’une légère révérence avant de disparaitre avec l’accoutrement.  Allanna entrouvrait la bouche, abasourdi.

 

— Il faut que tu me couvres auprès des garçons, souffla-t-elle. Avec ta voix douce et tes mots justes, tu sauras le faire. Puis tu étais la Reine de l’Amour et de la Beauté hier, avant d’être escorté par Ser Dayne lui-même. Toute l’attention sera sur toi.

— Et donc sur toi aussi ! rétorqua Allanna, presque trop vivement. Nous sommes toujours ensemble, lorsque tu n’es pas avec Robert Baratheon ! D’ailleurs, que veux-tu que je lui fasse croire, à lui ?

— Au diable Robert Baratheon !

— Lyanna !

 

La jeune femme s’approcha de la fenêtre, les bras fermement croisés sur la poitrine.

 

— C’est de la folie ! souffla Allanna, aussi bat qu’elle le put. Si on te prend, sous ce heaume, la réputation du Nord et des Stark en pâtira ! Imagine que tu sois blessé ! Tu ne peux pas faire cela !

— Bien sûr que je le peux ! s’exclama Lyanna, les yeux subitement plus humides.

 

Allanna l’observa. Il n’y avait pas que de la révolte pure dans son regard. Non, il y avait une revendication plus brute, plus sincère. Une volonté brillante. Affriolante, même.

 

— Si tu ne veux pas m’aider, alors soit, assura Lyanna. Mais moi… je ne veux pas me contenter d’une histoire qu’on a écrite à ma place. Je veux me battre, et je le ferai si j’en ai envie…

 

Et elle quitta la chambre, claquant la porte derrière elle. Allanna resta immobile, interdite devant l’attitude de celle qu’elle pensait connaître aussi bien qu’elle-même. Ce ton, elle l’avait par avant déjà employé, mais jamais de cette façon-là. Pas de manière véhémente. De façon désinvolte, emportée, oui. Mais aujourd’hui, Allanna se sentait retournée par ces mots : elle allait jouter, sans réel entrainement préalable. Elle sentit son estomac se tordre, bien plus encore que lorsqu’elle avait entendu le surnom déshonorant qu’on lui avait attribué. Alors elle ne tarda guère à resserrer les lacets de ses bottines pour filer tout droit vers les tentes. Mais lorsqu’elle referma la porte derrière elle, et qu’elle s’empressa de parcourir le long couloir — les escaliers et allées étaient si imposants qu’elle s’était déjà perdue trois fois au total —, ce fut sur Lyanna qu’elle tomba. Elle n’avait pas encore passé l’entrebâillement de la porte, comme si tout ce qu’elle attendait fut Allanna. Et au vu du sourire qui s’élargissait sur son visage, la Mormont en eut la confirmation.

 

— Je ne peux pas te laisser faire ça, souffla-t-elle.

— Pourtant, tu es là, toujours, assura Lyanna qui se saisissait de sa main.

 

La conversation fut longue, et le débat fut intense de nombreuses minutes durant. Peut-être s’était-il écoulé trente minute, peut-être même une heure, mais déjà, Lyanna se laissait parer de son armure. Allanna se mourrait d’angoisse. Tant de scénarios pouvaient mettre en péril le plan peu établi de Lyanna.

 

— Ils vont tous voir que tu es une femme ! Peu d’hommes sont aussi menus !

— L’armure me donne une stature plus imposante ! Toi même tu pourrais la porter que cela te rendrait l’air plus dangereux.

 

Et elle riait. Allanna n’avait aucune envie de rire. Elle était enchevêtrée dans cette histoire, et n’avait pas d’autre choix que de la couvrir : mentir, prétendre qu’elle était restée dans sa chambre ou qu’elle était allée prendre l’air autre part, lasse des joutes. Mais tous les mensonges qu’elle inventait pesaient sur elle autant qu’une enclume. Elle détestait mentir, comme elle détestait l’idée d’aimer  imaginer Lyanna vaincre les deux jouteurs. Parce qu’autant le dire : vaincre les chevaliers Frey et Foin seraient non seulement une vengeance faite au nom d’Howland Reed, mais aussi une victoire jouissive. Une femme, une Dame de seize ans, vaincrait deux chevaliers de grandes Maisons. Cependant, tout cela restait amplement dangereux.

 

— Tu ne peux pas, reprit Allanna. Pour diverses raisons, toutes plus évidentes les unes que les autres.

— Juste parce que je suis une femme, finalement, souffla Lyanna.

 

Allanna s’arrêta un instant. Elle avait raison. Oui, elles étaient des femmes. Des dames de haute naissance, des Dames au sang des Premiers Hommes. Les Dames ne se battaient pas. Les Dames n’en avaient pas le droit. Lyarra s’en était contenté, sa mère… elle ne la connaissait pas, mais elle s’en était sans doute elle aussi contentée. Elle s’était mariée, avait enfanté un fils et une fille, et était décédée à sa suite. Cette pensée lui causa un intense trouble.

Cela était donc la vie d’une femme. Être éduqué en tant que Dame, se marier, enfanter, peut-être mourir en couche, dans de nombreux cas, puis élever ses enfants. Plus de nom, plus d’appartenance, selon le mari… mais c’était ainsi. Comme leur mère, elles devraient se contenter de cela. Lorsqu’elle pensait à Benjen, Allanna se sentait bien mieux. Prendre son nom lui faisait rosir les joues plus que d’habitude. Mais Lyanna… Lyanna n’était pas heureuse de sa destinée. Elle le lui avait dit, et Allanna le voyait. Robert Baratheon était une plaie plus qu’un soulagement. Elle le détestait peut-être.

 

— D’accord, souffla-t-elle alors.

 

Les yeux de Lyanna étincelèrent de bonheur. Mais Allanna dictait déjà ses conditions : pas un mot de cela, à jamais. Toutes deux seraient les gardiennes de ce tout premier secret. Elles seraient liées par ce fil tendu. Lyanna devrait prétexter une migraine qui lui assurerait la tranquillité de sa chambre. Si jamais elle était blessée, après la joute, Allanna se rendrait à ses appartements pour la soigner. Elle laisserait Brandon croire en sa volonté de passer l’après-midi avec Lya.

En ce qui concernait les gardes, Lya pourrait les semer en passant par la fenêtre : elle et Allanna l’avaient déjà fait une fois pour contempler les étoiles sur le toit. Ainsi, Lyanna, qui avait fini d’essayer son armure, se rendrait de nouveau dans sa chambre, s’y enfermerait, laissant les gardes devant la porte, avant de disparaitre par la fenêtre dans les minutes qui suivraient. Et Allanna… eh bien Allanna devait mentir. Mentir à ses frères, mentir à Benjen, à Robert Baratheon. Cela la pétrifiait de peur, mais lorsqu’elle s’assit sur la tribune à leur côté, elle mentit.

 

— Lyanna a préféré rester dans ses appartements. Une migraine…

 

Ned et Brandon acquiescèrent : il n’y avait pas de quoi s’alarmer, surtout si Allanna leur en assurait. Allanna signifiait confiance, Allanna signifiait vérité. Pourtant, dans le regard de Benjen, tout criait la suspicion. Mais il ne dit rien. Il garda ses mots pour lui et croisa les bras sur son torse. L’ourse, elle, avait honte. La confiance qu’on lui offrait était chose importante. La bafouer ainsi était source d’anxiété et de déshonneur.

 

— Tes jambes… murmura Benjen.

 

Allanna les sentait trembler sous ses mains. Elle les bougeait légèrement, les mouvements répétitifs l’intimant à garder son calme, mais trahissant aussi son anxiété grandissante. Alors elle les immobilisa doucement, presque trop prudemment pour que ce soit naturel. Benjen n’avait aucune idée de ce qu’elle et sa sœur avaient tramé. Mais il les connaissait trop bien pour savoir que Lyanna n’aurait jamais raté une joute, pas pour une migraine.

Allanna ignora son intérêt silencieux. Bientôt, elle aperçut Howland Reed qui arrivait sur le terrain de joute. Elle sourit légèrement. Il n’avait aucune idée de ce qui allait se passer. Lyanna le défendrait, lui, et peut-être sa propre indépendance et volonté de liberté aussi. Mais elle se battrait vaillamment, non pas comme un homme, mais comme une femme. Elle le savait. Elle avait peur pour elle, mais elle avait confiance en elle.

Bien vite, les jouteurs arrivèrent, et sur le dos d’un cheval noir, Lyanna fendit la piste. Le cœur d’Allanna s’arrêta un instant, mais de l’extérieur, tout en elle inspirait le calme. Elle était définitivement trop petite pour laisser paraître homme, malgré son armure, mais cela ne semblait pas gêner les nobles aux tribunes. Tous continuaient à acclamer les jouteurs du jour, même sans savoir qui était dessous ce heaume et ce bouclier au barral. Le chevalier des Tours Jumelles était attendu et connu de tous, mais les murmures s’élevaient à propos du chevalier au barral. Un chevalier qui priait les Anciens Dieux, un chevalier du Nord, donc.

Derrière elle, Allanna entendait les murmures échangés entre Ned et Robert au sujet du chevalier, et l’ourse se sentait défaillir. Elle semblait prise dans l’étau des loups et des cerfs, et sa gorge se serraient indiciblement. Pourtant, le cor retentissait déjà. Lyanna, toujours dissimulée derrière son heaume, se saisit de la lance qu’on lui tendait. Elle était fière, et Allanna croyait même apercevoir le sourire caché derrière son heaume. Elle n’avait aucunement besoin de la voir pour savoir qu’elle nageait dans un incommensurable bonheur. Lorsque le second vrombissement du cor sonna, les deux chevaliers s’élancèrent. Allanna serra ses mains l’une contre l’autre pour contenir ses tremblements. Par les Anciens Dieux, elle venait de laisser Lyanna Stark, son amie, sa sœur, combattre dans une joute, sous les yeux du Prince Rhaegar, et du Roi Aerys II, recroquevillé sur son siège. Au moment de la collision, Allanna voulut fermer les yeux, mais elle les garda ouverts, pour Lyanna. Ses lèvres entrouvertes laissaient s’échapper le souffle de ses angoisses, une angoisse qui parvint à son apogée lorsque le chevalier Frey s’écrasa dans la terre poudreuse. Allanna se releva d’un bond, un sourire sur les lèvres. Ses yeux étincelaient de joies, et son cœur battait la chamade. Lyanna venait de gagner la première joute haut la main.

 

— La Petite Ourse apprécie les joutes, maintenant ? On voit qu’un Dayne est passé par-là, souffla sarcastiquement Brandon.

 

Allanna plissa les yeux en sa direction, les lèvres serrées. Puis elle se rassit, applaudissant calmement sous l’œil pesant de Benjen. Mais le second chevalier, second fils de la famille Foin, parvenait déjà sur la piste. Plus petit que le premier chevalier, assis à même le sol sur le côté de la piste, près des écuyers qui avaient agressé Howland Reed, le chevalier Foin semblait plus chétif et peureux. Mais Lyanna ne faiblissait pas. Sa lance était droite, et même si elle pesait sur son bras, elle ne le laissait pas paraître. Quelques longues secondes — interminable à la vérité — s’écoulèrent. Enfin, le cor sonna. Les chevaux hennirent avant de s’élancer dans la course. Lyanna était petite, assez pour se mouvoir plus facilement que les autres jouteurs. Mais elle était aussi merveilleuse cavalière, peut-être même meilleure que Brandon lui-même. Elle maitrisait sa monture comme si elle était une partie d’elle-même. Et le cheval le lui rendait bien. Avec une grande dextérité, Lyanna s’abaissa pour éviter la lance adversaire. Là, elle positionna la sienne à l’horizontale pour déstabiliser le chevalier qui glissa de sa selle et qui tomba sur la barre de séparation. Le fer de son armure racla le fer de la barre, avant que le cheval, de panique, ne s’écarte, laissant tomber son maitre.

 

— Un coup bas, tonna la voix de Robert Baratheon. Ce gringalet s’est abaissé comme une donzelle.

 

Allanna ne put empêcher un rictus : par les Dieux, s’il savait que ce « gringalet » n’était autre que sa fiancée… Certains seigneurs applaudirent, tandis que d’autres, en accord avec Robert, huaient.

 

— Il n’empêche qu’il a gagné, assura Brandon.

 

En effet. Lyanna avait gagné, et les joues d’Allanna, qui applaudissait, rosissaient de bonheur. Lyanna, toujours bien dissimulé, observait les deux chevaliers battus. Là, elle pointa sa lance sur eux, et déclara d’une voix grave, que l’on entendait à peine des gradins : « Apprenez plutôt l’humilité à vos écuyers, au lieu de vous faire appeler chevalier ! » Sur ce, elle tapa ses talons sur le flanc du cheval et partit à toute allure vers la sortie. Les murmures ne furent plus : une véritable révolution passa dans les tribunes. Ils huèrent, crièrent, rirent. Le chevalier ne s’était pas présenté, et n’avait pas choisi de Reine de l’Amour et de la Beauté. Cela était infamie. Et pourtant, Allanna, elle, se levait.

 

— Je vais m’enquérir de la santé de Lya, souffla-t-elle en partant.

 

Brandon ordonna à l’un des gardes de l’escorter, mais Allanna était déjà partie en courant, les mains soulevant les pans de sa robe. Le garde la suivait avec de grands pas, sans la perdre une seule seconde des yeux, car Allanna était bien trop excité pour avoir la bienséance de l’attendre. Mais alors qu’ils se rapprochaient de la forteresse, son regard aperçut les deux soldats de la veille. Ceux qui avaient proférés dans son dos. Sa course ralentit, et elle se mit à marcher prudemment, les yeux baissés. Sa gorge se noua, et lorsqu’elle passa devant eux, les deux hommes s’inclinèrent. Elle se sentit troublée, et le trouble se transforma rapidement en autre chose ; de la colère. Ce n’était pas une émotion qu’elle avait l’habitude de ressentir. Mais en cet instant-là, elle lui empourprait les joues autant qu’elle lui éraflait le cœur.

 

— Tout va bien, ma Dame ? demanda alors le garde Stark, qui l’avait enfin rattrapé.

 

Allanna hocha la tête. Elle allait bien. Ou du moins, elle devait le laissait paraître. Alors elle s’engouffra dans le château, monta les escaliers, passa quelques couloirs avant d’apercevoir la chambre de Lyanna. Les deux soldats qui surveillaient sa porte la laissèrent passer, et Allanna s’engouffrait précautionneusement à l’intérieur de la chambre. Lyanna n’était pas encore là. Le temps qu’elle retire son armure, qu’elle la cache dans la malle de la tente, et qu’elle remonte dans la chambre prendrait du temps. Mais Allanna, qui s’asseyait sur le lit moelleux, savait déjà ce qu’elle ferait au lendemain. Elle prendrait son arc, et participerait à l’épreuve.

 

Elle serait le chevalier d’Aubier rieur, et défendrait son propre honneur.

 

——

 

Le lendemain, Allanna, sans trop réfléchir pour ne pas s’arrêter et rationaliser la situation, se laissait habiller par les deux servantes de la veille. Lyanna restait à ses côtés sous la tente. Elle se sentait légère, et était bien plus enjouée qu’Allanna.

