Chapter Text
Centre de repeuplement UNU-HWK
Nombre de jours depuis l’extinction : 35 471
Nombre d’embryons humains conservés dans l’enceinte : 63 000
Nombre actuel d’occupants humains : 00001
Sur le vaste écran holographique servant de tableau apparut une voie ferroviaire se séparant en deux à un aiguillage. D’un côté se matérialisèrent cinq silhouettes humaines et de l’autre, une seule. L’enseignante s’empara d’un pointeur laser et indiqua l’image d’un train au bout de la voie.
- Un train fou s’élance à toute vitesse sur les rails, énonça-t-elle. Ses freins sont hors d’usage. Il fonce tout droit sur cinq personnes qui traversent et ne le voient pas arriver. Tu te trouves face à un levier qui pourrait actionner l’aiguillage. Ainsi, le train changerait de voie, là où se trouve un seul ouvrier. Actionnerais-tu le levier pour sauver les cinq autres, même si cela t’oblige à condamner une vie?
Par alternance, les silhouettes vertes des potentielles victimes devenaient rouges. Rey, l’unique élève installée parmi une centaine de pupitres vides au centre de l’immense salle de classe, se mordilla l’ongle du pouce.
- Eh bien… Je suppose que le plus important, c’est de tout faire pour sauver le plus grand nombre, réfléchit-elle à voix haute. Quoi qu’il advienne. Selon le principe d’utilitarisme de la doctrine de Jeremy Bentham, en tout cas. D’un autre côté… je me rendrais coupable de la mort d’un malheureux. Une part de moi n’a pas envie de choisir et d’avoir à porter cette responsabilité. Mais on me blâmera après le drame car j’avais l’occasion d’agir et n’ai pourtant rien fait. Cela étant, on me blâmera également si je cause volontairement la mort d’un homme, qu’importe mes raisons.
- En effet, acquiesça sa tutrice. Mais qu’importe le blâme, car ce qui sera fait sera fait. À partir de là, nul ne peut revenir en arrière. Ce qui en fait un choix des plus complexes.
La jeune femme opina lentement du chef. Un certain malaise la gagnait.
- Et puis aussi… Rien dans l’énoncé ne précise si je connais ces gens. Sont-ils de bons humains? Qui me dit que ce ne sont pas des assassins? Des violeurs? Des voleurs? Des criminels?
Dodelinant de la tête, l’enseignante sourcilla et la sonda un instant du regard.
- Tu ne peux pas le savoir. Mais tu soulèves un point très intéressant. Es-tu donc en train d’insinuer qu’il serait juste de les laisser mourir dans ce cas? Cela signifierait donc que toutes les vies humaines ne se valent pas. Que certains méritent moins de vivre par rapport à d’autres. De par tes lectures et mes enseignements, tu sais que beaucoup par le passé considéraient la plupart de leurs semblables comme étant inférieurs. Ils n’hésitaient donc pas à les sacrifier. Ta réflexion ne te ferait-elle pas te rabaisser à leur niveau?
- Bien sûr que non, Maman! réagit aussitôt Rey, piquée au vif. Ça n’a rien à voir! Ces gens dont tu me parles n’étaient pas de bonnes personnes. Ils jugeaient la valeur d’autrui d’après le statut social, la santé, la fortune, la force, la pensée… En bref, ils s’en prenaient au plus faible et à ceux différents d’eux. Moi, je parle de laisser mourir ceux qui, par leurs actions, sont une nuisance envers la vie et la communauté. Leur mort en deviendrait donc bénéfique pour le plus grand bien. Dans ce cas de figure.
Maman haussa simplement les épaules.
- Je vais donc me permettre d’ajouter une variante. Les cinq personnes sur la voie un sont innocentes. Celle sur la voie deux l’est aussi. Du moins, pour l’instant. Car elle pourrait potentiellement – et j’insiste sur le conditionnel – commettre un crime affreux dans un avenir proche. Un crime dont pourraient être victimes les cinq autres, d’ailleurs. Prendrais-tu le risque de la sauver? Ou abaisserais-tu le levier et la laisserais-tu mourir par précaution? Pour le plus grand nombre? Est-il juste d’éliminer quelqu’un pour un crime qu’il n’a pas encore commis?
À cette question, l’élève ne trouva pas de réponse. Elle se mordit les joues, s’accouda à son pupitre et se massa les tempes. Un profond soupir de découragement lui échappa. Elle détestait les dilemmes moraux. Et elle détestait cet exercice. Elle devrait pourtant redoubler d’efforts afin d’être à la hauteur pour son prochain examen annuel.
- Je détecte de la fatigue ainsi qu’une once d’anxiété en toi.
- Ça va, je suis juste un peu stressée pour l’examen, marmonna la jeune femme.
Sa tutrice lui sourit alors avec bienveillance.
- Je suis sûre que tu t’en sortiras sans souci, Fille. Cet examen est davantage pour moi, tu sais. Il m’aide à voir si je parviens à être une bonne mère, capable de bien t’éduquer. Mais peut-être ferions-nous mieux de faire une pause pour l’instant. Il est l’heure de déjeuner, de toute façon.
Comme d’habitude, sa voix douce apaisa la tension parcourant sa pupille. Non mécontente d’en avoir fini pour l’instant, Rey la remercia de tout cœur. Maman voulut reposer son pointeur laser, mais son geste se figea. Sa main trembla. Elle l’ouvrit et lâcha d’un coup l’objet, lequel tomba par terre. Ses doigts se resserrèrent, sans parvenir à se replier parfaitement. La diode bleue lumineuse incrustée à sa tempe droite se mit à clignoter en jaune.
- Qu’est-ce qui t’arrive? s’inquiéta Rey.
- Ce n’est rien.
- Montre-moi.
Elle se leva, franchit la distance qui la séparait de sa mère adoptive et lui saisit délicatement le poignet afin d’examiner le problème.
- Ok… Allez, viens. Je vais te réparer ça.
Les deux quittèrent ainsi la salle de classe et s’assirent dans une pièce adjacente. La main de Maman ne fonctionnait plus à cause de l’usure. Elle la détacha donc du reste de son corps et Rey en chercha une neuve dans une caisse de pièces de rechange. La tutrice désactiva la peau de son bras. La fille sortit le matériel de soudure et s’appliqua pour fixer la nouvelle main. Quand elle eut fini, sa « patiente » put remuer ses doigts sans gêne aucune.
- C’est mieux?
- Beaucoup mieux. Merci, Fille.
Un peu plus tard, la jeune femme rechigna malgré elle devant son repas. Soupe en poudre, fruits lyophilisés et compléments alimentaires sous forme de pilules, le tout agrémenté avec quelques légumes frais du jardin. Constatant aisément sa contrariété, Maman lui en demanda la raison.
- Je meurs de faim… Tu ne crois pas que je pourrais avoir une plus grosse portion? Ce n’est quand même pas un kilo en trop qui va me tuer. Et puis, on a bien assez de nourriture, non?
Les grands yeux marron de l’androïde s’illuminèrent, tandis qu’elle la dévisageait et calculait les données. Sa diode clignota de nouveau en jaune. Puis, elle secoua la tête.
- Tes taux de glycémie, vitamine, cholestérol, globules, hormones et ainsi de suite sont excellents. Tu n’as par conséquent nul besoin de te nourrir davantage ce midi. Inutile de te goinfrer. D’autant plus que demain, tu auras du gâteau pour ton anniversaire.
Rey eut beau lui promettre d’accorder plus de temps à son entraînement physique quotidien afin de brûler le surplus de calories, Maman ne céda pas. En tant que mère robot, responsable du seul être humain subsistant encore sur Terre, elle veillait à ce que sa fille demeure en parfaite santé, mince, athlétique et élancée, disposant de tous les nutriments nécessaires. Ni plus, ni moins. Au grand désespoir de Rey. Elle hocha cependant docilement la tête, bien forcée de s’y résigner.
Au soir, après un entraînement des plus éreintants dans le gymnase, Rey défit sa coiffure en tresses, réarrangea la frange recouvrant son grand front et prit sa douche. Puis, elle enfila son pyjama préféré, engloutit un rapide dîner, pas plus à son goût que le déjeuner, et revint dans le plus vaste dortoir du bunker souterrain dans lequel elle avait toujours vécu. Elle y dormait seule, bien qu’il contienne des centaines de lits superposés. Maman s’était déjà installée au fond de la pièce afin de se recharger pour la nuit.
De l’extérieur, les humains d’antan pourraient croire qu’il s’agissait là de sa mère biologique. Rey possédait un regard vif et brillant à l’éclat noisette, un visage aux traits délicats et un carré de cheveux blonds comme les blés. Ceux de l’androïde étaient plus longs et un peu plus foncés, toujours soigneusement coiffés en une haute queue de cheval. Aucune mèche ne dépassait jamais. Elles avaient également en commun des pommettes saillantes, bien que ce trait soit davantage prononcé chez Maman. Cette dernière, conçue pour avoir l’apparence d’une femme d’âge mûr à la beauté froide, portait toujours la même élégante robe foncée, s’arrêtant aux genoux, coupée de sorte à dévoiler le bas de son dos. Ainsi, il lui était plus facile de se brancher la nuit sans avoir à se dévêtir.
Malgré cette longue journée, Rey n’avait pas sommeil. Elle décida donc de quitter le dortoir pour se rendre à l’Éden. La salle du commencement, là où elle avait vu le jour, presque vingt ans auparavant. La jeune femme posa sa main sur l’écran tactile fixé au mur. La reconnaissance digitale s’enclencha et la porte se déverrouilla. Rey pénétra dans la pièce, le cœur battant. Le détecteur de mouvement activa instantanément les lumières. Un sourire s’ébaucha sur ses lèvres. Elle observa la couveuse artificielle, puis elle poursuivit son chemin dans un entrepôt sombre, seulement éclairé de petites lampes blafardes, contrastant avec la blancheur aveuglante de la première salle. Cet entrepôt conservait plus de soixante-mille véritables embryons humains congelés, dans des capsules rangées dans les murs.
Ses frères et sœurs.
Rey avait hâte d’un jour tous les rencontrés. Elle se sentait si seule, parfois, et aurait aimé grandir entourée d’autres enfants. Malgré les vidéos d’archives qu’elle aimait regarder sur sa tablette numérique, elle peinait encore à croire, de temps en temps, qu’autrefois, des millions et des millions d’enfants peuplaient cette planète. Ensuite, il y avait eu la Guerre Noire. Puis, l’hiver nucléaire. Les siens avaient tout détruit. Et aujourd’hui, elle était la dernière. Née artificiellement. Le seul espoir pour l’espèce humaine. Du moins, jusqu’à ce que tous les autres voient le jour.
Mais la première fois que Maman l’avait amenée ici, elle lui avait expliqué qu’il fallait attendre un peu, s’assurer qu’elle soit la meilleure mère possible avant de pouvoir prendre soin d’autres enfants. En tout cas, Rey était fin prête pour l’aider et assumer pleinement son rôle de grande sœur. Honnêtement, son vœu le plus cher demeurait que demain, pour son cadeau d’anniversaire, Maman accepterait enfin d’agrandir leur petite famille. Et lui laisserait la possibilité de choisir quel embryon serait le prochain à se développer dans la couveuse.
Sur le chemin du retour, Rey passa par le potager vertical hydroponique, qui leur permettait de cultiver des légumes frais. Maman disait que dehors, plus rien ne pouvait pousser, car la terre était désormais stérile et l’hiver nucléaire avait longtemps masqué les rayons de leur étoile. Dans la pièce suivante, l’androïde avait récemment réussi à créer tout un jardin, à l’aide de panneaux solaires au sommet du bunker. Rey aimait marcher pieds nus dans l’herbe, s’y allonger et imaginer qu’elle se trouvait sur la Terre d’avant. Mais même si le soleil était réapparu après de longues décennies, l’air du dehors restait extrêmement toxique, et de dangereuses radiations persistaient, selon Maman. En d’autres termes, sa fille ne sortirait pas de sitôt de ce bunker qu’elle connaissait aujourd’hui par cœur. Ce qui l’accablait plus que tout.
Une fois dans son lit, Rey tapota distraitement la tête des animaux qu’elle avait fabriqués en origami et posés sur sa table de chevet. Si seulement elle pouvait voir de vrais animaux… Malheureusement, ils avaient dû tous disparaître, eux aussi, et cet abris ne contenait que des embryons d’humains. La fille s’allongea sur son lit et regarda une vieille émission sur sa tablette. Un homme en costume entrait dans un salon, disait bonjour à ceux qui s’y trouvaient déjà, embrassait une dame sur la bouche et serrait la main des autres. Un étrange rituel, que Rey essayait de comprendre, fascinée par les coutumes d’autrefois. Il faudrait les enseigner à tous les enfants lorsqu’ils naîtraient enfin, pour qu’ils puissent tous vivre en communauté.
Soudain, toutes les lumières du bunker s’éteignirent d’un coup. D’abord, la jeune femme crut que c’était l’extinction des feux. Maman devait avoir remarqué qu’elle ne dormait toujours pas. Or, le générateur de secours s’activa, éclairant le dortoir d’une sombre lueur rouge. Rey se munit d’une lampe de poche, s’approcha de sa mère robot et réalisa qu’à cause d’un dysfonctionnement à la suite de la coupure de courant, elle avait cessé de recharger. Elle ne se réveillerait donc pas tout de suite, le temps que le système se remette en marche.
Prudemment, Rey s’engagea dans le dédale de couloirs du bunker, en quête de l’origine de la panne. Elle gravit les étages, jusqu’à déboucher sur le seul en surface, et aperçut un câble au bas d’un mur, à moitié rongé. Des étincelles s’en échappaient par intermittence. Quelle pourrait en être la cause? Rey ravala sa salive. Un mauvais pressentiment l’étreignit. Elle dénicha les outils nécessaires et fit de son mieux pour réparer la panne. À peine eut-elle terminé et réenclenché le disjoncteur qu’un tintamarre métallique retentit soudainement. Rey sursauta. Son cœur s’affola dans sa cage thoracique. Ça provenait de la cuisine. Une pensée effroyable lui vint alors.
Quelque chose. Il y avait quelque chose dans la cuisine.
Rassemblant son courage, la fille pénétra dans la pièce, les sens en alerte, le souffle court, à l’affût du moindre bruit. Des ustensiles jonchaient le sol. Avaient-ils pu tomber par eux-mêmes de la table, étant mal rangés? Par précaution, Rey s’agenouilla et regarda sous chacun des meubles. Alors, elle obtint la réponse. Car elle vit bel et bien quelque chose bouger dans la pénombre. Une chose vivante. Elle bondit sur ses pieds, farfouilla dans les tiroirs, se saisit d’une bouteille en verre oblong et tapissa le fond de fromage en poudre. Elle posa ensuite son piège par terre et attendit, le couvercle en main, prête à emprisonner la chose dès qu’elle se faufilerait dans la bouteille.