 

— Tu vas réussir haut la main ! s’exclama-t-elle en bondissant vers le miroir. Regarde-toi, toute petite dans cette armure.

 

Allanna sourit, amusée. Le taquin de Lyanna, elle le connaissait par cœur. Et tandis que Lyanna se tournait pour montrer le bleu qu’elle avait gagné la journée précédente, Allanna entra dans son jeu. Pour une fois, elle ne se laisserait pas faire.

 

— Dis celle qui a pleuré hier soir juste parce que Rhaegar Targaryen a chanté.

— Son chant était plus touchant que n’importe quelle mélodie du Nord ! s’exclama Lyanna.

— Tu as versé ton verre de vin sur la tête de Benjen juste parce qu’il en a ri… souffla Allanna, un sourire aux lèvres.

— Ce louveteau est agaçant, de temps à autre, assura-t-elle simplement.

 

Allanna sourit. Mais parler de Benjen suscitait en elle une anxiété qu’elle ne parvenait pas vraiment à dissimuler. S’il savait ce qu’elle s’apprêtait à faire, aujourd’hui… Elle n’avait aucune idée de la façon dont il le prendrait. Et Brandon… et Ned. Mais aussi Lord et Lady Stark. Puis son père, là-bas au Mur… Et peut-être même que sa mère, de là où elle était, la verrait à travers les yeux du barral sur son bouclier. Malgré son esprit rationnel et sa tendance à toujours croire ce qui était inscrit dans les livres rédigés par les mestres et les historiens, la peur et les croyances du Nord ressortaient d’elle-même.

Face à elle, le reflet du miroir la laissait se contempler. Son armure fermement attachée de ses lanières de cuir. Le heaume dans sa main emmaillotée d’acier. Et le bouclier, poser contre la malle, juste derrière elle. Qu’était-elle en train de faire ?

 

— Je ne peux pas, déclara-t-elle enfin, une panique évidente dans la voix.

— Bien sûr que tu peux, assura Lyanna.

 

Elle s’approcha d’elle et posa ses mains sur ses épaules. Les yeux bruns de Lyanna étaient rassurants. Sa légèreté habituelle était rassurante.

 

— Quand j’étais sur la piste, j’ai ressenti un émerveillement tel que je ne peux pas te le décrire. Alors, il faut que tu y ailles. Je veux que tu le vives, toi aussi. Une opportunité de la sorte… nous n’en aurons jamais plus.

 

Elles s’observèrent mutuellement, les yeux dans les yeux. Puis Allanna les détourna, laissant un soupir traverser ses lèvres. Ses yeux brillaient d’émotions, et son cœur battait vite.

 

— Mon père et le tien seraient sans doute déçus… si jamais ce que nous faisons vient à se savoir… et ta mère…

— Cela n’arrivera pas, Allanna…

 

Lyanna avait traversé la pièce pour la prendre par le bras, la ramenant à l’instant présent.

 

— Et même si cela arrive, alors nous aurons décidé, au moins une fois, quoi faire et comment le faire, sans l’aval de Brandon ou de Ned, ni de mon père, assura-t-elle.

 

Allanna lui sourit. Après tout, ce qu’elle s’apprêtait à faire était bien moins risqué que ce que Lyanna avait accompli la veille. Elle prit confiance : cinq flèches tirées à dos de cheval, et elle partirait avant même qu’on la gratifie. Elle devrait faire vite. L’amure, on la connaissait déjà. Il lui faudra se changer avec rapidité, et il leur faudrait dissimuler l’armure et le bouclier dans un coin sans jamais plus les toucher.

 

Peut-être même qu’une légende se créerait. Celle du chevalier de l’Aubier rieur.

 

Alors Lyanna lui souhaita bonne chance en l’embrassant sur la joue, et partit se dissimuler entre les dernières tentes de l’allée. Elle prétextait de nouveau une fatigue, « dû aux émotions éprouvées la veille au soir, lors de la venue du Prince près de leur table ». De là où elle se tiendrait, aucun de ses frères ne pourrait l’apercevoir. Mais elle avait une vision plongeante sur la cour, et ses yeux resteraient rivés sur les participants.

Chacun se tenait au bout de l’allée, leurs blasons fièrement mis en avant. Puis Allanna entra. Un heaume pour une épreuve de tir à l’arc était peu commun, mais l’armure et l’arbre cœur, inscrit sur le plastron ne laissait personne douter : le même chevalier anonyme. Des cris d’indignation effleurèrent le public, et des acclamations provenaient d’autres tribunes. Rhaegar Targaryen, au côté d’Arthur Dayne, semblait s’amuser de la situation. Mais le roi Aerys II, dont les yeux rouges et vitreux, les longs cheveux dégarnis, et le teint pâle — qui prouvaient la véracité des rumeurs de sa supposée démence — semblaient plus en colère que jamais. Pourtant, l’épreuve ne s’arrêta pas. Au contraire, les cors commençaient à résonner de toute part du terrain. Les archers — de petites Maisons aux grandes — chevauchaient à tour de rôle. Le but était de viser le plus précisément la cible, à dos de cheval. Allanna l’avait déjà fait mille fois. Elle était la meilleure, toujours. Mais elle l’était dans la cour de Winterfell. Pas avec des chevaliers du Sud et du Nord réunis, des chevaliers qui s’étaient entrainés pour ce jour exact. Car le tir à l’arc, bien moins populaire que les joutes, n’avait été organisé que pour une épreuve. Sept, ils étaient. Allanna ne s’était jamais opposé à sept participants.

Sous son heaume, l’air était presque irrespirable. L’anxiété la faisait respirer plus vite, et de là où elle se tenait, elle ne pouvait apercevoir Lyanna. Elle savait que le regard de Brandon, de Ned et de Benjen était posé sur elle. Elle n’osait pas lever la tête de peur de se trahir, ou de faire machine arrière. Non, elle devait rester là, peu importe les risques. De toute façon, elle se trouvait déjà sur le terrain. Le plus dur avait été fait. À présent, elle devait juste lancer ses flèches. Cinq cibles. Voilà tout. Et elle partirait, peu importe le résultat. Elle partirait, se changerait en dame, et tout cela serait derrière elle. Mais en attendant, ce qu’elle pouvait faire de mieux était de se battre, de se battre pour l’honneur du Nord, de sa Maison, des Stark. Et surtout, pour son honneur à elle.

Alors les chevaliers s’avancèrent : Martell, Corbois, Omble, Redfort, Caswell et Dondarrion.  Allanna, dernière en lice, derrière le représentant de la Maison Dondarrion, observait avec minutie les tirs. Elle ne connaissait pas tous les tireurs. Mais elle se méfiait des regards du chevalier du Nord. Torren Omble, presque aussi grand que son frère, mais bien moins effrayant. Il était le second fils de Lord Jon Omble, plus communément appelé Lard-Jon. Allanna les avait aperçus durant leur voyage. Son frère, et héritier des terres de son père, P’tit Jon, était aussi antipathique qu’il était doué pour démonter ses ennemis. Mais son cadet, dont les traits plus doux indiquaient une certaine sympathie, n’avait pas vraiment retenu son attention. Il ne parlait pas aussi fort que son frère, et son statut de second fils lui permettait d’être plus humble, sans doute. Lorsqu’il passa, et comme pour les autres tireurs, Allanna observa avec une minutie sans pareil sa technique et sa précision. Il ne tirait pas mal, mais sa technique laissait à désirer. Au lieu d’atteindre le centre de la cible, les flèches s’écrasaient au niveau du second trait. Allanna, sans même s’en rendre compte, grimaça sous son heaume. Elle connaissait assez le père et le frère Omble pour savoir qu’ils ne laisseraient pas cela passer sans quelques commentaires réprobateurs. Mais son attention se porta sur l’archer qui l’inquiétait le plus, celui de la Maison Caswell. Sa précision était presque excellente. Il était bon, et les applaudissements en témoignaient. C’était lui qu’Allanna voulait surpasser, si bien qu’elle ressentait une excitation rare. Ses membres étaient aussi tendus que le serait son arc, dans quelques minutes. Et l’excitation troubla sa propre temporalité, si bien que ce fut déjà à elle de tirer.

Allanna sentit sa gorge se serrer, comme si, pour la toute première fois, elle se rendait compte des regards posés sur elle. D’une main, elle caressa l’encolure de son cheval. Elle n’avait pas pris celui de Winterfell, pour ne pas être reconnue. Mais elle se sentait toujours libre et complète, au dos d’un cheval. Elle ferma les yeux un instant. Quelque part, dans la poche de son pantalon, était enfoui le petit ours sculpté par son père. Dans son autre poche, la broderie que lui avait faite Lyanna, huit ans auparavant. Tout cela lui porterait chance.

Son arc, que Lyanna lui avait donné sans vouloir lui dire d’où il provenait, était ancré dans sa main, comme une continuation de son propre bras. Elle allongea le bras, raidie par la couche de cuir de l’armure, et planta légèrement ses éperons dans le flanc de son cheval. Elle tourna le haut de son corps, et allongea son membre supérieur. La corde était tirée entre ses doigts : il fallait qu’elle soit vive, et qu’elle vise bien. Une première flèche fila qu’elle devait déjà en saisir une autre, placée dans son dos. La vitesse à laquelle elle tirait était telle qu’il lui était impossible de voir le résultat de ses tirs. Mais les acclamations provenant des tribunes indiquaient que les flèches étaient arrivées là où elles devaient être. Alors elle continua. Les sons alentour, l’attention du public et les mots prononcés par les deux écuyers n’étaient plus importants. Elle n’entendait que son souffle, et son cœur battre dans sa poitrine. Et elle sentait, au plus profond d’elle-même, qu’elle était là où elle devait se trouver. Elle se sentait libre, et elle aimait ce sentiment. Les flèches filaient, et sa perception des choses était si différente, de là où elle était, qu’elle ne fit même pas attention au temps qui s’était écoulé. Mais elle avait fini. Ses flèches avaient toutes été tirées, et Lyanna, derrière les épais tissus, applaudissait sans vergogne. Alors Allanna finit son tour de piste, avant de s’élancer vers l’extérieur sous la mi-indignation, mi-acclamation des tribunes. Elle parcourut une longue distance, assez vite pour atteindre la tente en peu de temps. Les deux dames de chambres, fières et loyales, attendaient. Au moment même où Allanna entrait, on lui retirait son armure, armure qu’elle et Lyanna poseraient discrètement devant l’arbre-cœur d’Harrenhal, comme elles l’avaient soigneusement décidé. La première servante la para de sa robe mauve, tandis que l’autre s’occupait de brosser ses cheveux. Allanna, elle, reprenait son souffle, et posait ses mains froides sur ses joues encore rougies par l’effort et par l’émotion ressentie. Elle l’avait fait, et personne ne saurait qu’elle l’avait fait, à part Lyanna et les deux autres servantes. Et tout ce qu’elle ressentait était un pur soulagement.

 

— Vous devriez sortir et rentrer dans vos appartements avant que l’on ne remarque votre absence. Lady Lyanna Stark doit déjà vous y attendre, déclara la plus âgée.

 

Allanna acquiesça. Elle les remercia de tout cœur, et sortit de dessous les épais tissus. Elle commença sa marche, l’esprit apaisé et volage. Si volage qu’elle n’aperçut pas l’ombre de Jon Omble fils. Immense et imposant, le jeune nordien de 18 ans était déjà un grand combattant. Jamais Allanna ne l’avait vu sourire. Contrairement à son père, un homme rustre, qui riait autant qu’il gueulait, celui qu’on appelait P’tit Jon Omble était un exemple de sérieux — ou plutôt de pur ennui, selon Lyanna —.

 

— Lady Allanna, salua-t-il.

— Lord Jon, renchérit Allanna, respectueusement.

 

Sa barbe était déjà bien hirsute pour son âge. Il ressemblait à son père, et certains disaient même qu’il le surpassait en autorité. Allanna l’avait déjà vu, plusieurs fois. Il faisait de l’ombre à ses autres frères. Jamais un sourire n’avait effleuré ses lèvres, elle en jurait par les Anciens Dieux. Pourtant, depuis le début du tournoi, et dès leur traversée du Nord, Allanna et Lyanna avaient remarqué ses longs regards froids. Lya jurait qu’il voulait la main d’Allanna. Mais la Mormont assurait qu’il n’en était rien : pourquoi un premier fils, qui hériterait des terres de son père, prendrait-il sa main ? Il était déjà l’héritier. Il n’avait point besoin d’une Île en plus. Mais le silence tendait à rendre mal à l’aise Allanna, et les yeux bruns de Jon s’appesantissaient sur elle comme une ombre trop lourde, trop suffocante.

 

— Votre frère s’est bien défendu, aujourd’hui, prononça-t-elle enfin, juste pour briser le silence.

— L’arc est une arme de lâche, lança Jon. Un homme se bat avec de l’acier, et contre un homme de chair, pas contre un vulgaire morceau de bois et de pailles.

 

Allanna resta muette. S’il savait qu’elle avait battu son frère, elle, une femme, une Dame du Nord, qui plus est, il la dénoncerait sans doute sur le champ. Alors elle garda toute la constance nécessaire à son rang.

 

— Je ne saurais dire, my Lord. Je ne m’y connais que trop peu dans l’art de la guerre.

— À raison, assura simplement Jon. Demain, je me battrais dans les combats singuliers. Je me battrais pour vous, Lady Mormont.

 

De nouveau, Allanna fut prise de court. Lyanna avait raison. Il s’agissait là d’une demande en fiançailles, une demande qui lui hérissa les poils. Alors elle parla, sans trop réfléchir à son ton, et dans le seul but de contrer les volontés, quelles qu’elles soient, de l’héritier Omble.

 

— Aucunement besoin, Lord Jon. Je vous remercie pour votre attention, mais je ne puis vous assurer ma main. Combattez en votre nom, pour votre Maison, pour le Nord. Pas pour moi.

 

Elle ne pouvait être plus claire. Elle ne voulait pas de sa main, elle refusait sa demande. Et ce fut là qu’elle vit, pour la toute première fois, l’égo blessé d’un homme trop fier. Dans les yeux du Seigneur, pas une peine, mais une colère sourde. Il ne dit rien, d’abord, mais Allanna se sentit en danger. Il n’allait rien faire, évidemment. Il ne pouvait risquer quoique ce soit, pas au milieu des tentes, pas envers l’héritière de l’Île aux Ours, la Pupille des Stark. Pourtant, un étrange sentiment d’insécurité s’emparait d’elle. Alors elle fit une légère révérence, et passa à ses côtés pour rentrer dans ses appartements. Mais la voix forte et sûre de Jon Omble l’arrêta un instant.

 

— Vous avez bientôt seize ans, Lady Mormont. Vous devriez savoir qu’un homme, noble, n’a pas à attendre l’aval d’une Dame pour faire ce dont il a envie.

 

Allanna ne se tourna pas. Mais sa gorge se serra, et son pas ralentit quelques secondes seulement. Elle serra ses lèvres, avant de repartir sans lui adresser un regard. Mais lui l’observa. Son visage impassible, mais les poings serrés. L’orgueil, l’humiliation le prenait à la gorge. Cette humiliation, Allanna ne fut pas la seule à la voir. Benjen, dissimulé entre deux tentes, un peu plus loin, avait les poings tout aussi serrés que l’Omble. Il ne laisserait pas une telle injure passer.