Bientôt, une toute petite bête, recouverte de poils gris, sortit son minuscule museau rose du dessous du meuble, le remua. Sentant l’odeur du fromage, elle fonça tête baissée dans le piège. Rey se jeta sur elle et revissa immédiatement le bouchon. La créature ne parut pas s’en soucier tout de suite, obnubilée par la nourriture. Tremblante, la jeune femme l’éclaira de sa lampe et l’examina de plus près. La chose possédait des yeux noirs comme des billes, des oreilles rondes et une longue queue. Un mot traversa l’esprit de Rey. Souris. C’était une adorable petite souris. La fille en fut fascinée. Ses lèvres s’incurvèrent. Elle tapota de son index le verre de la bouteille.
- Hé… Salut, toi… Dis… C’est toi qui as rongé le câble? Coquine…
Elle n’en revenait pas. Pourtant, elle ne rêvait pas. C’était une vraie souris. Et rien n’aurait pu lui faire plus plaisir que d’enfin voir un animal de ses propres yeux. Mais d’où diable sortait donc cette bête? Vivait-elle ici depuis tout ce temps? Une colonie de souris s’était-elle installée dans le bunker avant qu’il ne soit scellé? Ou celle-ci venait-elle de dehors? Non, c’était impossible. Rien ne pouvait vivre dehors. Et la souris ne semblait pas irradiée et encore moins contaminée. Étrange. Quoi qu’il en soit, Rey avait à présent hâte de montrer sa découverte à Maman. Elle se hâta de revenir au dortoir, alors que peu à peu, le système du bunker redémarrait. Les néons se réallumaient les uns après les autres. Et dès que la fille rejoignit la mère robot, cette dernière ouvrit les yeux et se releva.
- Y a-t-il eu une coupure de courant?
- Oui, et j’en ai trouvé la cause! s’exclama la jeune femme. Maman, regarde!
Tout excitée, elle tendit la bouteille à l’androïde, qui la scanna aussitôt. Ses sourcils se froncèrent. Sa diode vira du bleu au jaune, puis au rouge.
- L’as-tu touchée? demanda-t-elle fermement.
- Hum… Non, lui assura Rey, un peu déroutée par la dureté de son ton.
- Où l’as-tu trouvée?
Maman s’empara de la souris. Ses yeux marrons s’illuminèrent tandis qu’elle inspectait le potentiel danger.
- Dans la cuisine du haut. Elle a rongé un câble près du sas. Tu crois qu’elle vient de l’extérieur?
- C’est peu probable. Mais quoi qu’il en soit, nous devons nous en débarrasser au plus vite.
Sur ces mots, elle quitta le dortoir, Rey sur ses talons.
- Je ne peux vraiment pas la garder? se désola-t-elle. Si je promets de ne jamais la toucher? Et puis, si elle est née ici, d’une façon ou d’une autre, je ne crains pas grand-chose. Je la nourrirais, je lui fabriquerais un nid douillet et…
- Inutile d’insister, Fille. Je ne te laisserai pas courir un tel risque.
D’un pas déterminé, elle monta les étages. Sans doute s’apprêtait-elle à jeter la souris dehors, où elle périrait instantanément à cause de la température, de l’air toxique et des radiations. À moins qu’elle ne vienne de là-bas. À moins que la planète ne soit de nouveau vivable.
- Je me dis qu’on se trompe peut-être. Tu es sûre d’avoir refait des calculs dernièrement? Ceux sur lesquels tu te bases sont sûrement datés. Maintenant, il se pourrait bien qu’on ne craigne plus rien à la surface. Cette souris pourrait être la preuve qui nous manquait. La vie est maintenant possible, là-haut.
- Quand bien même cette bête aurait survécu dehors, elle peut encore être porteuse.
Au lieu de tourner à droite, Maman bifurqua soudain vers la gauche. Rey comprit alors avec horreur qu’elle ne comptait pas se rendre au sas, mais à l’incinérateur. Oh, non. La panique la submergea telle une lame de fond. Sa figure maternelle s’apprêtait à tuer sa nouvelle amie. Elle lui prit le bras pour l’en empêcher. L’androïde se dégagea aisément de sa prise.
- Attends! Tu ne crois pas qu’on devrait au moins s’en assurer?
Pour toute réponse, Maman ouvrit la porte du large incinérateur, déposa la bouteille à l’intérieur et l’y enferma.
- Maman, arrête! Nous devrions envisager la possibilité que…
Trop tard. La machine s’activa et l’instant d’après, des torrents de feu enveloppèrent la petite souris. Rey se tendit et détourna le regard. Il lui sembla entendre des petits cris stridents de terreur. Ou peut-être n’était-ce que son imagination. Elle songea à la pauvre bête prise au piège, la visualisa en train de se tordre de douleur, noyée sous les flammes. Brûlée vive. Pourquoi Maman ne l’avait pas au moins achevée avant de l’incinérer? C’était si cruel. Rey renifla, secouée de spasmes. Une larme roula sur sa joue. La voix douce de sa mère robot lui parut si lointaine.
- Tu es déçue. Je le conçois. Mais mes calculs sont corrects.
Lentement, Maman s’approcha d’elle et prit son visage entre ses mains froides, avec une infinie délicatesse. Elle lui offrit un sourire réconfortant.
- Le niveau de contamination à la surface représente un immense danger pour ta santé et pour celle de tous ceux qui ne sont pas encore nés, mais appelleront un jour cet endroit leur maison. Essaie de comprendre, Fille.
À la suite de quoi l’androïde se recula et partit de la pièce aussi vite qu’elle était venue.
- Tu devrais prendre une douche. Nous brûlerons ton pyjama après ça.
Se faisant violence pour se ressaisir, Rey finit par acquiescer. Sa mère ne voulait que son bien. Elle n’avait pas tué la souris par plaisir de la faire souffrir. Elle s’inquiétait seulement pour sa santé.
- Bien, Maman.
***
Le lendemain matin, la jeune femme était si triste en repensant à la scène d’hier soir qu’elle en oublia presque que c’était son anniversaire. Elle enfila l’uniforme orange qu’elle portait tous les jours. Elle avait toutefois découpé le tissu, au niveau des épaules et au milieu des manches, en forme de losange. Elle préférait sa tenue ainsi. Cela lui permettrait de se différencier un peu des autres. Quand des autres il y aurait. Maman était en train de nettoyer la zone autour du sas. Elle lui avait interdit l’accès à l’étage supérieur jusqu’à ce qu’il soit entièrement décontaminé. Si contamination il y avait.
Lorsque l’androïde revint dans la pièce à vivre principale, ce fut pour tendre à sa fille son cadeau d’anniversaire, parfaitement empaqueté dans du papier d’emballage brun. Cela parvint à arracher à Rey un faible sourire. La souris était morte, mais peut-être aurait-elle enfin l’occasion d’avoir un petit frère ou une petite sœur. Ce serait bien mieux qu’un animal de compagnie. La fêtée défit le paquet avec fébrilité. Elle déchanta néanmoins en découvrant ce qu’il contenait. Un pyjama neuf, semblable à celui que Maman avait brûlé la veille, soigneusement plié dans une housse de protection en plastique.
- Il te plaît? s’enquit la mère robot. Je sais que celui dont je me suis débarrassée hier était ton préféré. Je l’ai donc remplacé.
Maintenant, Rey se demandait si elle avait choisi son cadeau à la dernière minute. Peut-être était-elle déçue de son inconséquence de la veille, et avait donc décidé qu’elle n’était pas apte à devenir grande sœur, puisqu’elle n’avait pas pensé au fait qu’elle mettait tous les futurs habitants du bunker en danger en voulant garder la souris. Rey s’en voulut terriblement. Mais elle s’efforça à sourire.
- Merci, Maman. Je l’adore.
Pour midi, Maman lui prépara son repas préféré, lui accordant même une plus grosse portion par rapport à d’habitude. Or, la jeune femme ne pouvait rien avaler tant son estomac était noué. Elle étala distraitement la nourriture dans son assiette. Elle observa ensuite ses dessins d’enfance qui rajoutaient quelques couleurs aux nuances gris-bleu des murs, sombres et ternes comme tous les autres. Puis, son regard se posa sur tous les origamis en forme d’animaux ornant la table. Elle en avait ajouté un de souris, ce matin. Son cœur se serrait dès qu’elle repensait à celle d’hier.
- Tu ne manges pas? interrogea Maman. Ça va refroidir. Tu voulais autre chose, peut-être?
- Non, c’est juste que… je n’ai pas très faim.
- Fille, voyons, arrête de faire la difficile. Mange.
Comme Rey ne mangeait toujours pas, l’androïde émula un soupir. D’après elle, elle avait été conçue pour imiter la vie à la perfection. Au point que nul ne pourrait douter qu’une machine se cachait sous cette apparence humaine.
- Quelque chose te préoccupe. Dis-moi ce que c’est. Tu sais que tu peux tout me dire, ma chérie.
Après une courte hésitation, sa fille entreprit enfin de lui avouer ce qui la tracassait.
- Et si tu te trompais?
Entendant cela, Maman pencha la tête sur son épaule. Sa bouche pulpeuse en forme d’arc s’entrouvrit. Rien n’en sortit.
- Tes calculs sont peut-être incorrects. Je veux dire, tu n’es jamais allée dehors. Comment pourrais-tu déterminer pleinement la qualité de l’air ou… le taux de radiation ou…?
- Si je sortais, je représenterais un risque pour ta santé. Il faudrait me détruire.
Un silence. Puis :
- Tu es malheureuse ici, Fille? Je veux que tu sois heureuse ici.
- Je le suis, lui assura Rey. J’aimerais juste que…
- Me suis-je déjà fourvoyée sur quoi que ce soit, Fille?
La jeune femme serra les dents.
- Non, Maman.
- Dans ce cas, la discussion est close, déclara Maman, avant d’immédiatement changer de sujet. Voudrais-tu ton gâteau, maintenant? J’ai tenté une nouvelle recette.
***
Les jours qui suivirent, Rey ne parvint pas à se sortir ses interrogations de la tête. Elle faisait de tout cœur confiance à sa mère robot, et pourtant, elle ne cessait de se dire qu’il existait tout de même une infime possibilité qu’elle ait tort sur toute la ligne. Un soir, après que l’androïde se soit mise en veille pour se recharger, Rey ne dormait toujours pas. Assise au pied de son lit, elle fredonnait une berceuse que Maman lui chantait enfant et tournait entre ses doigts un origami de souris. Plus les secondes s’égrenaient, plus l’envie de désobéir et monter à l’étage en surface la taraudait.
Bien sûr, Rey ne comptait pas sortir du bunker. Elle n’était pas assez folle pour ça. Elle voulait seulement vérifier. Regarder à quoi ressemblait le dehors, bien à l’abri à l’intérieur du sas. Quel mal y avait-il à y jeter un coup d’œil? Au bout d’une longue réflexion, la jeune femme céda finalement à la tentation. Maman ne s’éveillerait pas avant demain matin de toute façon. Elle n’en saurait jamais rien. Déterminée, Rey se saisit de sa lampe torche, quitta le dortoir et emprunta l’ascenseur jusqu’au tout premier étage du bunker.
Ses mains tremblaient, sa respiration se saccadait, mais elle ne reculerait rien avant d’avoir le fin mot de l’histoire. Une fois à destination, la fille franchit la porte à lanières en plastique et attendit longuement devant le sas, pantelante. Qu’était-elle en train de faire? Maman serait furieuse si elle découvrait ce qu’elle faisait. Cela retarderait peut-être même davantage l’incubation de son prochain frère ou sa prochaine sœur. Il serait préférable de repartir se coucher.
Non. Rey s’arma de courage. Elle était déjà allée trop loin pour faire machine arrière. Alors, elle ouvrit un placard et enfila une combinaison antiéclaboussures par-dessus son pyjama, puis elle ajusta un masque à gaz sur son visage et enfin, elle se para d’une dernière combinaison, étanche à la vapeur, équipée d’un appareil respiratoire isolant. Ainsi se trouva-t-elle parfaitement protégée à toute forme de contamination. Elle s’attaqua ensuite au panneau de commande et, après une courte hésitation, effectua toutes les démarches, par précaution très complexes, pour ouvrir les portes coulissantes internes du sas. Portes que Rey referma derrière elle.
Du bruit retentissait de dehors. En s’approchant, la fille put constater, à travers les deux étroites impostes horizontales donnant vue sur l’extérieur, qu’une violente tempête faisait rage. Un orage. Comme elle n’en avait encore jamais vu. Le tonnerre grondait de temps à autre. Elle chercha à distinguer le ciel, qu’elle imaginait déchirer par les éclairs. Était-ce de la pluie acide qui s’abattait sur la Terre? Malheureusement, il faisait trop sombre pour qu’elle puisse distinguer quoi que ce soit.
Rey observa un long moment les gouttes de pluie serpenter le long de la seule fenêtre vers le dehors. Les effleura de ses doigts gantés. Ce fut là que quelque chose de totalement imprévu se produisit. Car soudain, une main se posa sur l’imposte vitrée. De l’autre côté de la double porte externe.
Sous le choc, Rey sursauta et se recula vivement. Un cri d’effroi mourut dans sa gorge. C’était une main large, sale, barbouillée de rouge. Et derrière se matérialisa un visage. Le visage d’un homme. Du sang s’écoulait de son arcade sourcilière prononcée, se mêlait à la pluie qui ruisselait sur sa peau blafarde. Ses yeux ambrés s’agrandirent de stupeur lorsqu’il aperçut Rey. Pour sûr, il était tout aussi surpris qu’elle. La jeune femme se pétrifia sur place. Son cœur manqua un battement. Il l’avait repérée. Perdu dans la tempête, il avait dû remarquer les lumières du bunker qu’elle venait stupidement d’allumer et alors…
- Hé!
L’air paniqué, l’inconnu se mit à frapper frénétiquement la porte.
- Tu m’entends? Je t’en prie, ouvre-moi! Je… Je suis blessé! Je vais mourir si tu ne m’ouvres pas! Pitié!
Du moins, Rey crut entendre cela. La voix de l’individu étant à moitié étouffée à cause de l’épaisseur de la vitre et du tonnerre. Apeurée, la seule qui pouvait lui venir en aide se réfugia dans un coin du sas, sans détacher son regard de l’homme. C’était impossible. Impossible. Ça n’avait aucun sens. Vraiment aucun. Comment pourrait-il y avoir des survivants dehors? Était-ce un rêve? Une illusion? Rey voulut se pincer, mais n’y parvint pas, entravée par ses gants et sa lourde combinaison. Elle effectua un geste brusque et se cogna le coude. L’éclair de douleur qui l’envahit lui fit comprendre qu’elle ne rêvait pas du tout.
Alors, ses doutes s’avéraient justes. Les calculs de Maman étaient faux. On pouvait survivre à l’extérieur. Comme la souris. Et cet être humain. Même s’il paraissait bien mal en point. Il continuait de tambouriner à la porte et d’implorer son aide, les traits déformés par la détresse. Rey ne savait pas quoi faire. Elle s’efforça de se ressaisir et de recouvrer ses sens. Que devait-elle faire, à présent? Sortir du sas et abandonner l’inconnu à son triste sort? Voilà ce que Maman ferait.
- Je t’en supplie! gémit le malheureux. Je ne veux pas d’ennuis! Je veux juste que tu m’ouvres!
Il semblait à bout de forces. Sur le point de s’effondrer pour ne jamais se relever. Rey éprouva subitement une profonde pitié à son égard. De la peine. De la compassion. Elle ne pouvait tout de même pas le laisser là. Ce serait inhumain. Et puis, il était la preuve vivante que la planète était de nouveau habitable. Peu ou prou. Elle avait tant de questions à lui poser. Rey ne réfléchit pas. Guidée par son instinct, elle tendit le bras vers le panneau de commande, près de caisses empilées, entra le mot de passe, appuya sur quelques boutons et abaissa un levier. Aussitôt, une alarme se déclencha. Les lumières clignotèrent en rouge. Et les lourdes portes externes s’ouvrirent enfin.
Le pauvre homme se précipita à l’intérieur et tomba à genoux, une main sur son flanc. Rey se hâta de refermer le sas. La sirène d’alerte se tut. Une douche de décontamination se déversa sur eux. Le blessé s’écroula alors, inerte. Son « hôte » d’infortune l’aurait cru mort si elle n’avait pas vu sa poitrine se soulever et s’abaisser au rythme de sa respiration, bien que très faiblement. Il s’était évanoui. Exténué, vidé de toute énergie. Rey le fixa longuement, recroquevillée dans son coin telle une proie aux abois.
Cet humain était très grand et massif. Un véritable géant, qui s’était étalé de tout son long sur le sol. Malgré tout, elle peinait encore à y croire. La jeune femme avala quelques goulées d’air. Elle souffla un bon coup, s’enhardit et trouva finalement la force de s’approcher. Elle s’agenouilla à ses côtés et le détailla du regard. Ses bottes boueuses salissaient le plancher. Ses vêtements trempés, ainsi que ses cheveux d’ébène imbibés de pluie, lui collaient à la peau.
Rey n’avait encore jamais vu d’homme en vrai. Mais d’après ce qu’elle savait, celui-ci devait avoir approximativement trente ans. Bien que la sombre barbe rongeant ses joues et la fatigue creusant son visage cireux et émacié lui donnent l’air plus vieux. Quoi qu’il en soit, Rey n’aperçut pas la moindre rougeur cutanée sur son épiderme, premier signe de contamination radioactive. Comment un être humain avait-il pu survivre dehors aussi longtemps? Le monde était vaste, après tout. Durant l’hiver nucléaire, certains avaient probablement pu subsister quelques années dans des bunkers bien protégés, comme celui-ci, avec une réserve suffisante d’eau et de nourriture.
Tremblante, Rey osa toucher la pommette de l’homme du bout de son index. Elle retira aussi vite sa main, comme si le contact l’avait brûlée. Son semblable ne bougea pas d’un pouce. Elle avisa ses lèvres roses et charnues, gercées par la soif, son grand nez busqué, les grains de beauté constellant son visage taillé au couteau. Il avait un air… familier. Il était comme elle. Respirait comme elle. Soudain, il remua et étouffa un grognement. Craignant qu’il ne s’éveille, Rey poussa un cri aigüe et courut se cacher derrière la pile de caisses. Une longue minute s’écoula avant qu’elle ne tende le cou et coule une œillade craintive vers l’individu. Il ne s’était pas réveillé.
Redoublant de prudence, la jeune femme émergea de sa cachette et revint finalement vers lui. Elle ne remarqua que maintenant sa blessure. Un morceau de métal tranchant s’enfonçait dans son flanc gauche. Son pull était si sale qu’elle n’avait pas vu que du sang maculait abondamment le tissu. Cette vision l’horrifia. Seigneur. Il devait souffrir le martyr. Il fallait l’aider avant qu’il ne soit trop tard. Vite! Fallait-il retirer le corps étranger? Non. Très mauvaise idée. Cela aggraverait l’hémorragie. Rey n’eut pas le temps d’y songer davantage. Des pas précipités lui parvinrent bientôt. Ils se rapprochaient. De plus en plus.
Maman. L’alarme déclenchée par l’ouverture du sas l’avait indubitablement remise sous tension. Une fois suffisamment rechargée, elle s’était donc ruée hors du dortoir afin de vérifier le problème. La fille se liquéfia. Sa mère allait la tuer! Sans réfléchir, Rey sortit du sas et referma la porte interne derrière elle, cachant ainsi l’intrus. Maman n’avait pas à savoir. Peut-être pourrait-elle soigner le blessé en secret et ensuite, il repartirait comme il était venu. Ni vu, ni connu. Quelques secondes plus tard, l’androïde débarqua à toute vitesse. La diode à sa tempe brillait d’un rouge sang. Ses yeux scintillaient d’une vive lumière bleue. Ses traits demeuraient figés dans une expression impassible. Et pourtant, en la voyant ainsi, Rey sentit ses os se glacer.
- Je… Je ne l’ai ouvert qu’une seconde, promit-elle. Je ne suis pas allée dehors, Maman. Je te le jure!
- Cela n’excuse pas ton mépris envers mon autorité et la sécurité des autres habitants de ce centre, rétorqua la mère robot d’une voix courroucée, tout en marchant droit sur elle.
- Quels autres?
Ces mots furent marmonnés, mais Maman n’apprécia pas du tout l’insolente pointe de sarcasme et l’amertume qui les imprégnaient. Elle s’arrêta à quelques centimètres de sa fille et la regarda droit dans les yeux.
- Ta famille.
Le teint blême, Rey déglutit et baissa honteusement la tête.
- Je… Je suis navrée, Maman. Mon comportement était impulsif. En fait, j’ai… J’ai trouvé une autre souris et j’avais peur que tu ne la tues aussi. J’ai préféré la faire sortir dehors. Je ne l’ai pas touchée. J’ai fait très attention. Je te le promets, Maman. Ça ne se reproduira plus.
- Non, en effet. Mais s’il y a d’autres souris, ici, je vais être obligée de les chasser.
- Oui, Maman. Je comprends.
Elle s’attendit à ce que sa figure maternelle l’envoie simplement se coucher après lui avoir donné tout un sermon, mais l’androïde n’en fit rien. L’angoisse submergea Rey lorsqu’elle s’intéressa au sas. Son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine. Mais quelle idiote! Pensait-elle vraiment qu’elle pourrait cacher un humain de la sorte? Maman pouvait détecter les rayonnements thermiques.
- Recule-toi et garde ton masque.
- Non, attends!
À peine eut-elle prononcé ces mots que l’androïde ouvrit le sas et découvrit l’intrus. Celle qui l’avait laissé entrer n’eut pas le temps de réagir.
- En voilà, une grosse souris, dis-moi.
- Maman…
- Désolée, sourit cette dernière. C’était une tentative d’humour. Je m’améliore, n’est-ce pas?
Les mâchoires de sa fille se crispèrent. Maintenant, elle envisageait le pire. Cet homme finirait-il dans l’incinérateur à son tour? Comme la souris avant lui? D’un autre côté, il était bien trop grand pour y entrer en entier. Rey se confondit aussitôt en excuses, sur le bord des larmes.
- Je te demande pardon, Maman! Je… Je te jure que je ne comptais pas sortir! J’ai juste voulu jeter un coup d’œil par curiosité et… il était là! Dehors! Je ne sais pas comment c’est possible, mais… mais il est blessé et je… je ne pouvais tout simplement pas le laisser comme ça…
- Il est mourant, décréta froidement Maman. Pourquoi diable risquer ta vie pour sauver celle d’un mourant?
- Non! insista la jeune femme avec énergie. Nous pouvons encore le sauver! J’en suis sûre! Je t’en supplie, Maman! Je… Je ferai tout ce que tu voudras! Et j’en prendrais l’entière responsabilité si jamais les choses tournent mal! S’il te plaît!
L’implacable androïde dodelina de la tête.
- Il… Il n’a pas l’air infecté! Regarde! Si la planète était vraiment inhabitable, il serait mort depuis longtemps. Il n’aurait même jamais pu voir le jour! Mais pourtant… Et puis… De toute façon, il faut qu’on lui parle! Il faut l’interroger pour comprendre comment il a pu survivre! Ce sera important pour la suite, tu ne crois pas?
Un silence s’imposa.
- Je t’en prie, Maman, sanglota Rey. Ne le laisse pas mourir. Fais-le pour moi.
Désormais, les larmes inondaient ses joues. Une boule enflait dans sa gorge. Son cœur se serrait. Sa mère robot sembla analyser la situation, peser le pour et le contre. Son programme lui dictait de porter secours au moindre être humain en détresse. D’un autre côté, elle jetterait celui-ci dehors pour protéger le plus grand nombre, par crainte qu’il ne contamine tout le bunker, et condamne ainsi la renaissance de l’humanité. La fille s’apprêta à argumenter davantage, mais étrangement, Maman fut plus facile à convaincre qu’elle ne l’aurait cru. Car contre toute attente, elle répondit enfin :
- D’accord, Fille. Emmenons-le à l’infirmerie. Son état se dégrade de seconde en seconde. Nous devons procéder à une opération chirurgicale au plus vite. Et tu vas m’aider.
Notes:
Oui, l'homme blessé à la fin, c'est Ben Solo😭 Je le précise parce que si je dis pas le nom de Ben dans le premier chapitre, certains comprennent pas que c'est lui. C'est déjà arrivé🥲
Chapter 2: À L'ABRI
Notes:
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Chapter Text
Par chance, l’opération se déroula à merveille. Maman et Rey purent extraire le morceau de métal de la chair sanguinolente de leur infortuné patient. Il semblerait que cela fasse partie des débris de l’épave d’un avion. Ensemble, elles vérifièrent ensuite qu’aucun éclat ne restait dans la plaie, la nettoyèrent et s’évertuèrent à arrêter l’hémorragie. L’opéré ne se réveilla pas, mais au cas où, l’androïde lui injecta un anesthésie, ainsi que de la pénicilline.
Plusieurs fois, Rey ressentit son estomac se retourner à la vue de tout ce sang. Elle se fit nonobstant violence pour garder la tête froide. Détournant les yeux de l’entaille que Maman recousait, elle avisa le bandage que l’inconnu portait à chacun de ses poignets. Des récents, semblant plutôt propres, donc, elle n’y toucha pas tout de suite. Elle les changerait plus tard au besoin. C’était tout de même étrange qu’il se soit ainsi blessé aux deux poignets.
- Le savais-tu? s’enquit Rey le surlendemain, alors qu’elle et sa mère robot observaient l’homme se reposer à travers les vitres de la baie médicale. Savais-tu qu’il y avait des gens dehors?
La diode de l’androïde devint jaune une fraction de seconde au léger reproche dans sa voix.
- J’en suis tout aussi surprise que toi, chérie. Ce centre a été conçu comme une solution de secours par les humains en cas d’extinction. Tout ici, moi y compris, fut activé vers la fin de la Guerre Noire, afin de donner à l’humanité une seconde chance une fois la planète de nouveau vivable. Une chance qui a commencé par toi, Fille.
- Oui, parlons-en, de la vivabilité de la planète, tiens! s’énerva la jeune femme. Soit tes circuits sont vraiment rouillés, soit tu m’as délibérément caché la vérité concernant le taux de toxicité et tout le reste! Je ne pensais pas que tes créateurs t’auraient programmée pour mentir.
Maman la sonda du regard un bref instant, immobile. Puis, elle avoua enfin :
- Si je t’ai menti, c’était pour ta sécurité. Tu aurais voulu sortir si je t’avais tout dit. Ce n’est pas parce que le monde n’est plus irradié que tu y survivras sans souci. Il reste trop dangereux pour une jeune fille insouciante telle que toi. Un pied dehors et tu risques de finir dans le même état que ce malheureux.
De la tête, elle désigna leur « invité ».
- Regarde-le. Contrairement à toi, il n’a pas le luxe de manger à sa faim. Je désirais seulement te protéger.
Rey se pinça les lèvres. Une part d’elle, furieuse, voulut lui rétorquer que par conséquent, elle avait tué la souris pour rien. En toute connaissance de cause. Mais la fille se ravisa. Sa mère lui dirait que de toute façon, la vermine n’avait pas sa place dans un bunker sécurisé et parfaitement aseptisé comme celui-ci. Et puis, elle avait tout de même accepté de prendre soin de l’homme. Pour cela, Rey lui en était infiniment reconnaissante.
- Je comprends. En tout cas, merci d’avoir accepté de le soigner, Maman.
- Cela reste dangereux de l’accueillir chez nous, soupira la susnommée, reportant son attention sur leur patient, les bras croisés. Cela étant, je reconnais qu’un spécimen humain masculin pourrait nous être fort utile. Quand je serais certaine à cent pour cent qu’il ne présente pas le moindre signe de contamination, du moins.
Le fait qu’elle évoque encore une potentielle contamination irrita son assistante improvisée. Mais un autre détail la fit tiquer. Un pli d’incompréhension barra son front.
- Comment ça?
- Grâce à lui, et à toi, nous pourrions renflouer les stocks d’embryons, précisa l’androïde.
- Tu… voudrais qu’on se reproduise?
Rey arqua un sourcil, perplexe. À son tour, elle dévisagea l’inconnu. Pourraient-ils s’accoupler naturellement? Probablement pas, s’il était encore trop « contaminé ». Maman secoua la tête.
- Non, Fille. Je prélèverai un échantillon de sa semence, ainsi qu’un autre de tes ovules, et ainsi, je créerai d’autres embryons in vitro. Alors, tu auras tes propres enfants.
À ces mots, la jeune femme écarquilla les yeux. Elle n’en revenait pas. Ses propres enfants?
- Je les porterai dans mon ventre?
Par instinct, elle releva un pan de son haut et posa sa main sur son ventre. Les vieilles images d’archives représentant des femmes enceintes l’avaient toujours impressionnée. Ce devait être incroyable de sentir la vie pousser en son sein. Mais à l’époque, il fallait attendre neuf mois entiers avant la naissance. La couveuse artificielle, de son côté, développait un embryon en une journée.
- Négatif, répondit donc la mère robot. Ce serait bien trop long.
En tout cas, cela semblait être la principale raison pour laquelle elle avait choisi de prendre le risque de secourir ce survivant.
- Il se réveille, constata-t-elle. Tu devrais aller lui parler. Et lui apporter à manger.
- Tu ne viens pas avec moi? s’étonna Rey.
L’androïde désigna la diode qui luisait d’un beau bleu électrique sur sa tempe droite.
- Je ne peux pas. Il n’est certainement pas accoutumé à la présence d’un robot. Il aurait peur en me voyant. Il serait plus à l’aise avec toi. Tu crois pouvoir y arriver?
- Bien sûr, Maman.
- Je ne serai pas loin. Tâche de te renseigner pour savoir s’il y a d’autres survivants dans les parages. Nous pourrions les accueillir. Nous avons suffisamment de provisions pour cela.