 

Cette humiliation, il comptait la lui faire ressentir pleinement.

Chapter 16: If only I had known

Chapter Text

Le dernier jour du tournoi était enfin arrivé. Demain, tous repartiraient vers le Nord, tous mis à part Ned qui se rendrait dans les Eyrié au côté de son protecteur, Jon Arryn, et de Robert Baratheon, que Lyanna rejoindrait à Accalmie dans moins de deux ans. En attendant, ils essayaient de profiter des uns et des autres. Ce soir, Brandon avait promis à Lyanna et à Allanna de leur laisser boire deux verres de vin, à condition qu’elles n’en disent mot à Lord Rickard. Allanna avait assuré que cela ne l’intéressait guère, mais Lyanna, elle, avait sauté sur l’occasion.

Alors qu’Allanna et Lyanna rejoignaient les garçons, l’un manquait à l’appel. Benjen ne se tenait pas auprès de ses frères, comme il en avait pourtant l’habitude.

 

— Où est Ben ? demanda alors Lyanna à Brandon et à Ned.

 

Brandon et Ned échangèrent un regard, et dans ce regard, Allanna sentit toute la tension des deux frères. Comme pour l’affirmer, le regard de Brandon se posa sur elle.

 

— Il se prépare pour combattre. Il a convaincu Eddard Karstark de lui laisser sa place. De toute manière, il s’était fait mal au bras il y a trois jours pendant la mêlée. Il n’était pas en état.

— Contre qui ? coupa Allanna.

— P’tit Jon Omble, déclara Ned.

 

Allanna et Lyanna tournèrent la tête l’une vers l’autre au même moment. Folie qu’était d’affronter Jon Omble. Il était plus fort que Benjen, car il était plus vieux. De deux ans seulement, mais cela comptait. Il était un adversaire rude, tous le savaient. Il ne laissait pas la place à la faiblesse. Benjen n’était pas faible. Son jeu d’épée était très bon. Il se mouvait avec une dextérité frappante, mais Jon Omble… Jon Omble était définitivement trop fort. Trop fort, trop brutal.

 

— Où est-il ? demanda Allanna.

— Dans la tente, déclara Brandon.

— Nous y allons, assura Lyanna.

— Robert veut te voir, comme c’est le dernier jour… souffla Ned.

 

Lyanna retint une grimace. Mais Allanna assura qu’elle irait lui parler seule. Alors ils se séparèrent. Ned accompagna Lyanna jusqu’aux tribunes, où Robert Baratheon l’attendait déjà, tandis que Brandon accompagnait Allanna. Celle-ci ne pouvait s’empêcher de penser à Benjen. Son estomac se tordait de douleur : avait-il entendu sa conversation, hier ? Heureusement, son bras, qui reposait sur celui de Bran, l’empêchait de se triturer les mains. Mais Brandon la sentait trembler contre lui.

 

— C’est son choix. Pas le tien. C’est un louveteau en colère, mais c’est aussi un homme. Il sait ce qu’il fait.

 

Allanna ne répondit rien. Mais elle sentit sa gorge se serrer et ses lèvres s’assécher. Bien vite, ils furent devant la tente aux couleurs des Stark. Brandon resterait devant, à parler avec les écuyers, dont Howland Reed, de qui tous s’étaient rapprochés. Allanna, quant à elle, entrait sous le tissu épais. Benjen était seul. Il portait une armure, celle qu’il avait d’ailleurs voulu confiée à Howland, quelques jours auparavant. Lorsqu’il aperçut Allanna, du coin de l’œil seulement, il tourna la tête, ses yeux brillants de détermination.

 

— Annule, déclara-t-elle sans attendre, presque dans un murmure.

 

Benjen pinça ses lèvres. Il secoua lentement la tête de droite à gauche, et s’approcha de la table sur laquelle son heaume reposait.

 

— Ne fais pas ça, Benjen, prononça de nouveau Allanna.

— Arrête, Allanna… Ne me demande pas ça.

 

Allanna s’immobilisa, les mains tremblantes. Benjen avait une lueur dans ses yeux, une lueur qui criait à Allanna qu’il ne changerait pas d’avis.

 

— Ne me demande pas une telle chose, surtout pas après ce que vous avez fait, Lya et toi.

 

Allanna sentit ses joues s’empourprer ; il savait, et il était venu hier la voir dans les tentes, mais tout ce qu’il avait vu, ou plutôt entendu, était la conversation avec Jon Omble. Alors elle voulut démentir, l’espace d’un instant. Mais à quoi bon ? Des Stark, Benjen était celui qui l’avait le plus vu s’entrainer à l’arc. Il était évident qu’il avait reconnu sa façon de tirer, ses mouvements, son port, et Allanna en ressentait une gêne intense. Presque une honte.

 

— Je n’ai pas besoin que tu te battes contre lui pour moi, Benjen, assura-t-elle alors. Je lui ai déjà dit non…

— Peu importe, coupa Benjen.

 

Elle se tut. Le ton de Benjen n’était pas autoritaire. Mais il était franc : rien ne pourrait le faire changer d’avis. En le regardant dans son armure, une certaine fierté venait poindre dans son cœur. Mais elle ne pouvait s’empêcher de penser qu’il était un imbécile, un imbécile qui souhaitait se battre juste par orgueil. Alors elle l’observa, là, dans son armure presque intacte. Ses seize ans lui donnaient un air plus grave sur le visage. Son air naturellement rieur subsistait, mais il tenait de la fierté de son père. Ses cheveux, au contraire de ses frères, s’étaient foncés, de la même façon que Lyanna. Il était beau, d’une beauté plus sensible que celle de Brandon, d’une beauté qui ressemblait à celle de sa mère. Mais ses yeux avaient l’éclat de ceux de son père, et ce mélange donnait toute sa singularité à Benjen. Alors elle fut prise d’une envie irrépressible de lui crier qu’elle était sienne, qu’il n’avait aucunement besoin de se battre pour qu’elle le soit. Que depuis longtemps déjà, plus aucun doute ne l’assaillait. Mais elle n’en eut pas la force. Pas la force de lui dire, pas la force de lui faire face, parce que Brandon avait raison. Elle n’avait pas le droit de lui enlever son choix. Ce n’était pas le sien, mais c’était celui de Benjen. Alors elle baissa les yeux, et souffla presque dans un murmure : « Ne te laisse pas blesser. » Et sur ces mots, elle disparut de dessous sa tente, le cœur lourd. Benjen resta immobile, les yeux dans le vague. Mais son cœur à lui battait vite, et un sourire brillait sur ses lèvres. Il n’avait jamais compris l’intérêt des joutes. Pour lui, l’honneur n’était pas un jeu. Mais son honneur à lui se trouvait dans les yeux d’Allanna. Elle l’engloutissait entièrement. Alors il avait décidé de se présenter, pas pour les applaudissements, par pour la foule qu’il aimait presque encore moins que Ned et Allanna, mais pour elle.

 

« Un jour peut-être, ses yeux te pousseront à lever ton épée plus haut encore », avait dit son père. Et ce jour était enfin arrivé.

 

——

 

En ce dernier et cinquième jour de tournois, le soleil avait décidé de transpercer les nuages et de battre son plein. Il était tel que certains l’assimilaient à celui de Port-Réal. La plupart des dames portaient des voiles légers et des éventails qui battaient l’air autant qu’ils le pouvaient. Allanna, assise entre Ned et Lyanna, sentait son cœur battre dans une cadence effrénée à chaque vrombissement de cor. Benjen était le dernier combattant en lice. Dans peu de temps, ce serait à son tour de se battre. Les combats qui s’étaient déjà enchainés avaient laissé derrière eux des cris de douleurs, des membres fracturés, et même du sang sur la terre sableuse. Allanna tremblait, l’angoisse au cœur. Elle n’était pas sotte. Elle savait ce que les hommes pouvaient faire par orgueil ou par honneur : entre ces deux états, elle n’avait pas encore choisi lequel Benjen défendait.

Brandon s’était vanté d’avoir éventré un homme qui voulait la main de sa dame, Catelyn Tully. Il l’avait pris en un contre un, — un certain Petyr Baelish, pupille des Tully —, et l’avait laissé en vie par seule demande de sa fiancée, qui considérait cet imprudent comme son propre frère. Brandon parlait encore de cet affront et de sa « clémence », même un an après. Allanna l’écoutait, non sans jugement, et avec un peu d’amusement aussi, et se demandait comment Brandon pourrait devenir un époux bienséant. Car dans moins de deux ans, il serait marié à l’aînée des Tully, qui, comme on le racontait beaucoup, semblait l’aimer d’un amour sincère.

Mais à présent, c’était Benjen qui se trouverait dans quelques minutes au centre de la cour, une épée à la main. Son sang, elle ne voulait pas le voir. Elle voulait simplement lui donner sa bénédiction, sa main, et lui offrir la broderie qu’elle avait commencée il y a déjà neuf mois, suite à la déclaration maladroite qu’il lui avait faite. Elle y avait passé du temps, des heures, le soir dans sa chambre. Lady Lyarra avait vu, un jour, dissimulé dans l’un des tiroirs de sa commode l’ouvrage. Elle avait souri en observant les traits de l’ours et du loup, bien plus fins que ce qu’avait l’habitude de tisser Allanna. Elle en avait pris grand soin, et avait concentré toute son attention sur les moindres détails. Alors Lady Lyarra l’avait effleuré du bout des doigts, et avait refermé le tiroir, comme si de rien n’était. Allanna avait fini son œuvre deux mois auparavant. Tous les jours, elle l’avait gardé sur elle, soigneusement pliée, et chaque soir, elle le reposait dans sa commode. Comment le lui offrir ? quoi dire ? La broderie était la plus réussie qu’elle n’ait jamais accomplie, mais elle restait imparfaite. Pourtant, elle y avait mis son cœur. La confier à Benjen était un gage de respect, un gage de son amour et de ses vœux. Mais elle n’avait jamais trouvé le bon moment. Maintenant, Benjen allait se battre contre un homme bien plus fort que lui. Et déjà, Allanna entendait les paris se faire sur la réussite du jeune Omble.

 

— Il aurait pu se battre contre n’importe qui, mais cet idiot a décidé de se battre contre Jon Omble, déclara Lyanna, un peu trop haut.

 

Au moment où les deux adversaires arrivaient sur la piste, Lyanna se levait pour crier à son frère ses encouragements, menant Brandon à rire si fort qu’Allanna en sursauta. Ned, quant à lui, indiquait à Lya de se rasseoir, ce qu’elle fit à contrecœur, et sans arrêter les claquements incessants de ses mains. Allanna, elle, observait la silhouette de Benjen, debout au centre de la cour. Jon Omble se tenait à ses côtés. Il était plus grand et indéniablement plus musclé que le dernier des Stark.

 

— Il est très bon duelliste, souffla Ned, comme pour la rassurer. Il est plus petit, mais plus agile aussi.

 

Allanna ne répondit pas, mais elle écouta avec attention, heureuse de ses mots. D’en bas, et avant d’enfiler leur heaume, les deux hommes lancèrent un regard à Allanna, ce qui valut un rictus de la part de Brandon, et un regard discret et amusé de la part de Lyanna. Mais avant que l’un ou l’autre n’aient le temps d’ajouter une remarque sarcastique, le cor retentit, et les deux combattants enfilèrent leur heaume. Ils s’écartèrent de quelques pas, yeux dans les yeux. Ceux du jeune Omble étaient emplis d’une colère sourde, mais ceux de Benjen étaient emplis d’une envie de vengeance plus grande encore. Il se souvenait des mots qu’il avait dits à Allanna avec une véhémente singularité. Et cette ombre de souvenir se laissait ressentir à travers sa gestuelle. Du haut de ses seize ans, il tenait son épée aussi fermement qu’un chevalier de vingt ans. Il était représentant de la Maison Stark, représentant de l’honneur du Nord, de celui de son père. Mais surtout, de l’honneur d’Allanna. Il était Benjen Stark, dernier fils de Lord Rickard Stark, et les loups se protégeaient les uns les autres.

Allanna, tout en haut, contenait le tremblement de son souffle. Ses yeux restaient rivés sur Benjen, et au son du cor, le combat s’ouvrit. Il s’ouvrit brutalement. Violemment. Jon Omble fonça directement sur Benjen, et son épée s’abattît sur lui avec une véhémence fulgurante, si bien que même le public poussa des gémissements de surprise. Benjen fut assez habile pour chasser l’épée de Jon d’un revers brutal et franc. Les lames s’entrechoquèrent plusieurs fois. Les coups du plus âgé semblaient être faits pour réduire son adversaire à néant. Mais Benjen, son bouclier levé haut, contrait les attaques avec toute la force dont il était capable. Un coup de plus, puis deux, et trois, et ce troisième coup fut si puissants que Benjen tomba à terre, sur le dos. Allanna sentit son souffle se couper, et les larmes embuer ses yeux. Lyanna, malgré sa légèreté naturelle, était aussi tendue. Benjen releva assez haut son bouclier pour déstabiliser l’appui de Jon Omble, et faire glisser son épée à côté de son heaume, dans la terre. Là, il put se relever, l’épée fermement au poing. Omble se tourna presque immédiatement : malgré sa taille, il restait habile. Les coups reprirent, et chaque esquive comme chaque mouvement de Benjen laissaient Allanna pantelante. Jon ne se battait pas, il s’acharnait. Mais Benjen gardait le contrôle de la situation. Il attendit, se battit, et lorsqu’une ouverture se présenta, il asséna un coup franc sur le bras de son rival. Jon Omble, percuté, trébucha légèrement en reculant, ce qui lui fit perdre son équilibre. Les tribunes du Nord, tout particulièrement, s’échauffèrent, et le poing de Brandon s’abattit sur la rambarde juste devant lui, signe de son contentement.

 

— Vise la jambe, petit frère, murmura-t-il pour lui-même.

 

Comme s’il l’avait entendu, Benjen abattit son épée sur le derrière de la jambe de Jon Omble, le forçant à plier le genou devant lui, en soumission. Allanna entendit Lord Jon Omble père, plus loin, grommeler dans sa barbe. Mais elle, tout comme Ned et Lyanna, souriait, car le bout de l’épée de Benjen était pointé vers le cou de Jon. L’Omble avait toujours son épée dans sa main.

 

— Abandonnez, souffla Benjen entre deux halètements.

— Ce n’est pas parce que ma famille est banneret des Stark que j’abandonnerai face à l’un d’entre eux ! rugit Jon Omble.

 

Sur ces mots, Omble battit de l’épée et se releva en assénant un coup franc sur le bouclier de Benjen. Allanna se releva avant de s’avancer jusqu’à la barrière, comme par réflexe.

 

— Lève ton bouclier, où il te fera sonner la tête comme une cloche, souffla Ned, une phrase qu’il lui avait souvent répétée lors de leurs entrainements.

 

L’épée de Jon s’abattait violemment sur le bouclier de Benjen qui reculait face à la violence.

 

— Battez vous, Lord Stark ! À moins que vous ne vouliez qu’elle vous voie comme un louveteau apeuré ! Le dernier de la portée Stark !