Émue, sa fille adoptive sourit, contente de la voir se montrer si altruiste. Ce serait merveilleux de pouvoir sauver tous ces gens. Merveilleux qu’il en existe encore à l’extérieur de ces murs. Rey prépara donc un plateau bien garni et, peu après, pénétra fébrilement dans l’infirmerie.
- Hé… T’es enfin réveillé… Non, ne touche pas à ça!
Le convalescent venait de se redresser vivement sur son lit, désorienté, et paraissait prêt à arracher sa perfusion.
- Ce n’est qu’un simple sérum physiologique, le rassura la jeune femme. Ça t’apporte tous les nutriments dont tu as besoin à cause de la déshydratation et de tout le reste.
Il la considéra un instant fugace, puis, à son grand soulagement, renonça. En proie au désarroi, il balaya les environs du regard, tâta les minuscules bandelettes de sutures cutanées adhésives posées sur la large coupure au-dessus de son sourcil gauche, puis grimaça et porta la main à son flanc blessé. Un mot fort grossier s’échappa de sa gorge.
- Évite de trop bouger, lui conseilla Rey en s’asseyant à son chevet. Tu étais salement amoché lorsqu’on t’a trouvé. Tu as dormi presque deux jours entiers, tu sais. Mais ne t’en fais pas. On t’a soigné et maintenant, tes constantes sont stables. C’est encourageant. Nous ne sommes pas inquiètes, en tout cas. Tu es solide. Tu devrais bien t’en remettre.
Dans un premier temps, le survivant la dévisagea, sans mot dire. Il s’humecta les lèvres et ravala péniblement sa salive, l’air méfiant. Après un silence, il demanda enfin :
- Je suis où, là?
Sa voix, grave et profonde, n’était plus qu’un faible grondement rauque.
- En sécurité, lui promit son infirmière d’infortune. Ne t’en fais pas. Tu es hors de danger.
- Tu parles, marmonna-t-il en se frottant la figure.
Rey ne fut pas certaine de comprendre le sens de ses propos. Ses mains étaient moites, ses genoux tremblaient et elle s’efforçait de ne pas trépigner, victime d’un mélange d’excitation et d’anxiété. Une bouffée de chaleur envahissait sa poitrine. Ses poumons se comprimaient et elle peinait à respirer. Elle conversait enfin avec un véritable être humain! Elle avait si hâte de pleinement faire sa connaissance. L’inconnu sourcilla, alors que ses yeux d’ambre se baissaient sur la jaquette d’hôpital qu’il portait. Il scruta alors chaque coin de la pièce, comme s’il cherchait quelque chose.
- Comment… Comment t’es-tu fait ça? s’enquit Rey. Ta blessure?
- J’ai… J’ai glissé et je suis tombé dans une fosse, s’impatienta son semblable. Où sont mes affaires?
Face à l’empressement et à la semonce imprégnant son ton, la fille se figea et blêmit. Elle serra les dents et se tortilla les mains avec embarras.
- Il a fallu découper tes vêtements pour l’opération, s’excusa-t-elle. Ensuite, on les a brûlés par précaution. Ils étaient trop usés, de toute façon. Mais j’ai gardé ton livre de côté.
Joignant le geste à la parole, elle lui tendit le très vieux livre de poche qu’elle avait déniché en inspectant les restes de son pantalon. Il devait beaucoup y tenir, car aussitôt, il le lui arracha des mains et le feuilleta à vive allure, comme pour s’assurer qu’aucune page ne manquait. Puis, profondément soulagé, il serra son unique possession contre son cœur, ferma les paupières et exhala longuement.
Le roman s’intitulait Les Dieux de Mars, une œuvre d’Edgar Rice Burroughs. Intriguée, Rey aurait aimé en lire une partie avant l’éveil de son propriétaire, mais quelqu’un avait gribouillé sur la majorité des pages, reconvertissant l’ouvrage en carnet de dessins. Le livre contenait une myriade de visages griffonnés sur le papier jauni, que Rey trouvait tous fascinants. Des visages d’hommes, de femmes et même celui d’un bébé. Des gens comme elle. Comme lui. Des survivants?
- C’est toi qui as dessiné tout ça? interrogea-t-elle. Ce sont tes amis?
Soudain, le regard du survivant s’assombrit. Son visage se ferma aussi vite que s’éteindrait la flamme d’une bougie au simple souffle du vent. Un grognement lui répondit.
- C’est personnel.
Sur ce, il rangea son précieux bien sous son oreiller. Rey lui donna ensuite l’uniforme ajusté pour une silhouette masculine jusque-là plié sur ses genoux, enveloppé dans sa housse de protection en plastique.
- Je t’ai aussi apporté ça. J’ai pris la plus grande taille. J’espère que ça t’ira.
Son camarade avisa les vêtements propres avec une expression assez peu convaincue et étouffa un rire désabusé.
- Je l’espère aussi. Sinon, j’ai plus qu’à me balader à poil, vu que t’as brûlé mes fringues.
Elle rougit instantanément et se mordit les joues. Puis, elle se souvint du plateau repas. Quelle étourdie! Elle aurait dû commencer par-là. Comment avait-elle pu oublier? Le pauvre devait être affamé! Et en effet, dès qu’elle lui tendit son déjeuner, il ouvrit des yeux ronds, médusé à la vue d’autant de nourriture, s’empara du plateau et enfourna une bonne cuillerée de maïs cuit dans sa bouche.
- Attention de ne pas avaler trop… vite.
Mais il n’écoutait déjà plus Rey, concentré sur ce qui devait être pour lui un véritable festin. Sans doute n’avait-il jamais mangé à sa faim, en trente ans d’existence. La fille se sentit soudain mal de s’être si souvent plainte auprès de Maman de ne pas avoir de plus grosses portions lors de ses repas. Elle ne mesurait pas encore sa chance d’être si bien lotie et nourrie, inconsciente du fait que d’autres subsistaient encore au dehors, dans des conditions de vie abominables. Quoi qu’il en soit, elle attendit patiemment que le convalescent eut terminé de se sustenter avant de se présenter.
- Je m’appelle Rey, au fait. Tu as un nom, toi?
Un sourire amical ponctua cette question. L’alité la fixa quelques secondes, reposa le plateau, s’essuya la bouche du revers de la main, et dit :
- Ben.
- Ravie de te rencontrer, Ben, s’enthousiasma la jeune femme. Oh! Quelle rustre je fais. Je ne t’ai pas encore dit bonjour.
- Euh… Ok. Bonj…
Jamais le dénommé Ben ne put terminer sa phrase. Trop heureuse d’enfin pouvoir saluer un semblable comme il se devait, Rey se pencha, posa ses mains sur ses joues et écrasa sa bouche sur la sienne. Il tressaillit, sous le choc, puis se raidit complètement. Ses lèvres étaient douces, moelleuses, et avaient maintenant un goût de beurre salé. Sa courte barbe lui chatouilla le menton. De longues secondes s’égrenèrent. Puis, Rey rompit le baiser et se rassit sur sa chaise, tout sourire, le cœur battant. Son sang entrait en ébullition dans ses veines. Le teint de son camarade vira du blanc craie au rouge pivoine. Ses paupières papillotèrent. Il ouvrit la bouche, sans que rien n’en sorte. Pendant un moment, la fille se demanda si sa mâchoire n’allait pas se décrocher.
- Qu’est-ce que tu… Pourquoi… Pourquoi tu as fait ça? parvint finalement à articuler Ben, ahuri.
Rey s’attrista de sa réaction. Son bonjour lui aurait-il déplu?
- Ce n’est pas comme ça qu’on dit bonjour entre humains? fit-elle d’une petite voix.
- Non… Enfin… Pas vraiment. Enfin… Ça dépend, je suppose.
Bon. Peu importe. Mieux valait-il tenter autre chose. Ce n’était pas le seul geste social qu’elle connaissait. Elle n’avait appris qu’avec des vidéos d’archives, cela étant. Comme elle vivait seule ici, Maman n’avait pas jugé bon de tout lui enseigner sur les règles de bienséance et de cordialité au sein d’une communauté. Ben l’ignorait peut-être aussi, après tout. Rey lui tendit alors la main. Main qu’il regarda en silence, sans comprendre.
- Tu es censé la serrer, chuchota-t-elle.
Il haussa les sourcils. Puis, il acquiesça, comme s’il voyait enfin où elle voulait en venir.
- Ah… Bien sûr.
Ainsi accepta-t-il de prendre sa main dans la sienne et la serra un peu maladroitement, ses yeux ancrés dans les siens. Sa paume était si large et si chaude… À ce contact, la jeune femme sentit un frisson agréable lui parcourir l’échine. Au moins, cela signifiait que Ben s’y connaissait en conduite sociale. Il avait probablement vécu en communauté avec les personnes dessinées dans son livre.
- Je suis désolée si je ne l’ai pas bien fait, soupira Rey. Pour le baiser. Je peux réessayer si tu veux.
À peine eut-elle prononcé ces mots qu’elle se pencha à nouveau sur lui pour lui donner un second baiser, mais le trentenaire eut un mouvement de recul et leva les mains comme pour l’arrêter.
- Non, non! gloussa-t-il nerveusement. Non, ça ira. T’en fais pas.
Malgré tout, sa semblable fut un peu déçue. Elle aurait bien aimé l’embrasser encore une fois.
- Pardon… Je ne suis pas encore très douée pour ces choses-là, avoua-t-elle timidement. C’est la première fois que je rencontre un autre être humain.
Gardant son regard rivé sur elle, Ben se frotta le menton, puis caressa sa bouche couleur grenat de son pouce.
- J’imagine que c’est la première fois que tu en embrasses aussi, hein?
« Oui, » fut tout ce que Rey répondit. À son tour, elle émit un petit rire nerveux, se mordilla la lèvre inférieure et replaça une mèche blonde derrière son oreille. Le silence revint dans l’infirmerie. Finalement, l’homme toussota avec gêne et détourna les yeux.
- En tout cas, c’est… C’est un joli nom, ça, Rey…
- C’est gentil, le remercia-t-elle, touchée par ces mots. C’est moi qui l’ai choisi. En fait, Maman m’appelle Fille, mais je lui ai dit que quand toutes mes petites sœurs seront nées, on ne pourra plus se distinguer les unes des autres si on s’appelle toutes « Fille ». Alors, j’ai décidé de m’appeler Rey. C’est marqué là, regarde.
Effectivement, sur son poignet gauche était imprimé un matricule. R3Y-073. Elle le montra au survivant. Dès qu’il le vit, ses traits se décomposèrent. Il enveloppa alors ses grandes mains autour de son avant-bras afin d’examiner le tout de plus près. Rey retint son souffle. Ben fit lentement glisser son index sur son curieux tatouage, lui arrachant quelques frémissements.
Ensuite, il leva la tête, regarda autour de lui, et elle crut lire la peur dans ses yeux. Sa respiration se raccourcissait. Il marmonna quelque chose qu’elle ne comprit pas, commençant à s’affoler, mais se calma instantanément à la seconde où il reporta son attention sur elle. Indubitablement, il réalisait pleinement, à présent, qu’il était bel et bien réveillé et ne venait pas de rêver tout ce qui s’était produit depuis qu’il avait ouvert les paupières. Car pour sûr, il semblait avoir longtemps vécu dehors, vu l’état de ses anciens vêtements, et ne se serait jamais attendu à atterrir un jour dans pareil complexe, parfaitement propre et avec de la nourriture en abondance.
Ce fut là que Ben tendit une main hésitante vers Rey. Main qui recouvrit entièrement sa joue. Il l’étudia alors sous toutes ses coutures, comme s’il la voyait pour la première fois. Ou plutôt, comme s’il la reconnaissait enfin. Bien qu’elle ne porte plus de masque à gaz ou de combinaison contre les radiations. Ben renifla. Son menton tremblait. Des larmes perlèrent ses cils. Il devait être grandement soulagé de se dire que, grâce à elle, il était enfin en sécurité, soigné de toutes ses blessures, à l’abri du monde hostile dans lequel il avait dû évoluer toutes ses années.
- C’est toi…
Un murmure à peine audible. De toute évidence, il venait à peine de se rappeler les récents évènements et de comprendre qu’elle était celle qui lui avait sauvé la vie. Et cela l’émouvait immensément. Rey se tendit. Sentit son pouce effleurer sa lèvre. Son propre pouls s’emballer.
- Oui, c’est moi qui t’ai ouvert la porte.
Pour le réconforter, elle lui sourit à nouveau. Ben continua de l’observer lors d’un instant suspendu. Encore une minute, deux, ou bien une éternité. Puis, il parut enfin se rappeler à l’ordre et éloigna sa main. La chaleur de sa paume manqua instantanément à Rey. Le convalescent se crispa et eut l’air une fois de plus agité.
- Vous êtes combien, ici?
- Eh bien… Juste deux pour l’instant, bredouilla la fille. Il y a Maman et moi. Maman est un robot qui nous ressemble à s’y méprendre, mais il ne faut pas que tu la craignes. Elle ne te fera aucun mal. C’est promis. Elle a été conçue pour nous protéger et faire renaître l’humanité dans ce bunker. À commencer par moi.
Plongé dans ses pensées, Ben ne l’écoutait visiblement que d’une oreille. Il grimaça, puis opina distraitement du chef. Sa blessure devait encore l’élancer, et donc, le préoccuper davantage.
- Et toi? s’intéressa Rey. Tu étais tout seul dehors? Il y a d’autres humains?
- Il y en avait, répondit sombrement le survivant. Mais ils sont tous morts.
Les espoirs de sa camarade se brisèrent aussitôt. Il sortit ensuite son carnet de dessins improvisé de sous son oreiller, tourna quelques pages et lui montra deux croquis côte à côte. Ceux d’un homme et d’une femme, le visage ridé, mais l’air aimant.
- Quand j’avais douze ans, un vieux couple m’a trouvé et recueilli dans leur communauté, expliqua-t-il. Han et Leia. Tu vois? On vivait dans des mines. C’était le moins pire qu’ils avaient pu trouver. Ils ont été comme de vrais parents pour moi. Malheureusement, à cause des conditions de vie dehors, leur santé s’est vite dégradée. Et… Ça fait trois ans que je suis seul. Je n’avais encore jamais rencontré quelqu’un de plus jeune que moi. Enfin…
Ses lèvres se pincèrent. Rey se noya dans l’ambre de ses yeux. Son cœur se serra dans sa poitrine. Pauvre Ben. Elle n’osait imaginer les douloureuses épreuves qu’il avait dû traverser tout au long de sa vie, les unes après les autres, prisonnier d’un cauchemar qui n’en finissait pas. Dire qu’elle vivait dans l’insouciance la plus totale jusqu’ici, sous terre, sans se douter du malheur des autres.
- Tu vis seul depuis trois ans?
- Avec mon chien, oui.
- Tu… Tu as un chien? balbutia Rey. Les animaux n’ont pas tous disparu?
- Pas Chewie, en tout cas.
- Chewie?
- C’est son nom.
- Oh… Où est-il? Il était avec toi, l’autre soir?
Un soupir de désespoir. Ben semblait terriblement s’inquiéter pour son fidèle compagnon.
- Je l’ai perdu de vue à cause de la tempête. S’il ne lui ai rien arrivé, il a dû retourner chez nous.
- Tu as une maison? s’enquit la jeune femme, surprise.
Son semblable étouffa un rire cynique.
- On ne peut pas vraiment appeler ça une maison. Rey…
Brusquement, son ton changea. Il lui prit délicatement les mains, pantelant, et ancra son regard dans le sien. D’abord, il ne dit rien, comme s’il hésitait à lui parler, cherchait ses mots. Puis :
- Tu voudrais repartir avec moi? Pour que je te la montre?
- Oh, oui, j’adorerais! s’exclama Rey, aux anges. Comme ça, nous pourrions aller chercher ton chien et le ramener ici. Je vais devoir convaincre Maman d’accepter les animaux dans le bunker, par contre. Mais je suis certaine que Chewie aimera gambader dans notre jardin. On a un jardin, tu sais. Un espace de verdure qu’on a pu faire pousser sous terre.
La mâchoire de Ben se contracta. Il ne partageait pas le moins du monde son enthousiasme. Confuse, Rey finit par comprendre qu’elle avait mal interprété le sens de ses paroles. Le choc la frappa de plein fouet.
- Attends… Tu veux repartir? Pourquoi? Tu seras bien mieux au centre que dehors, crois-moi. On créera bientôt toute une communauté. Tu as ta place ici, tu sais. Je te le promets. Maman est même prête à accueillir plus de survivants.
- Pour ça, faudrait déjà qu’elle en trouve, grommela le trentenaire.
Il lui lâcha les mains et elle craignit de l’avoir déçu. Le silence s’imposa encore. Afin de changer de sujet, Rey désigna les bandages à ses poignets.
- Comment t’es-tu fait ça? Tu étais déjà tombé dans une fosse avant?
Ben baissa les yeux et tourna la tête. Elle fut incapable de discerner l’expression sur son visage. Il recouvrit une de ses blessures de sa main, comme pour la cacher.
- Ça… Ça, c’est moi qui me les ai suis faites, souffla-t-il tristement.
- Pourquoi?
- Parce que je voulais mourir. Je n’en pouvais plus de cette vie.
L’horreur déforma les traits de Rey. Ses yeux et son nez lui piquaient. Les larmes lui montaient. Seigneur. La simple idée qu’un humain ait pu survivre à la terre brûlée du dehors, mais choisisse de se donner la mort plutôt que de continuer, la bouleversa profondément. La compassion qu’elle éprouvait pour son camarade ne fit que croître. Au moins, le fait qu’il l’ait suppliée de lui venir en aide deux nuits auparavant prouvait que depuis, il était prêt à s’accrocher à la vie.
- Mais… tu as renoncé.
- Parce que je ne suis qu’un lâche, déplora Ben, une once de colère dans sa voix. J’ai pas été capable de couper plus profond que ça.
Rey ne dit rien, désarçonnée face à sa détresse dont elle ne pouvait même pas mesurer l’ampleur.
- Je suis désolé, s’excusa-t-il ensuite. Je n’aurais pas dû t’en parler.
Détestant se sentir si impuissante, prête à tout pour l’aider à aller mieux, la jeune femme referma la main sur la sienne en soutien.
- Si, au contraire, lui assura-t-elle. Je suis contente que tu ne sois pas allé jusqu’au bout. Et de t’avoir trouvé. Ou plutôt, c’est toi qui nous as trouvées. Tu n’as plus rien à craindre, Ben. Tu vivras bien mieux à partir de maintenant. Tu es chez toi ici.
À la suite de quoi elle lui proposa de changer les bandages. Or, il parut plutôt réticent à cette idée. Avant qu’il n’accepte finalement, la terreur se peignit sur son visage. Rey entendit la porte de l’infirmerie s’ouvrir automatiquement dans son dos. Elle coula une œillade par-dessus son épaule. Maman se tenait sur le seuil, les mains jointes sur son ventre. D’où l’angoisse de Ben, qui n’avait encore jamais vu de robot. Malgré son apparence humaine, sa posture bien trop droite, son air impassible et la diode lumineuse incrustée à sa tempe trahissait sa véritable nature. Cela devait être perturbant pour un survivant solitaire tel que leur nouveau protégé.
- Tout va bien, murmura Rey d’une voix douce. C’est Maman. C’est elle qui t’a opéré. Sans son intervention, tu serais mort d’une septicémie à l’heure qu’il est. Ne t’inquiète pas.
Mais Ben ne semblait pas davantage rassuré, pétrifié de stupeur.
- Je vois que notre invité a fini son repas, nota l’androïde.
- Hum… Oui. Et…
- Dans ce cas, mieux vaut que tu le laisses se reposer, à présent, chérie. Il en a grand besoin.
- Bien sûr, répondit sa fille. Mais… Je crois que… je vais juste rester lire un peu à côté, au cas où, et…
- Je crains que tu n’aies d’autres priorités, mon enfant. Aurais-tu oublié ton examen?
Les yeux de l’élève s’écarquillèrent. Bon sang. C’était aujourd’hui? Déjà?
- Mon examen? Maintenant?
- Oui, Fille, acquiesça l’enseignante. Maintenant. La venue d’un nouveau résident n’est pas suffisante pour retarder un examen d’une telle importance.
Très vite, Rey sut que cela ne servait à rien d’argumenter. Elle se retourna vers Ben et dès qu’elle accrocha son regard, ses iris ambrés, voilés par la peur, la supplièrent de ne pas l’abandonner avec la mère robot. La jeune femme serra sa main dans la sienne et lui adressa un ultime sourire.
- On se revoit tout à l’heure, lui promit-elle.
De toute façon, Maman ne resta pas plus longtemps dans la pièce. Après que Rey fusse sortie, elle considéra un instant le convalescent, sans expression aucune, puis suivit sa fille. Une fois seul, l’homme attendit un peu, puis sauta hors de son lit, se tordit de douleur, comprima sa plaie et lutta pour se ressaisir. Il arracha ses perfusions, retira la poche de sérum, s’empara de la perche et s’en servit comme d’une pelle pour briser une des dalles dans un coin, derrière une étagère.
Il grogna, grimaçant, mais se fit violence pour ignorer sa souffrance et s’acharna sur sa cible. Encore. Et encore. À force de persévérance, la dalle se craquela enfin. Ben s’accroupit et choisit le fragment le plus coupant, d’une taille idéale pour le convertir en arme d’infortune. Il dénicha du sparadrap dans un tiroir et l’enroula autour d’une extrémité du couteau en devenir, là où serait le manche. Enfin, Ben cacha le tout sous son oreiller et se recoucha comme si de rien n’était.
***
La première partie de l’examen décupla drastiquement l’anxiété qui rongeait Rey. Il s’agissait de questions personnelles. Un test davantage adressé à Maman, pour s’assurer qu’elle répondait parfaitement à tous les besoins de l’enfant. L’écran de sa tablette afficha : « Je me sens incomprise. Vrai ou faux? » Puis : « Je doute souvent. » Et encore : « J’ai parfois de mauvaises pensées dont je ne peux pas parler. » Rey savait pertinemment qu’elle ne devait en aucun cas mentir à ce test. Pourtant, elle appuya sur faux à chacune des questions. Pour ne pas décevoir sa mère? Pour être sûre de bientôt devenir, enfin, grande sœur? Pour d’autres raisons qu’elle ne s’expliquait pas encore? Peu importe. Le fait est qu’elle n’osa pas se montrer tout à fait honnête.
En revanche, le reste fut des plus faciles. Rey répondit aisément aux questions de philosophie, d’Histoire, d’éthique, de science, de mathématiques, de géographie, d’ingénierie, de langues vivantes, et ainsi de suite. L’étape suivante fut une épreuve physique. Elle passa le reste de la matinée dans le gymnase à faire ses exercices le plus vite possible, des électrodes sur tout le corps. Enfin, Maman prit un échantillon de son ADN afin d’évaluer sa santé. Elle analysa rapidement toutes les différentes données de l’examen. Et quand la note vint, une vague de soulagement déferla sur Rey. 98,7%. Soit 0,9% de plus par rapport à l’an dernier. Parfait.
- Tu t’es surpassée, la félicita sa tutrice. Tu peux être fière de toi. Nous passerons demain en revue les points à améliorer. Pour l’instant, il est grandement l’heure de te reposer. Quoi que…
Maman inséra son index dans la serrure d’un des innombrables tiroirs dans son bureau, chacun affublé d’un matricule différent. Elle le déverrouilla de la sorte et y plaça rangea la tablette contenant les résultats de sa fille parmi les dix-neuf précédentes. Ensuite, elle fourragea dans une armoire et en sortit ce qui ressemblait à un pistolet, dont l’embout se terminait en pince. Elle le remit solennellement à Rey. Qui observa l’étrange objet dans ses mains, plus perdue que jamais.
- Euh… Que suis-je censée faire avec ça, au juste?
L’androïde haussa les épaules.
- Eh bien… Peut-être choisir le futur membre de notre famille? En récompense pour tes résultats.
À ces mots, la fille se figea net. Elle blêmit et cligna des yeux, hébétée, incrédule. Elle peinait à y croire. Était-elle seulement victime d’une hallucination auditive? Croyait-elle entendre ce que son cœur désirait ardemment depuis des années? Ou était-ce vrai? Ce jour était-il enfin arrivé? Tremblante, les jambes flageolantes, elle osa demander à Maman si elle pensait réellement ce qu’elle lui proposait et ne put réprimer un cri de joie lorsqu’elle lui répondit par l’affirmative, le sourire aux lèvres. Folle de bonheur, Rey se jeta dans les bras de sa mère robot et la serra fort contre elle. C’était le plus beau cadeau qu’elle pouvait lui faire. L’androïde lui rendit mécaniquement son étreinte.
L’instant d’après, elles se retrouvèrent dans l’Éden, puis dans l’entrepôt noir, éclairé par les minuscules lumières blanchâtres diffusées par les capsules comme autant d’étoiles. La jeune femme porta son choix sur une première rangée, mais Maman lui en présenta une autre à la place, prétextant que ces embryons lui paraissaient plus prometteurs pour faire naître une communauté. De son index, elle déverrouilla la capsule, laquelle s’ouvrit. Une fumée blanche et fraîche s’en échappa. Rey s’émerveilla devant les chapelets de petites sphères hermétiques, emplies de liquide amiotique, contenant chacune un fœtus. À droite les mâles, à gauche, les femelles.
Honnêtement, elle savait depuis longtemps qu’elle désirait avoir un frère en priorité. À la suite d’une longue observation, elle utilisa la pince de son outil pour récupérer, avec toutes les précautions du monde, le futur petit humain immatriculé F1N-287. Aussitôt, elle fut en adoration face à ce si magnifique être miniature. Il n’était même pas encore né, et pourtant, elle l’aimait déjà de tout son cœur. Des larmes embuèrent ses yeux, mais elle se mordit les lèvres pour ne pas pleurer. Elle avait attendu ce moment si longtemps.
Mère et fille retournèrent alors vers la couveuse artificielle. Elle pouvait cultiver une centaine d’embryons en même temps. Cependant, mieux valait se contenter d’un seul jusqu’à la prochaine fois. Rey inséra ce qui deviendrait son frère dans le bocal le plus proche. Peu à peu, la membrane enveloppant le fœtus grossit. Le cordon ombilical la transperça et se rattacha à la couveuse. Un écran indiqua : « Incubation réussie ». Puis, il démarra un compte à rebours de vingt-quatre heures pour la gestation. Rey croyait rêver. C’était encore mieux que tout ce qu’elle avait pu imaginer.
- Frère est le premier d’une longue lignée, déclara Maman avec fierté.
- Finn… Il s’appelle Finn, répondit la jeune femme en souriant.
Pourquoi fallait-il attendre encore une journée entière pour la naissance? D’un autre côté, ce n’était rien à côté de vingt ans de patience. En fin d’après-midi, espérant que Ben se soit suffisamment reposé, Rey se dépêcha d’aller le voir à l’infirmerie, fébrile de raconter en détails tout ce qu’elle venait de vivre avec son nouvel ami. Elle craignit au début de l’ennuyer tant elle débordait d’enthousiasme. Or, il parut très intéressé par ses explications, l’écoutant attentivement, l’air attendri et ému. Comme si, bien qu’il n’y connaisse pas grand-chose, il comprenait ce qu’elle ressentait. Il savait autant qu’elle, désormais, ce qu’était cet espoir de ne plus jamais être seul.
- Il y a une chose que je ne comprends pas, admit-il néanmoins à la fin du récit de Rey, semblant dérouté. Pourquoi il n’y a jamais eu que toi, jusque-là?
- Parce que Maman doit d’abord s’assurer d’être la parfaite mère pour élever la prochaine génération d’êtres humains.
- Mais tu m’as dit que ce centre, et la robote, se sont activés vers la fin de la Guerre Noire, non?
- C’est ça.
- Et tout était déjà parfaitement opérationnel, à l’époque?
- Bien sûr.
Ben prit alors un air grave et la regarda droit dans les yeux.
- Rey… L’extinction de masse de l’espèce humaine remonte à quatre-vingt-dix-sept ans, aujourd’hui. Et à moins d’être une androïde aussi, toi, tu n’en as que vingt, je me trompe?
Entendant cela, Rey perdit le sourire. Elle pâlit et déglutit, puis passa une main lasse dans son carré de cheveux blonds, redoutant de savoir ce qui le tourmentait tant.
- Et alors?
- C’est juste que je m’interroge, soupira Ben. Pourquoi ta « mère » n’a-t-elle pas commencé à incuber des fœtus dès son activation? Pourquoi avoir attendu plus de soixante-dix années pour accomplir sa tâche? Pourquoi es-tu la seule à être née en près d’un siècle?
La vérité étant que toutes ces questions avaient déjà effleuré l’esprit de la jeune femme. Mais elle n’y avait jamais pris compte. Aussi n’avait-elle pas réalisé à quel point la fin de l’ancien monde remontait à loin. Quatre-vingt-dix-sept ans? Seigneur… Ben soulevait un point très juste. Et elle le détestait pour éveiller à nouveau le doute en elle, alors que quelques minutes auparavant, elle filait le parfait bonheur, exaltée d’enfin avoir un frère.
Et tel un virus, le doute ne disparaissait pas comme ça. Il se répandait dans tout son corps et la tiraillait, l’obsédait affreusement. Rey voulut interroger Maman à ce sujet, l’air de rien, mais n’y parvint pas. Sans pouvoir se l’expliquer. Comme si son instinct sentait qu’elle n’aimerait pas la réponse, quelle qu’elle soit. Et après que l’androïde se soit mise en veille, sa fille adoptive fut incapable de s’endormir. Elle retournait le problème dans sa tête encore et encore. Et peut-être l’aurait-elle plus facilement oublié si un détail de sa journée ne la troublait pas davantage.