 

Un nouveau large coup s’abattit sur le bouclier de Benjen, si lourd qu’il le fendit. Benjen s’écarta tout en jetant le bouclier à terre. L’épée de l’Omble frôla alors son heaume, assez pour l’en défaire. Allanna voulait descendre, demander à ce que l’on arrête le combat, mais Brandon s’était placé dans son dos, une main protectrice sur son bras, mais une main qui lui disait aussi qu’elle devait laisser faire.

Benjen ne perdit pas contenance. Il fit tourner son épée dans sa main, et frappa la jambe de Jon, avant de mêler son épée à la sienne. Par un jeu d’acier presque gracieux, Benjen désarma le duelliste de son épée, et d’un coup de pied bien placé, l’envoya balader plus loin dans la terre. Trop loin pour que Jon ne la reprenne. Allanna sentit les larmes poindre dans le coin de ses yeux, tout autant que la poigne de Brandon, qui indiquait sa fierté. En bas, Benjen, haletant, transpirant, avait la tempe ouverte. Le sang coulait à flots sur son visage, malgré la finesse de la blessure infligée par l’épée de Jon Omble. Mais Benjen faisait face, droit, sa propre épée pointée vers le heaume de son adversaire défait.

 

— Vous auriez dû abandonner, Lord Omble, déclara-t-il.

 

Au même instant, le cor sonna, marquant la victoire de Benjen de la Maison Stark. Là, la foule acclama. Lyanna se releva, applaudissant comme elle ne l’avait jamais fait. Brandon et Ned rirent d’un même souffle, tandis qu’Allanna restait planté à la rambarde, le souffle encore court. Jon Omble ne dit rien, parce que Benjen était née Stark. Il ne pouvait qu’accepter sa défaite, si difficilement orgueilleuse soit-elle. Benjen, lui, ne sourit pas. Il ne leva pas les bras comme les autres participants, mais il leva le regard vers la tribune Stark, pour la voir, elle. Pas sa sœur ou ses frères, non, mais vers Allanna, qui lui souriaient d’un sourire qui apaisait instantanément son esprit. Il n’était plus combattant. Il n’était plus qu’un homme devant une femme. Un homme qui déplut aux jeunes dames non fiancées qui s’étaient, tout comme Allanna, approchées des tribunes pour lui offrir leur foulard, mais qu’il ignorait avec une sincérité affriolante. Il avança vers Allanna, dont les yeux sombres ne le quittaient plus. Il était couvert de poussière. Son arcade ouverte laissait de longs filets de sang couler. Mais il avançait sans sourciller. Allanna bougea enfin. Elle plongea doucement sa main dans le creux de sa manche, et en sortit la broderie. Là, elle se pencha assez pour la laisser tomber dans le creux de la main de Benjen, qui l’attrapa sans effort, mais avec des yeux humides. Alors Allanna souffla enfin sa demande :

 

— Acceptes-tu que je sois ta dame ?

 

Benjen fronça légèrement les sourcils, d’émotion. Mais il hocha la tête, solennel.

 

— C’est ce que j’ai toujours voulu. Que vous soyez ma dame, Lady Allanna Mormont.

 

Allanna sourit. Un léger souffle traversant ses lèvres, alors que les tribunes s’abandonnaient à la liesse de cette promesse de mariage. Brandon et Ned envoyèrent un regard d’approbation sobre à leur petit frère, tandis que Lyanna serrait déjà Allanna dans ses bras, acclamant qu’elles seraient bientôt sœurs, à proprement parlé. Benjen et Allanna ne purent retirer le sourire de leurs visages.

 

——

 

L’après-midi avait célébré la préunion des deux jeunes fiancés, en haut des tribunes du Nord. On avait ri, on avait chanté aussi, tous avaient été heureux jusqu’aux dernières joutes. Celles qui avaient mis en avant le grand Rhaegar Targaryen. Il avait fièrement battu Barristan Selmy, Yohn Royce, et même Brandon d’une traite. Mais au lieu de couronner sa dame, épouse et mère de ses deux enfants, Elia Martell, ce fut sur Lyanna qu’il déposa la couronne. Le silence n’avait jamais été aussi épais qu’à ce moment-là. Toutes les tribunes n’avaient dit mot. Certains avaient baissé la tête, honteux, d’autres avaient écarquillé les yeux devant cet acte scandaleux, tandis que d’autre encore avaient serré les poings, comme ce fut le cas de Robert Baratheon. Lyanna s’était vu récompensé d’une couronne de roses d’hiver, aux reflets bleus, qui avaient stupéfait toute l’assemblée. Allanna, près de Benjen, avait observé Lyanna, dont les lèvres peintes d’un sourire timide signifiaient non seulement sa stupéfaction, mais aussi l’honneur qu’elle ressentait. Mais ce qu’elle vit par-dessus tout fut le regard d’Elia Martell, assise bien plus loin, mais dont le déshonneur soudain se laissait trahir dans ses traits. Brandon avait, lui aussi, serré les poings, mais personne, par les Anciens et les Nouveaux Dieux, n’avaient osé dire quoique ce soit. Ce fut d’ailleurs un tel scandale qu’aucun membre du Nord ne reparlèrent de cet incident, jamais.

La soirée fut vite arrivée. Avec elle, le vin, les rires et les chants. Benjen et Allanna acceptèrent les vœux et les bénédictions qu’on leur adressait, des nobles, d’Arthur et d’Ashsara Dayne aussi, et de deux membres de la Garde de Nuit, venus pour plaider la cause des Corbeaux. Brandon avait passé toute la soirée à prendre un malin plaisir à faire boire Benjen plus que de nécessaire. Il était un homme, il devait passer par là, selon ses propres mots. Benjen, même s’il restait plus mesuré que son aîné, s’était laissé prendre dans la frénésie du moment. Allanna et lui avaient bu du délicieux vin rouge de Dorne, les bras croisés, en signe d’engagement. Avant que Benjen ne passe la fin de la soirée avec Bran, Ned et Howland Reed à vidanger tout leur saoul, Allanna et lui purent danser ensemble. La silhouette de Ned et d’Ashara Dayne s’était aussi laissé entrevoir sur la piste. Brandon avait lui-même demandé à la jeune dornienne d’accepter la courtoisie d’une danse avec son frère, trop timide pour le lui demander lui-même. Dans le Nord, rares étaient les occasions de danser, puisque rares étaient les bals. Mais tous trois y prirent grands plaisirs. Ils dansèrent, amoureux, jeunes, les joues rosées par l’alcool et la chaleur dans leur cœur.

 

— Nous serons heureux, et tu seras toujours ma dame, souffla Benjen, au bout d’un moment.

 

Allanna sentit son cœur battre plus vite, ses joues rosir davantage. Elle pensa qu’elle ne pourrait pas être plus heureuse qu’en cet instant. Ici, auprès de sa famille, et de Benjen. Alors elle se rapprocha un peu plus de lui, balayant légèrement les convenances.

 

— Tu me le promets, que je serai toujours ta dame ? murmura-t-elle.

 

Benjen arrêta presque instantanément son pas, afin de plonger son regard dans le sien. Ses yeux pâles se confrontaient aux pupilles froides et sombres d’Allanna. Il aurait pu rester ainsi des heures encore. Allanna, elle, regarda la blessure à sa tempe. Les deux points de suture qu’elle avait réalisée quelques heures plus tôt la faisaient encore trembler d’effroi. Mais le regard de Benjen était doux, aimant, profondément sincère.

 

— Tu seras toujours ma dame, Allanna. Jusqu’à mon dernier souffle.

 

Allanna sentit son cœur battre un peu plus vite. Elle ne put s’empêcher de laisser transparaitre un éclat de joie, un sourire, un éclat de rire. Benjen y répondit en posant ses lèvres sur sa chevelure sombre et ondulée. Allanna posa la sienne tout contre son torse, apaisée.

 

— Nous serons époux, dans quelques années… Cela sera difficile d’attendre aussi longtemps, assura Benjen, une main sur ses cheveux. Mais je crois que je pourrais attendre des dizaines et des dizaines d’années si tu me promettais simplement ton amour.

 

Allanna ferma les yeux. Il serait son époux. Elle deviendrait Stark. Ils seraient heureux. Amoureux. Une émotion de joie intense la traversa, la forçant à rouvrir les yeux. Mais en les rouvrant, ce ne fut pas de la joie qu’elle vit. Ce fut le regard que s’échangeaient Rhaegar Targaryen et Lyanna Stark. Un regard qui ne dura qu’un instant, un instant fugace, mais qu’Allanna mémorisa toute sa vie. Et alors qu’elle se laissait bercer par les bras de son futur époux, une angoisse sourde vint poindre. Une phrase dans sa tête : « Si seulement j’avais su. » Elle la répéta plusieurs fois, sans trop savoir pourquoi. Mais lorsque la main de Benjen se raffermit doucement derrière son dos, Allanna ferma de nouveau les yeux.

 

« Si seulement j’avais su. »

Chapter 17: Responsabilities

Chapter Text

Il avait suffi de moins d’un mois pour rejoindre Winterfell. Ned était réparti aux Eyrié au côté de Robert Baratheon, mais Brandon, Lyanna, Allanna et Benjen ne s’étaient pas quittés d’une semelle. Au soir même de leur retour, Benjen et Allanna s’étaient rendue dans le bureau de lord Rickard. Lyarra avait tenu à être présente, ce qui laissait tendre à une atmosphère moins lourde.

Le jeune couple se tenait droit face aux grands du Nord, des modèles auxquelles il advenait d’annoncer la nouvelle. Ils étaient impressionnés, admiratifs face à la stabilité des deux Stark. Mais dans le regard de Lyarra, Allanna voyait toute l’affection et le bonheur qui allaient découler de l’annonce. La maîtresse de la Maison Stark savait déjà, comment ne le pouvait-elle pas ? Elle avait retrouvé Benjen grandi, homme, heureux, et un sourire béat au visage. Cependant, elle restait profondément respectueuse des coutumes, et attendait patiemment qu’on lui annonce ce qu’elle savait de vive voix. Alors Benjen fit un pas en avant, avant de tourner la tête vers Allanna, dont les traits fins et apaisés l’encourageaient à parler. Il plongea son regard clair dans celui de son père, et tenta de ne pas sourire et de garder toute la contenance digne d’un Stark.

 

— Père, mère, commença-t-il d’un ton sûr. Allanna et moi sommes fiancés.

 

Autant dire que la nouvelle n’en fut pas vraiment une. Rickard connaissait assez son fils pour avoir deviné la teneur de l’annonce. Il ne dit rien, mais Lyarra se lançait déjà vers les deux jeunes fiancés. Elle prit dans ses bras Allanna, tandis qu’elle lui soufflait à l’oreille qu’elle était heureuse de la marier à son fils, et qu’elle n’aurait pu mieux espérer qu’elle. Elle lui assura qu’ils avaient, tous les Stark, de la chance de l’avoir accueilli à Winterfell, et qu’elle avait toujours était une fille plutôt qu’une simple Pupille. Allanna en avait eu les larmes aux yeux. Elle avait hoché la tête, l’avait remercié, pleinement heureuse. Lord Rickard était passé de l’autre côté de son bureau. Il avait posé une main ferme sur l’épaule de son fils, une marque de fierté. « Tu comprends tout l’enjeu de tes responsabilités, Benjen. », avait-il prononcé. Et en effet, il comprenait. Epousé Allanna, c’était devenir Seigneur de l’Île aux Ours, c’était prendre soin des habitants, mais c’était surtout aimer Allanna, vivre avec elle, se réveiller tous les jours à ses côtés, avoir une famille et être heureux. Il n’avait pas besoin de plus, et cela, Rickard le percevait amplement. Le Seigneur eut un semblant de sourire, avant de se tourner vers Allanna. Allanna qui gardait toujours la même pudeur envers son protecteur. Benjen les observait, tandis que sa mère le prenait dans ses bras. Elle n’avait pas vu le temps passé. Son petit dernier était déjà bien plus grand qu’elle, à présent.

Rickard, quant à lui, avait posé ses deux mains sur les bras de la jeune fille qui lui faisait face. Elle avait grandi, elle aussi, peut-être un peu trop vite.

 

— Tu as toujours été une Stark. Tu porteras très bien ce nom.

 

Ces quelques mots réchauffèrent le cœur d’Allanna. Pour un homme comme Rickard Stark, cela signifiait beaucoup. Alors, dans un élan maladroit, il la prit dans ses bras, sous les yeux amusés de Lyarra, et la fierté de Benjen. Et lorsque Rickard se détourna enfin, une main toujours posée sur le bras de sa future belle-fille, il observa son fils.

 

— Le mariage aura lieu à la majorité d’Allanna. Pas avant. Lord Mormont a insisté sur le sujet.

 

Allanna acquiesça. Benjen hocha fermement la tête. Son regard passa de son père à Allanna, puis vers son père, à nouveau.

 

— En parlant de Lord Mormont… même s’il est le Lord Commandant de la Garde de Nuit, il reste le père d’Allanna.

 

Il plongea son regard dans celui d’Allanna, qui semblait intrigué par ses paroles.

 

— Je veux me rendre au Mur, et lui demander la main de sa fille. Je veux me montrer digne d’elle, digne de mon nom, et digne du sien. Il m’a vu lorsque je n’étais qu’un garçon. Je veux lui montrer que mes intentions sont celles d’un homme.

 

Allanna ressentit un léger trouble. Partir au Mur ? Lorsque l’on partait au Mur, le plus souvent, c’était pour ne plus en revenir. Mais Benjen, Benjen reviendrait. Il ne partirait pas au Mur pour y rester. Il partirait pour demander sa main en bonne et due forme. Et son père serait sans doute ravi de cette attention. Pourtant, il subsistait une angoisse. Une angoisse sourde qu’elle avait eu l’habitude de taire toute son enfance durant, mais que Benjen s’était habitué à percevoir.

 

— C’est une idée responsable, Benjen, lança cependant Rickard. Tu partiras à l’aube, avec Brandon et quelques soldats. En ces temps chauds, la route vers le Mur n’est pas difficile. Vous devriez être de retour dans un mois.

 

Benjen acquiesça, ravi que son père soit du même avis que lui. Allanna affichait un sourire tranquille, mais ses mains, enfouies sous ses manches, se tordaient légèrement. Elle ne dit rien, mais réfléchit beaucoup. Il n’empêcha que Benjen et elle devaient l’annoncer à mestre Luwin, si bien qu’ils furent dans le couloir quelques secondes plus tard, laissant Lord et Lady Stark seul à seul. Lyarra, les mains posées à plat sur son jupon, observait son mari, un air prudent sur le visage. Rickard le vit avec facilité.

 

— Brandon sera avec lui, déclara-t-il simplement en s’approchant près du feu.

— Ce n’est pas cela qui me cause inquiétude… souffla Lyarra.

 

D’un pas gracieux et mesuré, elle s’approcha de l’âtre, près de son époux. Elle s’assit face à lui, de façon à capter son regard, regard qu’il lui offrit avec attention.

 

— Benjen est le plus doux de nos enfants… Il n’empêche qu’il reste un garçon. Ils sont fiancés, et vont vivre sous le même toit pendant presque deux ans, Rickard. Deux ans, à leur âge, c’est long.

— Benjen n’est pas Brandon. Il ne ferait rien qui serait susceptible d’entacher l’honneur d’Allanna, rétorqua simplement son époux.