Pourquoi Maman avait-elle refusé de déverrouiller la première rangée de capsules choisie par Rey dans l’entrepôt? Ne lui promettait-elle pas, chaque année, que le jour venu, elles incuberaient n’importe quel embryon? Ne répétait-elle pas qu’il n’y avait pas de mauvais choix? Dans ce cas, pourquoi prétendre que certains étaient plus prometteurs que d’autres? Sur quelle donnée se basait-elle, au juste? Rey devait en avoir le cœur net. Et pour la troisième fois dans la même semaine, elle quitta le dortoir en tapinois après l’heure du coucher.
Seule Maman possédait les accès dans la salle de l’Éden. Autrement dit, la jeune femme dut ruser. Elle récupéra la main dysfonctionnelle de l’androïde, remplacée tout récemment, parmi les autres pièces de rechange, et se démena avec les fils pour parvenir à la réactiver sans avoir à la rattacher à un corps. Sa persévérance fut bientôt récompensée. Rey se dépêcha de se rendre à l’entrepôt et, grâce à son gadget d’infortune, vérifia l’intérieur des capsules que Maman lui déconseillait plus tôt. La vérité lui sauta aux yeux. Elles étaient à moitié vides.
Voilà donc la véritable raison du refus de la mère robot. Le pire étant que maintenant, Rey savait qu’elle était parfaitement capable de lui mentir. Elle ne voulait pas qu’elle découvre que des embryons manquaient. Dans l’unique but qu’elle ne l’accable pas de questions? Que signifiait donc tout ceci? De toute évidence, en un peu moins d’un siècle, l’androïde avait incubé plusieurs fœtus avant Rey, sans lui en parler. Peut-être que le système fonctionnait mal au début, après tout. Peut-être que la couveuse était déréglée et qu’aucun embryon ne parvenait à se développer. Maman avait ensuite travaillé sans relâche pour la rendre opérationnelle. Pour le salut de l’humanité.
Pendant soixante-dix ans? Soixante-dix ans de dysfonctionnement? En tout cas, cela expliquait pourquoi elle désirait renflouer les stocks d’embryons. À vrai dire, une part de Rey aurait voulu se contenter de cette conclusion et repartir se coucher. Mais une autre, plus déterminée que jamais, et qu’elle haïssait sincèrement, désirait s’en assurer. Terriblement tendue, la jeune femme partit de l’Éden et pénétra dans le bureau de Maman. Elle avisa le tiroir contenant tous ses résultats d’examen sur vingt ans. Puis, un de ceux arborant le matricule d’un des embryons disparus. La réponse se trouvait là. Et elle ne savait pas si elle voulait la découvrir.
Finalement, après une longue hésitation durant laquelle elle faillit bien rebrousser chemin, Rey céda à son besoin de vérité et déverrouilla le tiroir avec l’index de la main robotique détachée. Lui n’était pas vide. Son cœur manqua un battement. Quoi? Neuf tablettes soigneusement alignées y étaient entreposées tels de précieux dossiers. Le souffle court, Rey ravala sa salive, se saisit de la plus proche et l’éclaira de sa lampe torche. L’écran s’alluma. Elle lut l’intitulé.
Matricule AX4-001. 9 ans. Une image holographique représentait le visage impassible d’une fillette rousse aux cheveux frisés. Comme Rey, des taches de rousseur parsemaient son petit nez et ses pommettes rondes. Le résultat de son dernier examen annuel s’affichait en rouge : 74%. Le mot ÉCHEC clignotait juste en-dessous. Un échec? Pour 74%? Maman pouvait se montrer sévère, mais aux yeux de Rey, il s’agissait tout de même d’une bonne note. Elle retourna la tablette. Son sang se glaça dans ses veines lorsqu’elle lut ce qui était gravé sur l’écran au dos. Sujet avorté.
Les nerfs à vif, la fille se mit à fouiller frénétiquement les tiroirs. Tous ceux des embryons manquant étaient remplis de résultats de test. Et le dernier dossier indiquait toujours la même chose. Matricule TZ2-034. 10 ans. Échec. Sujet avorté. Matricule N8N-092. 7 ans. Échec. Sujet avorté. Matricule M6S-045. 5 ans. Échec. Sujet avorté. Rey en compta une dizaine en tout. Les mains glacées de l’angoisse enserrèrent sa gorge. Dix sujets avortés. Âgés entre quatre et onze ans.
Ainsi donc, tout n’était que mensonge. Elle était loin d’être la première à naître dans ce bunker, contrairement à ce que Maman lui racontait. Mais pourquoi était-elle seule? Qu’étaient donc devenus tous ces autres enfants? La mère robot les aurait-elle jetés dehors à cause de leurs résultats insuffisants? Non. C’était ridicule. Ça n’avait pas de sens. Maman ne ferait jamais une chose pareille. Une pensée glaciale germa subitement dans l’esprit de Rey. Une pensée qui la tétanisa.
Non. Quand Maman désirait se débarrasser de quoi que ce soit, ce n’était pas par le sas. À la place, elle…
Malgré tout, la jeune femme se résigna au fait qu’elle était déjà allée trop loin pour reculer et tenter d’oublier toutes ses découvertes. Elle ne savait pas tout. Pas encore. Elle ne voulait pas savoir. Pourtant, elle devait continuer. Il le fallait. Même si ça ne présageait rien de bon. La peur s’insinuait par tous les pores de sa peau. Ses jambes étaient de plomb, au point qu’elle peine à marcher. Son corps semblait tenter de l’empêcher d’avancer. Son mental s’avéra plus puissant. Elle devait savoir, maintenant. Elle devait s’assurer que ses pires craintes étaient complètement fausses.
Lentement, Rey monta à l’étage supérieur du bunker, en surface, se fraya un chemin parmi les couloirs labyrinthiques, bifurqua à gauche au moment opportun et s’engagea dans la salle de l’incinérateur. C’était faux. Tout était faux. Absolument tout. Elle n’allait rien découvrir ici. Absolument rien. Bientôt, elle aurait la preuve qu’elle se faisait purement des idées, des idées épouvantables, et alors, tout irait bien. Elle n’aurait pas besoin d’en savoir davantage. Mais pour l’instant…
D’un geste sec, Rey ouvrit la porte de l’incinérateur. Elle respira profondément, puis tâta la cendre du bout des doigts. Il n’y avait rien. Évidemment. Comment avait-elle pu s’imaginer autre chose? Elle pouvait partir, maintenant. Non. La fille s’enhardit et chercha davantage. Il lui faudrait fouiller le moindre centimètre carré de l’intérieur de ce large four jusqu’à en être sûre à cent pour cent. D’abord, elle ne trouva pas rien de pertinent. Elle fut subséquemment obligée de se faufiler à travers la gueule de l’incinérateur, éclairant les parois noircies par la suie de sa lampe.
Alors, son regard se posa sur quelque chose émergeant de la cendre, dans un coin, tout au fond. Son cœur martelait si fort sa poitrine qu’il pourrait la briser. Une abominable odeur de soufre lui agressa les narines. Rey toussota, retint son souffle, osa finalement tendre la main, saisit de ce que les dunes de poussière grise dissimulait et l’examina de plus près. Rien n’aurait pu la préparer à l’horreur de cette ultime découverte. C’était un maxillaire inférieur. L’os d’une petite mâchoire. La mâchoire d’un enfant humain. Encore composée de quelques dents de lait.
Rey poussa un hurlement d’effroi et se hâta de sortir de l’incinérateur. La crainte qu’il ne s’allume subitement et que son feu de l’enfer la consume comme le reste de ses frères et sœurs la submergea. Elle trébucha, s’écroula par terre, puis rampa à toute vitesse à l’autre bout de la pièce, le plus loin possible de la fournaise meurtrière. Elle parvint à s’asseoir au pied du mur, secouée d’affreux spasmes. Son cœur exploserait sous peu. Ses muscles se crispaient tant qu’ils étaient sur le point de se déchirer. Ses mains tremblaient. Les larmes dévalaient sur ses joues. Elle hoqueta, renifla, haleta. Elle n’arrivait plus à respirer. Elle allait mourir. Et rejoindre les autres.
Comment était-ce possible? Comment sa mère avait-elle pu commettre de telles atrocités par le passé? L’aurait-elle également jetée dans le four, tout à l’heure, si ses résultats d’examen n’avaient pas franchi la barre des 95%? Oh, Seigneur. Quelque part, Rey refusait toujours d’y croire. C’était un cauchemar. Elle allait se réveiller. Elle devait se réveiller. Vite! Malheureusement, plus les secondes s’écoulaient, plus la cruelle réalité s’imposait à elle, plus il lui était impossible de la nier.
Si elle estimait qu’ils n’étaient pas à la hauteur, Maman supprimait ses propres enfants.
Chapter Text
Une fois que Ben se serait suffisamment rétabli pour pouvoir marcher, Rey aurait voulu lui faire visiter le bunker. Lui montrer le véritable oasis de verdure qu’était leur jardin. Lui permettre de découvrir l’Éden et lui expliquer le fonctionnement de la couveuse artificielle. Partager avec lui les émissions de l’ancien monde qu’elle aimait tant regarder sur sa tablette numérique. Discuter de leurs histoires respectives. En apprendre plus sur lui, sur l’extérieur, sur sa survie au dehors, sur la communauté de survivants qu’il avait connue, sur tous les gens qu’il avait dessinés dans son livre. Mais rien de tout cela n’arriverait, désormais. Quand elle pénétra dans l’infirmerie cette nuit-là, terriblement ébranlée, les yeux irrités de larmes, les cheveux en bataille, le pyjama souillé de suie, ce fut pour dire à son ami, qui ne dormait pas :
- Elle les a tués. Elles les a tous tués.
Sa voix vacilla. Prise de vertiges, elle eut l’impression que le monde tanguait autour d’elle, que ses jambes étaient sur le point de lâcher, qu’un gouffre s’ouvrirait soudain sous ses pieds pour l’engloutir en entier. Son estomac se tordait dans tous les sens. Une furieuse envie de vomir la tourmentait. Ben se redressa vivement en position assise sur son lit. L’inquiétude se peignit sur son visage face à l’intense détresse de sa semblable. Il ne dit rien et posa simplement sa main sur son matelas, invitant la jeune femme à s’asseoir à ses côtés. Ce qu’elle fit avant de s’effondrer.
Une part de Rey en voulait encore à Ben de l’avoir poussée à enquêter. Aurait préféré rester aveugle et ne jamais savoir. Ne parvenait pas à rattacher sa figure maternelle, celle qui l’avait élevée et avait pris soin d’elle toute sa vie, à cette image de machine meurtrière tuant des enfants de sang-froid, sans le moindre remords. Maman ne risquait pas de la tuer aussi, n’est-ce pas? Ses notes excellaient grandement celles de ses précédents victimes, après tout. Et si elle avait été honnête lors de son examen? Si elle avait obtenu des résultats sous-optimaux comme les autres? Cela lui aurait-il valu un aller simple pour l’incinérateur? Diable, elle n’osait pas l’imaginer.
D’abord, Rey fut incapable de parler tant elle était secouée. Les mots mourraient au fond de sa gorge nouée. Son ami serra les dents et tendit des mains hésitants vers elle. Petit à petit, il se pencha et osa finalement la prendre dans ses bras pour la réconforter, l’enlaçant maladroitement. La jeune femme étouffa un sanglot et se blottit instinctivement contre lui. Elle s’accrocha à son dos avec fermeté, comme si lui seul pouvait l’empêcher de sombrer à jamais dans les ténèbres de l’abysse qui grandissait en elle.
Quand Rey se détacha finalement de Ben, elle renifla, s’essuya les yeux du revers de la manche et, articulant péniblement, lui raconta toutes les affreuses découvertes qu’elle avait faites cette nuit. Il l’écouta avec attention, les yeux emplis de tristesse et de compassion. Mais curieusement, il ne parut pas forcément surpris par toutes les horreurs décrites par la jeune femme. Trouvait-il cela normal qu’un robot puisse ainsi nuire aux humains? Par « nature »? Quoi qu’il en soit, après que Rey eusse terminé, Ben soupira longuement, baissa les yeux et murmura sinistrement:
- Moi aussi, ça m’a fait un choc quand je l’ai découvert…
- Tu… Quoi? balbutia sa camarade.
Un silence envahit l’infirmerie. La fille n’en revenait pas. Comment avait-il pu le découvrir? Il n’avait pas quitté cette pièce depuis son arrivée ici. Le convalescent se pinça les lèvres et dénoua alors le bandage enroulé autour de son poignet droit. Ainsi révéla-t-il une cicatrice, là où il s’était volontairement coupé. Une cicatrice barrant un étrange vieux tatouage. Une sorte de matricule. KY1-057.
Stupéfiée par cette vision, Rey prit son bras entre ses mains et, à son tour, fit glisser son index sur ces chiffres et ces lettres imprimés sur sa peau. Elle le sentit frissonner à la lente caresse de son doigt. Impossible. Elle réfléchit. KY1-057? Il lui sembla brusquement que ce matricule appartenait à l’un des embryons disparus. Avait-elle vérifié les résultats de ce sujet-là dans les tiroirs du bureau de Maman? Elle ne s’en souvenait pas. Mais la vérité lui apparaissait clairement. Ben était comme elle. Exactement comme elle. En tout point. Rey leva des yeux larmoyants vers lui.
- Tu viens d’ici…
Son ami le lui confirma par un simple acquiescement.
- Je me suis enfui il y a dix-huit ans. Par peur de finir dans l’incinérateur à mon tour.
Des sombres et lointains souvenirs voilaient ses iris d’ambre. Sa semblable peinait encore à le croire. C’était inconcevable! Ben aussi était né artificiellement. Ben aussi avait été élevé une bonne partie de sa vie sous terre, dans ce bunker, par une mère robot. Et Ben était le seul rescapé parmi les victimes de Maman. Rey réfléchit un instant, puis fronça les sourcils, troublée.
- J’étais déjà née il y a dix-huit ans…
Aussitôt, un sourire ému illumina le visage de l’homme.
- Je sais. J’étais là à ta naissance. Je t’ai même choisie parmi soixante-trois-mille autres.
Il tendit la main vers elle et prit sa joue en coupe. Ses prunelles brillaient de mille feux. Rey se figea et frémit à son contact, hypnotisée par son regard tendre tel un papillon de nuit face à la plus étincelante des lampes.
- Je t’ai tenue dans mes bras quand tu étais tout bébé, reprit Ben avec émotion. On jouait ensemble. Je t’aimais. On était une famille. Et je m’en suis toujours voulu de t’avoir abandonnée avec cette psychopathe sanguinaire. Je croyais que tu étais morte depuis le temps. Tu ne peux pas savoir à quel point je suis heureux que tu aies survécu.
Une fêlure s’entendait dans sa voix. Un hoquet lui échappa. Ses narines papillonnèrent. Sa lèvre inférieure tremblait. Il pleurait silencieusement. Maintenant, Rey comprenait mieux pourquoi Ben lui paraissait curieusement familier depuis le tout début. Cette impression de retrouver quelqu’un perdu pendant si longtemps. La réaction du malheureux lorsqu’il l’avait reconnue. Il ne reconnaissait pas la fille qui lui avait ouvert la porte du bunker, mais celle qu’il avait connue autrefois, et croyait morte. Et la raison de la peur qu’il affichait parut désormais limpide.
Ben paniquait en réalisant qu’il était retourné dans l’endroit qu’il avait fui toutes ces années. Évidemment que revoir Maman l’avait terrifié. À cause du fil du temps et de la forte tempête, en plus du fait d’être grièvement blessé, le survivant ne s’était pas rendu compte que le bunker à la porte duquel il suppliait de l’aide était celui qui l’avait vu naître.
- Tu as bien grandi, en tout cas… Et embelli.
Les paroles de Ben furent ponctuées d’un petit rire attendri, légèrement nerveux. Rey posa sa main sur celle qui caressait sa joue, tout aussi touchée et bouleversée que lui par leurs retrouvailles. Elle avisa alors le livre dépassant de sous l’oreiller du convalescent. Elle s’en saisit, le feuilleta à vive allure, jusqu’à trouver une page en particulier. La page où un bébé souriant était dessiné. Ben disait qu’elle était la seule personne plus jeune que lui qu’il avait jamais rencontré. Se pourrait-il donc que…? Pantelante, elle désigna le croquis. Elle n’eut rien besoin de dire. Ses yeux noisette lui posèrent d’eux-mêmes la question.
- Oui, c’est toi, répondit Ben, son ton imprégné de douceur et d’affection. Je l’ai fait de tête. Je ne voulais pas t’oublier. Tu me manquais tellement, ma petite patate. Enfin… C’est comme ça que je t’appelais quand tu étais bébé.
La jeune femme gloussa, renifla de nouveau et laissa couler ses larmes. Du doigt, elle retraça chaque courbe du dessin qui la représentait. Elle s’était crue seule au monde tout ce temps. Alors qu’en vérité, elle avait toujours eu un ami. Un ami ayant jadis veillé sur elle. Qui ne l’avait jamais oubliée. Et qui regrettait amèrement de ne pas l’avoir sauvée des griffes de Maman. Mais à l’époque, il ne devait avoir pas plus de douze ans. Il devait être mort de peur en découvrant l’effroyable réalité des choses, au sein de ce centre. Qu’aurait-il pu faire contre un robot tueur?
- Pourquoi ne m’as-tu pas tout dit tout de suite? s’enquit Rey dans un gémissement rauque.
Autre soupir.
- Je doute que tu m’aurais cru sans le voir par toi-même, se désola son ami. Et puis… je ne pouvais pas prendre ce risque.
L’angoisse réapparut dans le regard de Ben. Il se pencha vers elle et chuchota :
- Elle nous écoutait. Je suis sûr qu’elle nous écoutait. J’ai seulement essayé de subtilement te mettre sur la voie.
Rey en vint à se demander si Maman n’avait pas reconnu Ben malgré les années. En tout cas, elle ne l’avait nullement laissé paraître. Si elle voulait le tuer, elle n’aurait eu qu’à le laisser pourrir dehors au lieu de se démener pour soigner sa blessure. Avait-elle effacé les données le concernant de sa mémoire interne? Le considérait-elle comme mort? À cause de toutes ces interrogations, l’horreur de ce qu’elle venait de découvrir outrepassa la joie de Rey de retrouver son ami d’antan.
- J’ai encore du mal à croire qu’elle ait tué tous les autres enfants, sanglota-t-elle. Et qu’elle m’ait menti délibérément tout ce temps. Comment a-t-elle pu me faire ça? Je croyais qu’elle m’aimait…
Ben lâcha un troisième profond soupir, prit délicatement ses mains dans les siennes et la regarda droit dans les yeux, l’air grave.
- Elle ne peut pas t’aimer, Rey. Ce n’est qu’une machine. Conçue pour suivre un programme précis. Et les machines ne ressentent rien. Elles en sont incapables. Bien que celle-ci soit assez sophistiquée pour émuler des émotions humaines. Ça n’en fait pas de vraies émotions pour autant. Toi, tu peux l’aimer. Toi, tu peux t’attacher à elle et croire qu’un lien fort vous unie. Toi, tu peux la voir comme ta famille. Elle, non. À ses yeux, tu n’es qu’un sujet de test parmi quelques dizaines de milliers d’autres.
Dévastée par ce cruel état de fait, Rey opina du chef, peinant à contenir le flot de détresse qui l’envahissait et dans lequel elle risquait de se noyer à tout instant. Maman imitait la vie à la perfection. Mais ce n’était qu’une illusion. Or, comment pourrait-elle se faire à cette idée? C’était la seule figure parentale, la seule mère, la seule famille, qu’elle avait jamais connue, se souvenant assez peu de Ben, en vérité. Elle n’avait approximativement que deux ans lorsqu’il s’était enfui, après tout.
- Son programme devrait l’empêcher de faire du mal aux humains, se désespéra la fille. N’est-ce pas la première loi en robotique?
- J’en sais rien, avoua son ami, également désemparé par cette contradiction. Elle a peut-être juste disjonctée. Ou alors, on l’a programmée pour éliminer ceux qui n’étaient pas assez bons. Quoi qu’il en soit, il faut partir d’ici. Le plus vite possible.
À ces mots, Rey retint son souffle. Son sang battait par à-coups à ses tempes. Elle craignait qu’il dise cela. Elle savait qu’ils devaient en arriver là, étant donné la situation. Mais elle avait si peur. Si peur de quitter sa seule maison. Si peur de sortir et affronter le monde extérieur, lequel lui était complètement étranger. Au moins, Ben savait ce qu’elle pouvait éprouver. Il était passé par-là, lui aussi, dix-huit ans auparavant.
- Tu crois que tu peux marcher avec ta blessure?
- Il le faudra bien.
- Non, attends… Mon frère, réalisa Rey, décontenancée. Il va bientôt naître. Hors de question qu’il reste ici et finisse dans le four. On n’ira nulle part sans lui.
L’homme se mordit les joues. Il n’avait pas dû y penser. Mais cette fois, personne ne serait laissé derrière. La grande sœur en devenir réfléchit à la meilleure stratégie à adopter.
- Finn devrait naître vers demain midi. Notre seule chance, c’est d’agir le soir suivant. Quand Maman l’aura couché, on s’enfuira tous ensemble durant sa recharge. D’ici-là, je mettrai de côté suffisamment de provisions pour quand on partira.
D’un signe de tête, Ben approuva son plan d’évasion.
- Où irons-nous, ensuite? questionna sa complice, de la crainte et de l’appréhension dans la voix.
- Chez moi. C’est pas très confortable, mais on sera bien mieux dehors qu’ici. Je te le promets.
- Ça nous prendrait combien de temps pour y arriver?
- Une journée. Même pas.
Rey crispa les mâchoires. Ce n’était malheureusement pas aussi simple que ça. Elle parviendrait peut-être à s’habituer à l’inconfort et la désolation du monde extérieur, y survivre bien qu’elle n’y ait jamais été préparée, mais qu’en était-il de son frère? Pourraient-ils parfaitement faire chauffer le biberon du bébé dehors? Et qu’adviendrait-il lorsqu’ils n’auraient plus de lait en poudre pour le nourrir?
Pourraient-ils en transporter une assez grosse quantité pour que cela leur dure à peu près dix-huit mois? Et que mangerait Finn ensuite? De la soupe? Comment en préparer si rien ne poussait hors du bunker? D’autant plus qu’il restait encore un peu moins de soixante-trois-mille embryons, à la merci de Maman. Jamais ils ne pourraient tous les emporter avec eux. Non. Il devait exister une autre solution. Mais laquelle?
- Je ne crois pas que…
- Que quoi? demanda une voix féminine, terriblement familière, dans son dos.
La porte de l’infirmerie venait de s’ouvrir. Rey tourna la tête, sursauta et poussa un cri de surprise. Il était six heures du matin. Maman avait donc pleinement rechargé ses batteries. Elle se tenait là, sur le seuil, un large sourire aux lèvres.
- Désolée, s’excusa-t-elle. T’ai-je fait peur?
Sa fille ravala sa salive et se leva. Elle ne sut comment elle trouva la force de répondre, en bégayant le moins possible :
- Je… Je disais juste à Ben qu’il ferait mieux de ne pas trop s’appuyer sur le côté de sa blessure quand il se lèvera enfin. Pour marcher.
L’androïde dodelina de la tête.
- À l’évidence.
Seigneur. Les avait-elle entendus comploter? Elle n’en donnait pas l’impression, en tout cas. Ses grands yeux marron scannèrent la tenue de Rey. Elle sourcilla.
- Tu es toute sale, Fille. Va prendre une douche et mets ton pyjama à laver. Ton petit frère ne va pas tarder à naître. Voudrais-tu m’aider ensuite à préparer son biberon en avance? Ça t’entraînera.
- Hum… Oui, acquiesça Rey en forçant un sourire. Bien sûr, Maman.
- Parfait, alors. Allez. Laisse notre invité tranquille.
La mère robot lui tendit la main et l’invita à quitter l’infirmerie. La jeune femme coula une dernière œillade angoissée à son ami, puis lui promit silencieusement d’appliquer le plan ce soir. Du moins, quand ils auraient mis au point plusieurs détails. À chaque pas, Rey sentit son cœur s’affoler un peu plus dans sa poitrine. Ses mains devenaient moites. Des sueurs froides parcouraient tout son corps. Elle peinait à respirer calmement.
Et lorsque dans la cuisine, Maman lui expliqua les étapes de la préparation du lait maternisé, elle ne put se concentrer sur ses paroles. Car une même pensée ne cessait de crier dans sa tête : Tueuse d’enfants. Tueuse d’enfants. Tueuse d’enfants. Le four. Les flammes. Les cris stridents de la souris. Les visages de ses frères et sœurs disparus. Puis encore tueuse d’enfants. Tueuse d’enfants. Tueuse d’enfants. Tueuse d’enfants.
- Chaque biberon doit contenir un rapport de soixante millilitres d’eau purifiée pour neuf grammes de poudre. Il est essentiel d’effectuer un dosage précis.
Hochant docilement la tête, Rey souffla un bon coup, tint fermement le biberon d’une main, plongea la cuillère dans la boîte de lait maternisé, mais avant qu’elle ne puisse en tapisser le fond de la bouteille, Maman lui agrippa soudain le poignet. Une partie de la poudre se répandit sur la table. Rey fut paralysée par la peur. Ses dents se serrèrent. Son cœur cessa tout bonnement de battre. Tueuse d’enfants. Tueuse d’enfants. Tueuse d’enfants. Maman ne payait pas de mine, mais en sa qualité de robot, elle possédait une telle force qu’elle pourrait sans doute lui arracher la main si elle le voulait. Tueuse d’enfants. Tueuse d’enfants. Tueuse d’enfants.
- Tout va bien, Fille? s’inquiéta-t-elle. Je détecte une hausse de ton niveau d’anxiété. Ton rythme cardiaque s’accélère.
- A-Ah, oui? bredouilla Rey, luttant pour ne rien laisser paraître. Ça doit être parce que je suis impatiente… Mais… je suis aussi un peu stressée, j’avoue.
La cuillère tremblait dans sa main. Elle versa ce qu’il restait de poudre dans le biberon.
- Tu n’as aucune raison de t’en faire, la rassura Maman. Tu seras une excellente sœur. Maintenant, rajoute l’eau et secoue jusqu’à ce que la poudre soit totalement dissoute.
Sa fille obéit sagement. Puis, elle mit le tout au réfrigérateur, afin que le lait soit conservé au frais d’ici la naissance tant attendue. Rey traversa alors la cuisine pour rejoindre l’androïde, qui quittait la pièce. Or, à peine la mère robot se retrouva-t-elle dans le couloir qu’elle lui fit face et referma la porte vitrée avant que la jeune femme ne soit sortie.
- Maman? Qu’est-ce que tu fais?
Perplexe, Rey posa sa main sur l’écran tactile fixé au mur pour la déverrouiller. La reconnaissance digitale indiqua une erreur. Maman lui adressa un dernier regard, puis s’éloigna. Celle qu’elle venait d’emprisonner dans la cuisine se mit à marteler la porte de toutes ses forces. La panique la submergea comme une lame de fond. Elle cria, appela sa figure maternelle, s’acharna sur la vitre, puis sur l’écran tactile, en vain. Maman avait bloqué tous ses accès.
Et cela ne pouvait signifier qu’une chose. Une chose qui glaça le sang de Rey. Elle savait. Elle savait tout. Elle les avait entendus tout à l’heure. Elle les empêcherait par conséquent d’atteindre leur but. Et maintenant, elle risquait de s’en prendre à Ben.
À l’infirmerie, Ben retira sa jaquette d’hôpital et enfila les vêtements que Rey lui avait apportés la veille. Un pantalon sombre, des baskets neuves et un haut bleu pâle décoré de motifs alvéolés au niveau des épaules. Sans surprise, sa blessure l’élança encore. Il grimaça et porta une main à son flanc, évitant de s’appuyer sur sa jambe gauche. Ce fut là qu’il entendit la porte s’ouvrir dans son dos. Il espéra que Rey était de retour. Il fit volte-face et déchanta instantanément.
- Bonjour, Fils, sourit l’androïde. Quelle joie de te revoir parmi nous.
Sous le choc, Ben ravala sa salive et esquissa prudemment un pas en direction de son lit. Plus de doute, à présent. Elle l’avait bel et bien reconnu.
- Cela fait longtemps. Tu es parti si vite, la dernière fois. Tu m’as beaucoup manqué, tu sais.
- Non…
Tremblant comme une feuille, il s’assit sur son matelas et glissa subrepticement une main vers son oreiller. La mère robot s’approcha lentement de lui, le couvant d’un regard attendri.
- Je savais qu’un jour tu retrouverais le chemin de la maison. C’est tout de même étonnant que tu sois parvenu à survivre dans ce monde hostile qu’il y a dehors. Tu as de la chance d’être en vie. Les choses auraient pu tourner autrement. Elles le peuvent encore si tu n’es pas prudent.
Malgré le sourire qu’elle arborait, une menace à peine voilée tinta sa dernière phrase. Ben se tendit et eut un mouvement de recul.
- Toi, ne m’approche pas, espèce de folle!
Entendant cela, Maman s’arrêta net, fronça les sourcils. Sa diode alterna entre le bleu et le jaune.
- Folle? s’indigna-t-elle, les poings sur les hanches. Est-ce là une façon de parler à ta mère?
- Tu n’as jamais été, tu n’es pas et tu ne seras jamais ma mère, déclara fermement l’ancien fils, défiant vaillamment son regard. Tu n’es qu’une machine.
Maman feignit une expression peinée.
- Oh… Je suis navrée de te l’entendre dire.
Elle marqua une pause. Puis :
- De tous mes essais, tu es sans doute ma plus grande déception, Fils.