 

Lyarra laissa un souffle traverser ses lèvres. Elle posa une main sur celle de son mari, le forçant à porter toute son attention sur elle.

 

— Imagine-nous au même âge, fiancés, et vivant sous le même toit.

 

Rickard laissa échapper un léger rire, qui, malgré sa rareté, ne détendit pas Lyarra.

 

— Effectivement.

— Ce n’est pas drôle, Rickard.

 

Lord Stark s’avança sur son siège. Il prit les mains de sa femme entre les siennes, sérieux.

 

— Ton fils verra son beau-père dans quelques semaines. Crois-tu que Jeor Mormont se montrera doux avec lui ? Benjen reviendra la queue entre les jambes, et la simple idée de regarder Allanna trop longtemps lui donnera l’impression de blasphémer.

— Ris tant que tu veux, Rickard, mais il faudra que tu aies une discussion avec lui.

 

Sur ce, elle se releva, et se détourna avant de prendre la porte. Rickard garda un instant son sérieux, avant de rire, seul dans son bureau. Si Jeor ne lui faisait pas assez peur, Allanna le ferait. Après tout, les Mormont étaient des ours. Mais Benjen… il était son fils. Il avait l’honneur et la force dans le sang. Et Allanna était trop droite pour s’écarter de la bienséance. Non, ce n’était pas révélateur de la petite fille qu’il avait élevée… Il se mit alors à penser à cette petite fille qu’il élevait depuis bientôt dix ans. Il fronça les sourcils. Tout comme Lyanna, Allanna n’était plus une enfant. Et Benjen… Benjen était un homme amoureux, un homme amoureux qui vivrait sous le même toit que sa promise pendant deux ans encore. Il secoua la tête, agacé par cette simple idée.

Sa femme avait visé juste, comme toujours, et maintenant, il savait qu’il ne saurait plus se sortir cette problématique de la tête. Qu’il parte au Mur était définitivement une bien bonne idée. Cela mettrait des lieux entre les deux jeunes gens. Aucun incident possible. Et lorsqu’il reviendrait, là, il le surveillerait de près.

 

— Lady Lyarra Stark, déclara-t-il, pensif. Toujours aussi sage.

 

——

 

Allanna brossait ses cheveux d’une main mécanique. Elle se regardait dans le miroir sans vraiment se voir, et pensait sans vraiment réfléchir. Elle prenait quelques instants pour elle sans vraiment pouvoir se détendre. Elle n’avait pas eu l’occasion de se retrouver seule depuis le tournoi. Elle aurait voulu lire ou écrire, mais elle était trop épuisée pour faire autre chose que dormir. Le voyage, les combats, Benjen… elle était sa fiancée, et prochainement son épousée. Et Benjen partirait au petit matin demander la bénédiction de son père. Allanna lui avait écrit une lettre, mais cela restait insuffisant, elle le savait. Après tout, il restait son père, même dans cette relation étrange et distancée. Il l’aimait comme sa fille, malgré ses vœux et ses liens à la Garde.

Mais les pensées d’Allanna furent interrompues par trois coups à la porte. Autant dire que Lyanna ne toquait jamais. Lady Lyarra, peut-être ? Ou Septa Asha ? Allanna se leva, la brosse toujours dans la main. Lorsqu’elle ouvrit la porte, sa bouche s’entrouvrit de surprise. Benjen se tenait devant la porte. Il était tard. Bien trop tard pour qu’il soit là.

 

— Que fais-tu là ? murmura-t-elle alors.

— Je voulais te parler, souffla Benjen.

— À cette heure ?

 

Benjen serra les lèvres. Il attendait qu’elle le laisse entrer, et c’est ce qu’elle fit, sans trop réfléchir. Elle referma la porte derrière elle, aussi doucement qu’elle le put, et avança un peu dans la pièce. C’est là qu’elle prit conscience de son accoutrement. Elle portait une cape en fourrure sur une chemise de nuit pâle. Ses joues rosir, alors qu’elle croisait plus convenablement encore ses fourrures. Sa tenue n’était autre chose que pudeur, et pourtant, dans cet espace clos, en tête à tête, elle avait l’impression de briser des serments qu’elle n’avait jamais prononcés. Benjen, comme s’il venait de se rendre compte de l’heure tardive et de l’intrusion dans sa chambre, baissa les yeux, les joues un peu plus rouges, lui aussi.

 

— Je devais te parler, avant de partir, commença-t-il. Parce que je n’ai pas compris ta réaction, tout à l’heure.

 

Allanna l’observa, les mains crispées sur les fourrures sombres de sa chemise de nuit. Il avait ce regard qu’elle aimait tant, celui qui cherchait vraiment à comprendre, presque innocemment.

 

— Tu ne veux pas que je parte au Mur.

 

Ce n’était pas une question. C’était une constatation. Mais aucun mot ne traversa les lèvres d’Allanna. Alors Benjen approcha d’un pas lent. Elle ne portait pas ses bottines habituelles, ce qui la rendait plus petite encore. Et lui, il avait cet air mi-rieur, mi-sérieux qui la rassurait. D’une main maladroite, il caressa l’une de ses boucles noires, et attendit patiemment. Alors Allanna finit par parler.

 

— Le Mur prend, il ne rend pas. Et j’ai juste peur… que tu ne reviennes pas, déclara-t-elle. C’est idiot, je le sais. Mais j’en ai juste l’impression.

 

Benjen sourit doucement. Il gardait cet air rieur qui agaçait autant qu’il amusait Allanna, qui, déjà, s’écartait de lui. Mais les mains de Benjen s’accrochèrent délicatement à ses poignets.

 

— Je ne me moque pas, assura-t-il.

— Et pourtant, tu as cet air idiot.

— Vraiment ? demanda-t-il.

 

Allanna ne souriait plus, malgré l’amusement que lui procurait Benjen. Elle secoua la tête, tandis que Benjen rassemblait ses mains devant elle. Ses poignets étaient si fins qu’il avait peur de lui faire mal. Il les effleurait plus qu’il ne les touchait, d’ailleurs. Mais il gardait précieusement ses mains près de lui, comme pour préserver ce contact qui lui était cher.

 

— Je vais au Mur pour parler à ton père, pour demander ta main convenablement. Je reviendrai presque aussitôt, Allanna.

 

Elle ferma les yeux un instant, comme pour s’imprégner de ses mots. Puis elle acquiesça calmement.

 

— Je reviendrai, souffla de nouveau Benjen.

 

Il l’observa un instant, elle se sentait mieux, il le sentait au plus profond de lui-même. Alors il approcha ses mains, posa un baiser sur ses doigts, avant de s’éloigner sous le sourire léger et pudique d’Allanna. Une appréhension subsistait, mais elle se sentait plus libre, plus apaisée. Dans un mois, ils seraient de nouveau ensemble. Ce n’était qu’une question de temps.

 

——

 

Après maintes supplications, Allanna avait accepté de monter sur les toits de Winterfell avec Lyanna. Ce soir-là, il faisait froid. Allanna, sous son épaisse cape en fourrure, tremblait comme une feuille. Elle entendait ses dents claquer les unes contre les autres, et son souffle laissait échapper un halo de brume blanche.

 

— Es-tu seulement une réelle fille du Nord, Allanna ? se moqua Lyanna.

— Toi aussi tu as froid, rétorqua simplement Allanna.

— Dans un an et demi, je ne serai plus dans le Nord. Je profite juste des températures, tu ne peux pas m’en vouloir.

 

Allanna sourit doucement, tandis que Lyanna s’allongeait sur le toit, elle aussi emmitouflée dans une large cape sombre. Allanna l’imita. Brandon leur avait déclaré plusieurs fois qu’elles avaient l’air de deux grands chats allongés sur les hauteurs de Winterfell. Elles restèrent un moment silencieuses, à contempler le ciel sombre. Peu d’étoiles se laissaient entrevoir dû aux nuages et à la brume épaisse qui s’élevait jusqu’au ciel ce soir-là. Seule la lune laissait passer des rayons jusqu’à leur perchoir, mais la nuit restait plus sombre que celle qu’elles avaient eu l’habitude de connaître. Cela donnait une atmosphère lugubre au lieu, digne des contes funèbres de Vieille Nan. Mais elles n’étaient plus petites filles à avoir peur du noir.

 

— Père m’a dit que Benjen et Brandon seraient de retour dans deux semaines, lança alors Lyanna, pour briser ce silence qui semblait bien plus épais que d’habitude.

— Ben m’a envoyé une lettre. Brandon et lui sont restés trois jours au Mur. Il m’a dit qu’il me raconterait tout dans le détail une fois arrivé, mais tout semble s’être bien passé, souffla Allanna.

— L’ours n’a pas mangé le loup, déclara simplement Lya, comme un constat.

 

Allanna ne répondit rien. Elle laissa le silence être, avant de se tourner précautionneusement vers sa sœur. Depuis leur retour, une question, ou plutôt une réflexion brulait ses lèvres. Elle l’avait contenue, par bienséance, par pudeur et honte aussi. Mais aujourd’hui, elle se devait de la poser.

 

— Qu’as-tu pensé du cadeau du Prince Rhaegar ?

 

Elle n’avait pas mâché ses mots. Elle n’avait pas tourné autour du pot. Elle avait simplement demandé, et au vu du regard que lui lançait Lyanna, elle commençait à le regretter.

 

— C’était plaisant de se voir attribuer la couronne… toi-même tu l’as reçu de ser Dayne. Tu as aimé la recevoir, n’est-ce pas ?

— Évidemment, souffla Allanna. Mais… ce n’était pas la même chose.

 

Les yeux bruns de Lyanna gardaient de leur espièglerie naturelle, celle qu’Allanna avait toujours connue, celle qu’elle aimait plus que tout. Mais cette espièglerie s’était mêlée à une fermeté nouvelle, une fermeté qu’Allanna n’avait encore jamais vue. Pas une fermeté véhémente, mais celle qui signifiait qu’elle ne voulait pas en parler, qu’elle ne voulait pas s’ouvrir à elle.

 

— Je ne vois pas en quoi cela est différent. Tu as reçu ta couronne de la part d’Arthur Dayne, j’ai reçu la mienne de la part de Rhaegar Targaryen. Voilà tout.

 

Allanna se releva presque aussitôt. Ses mains s’appuyaient sur les briques froides et rugueuses du toit, et son souffle était plus court.

 

— Cela n’avait rien à voir, Lyanna. Je comprends que le présent t’ait fait plaisir, je ne le remets pas en question, mais Rhaegar a déshonoré sa femme, Elia. Il est passé sous ses yeux, la couronne en main, et te l’a offerte. Il a non seulement déshonoré son nom, mais aussi sa femme et ses enfants…

 

Lyanna ne répondit rien. Allanna ne parvenait pas à comprendre ce qu’elle ressentait, ce qu’elle pensait. Une intense incompréhension planait sur elles.

 

— Cela n’était rien d’autre qu’une couronne. Avec elle, j’ai pu sortir la tête de mon engagement avec Robert Baratheon, au moins pendant un moment.

 

Allanna l’écoutait avec attention, mais son regard, plus humide, restait accroché à elle.

 

— Pense ce que tu veux… mais moi je n’ai pas la chance d’être fiancée à un homme que j’aime. Laisse-moi au moins cette couronne.

 

Sur ces mots prononcés avec une froideur qu’Allanna n’avait encore jamais entendue de la part de Lyanna, la jeune louve finit par se relever sur ses bras.

 

— Ce n’était qu’une couronne, Allanna. Arthur Dayne te l’a offerte alors qu’il était membre de la Garde Royale. Le considères-tu comme un parjure ?

 

Allanna ne répondit pas. Elle secoua lentement la tête de droite à gauche, les larmes aux yeux. Au bout de quelques longues secondes, Lyanna se releva en prenant garde à ne pas tomber. Elle assura qu’elle avait froid, et rentra sans un mot de plus. Allanna resta là encore un moment. Elle avait envie de pleurer, mais elle ne le fit pas. À la place, elle attendit, immobile.

Chapter 18: The Wolf and the Bear

Chapter Text

Allanna lisait, et pendant qu’elle lisait, Benjen écoutait ses murmures, le dos posé contre le large tronc derrière lui. Il écoutait tout en la regardant. Il la regardait même plus que ce qu’il ne l’écoutait, à dire vrai.

Elle était assise près de l’eau, un livre plus fin que d’habitude entre les mains, les cheveux lâchés au vent. Ils étaient partis tôt, ce matin-là. L’aube avait à peine pointé le bout de son nez qu’ils avaient chevauché jusqu’au Bois-aux-loups. C’était devenu leur habitude, plusieurs fois par semaine, et bien qu’ils répétaient l’opération depuis des mois déjà, aucun des deux ne semblait se lasser. L’humidité du matin avait rendu les cheveux d’Allanna bien plus farouche que d’habitude. Bouclés, ils l’étaient, et plus le temps passait, plus elle détestait les voir aussi peu coopératifs. Elle parvenait à les attacher avec l’épingle offerte par son père, mais aujourd’hui, Benjen avait gagné un pari sur Brandon, et Allanna s’en trouvait privé. Alors elle s’était éloignée pour lire, comme si priver Benjen de sa proximité était une punition. Alors le loup s’était assis contre l’arbre, et avait déclaré : « Je peux mieux te contempler de là où je suis. » Depuis, Allanna ne lui avait pas directement adressé la parole. Elle murmurait quelques mots, de temps à autre, mais elle le faisait pour elle, pas pour lui, et cela amusait Benjen plus qu’il ne le souhaitait vraiment. Elle était belle, les cheveux lâchés, dans l’élégance liée à la nonchalance de sa robe sobre.

 

— Tu es belle, Allanna.

 

La phrase fut dite avec une telle désinvolture qu’Allanna en rougit violemment. Elle se reprit presque aussitôt, et rétorqua :

 

— Que veux-tu que je réponde à cela ?

— Tu n’as pas besoin d’y répondre.

 

Allanna baissa les yeux sur son ouvrage. Elle avait envie de se lever et de partir près de lui. Mais sa fierté… sa fierté l’en empêchait. Alors elle attendit quelques longues minutes, comme si cela suffisait à apaiser son émoi. Au bout d’un certain moment, elle se leva et vint s’asseoir à ses côtés, sans un mot. Benjen l’observait du coin de l’œil, un sourire tranquille sur le visage. Elle ne le regarda pas vraiment, les yeux déjà tournés vers son livre qu’elle avait rouvert en quelques secondes. Elle commença à lire à voix haute, pour le plus grand plaisir de son fiancé qui aimait ces instants précieux. Il finit même par fermer les yeux, comme s'il était bercé par le son de sa voix. Même en parlant de boyaux et d’hommes à l’agonie, la voix d’Allanna lui semblait toujours aussi sage et rassurante. Heureusement pour lui, aujourd’hui était un jour sans sang. Elle lisait un simple manuel de plante et de remède d’Essos.

 

— Tu aimerais y aller ? demanda soudainement Benjen.

 

Allanna l’interrogea du regard, silencieuse.

 

— À Essos, précisa-t-il alors, les yeux pleinement ouverts.

 

Allanna resta un instant pensive. Elle avait beaucoup lu sur Essos, qui était aussi appelé le continent oriental. L’on racontait qu’il était trois fois plus grand que Westeros. Il n’y avait qu’un détroit entre les deux continents, pourtant, peu de voyageurs passaient de l’une à l’autre rive. Mestre Luwin leur avait appris sa géographie, mais il avait aussi fait part à Allanna de la vastitude de sa faune et de sa flore. Des cités libres à l’ancienne Valyria, de la Grande Mer de Sable à Asshaï, on trouvait une immensité de remède, de poison, et de choses tout aussi merveilleuses qu’elles étaient dangereuses. On y trouvait d’ailleurs des coutumes ancestrales, parfois rudes, et de l’esclavagisme. À cette pensée, elle referma son livre, la gorge nouée.

 

— J’ai entendu dire que mon frère y était, à Essos. Il s’y est exilé.

 

Benjen ne répondit pas, laissant un court silence s’installer. Jorah Mormont, tout le monde connaissait son histoire. Après avoir épousé sa seconde femme, une Hightower de naissance, comme l’était la mère d’Allanna, Jorah l’avait emmené voyager, lui avait acheté les plus belles parures, et avait finit par dilapider la fortune des Mormont. Pour payer leurs escapades et les bijoux de sa femme, il avait  finit par se déshonorer en vendant des esclaves. Dès lors, personne ne sut ce qu’il était devenu. L’on disait qu’il vivait à Volantis, bannis à jamais de Westeros. L’on disait qu’il avait été la honte du Nord, des Mormont, la honte du père d’Allanna, et des habitants de leur Île. Il était notamment recherché, et un seul pas sur le continent lui vaudrait sa tête.

 

— Mon père est parti au Mur à cause de la disgrâce qu’il a causée. Je crois qu’il était terriblement en colère et triste… certains disent même que ma mère est tombée malade de mélancolie.

— Tes parents ont dû être heureux, lorsqu’ils ont su qu’ils t’attendaient, souffla simplement Benjen. Même s’il est le Lord Commandant du Mur, ton père t’aime profondément. Ta venue a dû apaiser leurs cœurs.

— Je le sais, déclara simplement Allanna.

 

Elle posa son livre à côté d’elle, dans l’herbe sèche. Elle hésita un instant, avant de poser sa tête contre l’épaule de Benjen. Ce simple contact suffit à faire palpiter son cœur. Les cheveux noirs et bouclés d’Allanna, légèrement en bataille, étaient sous son nez. Il en sentait l’odeur, l’odeur du bois et du savon parfumé à la fleur de coupe d’or qu’elle utilisait toujours. Il enfouit lentement son nez dans ses boucles, avant de les caresser d’une main légère. Allanna profitait simplement du contact, de sa main chaude contre ses cheveux. Elle en avait totalement oublié son absence de broche, et le commentaire de Benjen. Elle oubliait la douleur de la conversation qu’elle avait eue avec Lyanna, des mois auparavant, et du malaise presque imperceptible qui régnait entre elles deux, depuis ce jour. Elle oubliait la disgrâce de son frère, la honte qu’elle avait elle-même ressentie au tournoi, lorsqu’on l’avait affublée du surnom « la briseuse de serment ». Elle oubliait même la distance de son père. Elle était simplement là, auprès de l’homme qu’elle aimait, et auprès de celui avec qui elle finirait ses jours.

La main de Benjen continuait à caresser ses cheveux noirs. Il se sentait tout aussi apaisé qu’elle. Il ne pensait plus à ses entrainements à l’épée et aux tirs. Il ne pensait plus à ses longues séances de tactiques et de stratégies ni à ses responsabilités en tant que futur seigneur de l’Île aux Ours. Il ne pensait plus qu’à elle, Allanna. Sa broche était toujours dans sa main gauche. Ses doigts en traçaient les contours, comme s’il s’agissait d’un rituel rassurant. Il était heureux, assis à même le sol dans ce bois qu’ils connaissaient peut-être trop pour de jeunes gens.

 

— Je veux te voir en robe de mariée, déclara-t-il soudainement, comme s’il était pris d’un élan de courage.

 

Allanna sourit doucement, tout en rouvrant ses yeux sombres pour les plonger dans ceux de Benjen.

 

— Ta mère a déjà dessiné plusieurs modèles. Elles sont toutes vraiment très belles… L’une d’entre elles a des ours brodés sur la traine, et des loups sur le revers des manches. Une autre a même un voile en dentelle. Je n’ai pas encore choisi celle que je préférais. Ni la couleur, d’ailleurs, déclara-t-elle, pensive. Lady Stark a pensé à du blanc, mais elle m’a dit que le gris clair m’allait bien.

 

Benjen souriait. Il l’imaginait dans sa robe, près de l’Arbre-Cœur de Winterfell. Peu importait la robe, il savait qu’il la trouverait belle. Belle à en remercier les Dieux, comme il le faisait tous les jours lorsqu’il passait à côté du vieux Barral dans le bois sacré. Les Anciens Dieux n’avaient pas envoyé Allanna à Winterfell pour rien. Elle était tout aussi Stark que Mormont, et elle le pensait tout autant que Benjen.

 

— Tu sais ce que l’on dit à propos des Mormont, souffla-t-elle soudainement.

— Que vous avez le caractère d’un ours ? moqua légèrement Benjen.

— Je suis sérieuse Ben, se plaint Allanna.

 

Benjen tentait de contenir son air rieur, surtout lorsqu’il croisa le regard sombre d’Allanna.

 

— Qu’est-ce que l’on dit à propos des Mormont ? demanda-t-il alors, tout à fait sérieux.

 

Allanna baissa les yeux sur l’herbe encore fraîche de la nuit. Elle n’avait encore jamais parlé de ce « futur-là » à Benjen, et rien que d’y penser, ses joues s’empourpraient. Alors le jeune loup posa délicatement la main sur son dos, comme pour l’encourager à continuer sa phrase.

 

— On dit que les Mormont ont des gênes de femmes. Ma tante Maege a eu quatre filles, pas un seul garçon. Ce que je veux dire par là…

 

Elle s’interrompit un instant, hésitante. Alors elle se releva légèrement de façon à lui faire face, ses genoux repliés sous elle. Elle posa ses mains sur celle de Benjen, avant de les serrer contre les siennes. Ses yeux pâles la contemplaient avec une lueur inquiète.

 

— Imagine que nous n’ayons que des filles.

 

Benjen resta un instant immobile, figé par son ton et par le sérieux dans sa voix. Mais cela ne dura qu’un instant à peine.

 

— Je m’en fiche, Allanna. Filles, garçons… tant que c’est toi qui les portes, je serais heureux.

 

Allanna se demanda un instant si l’inconscience de Benjen parlait à sa place, car tout homme et tout Seigneur voulait un héritier mâle à sa lignée. Mais dans une autre mesure, elle ne s’attendait pas vraiment à une autre réponse de sa part. Elle s’approcha doucement de lui et posa un baiser sur sa joue, à peine appuyé. Benjen resta immobile, le souffle plus court, mais lorsqu’Allanna s’éloigna, et qu’elle croisa son regard hagard, elle sourit, presque moqueuse. Elle se releva, un plus grand sourire encore sur les lèvres, et courut presque jusqu’à son cheval. Benjen se leva à sa suite pour rejoindre sa propre monture. Les courses de chevaux faisaient partie intégrante de leurs semaines. Ils s’étaient mutuellement promis de continuer à chevaucher, même sur l’Île aux Ours. C’est ce qu’ils firent jusqu’à Winterfell, jusqu’à ce que Lyanna, les ayant vus arriver de loin, les rejoigne dans leur course.

 

——

 

— Quelques minutes, c’est tout, promit Benjen devant la porte de sa sœur.

— « Quelques minutes c’est tout », moqua Lyanna.

 

Benjen plissa les yeux. Lyanna, dans l’entrebâillement de la porte, coiffait ses cheveux bruns de coups francs, comme s’il s’agissait d’une vulgaire botte de foin. Plusieurs fois par mois, Benjen et Allanna passaient des nuits entières dans la chambre de la jeune femme à parler et à rire. Mais cela devait toujours passer par la promesse de surveillance de Lyanna. Elle restait à l’affut du moindre bruit dans le couloir, du moindre talon de la Septa, du moindre soupir de Brandon, ou du moindre souffle de sa mère. Et à chaque fois, avant que le pacte ne soit établi entre les deux loups, Lyanna taquinait son frère. Allanna n’intervenait jamais, trop amusé pour empêcher ce spectacle entre frère et sœur. Ce soir-là ne dérogeait pas à la règle.

 

— Je te demande juste de nous prévenir si quelqu’un arrive, Lya, assura Benjen.

— Qu’est-ce que vous allez faire, là-dedans ? demanda-t-elle, un sourire aux lèvres.

— Parler, déclara Allanna, de là où elle se tenait.

 

Lyanna planta son regard dans celui de son amie, et sourit sournoisement. Allanna plissa les yeux tout en secouant la tête de droite à gauche, comme pour lui faire comprendre qu’aucun mot déplacé ni allusion ne seraient tolérés. Lyanna les observa tour à tour, puis leva les yeux au ciel.

 

— Ne trainez pas, déclara-t-elle simplement avant de passer sa porte et de la fermer sur eux.

 

Benjen expira longuement en se détournant de la porte close de sa sœur. Allanna souriait, l’invitant silencieusement à entrer, ce que Benjen fit sans attendre plus longtemps. Il avait l’impression que chaque petite seconde était aussi précieuse qu’un rayon de soleil dans le ciel gris du Nord. Il se défit de sa cape et rejoignit Allanna qui s’était assise sur le rebord de son lit. À peine fut-il assis près d’elle que la conversation se fit naturelle. Aussi naturelle que celle de deux confidents ou deux fiancés. Parce qu’ils n’étaient pas qu’un homme et une femme promis l’un à l’autre. Ils avaient grandi ensemble, ils avaient appris ensemble, ils s’étaient disputés, ils s’étaient vexés l’un l’autre. Ils se connaissaient depuis dix années, et s’étaient aimés avant même de pouvoir comprendre ce que cela signifiait vraiment. Alors, se retrouver là, tous les deux, en pleine nuit, ne leur paraissait pas si indécent que ça l’aurait été pour d’autres. Pourtant, ce goût d’interdit subsistait sur leur langue comme un délicieux vin du Sud. Ils parlaient de choses futiles, d’autres plus importantes. Pas que de leur vie actuelle ou future, mais aussi de leur entourage, de la politique et de la chasse sur l’Île aux Ours. Ces derniers temps, Allanna parlait davantage du départ prochain de Lyanna et de Brandon. Déjà que sans Ned, Winterfell n’était pas pareil, alors envisager les deux autres Stark partirent, eux aussi, paraissait difficile à concevoir. Tous les trois seraient dans le Sud, jusqu’à ce que Brandon ramène sa femme à Winterfell, en tant que prochains Lord et Lady Stark. Mais en attendant, Allanna et Benjen seraient les seuls de la portée à rester dans la demeure. À peine Brandon serait-il rentré au bras de Catelyn Tully que Benjen et Allanna se marieraient. Dans un an seulement. Plus qu’une année. Ils partiraient dans la foulée prendre place sur l’Île, gouverner en tant que Stark et Mormont, en tant que Seigneur et Dame des lieux. Tout allait si vite qu’ils avaient tous deux du mal à y croire réellement. Mais plus la date arrivait, plus l’étrange sentiment de vouloir y être s’intensifiait. Le seul regret d’Allanna se trouvait sans doute dans celui qui excluait Lyanna de ses desseins. Lyanna serait Dame d’Accalmie au bras de Robert Baratheon, le jour du mariage du loup et de l’ourse. Elle serait bien au chaud dans sa demeure du Sud, malgré les puissants orages. Elle ne pourrait assister au mariage. Et Allanna ne pourrait pas assister au sien.

Ned pourrait venir des Eyrié, comme il en avait fait la promesse par lettre, il y a des mois de cela, mais Lyanna ne le pourrait sans doute pas. Une femme mariée depuis un certain temps peut-être, mais une femme mariée depuis quelques mois seulement, impossible, avait assuré Septa Asha.

 

— Qu’y a-t-il ? demanda soudainement Benjen, allongé sur le dos à ses côtés.

 

Allanna le regardait. Son profil lui donnait un air plus mature encore, se disait-elle. Mais ça, elle le garda pour elle, un léger sourire aux lèvres.

 

— Je pensai à notre mariage… j’aurai aimé que Lyanna y soit. Et mon père aussi.

— Ton père y sera, assura Benjen. Il ne manquerait pas ça. Mon père lui donnera un laissez-passer pour quelques semaines au moins. Peut-être même que nous ferons route ensemble jusqu’à la mer pour prendre le navire jusqu’à l’Île.

 

Allanna ne répondit rien. Son père était un homme occupé, et les vœux qui le liaient au Mur étaient plus fort que ceux qui le liaient à sa paternité. Allanna n’était plus une petite fille. Elle l’avait appris avec le temps. Il l’aimait à n’en point douter, mais elle n’était ni sa priorité ni son plus gros souci. Ils étaient du même sang, ils avaient le même nom, mais en réalité, plus le temps passait, plus elle se rendait compte de la vérité pure et dure : ils ne se connaissaient pas. Elle avait vécu six ans à ses côtés, ses six premières années, dont elle ne se souvenait qu’à moitié. Puis il était venu six ans plus tard, pour passer trois semaines avec elle, seulement trois.

Il avait pris soin d’elle six ans… alors qu’elle en avait vécu dix auprès des Stark. L’Île aux Ours, elle ne s’en souvenait que trop peu. Comment gouverner une Île qu’elle ne connaissait que par les livres et par les cours qu’on lui avait enseignés ? Sa tante, qui était actuellement à sa tête, était réputée pour être une femme robuste et rude à l’allure peu sympathique. Allanna trouvait injuste de lui prendre cette place qu’elle occupait depuis des années, juste parce qu’elle était la seule fille légitime de son frère. D’ailleurs, elle ne se souvenait presque plus de sa tante Maege, et cela la rendait perplexe quant à une quelconque cohabitation.

 

— Winterfell ne va pas te manquer ? souffla Allanna, tourné vers le côté.

 

Benjen tourna la tête vers elle. Il sourit tendrement.

 

— Sans doute un peu, mais… nous serons ensemble. C’est tout ce qui compte, pour moi.

 

Allanna sourit, rassurée. Mais son sourire se perdit lorsqu’elle se rendit compte de leur proximité. Benjen sentait davantage son col en cuir autour de son cou, mais ses yeux bleus ne quittaient pas ceux d’Allanna. Le silence n’était pas gênant, mais chargé d’une attente silencieuse. Ils s’étaient déjà embrassés au détour des couloirs, à l’abri dans les écuries ou dans le Bois-aux-loups. Toutefois, cela s’apparentait toujours à des effleurements pudiques qu’à autre chose, comme si accentuer le contact les menait vers le déshonneur de leurs Dieux. Mais cette fois-ci, tous les deux avaient envie de passer cette étape, de passer la simple étape du baiser volé, pour celle d’un baiser véritable. Alors Benjen s’approcha doucement, et posa ses lèvres sur les siennes. Allanna posa une main hésitante sur son torse avant de fermer les yeux.

Un étage plus bas, derrière la porte au bout du couloir, Rickard Stark retirait sa veste en cuir au coin du feu. La semaine avait été longue, politiquement rude, et fatigante. Il n’avait qu’une envie : celle de dormir une nuit entière, pour la première fois depuis trop longtemps. À peine eut-il retiré le lacé de sa chemise que sa femme entra dans la pièce. Lyarra Stark avait toujours été doté d’une légèreté et d’une douceur rare. Un pas plus fort que l’autre, un sourcil légèrement plus froncé suffisaient à montrer son mécontentement. Et en cet instant précis, elle était mécontente.

Rickard continua à délasser sa chemise, comme si l’ignorer suffirait à faire passer sa colère. Mais Lyarra s’assit trop franchement sur son fauteuil habituel, et lorsqu’elle porta la main vers son ouvrage actuel, ce fut bien plus lourdement que d’habitude. Pour autant, Rickard ne cilla pas. Il retira sa chemise qu’il posa sur la chaise, et partit s’asseoir sur son lit, retirer ses bottes. L’aiguille de Lyarra s’enfonçait dans sa broderie à mesure que son agacement grandissait. Au bout d’un certain moment, elle finit enfin par parler, sans prendre la peine de lever les yeux vers son mari.

 

— As-tu parlé à Benjen comme je te l’avais demandé il y a des mois de cela ?

 

Les gestes de Rickard devinrent plus lents, mais il ne répondit pas. Il se contenta de continuer : sa nuit était trop précieuse, bien trop précieuse pour des absurdités.

 

— Bien, répondit simplement Lyarra. Parce que ton fils n’est ni dans sa chambre ni avec Brandon.

 

Cette fois-ci, Rickard s’immobilisa. Il jeta un œil à l’extérieur : la lune brillait déjà assez haut pour prouver l’heure tardive. Trop tardive.

 

— Je te laisserai expliquer à Jeor Mormont pourquoi ton fils passe la nuit dans la chambre de sa fille, lança de nouveau Lyarra. Quant à moi, je pourrais te parler de Benjen… mais je préfère te dire que ta Pupille, celle que tu considères comme ta fille, celle qui est arrivée en ces lieux à l’âge de six ans, celle dont le sang est tout aussi Stark que Mormont, a actuellement ton fils dans sa chambre. Fais-en ce que tu veux.

 

Sur ce, elle se tut réellement, tout en continuant de passé son aiguille de part et d’autre de sa toile. Rickard serra les lèvres tout en renouant les lacés de ses bottes. Il se leva une seconde plus tard, sa chemise fermement ancrée dans la paume de sa main. Malgré sa réussite, Lyarra ne sourit pas. Elle le regarda passer devant elle d’un pas moins mesuré que d’habitude, plus rapide, et ne put empêcher de laisser échapper un souffle d’exaspération. Rickard, lui, avança dans les couloirs, monta les escaliers froids, et longea l’allée jusqu’aux chambres des filles. Lyanna, l’oreille fine, reconnut les pas lourds de son père. Elle se releva d’un bond : de tous ceux qu’elle s’attendait à intercepter, son père était le dernier, et sans aucun doute le pire. Elle s’élança vers la porte et l’ouvrit sans réfléchir. À peine eut-elle déboulé dans le couloir qu’elle se saisit des mains de son père.

 

— Je vous ai cherché toute l’après-midi, père ! s’exclama-t-elle. Je voulais vous montrer mon nouvel ouvrage, il est bien plus réussi que ce que j’ai l’habitude de faire !

 

De l’autre côté de la porte, dans la chambre de l’ourse, les deux fiancés ne se quittaient pas, trop heureux de leur proximité nouvelle. Ils s’embrassaient longuement, en gardant leurs mains en évidence pour ancrer leur embrassade dans la pudeur. Seule la main de Benjen caressait la joue d’Allanna, qui vibrait du même amour que lui. Mais la voix de Lyanna ne résonna que trop bien dans le long couloir de pierre. Allanna poussa subitement Benjen, non pas violemment, mais assez fort pour laisser sa panique transparaitre dans ses gestes. Benjen se releva tout aussi précipitamment. La voix de son père résonnait dans le couloir : il ordonnait à Lyanna de retourner dans sa chambre. Allanna sentit sa gorge se serrer, mais Benjen fut prompt à réagir. Il jeta un œil à la seule autre sortie : la fenêtre. Allanna secoua la tête de droite à gauche.

 

— Non ! murmura-t-elle. Tu vas te tuer à descendre par là en pleine nuit !

— La lune est assez pleine pour m’éclairer, répliqua simplement Benjen.

 

Benjen traversa la pièce en quelques pas, avant d’ouvrir la fenêtre avec précaution. De là, il passa une jambe par-dessus l’encadrement de bois, et s’agrippa aux poutres épaisses qui longeaient la fenêtre. Derrière Allanna, dont les yeux suivaient chaque mouvement de Benjen, Rickard toqua à la porte. Benjen lui fit signe que tout irait bien, qu’elle pouvait fermer la fenêtre et le laisser descendre, alors c’est ce qu’elle fit. Elle ferma doucement la fenêtre et fit volte-face, les mains moites, les joues encore rouges, et le goût des lèvres de Benjen sur les siennes. Elle avança jusqu’à remarquer la cape sombre du Stark sur sa chaise : ils l’avaient tous deux complètement oublié, ces idiots. Allanna l’attrapa et la fourra sous son lit, avant de tapoter sa robe de ses mains maladroites. De là, elle posa la main sur la poignée de sa porte, déglutit difficilement avant de faire face au loup. À peine eut-elle ouvert la porte que les yeux gris clair de Rickard Stark pesaient sur elle.

 

— Lord Rickard, salua-t-elle avec tout le calme dont elle pouvait faire preuve.

 

Rickard l’observa, avant de jeter un œil à la pièce. Le cœur d’Allanna battait la chamade : non seulement pour l’intrusion de Rickard et ses yeux de loups, mais surtout pour Benjen, de l’autre côté de la fenêtre. Sans préambule, son protecteur entra dans la chambre, comme si Allanna n’était pas une jeune femme de seize ans, mais une enfant de six. Du coin de l’œil, Allanna aperçut un bout de fourrure dépasser de dessous du lit. Elle avança d’un pas habile jusqu’au lit, et balaya d’un léger coup de pied la cape sombre de Benjen. Rickard observa rapidement la pièce, avant de se tourner vers Allanna, qui tentait de dissimuler sa peur et sa honte d’avoir désobéi, et de devoir à présent mentir.

 

— Souhaitiez-vous quelque chose ? souffla-t-elle, d’un ton presque suppliant.

 

Rickard l’observa, puis avança d’un pas. Le cœur d’Allanna rata un battement. Ses yeux étincelaient d’émotions, et le Seigneur avait appris, avec le temps, à reconnaître sa sensibilité. Son regard perdit légèrement en gravité. Il leva doucement la main vers elle, et la posa sur son épaule. Allanna en fut surprise, et son cœur s’emballa d’une traite.

 

— Tu es une bonne fille, Allanna, déclara-t-il.

 

Ce seul compliment suffit à plonger Allanna dans un plus grand désarroi encore. Elle ne répondit rien, mais son regard se fit plus trouble encore. La culpabilité la prenait à la gorge. Elle fut prête à ouvrir la bouche pour s’excuser, pour implorer son pardon, mais la main sur son épaule fut légèrement plus pressante, et étrangement rassurante.

 

— N’hésite pas à grogner comme une ourse, de temps à autre, souffla-t-il. Surtout lorsque tu es avec lui.

 

Il leva la main vers ses cheveux, et posa sa main sur le dos de sa tête. Elle avait toujours été la plus mesurée des enfants qu’il avait élevées. Il ne pouvait pas lui enlever sa droiture et son sens des convenances, alors il hocha doucement la tête avant de souffler.

 

— Dis-lui de rentrer avant qu’il n’attrape froid, lança-t-il. Et si mes gardes ne le voient pas descendre les escaliers dans les prochaines minutes, je l’envoie auprès de ton père jusqu’à votre mariage.

 

Allanna resta muette, à court de mots. Elle préféra garder le silence jusqu’à ce que Rickard s’éloigne. Mais avant qu’il ne passe la porte, il s’arrêta un instant.

 

— Dis-lui aussi que je l’attends dans mon bureau demain à la première heure.

 

Allanna hocha la tête, toujours aussi silencieuse.

 

— Et… dis-le-lui dans cinq minutes. Quelque minute de plus dans le froid ne lui fera pas de mal.

 

Cette fois-ci, la jeune Mormont ne put retenir un rictus, et lorsque Rickard partit, elle attendit quelque minute encore avant de ramener Benjen sur terre ferme.

Chapter 19: By Fire & Blood

Notes:

On commence à arriver à la Rébellion de Robert. Le premier changement majeur est sans doute le mariage entre Ned et Catelyn qui, dans l’histoire originale, se concrétise plus tard.
Dans le cadre de l’intrigue, cela me paraissait préférable d’inclure Catelyn aussi tôt.

Chapter Text

Le départ de Lyanna avait plongé Allanna dans un émoi profond. Toutes deux n’étaient parvenues à se quitter qu’après de longues minutes d’embrassades déchirantes. Même un mois après, Allanna en éprouvait toujours une intense peine, et les larmes que les deux jeunes femmes avaient fait couler à l’abri de tous les regards n’avaient disparu qu’en apparence. L’une sans l’autre, la vie était différente. Un manque planait sur elles comme les corbeaux au-dessus des forêts par delà le Mur.

Lorsqu’elles s’étaient fait leurs adieux, Lyanna avait fait promettre à Allanna d’être heureuse pour deux. Que sa présence, dans le Nord, serait une part d’elle-même. Elle serait au Sud, Allanna au Nord, et toutes deux formeraient une part d’un même tout. Dans leurs dernières étreintes, Lyanna avait été plus émotionnelle que d’habitude. Dans son regard, Allanna avait vu une lueur qu’elle ne connaissait pas, et qu’elle aurait aimé ne pas connaître. Une lueur dans laquelle se mêlaient regret et mélancolie, et une lueur qui disait plus que ce que prononçaient ses lèvres. Mais quoi ? Allanna ne le savait pas. Elle était simplement restée spectatrice de ces au revoir, spectatrice du regard larmoyant et pétillants tout à la fois de Lyanna. Lyanna dont les lèvres semblaient trembler non pas d’émotions, mais d’une vérité, d’un secret trop bien enfoui pour que quiconque ne se doute de quoique ce soit. Pourtant, lorsque le carrosse de la jeune louve s’était éloigné sur les routes boueuses de Winterfell, Allanna, debout au côté de Benjen, ne cessait d’entendre résonner dans son esprit : « Si seulement j’avais su. »

Deux semaines plus tard, ce fut au tour de Brandon de quitter Winterfell. Il partirait à Vivesaigue se marier à Catelyn Tully, et reviendrait dans les semaines qui suivraient. Avant de partir, Brandon avait pris le temps de taquiner Allanna et Benjen, comme il avait l’habitude de le faire, mais leurs adieux ne s’étaient pas appesantis sur la longueur : il ne revenait que dans quelques mois, après tout.

Il était étrange de se retrouver seuls avec Lord et Lady Stark. Il avait fallu plusieurs semaines à Allanna pour s’y faire, mais peu à peu, Benjen et elle avaient appris à combler cette absence. Tant qu’ils étaient ensemble, tout allait bien, et ils n’avaient jamais le temps de la paresse. Dans six mois, ils seraient maris et femmes, mais ils seraient surtout les gouvernants de l’Île aux Ours. Alors ils étudiaient ; le mode de vie rude, les marins et paysans, la formation des troupes Mormont, et les problématiques politiques liées à l’Île. Les Îles de Fers, tenus par les Greyjoy, menaient une guerre ferme contre l’Île aux Ours depuis de longues décennies. Il fallait prévoir les pillages, encore trop nombreux malgré les défenses de l’Île aux Ours, et prévoir notamment la sureté de leur peuple, car le rapt de prisonniers, l’esclavagisme, dans certains cas, et les tentatives de viols, lorsque les Fers-nés réussissaient à passer, étaient de coutumes. Ils en avaient appris la géographie, la faune et la flore ainsi que les coutumes. Cela ne valait certes pas d’être sur place, mais cela avait le mérite d’être au plus près de leur prochaine réalité, car quelques semaines après leur mariage, ils se rendraient tous les deux sur l’Île. Mais en attendant, ils étaient toujours à Winterfell. Benjen suivait les Conseils au côté de son père, et avait pris la place de Brandon en son absence. Allanna passait davantage de temps avec Lady Stark, dont la santé était vacillante depuis le départ de Brandon. Elle semblait épuisée et souffrait de maux de tête importants. Mestre Luwin ne connaissait pas l’origine de son mal. Il lui avait conseillé le repos, et lui apportait constamment des tisanes qui visaient à apaiser son esprit. Allanna, quant à elle, lisait autant de manuels de médecine qu’elle le pouvait. Elle tentait de trouver un remède, ou une explication à cette souffrance, mais Lady Lyarra endurait avec un calme, une dignité et un courage sans égal. Elle souriait, continuait à coudre et à broder. Elle continuait même à apprendre à Allanna, à lui parler, à lui souffler à quel point elle était heureuse de la voir se marier à Benjen. Elle dissimulait un peu de la peine que lui procurait le départ de Lyanna. Elle n’avait pas eu besoin de porter Allanna dans son ventre pour la considérer comme sa fille, et l’avoir à ses côtés en ces durs moments lui était d’un grand réconfort.

Ce matin-là, comme tant d’autres, Allanna et Benjen passaient leur matinée dans la bibliothèque, le nez dans les parchemins envoyés par la tante d’Allanna, Maege Mormont. Les documents n’étaient que des comptes, des chiffres, et encore des chiffres. Mestre Luwin avait commencé à décrypter les nombreuses informations avec eux, et à force de répétition, ils avaient fini par en comprendre toute l’étendue. Tous deux étaient concentrés : l’Île était relativement petite, mais il fallait maintenir la paix et la stabilité.

Au beau milieu de leur étude, le son des sabots dans la cour attirer leur attention. Les soldats n’arrivaient pas au trot, mais au galop. Plusieurs, peut-être quatre ou cinq. Cette vitesse était rare. Rare pour une cour dans laquelle bien du monde passait. Allanna releva la tête vers Benjen, une légère inquiétude dans les prunelles. Benjen se leva pour s’approcher de la fenêtre. De là où il se tenait, il pouvait voir les soldats. Son père se tenait au milieu de la Cour, Mestre Luwin non loin, un parchemin ouvert dans les mains. Allanna se releva pour rejoindre Benjen, laissant les comptes reposer sur la table. Tout en déposant un baiser sur son front pâle, Benjen souffla qu’il descendait voir. Allanna acquiesça, les yeux rivés sur la cour. Elle ne pouvait qu’apercevoir les gestes des soldats, et les regards qu’ils se lançaient. Elle voyait les mains de Rickard Stark, serré sur le parchemin qu’il tenait. Elle ne savait pas de quoi il s’agissait, mais une boule se formait dans sa gorge. Son cœur battait plus vite, et son souffle se fit plus court. Elle serra ses propres mains sur les bas de sa robe, et attendit, immobile. Lorsqu’enfin Benjen arriva en bas, et lorsque mestre Luwin posa une main sur son épaule, Allanna sentit des larmes perler dans le coin de ses yeux.

 

Dans quelques minutes, elle apprendrait que Lyanna avait été enlevé par Rhaegar Targaryen sur son chemin vers Accalmie. Dans quelques minutes, elle apprendrait aussi que Brandon, ayant appris la nouvelle sur sa route vers Vivesaigues, avait décidé de partir demander des comptes à Rhaegar, à Port-Réal. Rhaegar n’étant pas là, c’était le roi Aerys II qui l’avait reçu. Reçu et fait enfermé dans les cachots avec ses propres hommes. Et ce qu’elle ne savait pas encore, c’était que cet événement déclencherait un enchainement en chaine inarrêtable. Par feu et par sang.

 

Les prochaines heures furent emplies de cris, d’ordre et de réflexion. Mais quelques heures suffirent pour que Rickard décide de se rendre en personne à Port-Réal, même en prenant en compte les difficultés. Le gouverneur du Nord était certes sous la coupelle des Targaryen, mais le roi Aerys II, depuis quelques années déjà, semblait peu à peu tomber dans la folie. Rickard savait qu’il ne relâcherait pas son fils aussi facilement, mais aucune autre possibilité ne lui venait à l’esprit. Il devait partir, sortir Brandon des cachots du Donjon rouge, et demander à Aerys II des comptes à propos de Rhaegar Targaryen. Alors il n’attendit même pas le lendemain matin. Dès le début d’après-midi, les chevaux étaient sellés, et une vingtaine d’hommes prêts à partir. Benjen et Allanna se tenaient au centre de la cour, les yeux rivés sur leurs soldats. Lyarra avait gardé le lit. Ces nouvelles avaient été dévastatrices, et une violente migraine l’avait assaillie. Sur ordre de Rickard, mestre Luwin lui avait donné du noxombre pour la pousser au sommeil. Sur ordre de Rickard encore, Benjen et Allanna se chargeraient de Winterfell.

 

— Il doit toujours rester un Stark à Winterfell, avait-il déclaré tout en montant à cheval. Benjen, je t’en laisse la garde. Tu en es le Seigneur jusqu’à mon retour.

 

Benjen avait acquiescé : il serait ce Stark. Il serait le Stark de Winterfell, il tiendrait l’honneur de sa Maison et présiderait lui-même les conseils. Allanna avait elle aussi promis de prendre soin des habitants. Elle tiendrait, sur son honneur de Mormont, et sur son honneur de future Stark. Jusqu’à ce que Rickard revienne avec Brandon et Lyanna, ils seraient le Seigneur et la Dame des lieux. Mais Benjen et Allanna, en observant les troupes partir au galop sur la route principale, savaient que tout n’était pas aussi simple. Même en ramenant Brandon et Lyanna, le Nord ne pouvait garantir la paix avec la famille royale. Lyanna Stark avait été enlevé. C’était une injure, un crime, un parjure. Un pardon et une demande de paix ne prendraient pas… Allanna sentit sa gorge se nouer un peu plus. Sa main vint naturellement se perdre sur l’avant-bras de Benjen, qui releva la main pour serrer celle d’Allanna dans la sienne. Mais l’autre main de la jeune femme se serra d’elle-même.

 

Rhaegar Targaryen avait enlevé sa sœur.

 

Les semaines suivantes furent étranges. Les responsabilités prenaient les jours et les nuits des deux fiancés. Mestre Luwin les secondait avec attention et discernement, mais les Maisons du Nord commençaient à envoyer des missionnaires et des lettres réclamant justice au nom de la Maison Stark. D’autres étaient plus calmes, et assuraient de leur fidélité envers Lord Rickard. Au fil des jours, Benjen avait imposé son autorité dans toute la Maisonnée. Il écrivait avec la fierté et la netteté d’un gouverneur, et imposait un rythme. Allanna, à ses côtés, avait pris la place de Lady Lyarra, dont la santé ne faisait que de décliner malgré les efforts de mestre Luwin. Elle dormait beaucoup, pleurait aussi pour sa fille, son fils et son époux. Allanna la soutenait du mieux qu’elle pouvait, mais la voir s’affaisser de la sorte sous ses yeux la rendait un peu plus fébrile chaque jour. Elle tenait bon, mais elle-même se sentait faiblir. Les nuits blanches et l’inquiétude grandissante pour ce qui se passait dans le Sud prenaient le pas sur son sang-froid.

Un soir, alors qu’elle quittait la chambre de Lady Lyarra, Allanna rejoignit Benjen, assis au bureau de son père depuis trop longtemps déjà. Il lisait une lettre, encore et encore, sans qu’elle s’imprègne dans son esprit. Il n’avait presque rien dit depuis le départ de son père, mais tout ce qui s’était déroulé jusqu’alors avait un impact évident sur lui. Allanna l’observa un instant, les yeux humides. Il était encore plus épuisé qu’elle. Ses yeux clairs étaient cernés, et sa peau était plus pâle que d’habitude.

 

— Tu n’as pas mangé, souffla-t-elle tout en s’approchant du bureau.

 

Benjen releva enfin les yeux de la lettre qu’Allanna attrapa doucement. Elle contourna le bureau et la posa sur le bureau, trop loin pour qu’il ne puisse l’atteindre.

 

— Cela fait des jours que tu n’as pas dormis… tu dois te reposer, lança-t-elle.

— Je n’en ai pas le temps, rétorqua Benjen.

 

Sa voix vibrait d’une émotion lourdement contenue. Ses yeux étaient teintés d’une détresse sourde et refoulée, à laquelle Allanna devait se confronter. Elle posa une main sur la main de Benjen, disposé sur le large accoudoir.

 

— Winterfell doit pouvoir compter sur toi, Benjen. Penses-tu réellement pouvoir maintenir ton poste si tu te meurs à la tâche ?

 

Benjen ne répondit pas. Ses mâchoires s’étaient légèrement serrées. Sa sœur avait été enlevée, et son frère enfermé, quant à son père… il devait être sur la route, tout près de la capitale. Lui restait là à donner des directives, à répondre à des missives et à prier les Anciens Dieux. Il n’avait pas le droit de se reposer ni de faiblir. Et pourtant, c’est ce qu’il faisait.

Allanna posa ses mains froides sur ses joues. Lorsque Benjen lui fit enfin face, il aperçut l’angoisse dans ses yeux embués de larmes. Alors il se releva spontanément et la prit dans ses bras. Allanna ferma les yeux, son nez enfoui dans le col en cuir de sa veste. Elle pensait à Rickard, Brandon et Lyarra. Mais le pire de tout était Lyanna. Sa chère Lyanna, perdue quelque part dans le Sud. Elle retenait ses larmes, mais l’accumulation d’émotions de ses dernières semaines se relâchait insidieusement en elle. Benjen la supportait entre ses bras. Il la sentait trembler, sans qu’une larme ne coule sur sa joue. Elle était forte, comme d’habitude. Trop peut-être.

 

— Je suis passé près du barral, aujourd’hui… souffla-t-il alors.

 

Allanna releva la tête vers son fiancé, les yeux pleins d’attentions. Sa gorge serrée ne laissait passer aucun mot. Mais le regard de Benjen, aussi sincère qu’il pouvait l’être, la plongeait de l’insécurité à la sécurité.

 

— J’ai imaginé nos pères… j’ai espéré qu’ils soient là, pour nous lier dans l’instant, déclara-t-il. J’aurai dit… Moi, Benjen de la Maison Stark, fils du gouverneur du Nord Lord Rickard Stark et futur Lord de l’Île aux Ours, je revendique Allanna de la Maison Mormont. J’aurai retiré la cape aux ours de tes épaules, et j’y aurais déposé la cape aux loups. Je me suis dit… que peu importait la robe ou le moment.

 

Allanna sourit légèrement. Sa gorge était toujours aussi nouée, et ses yeux toujours aussi humides, mais elle acquiesça.

 

— Ce serait merveilleux…

 

Ils s’enlacèrent un moment, partirent s’asseoir sur le large fauteuil dans le silence, et s’y reposèrent. Il n’y avait pas besoin de mots. Le silence leur offrait tout le calme dont ils avaient besoin. Et lorsqu’ils s’endormirent enfin, ce fut pour un court temps, mais un temps nécessaire qui suffit à apaiser leurs esprits. À les apaiser un moment au moins.

 

——

 

Les jours n’avaient fait que de s’alourdir un peu plus. Lyarra Stark était à peine consciente. La plupart du temps, elle dormait, et l’autre partie du temps, elle souffrait de sorte à former un cercle insoutenable d’attente et de douleur que mestre Luwin arrivait à peine à contenir, et qu’Allanna, affairé à chercher dans des ouvrages, à mélanger des plantes, à faire bouillir des huiles et des fleurs, ne parvenait qu’à apaiser pour une heure ou deux. Mais ce matin, Allanna était descendue dans la crypte. Surplombée de deux loups en pierre, la crypte était longue, profonde et emplie d’histoire. Ned les lui avait toutes racontées. Tous les ancêtres Stark, la manière dont ils avaient tous gouverné Winterfell, et la façon dont, jusqu’au bout, ils avaient fait honneur à leur Maison. Elle se souvenait encore de la première fois qu’elle y était entrée. Elle n’avait encore que six ans, et avait fait preuve d’un courage immense pour oser s’y aventurer. Il faisait sombre, les regards ternes des statues semblaient vous observer avec sévérité, et la froideur glaciale des lieux hérissait les poils autant que l’âme. Et à présent, elle se tenait là, devant la statue déjà édifiée de Rickard Stark. Elle n’était plus la petite fille apeurée de six ans, mais la jeune femme de dix-sept ans. Cette nuit, elle avait rêvé de Brandon et de Rickard. Elle les avait vus dans la crypte, près de cette statue. Alors elle resta là, immobile, pendant un long moment. Son regard était plus terne, et son souffle était si las qu’il ne troublait pas la petite flamme de la bougie qu’elle tenait de sa main droite. Mais son cœur s’emportait doucement, plus encore lorsqu’elle entendit des pas raisonner dans l’antre de la crypte. Ceux de Benjen. Elle aurait pu reconnaître ces pas à des lieux à la ronde. Elle se tourna légèrement vers le long couloir en pierre froide, et attendit. Et lorsqu’elle le vit s’avancer, la main serrée autour d’un parchemin usé, elle secoua doucement la tête de droite à gauche. Lorsqu’il fut assez près d’elle pour qu’elle aperçoive les larmes sur ses joues, elle comprit. Elle plaça une main sur sa bouche pour dissimuler les sanglots et le cri qui menaçait de s’échapper de ses lèvres. Benjen, les yeux rouges, ne tarda pas à l’enlacer, fort.

 

Lord Rickard Stark avait péri contre le feu, et Brandon Stark avait trouvé la mort à sa suite, étranglé par une corde, en souhaitant sauver son père.

 

Suite au meurtre de Rickard et de Brandon, Aerys II Targaryen avait fait demander la tête de Robert Baratheon et d’Eddard Stark. Jon Arryn avait refusé, et une rébellion prenait forme, une rébellion contre la couronne, contre la dynastie Targaryen. Robert rejoindrait Accalmie afin de commander ses troupes, et Jon Arryn demanderait à ses bannerets de se soulever. Eddard, quant à lui, rejoindrait Winterfell. Mais avant cela, des alliances avaient dû être faites. Brandon n’étant plus, Ned épousa Catelyn Tully à Vivesaigues, dans une double cérémonie dans laquelle Jon Arryn se maria à la sœur cadette des Tully, Lysa. Mais avant même que Ned ne rejoigne Winterfell, Lyarra Stark avait succombé dans son sommeil. Morte de douleur, de mélancolie, disait mestre Luwin. Allanna ne pleura plus pendant des jours. Elle avait déjà trop pleuré. En trois semaines, trois Stark avaient perdu la vie. Combien encore ? Elle ressentait au plus profond d’elle l'équilibre fragile entre la vie et la mort.

Elle était dans sa chambre, à rédiger des lettres mécaniquement aux hommes du Nord, les appelant à Winterfell. La plupart demandaient le prix du sang. La plupart demandaient vengeance au nom Stark, au nom du Nord. Certains, comme les Bolton, n’avaient toujours pas donné de nouvelle. Mais Allanna écrivait toujours. Lorsque Benjen n’était pas près d’elle, elle ne pouvait pas faire autre chose que d’écrire quitte à laisser les bougies se consumer, encore et encore devant elle.

Elle ne se laissa déconcentrer que lorsqu’on toqua. Une servante, sans doute. Elle la laissa entrer d’un léger haussement de ton las. La vieille femme de chambre s’inclina légèrement, et souffla d’une voix voilée par la peine des deuils.

 

— Votre père est là, Lady Allanna.

 

Allanna se tourna vers elle, la gorge serrée. Ses doigts s’agrippèrent à la plume, et ses yeux ne quittèrent pas l’entrebâillement de la porte. Tant qu’elle ne le voyait pas, elle ne croyait pas en sa présence. Cinq ans. Cela faisait cinq ans. Cinq ans sans le voir, et pourtant, elle n’avait pas oublié la cadence de ses pas lourds sur le sol. Elle le vit, plus vieux et fatigué que la dernière fois. Toujours aussi imposant dans sa fourrure noire de la Garde. Il fallut que la servante se retire pour qu’Allanna se lève, fébrile. Elle ne s’inclina pas ; elle avait trop en tête pour faire preuve de convenance. Ce fut à Jeor de faire quelques pas pour la prendre dans ses bras, et ce ne fut qu’à ce moment-là qu’elle prit conscience de tout ce qui s’était passé. Elle s’abandonna dans l’étreinte d’un père absent, mais aimant.

 

— Je suis désolée, ma fille, déclara-t-il de sa voix lourde. Je suis partie dès que j’ai appris.

 

Allanna ne répondit pas. Elle ferma les yeux et pria. Elle ne sut pas quoi, mais elle le fit. Ils restèrent ainsi pendant de longues minutes, avant de s’asseoir sur le rebord du lit. Jeor contempla sa fille un moment. Ses traits étaient tirés, ses yeux rouges et ses cheveux relâchés sur ses épaules.

 

— Tu n’avais pas à descendre… murmura-t-elle enfin.

— Tu es ma fille.

 

De nouveau, la jeune Mormont ne répondit rien. Mais elle baissa les yeux, et s’installa dans un silence lourd, l’espace de quelques secondes à peine.

 

— Ned sera là dans quelques jours… mais nous avons préféré enterrer Lady Lyarra avant…

— Vous avez bien fait, assura Jeor, la gorge serrée, lui aussi.

 

Allanna releva les yeux vers son père. Elle voyait une gêne, une mélancolie dans son regard qui n’était pas seulement le fruit de la tristesse du deuil. Autre chose… il y avait autre chose. Quelque chose de lourd, d’ancrer dans la clarté bleue de ses yeux.

 

— Qu’y a-t-il ? souffla-t-elle.

 

Jeor hésita un instant. Il pouvait lui cacher, lui dissimuler tout cela, n’en parler qu’à Eddard lorsqu’il serait là, mais il n’avait pas le droit de lui mentir. Alors il plongea la main dans sa poche et en sortit un parchemin enroulé, mais descellé, qu’Allanna saisit avec maladresse et peur. Ce papier, signé par de nombreux seigneurs du Nord, demandait à organiser un tirage au sort pour le Mur. Il demandait à honorer les traditions, à donner un homme à la Garde de Nuit avant que la guerre n’éclate.