- Ne m’appelle pas comme ça! s’écria Ben.
- Tu étais un brillant élément. Je croyais enfin avoir trouvé la bonne méthode d’enseignement. Élevé un petit humain parfaitement vertueux. Pur et sans faille. Ce qui m’a encouragée à agrandir la famille. Puis, tu t’es enfui. Et de toute évidence, durant tes dix-huit ans de cavale, tu as perdu toutes les importantes valeurs que je t’avais inculquées en te mêlant à une communauté de survivants. Sauvages et sans pitié. À l’image des hommes d’autrefois. Une image à laquelle nous devons nous détacher le plus possible.
Du menton, elle désigna le carnet de dessins improvisé posé sur la table de chevet, à côté d’un verre d’eau. De toute évidence, Rey lui en avait parlé.
- Je crains donc que ce ne soit trop tard pour toi, à présent, se désola l’androïde. Et si de toute façon, tu préfères vivre dans un monde désolé, ma foi… à ta guise. Mais il a fallu que tu entraînes ma fille là-dedans. Que tu la pousses à te suivre dehors. Que tu tentes de manipuler son esprit naïf et d’user de sa bonté trop grande pour son propre bien.
Pendant qu’elle prononçait ces mots, son ton s’aggravait. Son regard glacial se durcissait. Le regard d’une mère puissante, possessive et dangereuse, prête à tout pour protéger son enfant de quiconque oserait l’enlever à elle. Ben déglutit et referma sa main sur son poignard d’infortune, caché sous son oreiller. Maman ne sembla pas le remarquer.
- Et je ne permettrais pas que ton influence négative compromette vingt longues années de dure labeur à élever cette enfant, et altère le jugement de celle-ci.
Avant de lui laisser l’occasion de frapper en premier, l’homme se jeta sur elle en grognant de rage, brandit son arme et le lui planta dans le visage, juste entre son œil gauche et son orbite. Le robot le repoussa vivement et l’envoya valdinguer à l’autre bout de la pièce. Son assaillant heurta le mur de plein fouet, puis tomba douloureusement sur le sol. Pour sa part, Maman retira le fragment de dalle tranchant. Des fluides noirâtres dégoulinèrent sur sa joue. La couleur de sa peau de pêche palissait, virant au blanc par intermittence, juste sous sa blessure. Quant à sa diode, elle prit une teinte rouge sang.
Son visage demeura en revanche impassible alors qu’elle marchait droit sur Ben. Ce dernier trouva la force de se redresser et leva la tête vers la table de chevet. Le verre d’eau. Il s’en empara vivement et aspergea la machine de son contenu. À la suite de quoi il se précipita vers la sortie. Mais la porte de l’infirmerie se referma au dernier moment. Sous l’ordre de Maman.
Il fut trop tard lorsque Ben se retourna. Elle fondit sur lui, l’empoigna par la gorge et le souleva d’une force surhumaine, à une dizaine de centimètres au-dessus du sol, aussi facilement que s’il était un fétu de paille. Des fils grésillaient au niveau de sa blessure. Des étincelles s’en échappaient de temps à autre. Mais l’androïde demeurait suffisamment opérationnelle pour briser le cou de son ennemi s’il lui en venait le caprice.
- Tu ne sortiras pas d’ici avant d’être redevenu un fils obéissant, grinça-t-elle entre ses dents.
Sa voix se dédoublait, partiellement robotique. Ses doigts se resserraient peu à peu. La douleur déformait les traits du malheureux qu’elle étranglait. Il battait des jambes avec frénésie, cherchait désespérément à se défaire de sa prise, à avaler ne serait-ce qu’une simple bribe d’air, sans succès.
- Va te faire foutre! articula-t-il péniblement.
Déjà, sa vue s’assombrissait. Son cœur martelait sa cage thoracique avec affolement. Il continuait de lutter avec bravoure, de tenir tête à Maman, mais il n’était pas fou. Il savait, en son for intérieur, qu’il ne tiendrait pas longtemps. Le corps humain était excessivement fragile, surtout comparé à celui d’une machine, aussi vieille et désormais abîmée fusse-t-elle.
Au même moment, Rey se déchaînait toujours sur la porte de la cuisine où elle était enfermée. Elle retourna tous les tiroirs, utilisa divers ustensiles en métal, mais ne parvint qu’à fissurer la vitre. Elle eut beau persévérer, rien n’y fit. Absolument rien. La porte demeurait infranchissable. La jeune femme s’empoigna les cheveux, désemparée. Quel cauchemar! C’était impossible. Comment diable allait-elle réussir à sortir de là et empêcher Maman de faire du mal à Ben? Et s’il était déjà trop tard? Un frisson glacé lui dévala l’échine. Non. Elle refusait d’y songer.
S’efforçant de garder son calme et d’évaluer les options restantes, Rey envisagea de démonter le panneau tactile, craignant cependant que ça ne condamne définitivement l’entrée de la cuisine au lieu de la déverrouiller. Maman disait que tout s’ouvrait automatiquement uniquement en cas d’incendie, si toutefois un humain piégé à l’intérieur d’une pièce était détecté. Un incendie. La jeune femme blêmit et leva les yeux. Des détecteurs de fumée ornaient le plafond. Vite! Rey saisit cette chance ultime, se munit d’un allume-gaz, grimpa sur le comptoir, tendit le bras, sur la pointe des pieds, et déclencha une petite flamme.
Incendie détecté. Incendie détecté. Incendie détecté. Incendie…
Une voix artificielle répéta ces mots. L’assourdissante sirène d’alerte retentit à travers l’entièreté du bunker. Des lumières rouges éclaboussèrent chacune des salles, chacun des corridors. Des vapeurs d’eau les envahir pour étouffer les flammes éventuelles. Alarmée, Maman tourna vivement, mécaniquement la tête, puis lâcha sa proie, laquelle s’écroula à ses pieds. Elle sortit de la pièce et marcha droit devant elle, prête à scanner les environs et déterminer l’origine de l’incendie déclarée. Sans se retourner, elle força néanmoins la fermeture de la porte de l’infirmerie.
Bien que sonné et à bout de souffle, Ben eut le réflexe de tirer un chariot médical à proximité pour retenir la porte. Il s’accorda une minute de répit, le temps de recouvrer ses esprits, se masser la gorge et avaler de grandes goulées d’air. Ensuite, il rassembla l’énergie qu’il lui restait, se servit du chariot comme appui et parvint par miracle à se relever. Il récupéra ses affaires, puis se faufila tant bien que mal à travers l’unique issue. Avec cette atmosphère sombre, rougeâtre et tamisée, le bunker évoquait davantage l’Enfer. Pour Ben, il s’agissait seulement de sa véritable apparence.
Guidé par ses lointains souvenirs d’enfance, il se fraya un chemin parmi le dédale de couloirs, clopin-clopant, appelant Rey. Nul réponse ne lui vint. Où était-elle passée? Serait-elle à l’origine de ce mystérieux incendie? Une chose était sûre. Mieux valait la trouver en premier. Ben demeurait aux aguets, de crainte que Maman n’émerge sous peu de la brume environnante. Justement, il lui sembla distinguer une silhouette au loin. Qui courrait dans sa direction. Sur les nerfs, l’homme dégaina son poignard d’infortune, noirci du sang de l’androïde.
- Ben?
Rey. Un profond soulagement déferla sur lui. Il soupira et s’élança vers elle. Les deux amis se rejoignirent, se saisirent par les bras et, dans la hâte, collèrent leurs fronts l’un contre l’autre.
- Ben! J’ai eu si peur, si tu savais…
Les yeux de Rey s’écarquillèrent de stupeur face aux marques violacées apparues sur son cou.
- Mais… qu’est-ce que c’est que ça? C’est elle qui…?
- C’est rien, c’est rien, lui promit Ben en ahanant, essoufflé. Ça va, toi?
Un simple acquiescement lui répondit. Ce fut là que la sirène d’alerte se tût. Les lampes redevinrent normales, leur permettant d’y voir plus clair. Un silence oppressant s’ensuivit. Cela ne signifiait qu’une chose. Maman avait découvert l’origine de l’alarme. Et ne tarderait donc pas à les poursuivre maintenant que tout était en ordre.
- Ok… Il faut pas rester là. Allez, viens! Faut monter au sas!
- Quoi, mais… et Finn? s’enquit Rey. Qu’est-ce qu’on fait de mon frère?
- On verra plus tard, la pressa son camarade. Dépêche-toi! Si elle nous trouve, on est morts!
Face à l’urgence de la situation, elle obtempéra et l’aida à gravir les escaliers jusqu’à l’étage en surface. Elle refusait d’abandonner son frère, mais Ben disait vrai. Ils n’avaient pas le choix pour l’instant. Ils ne pouvaient pas lutter contre Maman. Elle demeurait bien plus forte qu’eux et contrôlait même tout le bunker.
Le problème étant bien là. Car lorsque Rey tenta d’ouvrir le sas, une fois à destination, l’accès lui fut refusé sur le panneau de commande. Non! Les voilà pris au piège. Aucune échappatoire ne s’offrait à eux, désormais. Dans leur désespoir, ils voulurent forcer l’ouverture des portes blindées, mais savaient déjà que c’était parfaitement inutile. Aussi Maman ne tarda-t-elle pas à les rattraper.
- Éloigne-toi de lui, Fille.
Rey tressaillit et se retourna. L’horreur l’envahit à la vue de sa figure maternelle. Son œil gauche était maintenant noir. Seul l’iris s’illuminait d’un bleu surnaturel. Elle était blessée. Par conséquent, la machine se dévoilait sous son enveloppe humaine, tranchant avec le visage aimant qu’elle arborait.
- Ne te laisse pas aveugler par l’affection que tu as développé envers lui, dit-elle d’une voix douce, mais davantage robotique. C’est un homme dangereux, Fille. Regarde ce qu’il m’a fait. Il m’a attaquée et poignardée.
De l’index, l’androïde pointa son œil gauche.
- Un peu plus à droite et il aurait pu atteindre mon microprocesseur. Imagine ce que ses pulsions agressives pourraient te faire à toi. Il n’a plus rien de l’humain que j’ai élevé. Crois-moi.
- Tu… Tu sais qui il est? interrogea Rey, tremblante, le souffle court.
- Je n’en étais pas sûre au début, admit Maman. Il a fallu que je fasse des tests ADN. J’ai ensuite attendu de voir comment évoluaient les choses, afin de déterminer s’il pouvait réintégrer le centre. Je connais à présent la réponse.
À nouveau, elle désigna sa blessure, puis avança lentement vers eux.
- Ta famille a besoin que tu restes ici, Fille. Ton frère naîtra sous peu. Il aura besoin de toi.
Les poings serrés, Rey recula d’un pas, serra les dents et secoua faiblement la tête. La seconde suivante, Ben l’agrippa abruptement par derrière et glissa quelque chose de tranchant sur sa gorge. Elle se figea, se crispa, ahurie. Maman s’immobilisa sur place.
- Ouvre le sas, ordonna le preneur d’otage.
Rey n’en revenait pas. Son cœur apeuré fit un bond dans sa poitrine. À quoi jouait-il? Pourquoi l’attaquait-il, maintenant? Seigneur. Maman avait-elle raison depuis le début en évoquant des pulsions agressives? Avait-elle eu tort de faire confiance à son ami?
- Ben, qu’est-ce que tu fais? paniqua-t-elle. Arrête, tu… Tu me fais mal!
- Ouvre… le sas, articula gravement Ben en haussant le ton.
Pour appuyer sa menace, il pressa sa lame d’infortune sur la gorge de sa prisonnière. Une douleur élança aussitôt Rey. Elle sentit un fin filet de sang s’écouler dans son cou.
- Maman, gémit la jeune femme, en larmes. Pitié…
L’androïde resta de marbre, l’expression parfaitement neutre, se contentant d’évaluer la situation. Le danger n’était-il pas assez clair? La tension était telle qu’on pourrait la couper au couteau. Maman pencha alors la tête sur son épaule d’un mouvement vif et saccadé qui effraya la pauvre Rey. Car à présent, sa mère ne renvoyait plus rien d’humain. Elle n’avait même jamais été humaine.
- Ouvre ce putain de sas! s’impatienta l’homme.
Enfin, la machine éborgnée se rendit au panneau de commande et désactiva le système de sécurité. Puis, les portes internes derrière les deux humains s’ouvrirent. Ben recula dans le sas, emmenant son otage avec lui. La mère robot commença à franchir d’un pas lent, mais déterminé, la distance qui les séparait. Mais son ennemi le lui déconseilla d’un regard.
- Oui, ces portes-là aussi.
Ils se jaugèrent un instant fugace en chiens de faïence. Puis, Maman revint vers les commandes et obéit. Les portes externes furent déverrouillées à leur tour. Un vent chaud balaya l’intérieur du sas. Rey frissonna. Ben la tenait toujours fermement. Ainsi l’entraîna-t-il dehors, marchant à reculons, les yeux rivés sur l’androïde, à laquelle il interdisait de bouger. Si toutefois elle tenait à sa fille. Rey se mit à crier et à tenter de se débattre au fur et à mesure qu’ils s’éloignaient du bunker.
- Lâche-moi, grogna la jeune femme. Lâche-moi, putain!
Jamais encore elle n’avait prononcé ce mot-là. Il sortit de lui-même dans sa colère et son désarroi. Son ravisseur voulut la calmer en lui murmurant des « Chut… Chut… Ça va aller… ». En vain. Finalement, les portes du sas se refermèrent. Ce ne fut que là que Ben relâcha sa prisonnière. Elle tomba à quatre pattes sur le sol. Les émotions de détresse faisant rage en Rey laissèrent soudain place à de l’hébétude. Troublée, elle examina l’étrange poussière brun foncé, chaude et humide, dans laquelle ses mains s’étaient enfouies.
Terre. C’était de la terre. De la vraie terre. Comme elle n’en avait jamais réellement vu avant. Aussi abasourdie que curieuse, elle joua brièvement dedans. Puis, elle leva le menton et plissa les yeux. Une immense boule de lumière rougeoyante brûlait au-dessus de sa tête. Le soleil. Ses rayons l’aveuglèrent à moitié. Elle évita donc de regarder dans sa direction. Les nuages tirant du gris au jaune obscurcissant le ciel masquaient légèrement son éclat. Des nuages. Et le ciel.
Rey regarda tout autour d’elle. Ils avaient atterri dans une vaste plaine dans laquelle s’érigeaient une myriade de vieux arbres morts, noircis et tordus. Une brume s’étendait un peu partout, mais la jeune femme parvint à distinguer les lointaines et imposantes silhouettes de montagnes à l’horizon. Une brise légère souffla sur son visage, écarta sa frange blonde de son front. Elle réalisa ensuite qu’elle pouvait respirer sans peine. L’air était lourd, mais pur. Rey en avala de grandes goulées.
Elle était dehors. Enfin dehors. Mais ce paysage lunaire n’était pas exactement ce qu’elle espérait. Quelque chose attira son attention vers la terre. Un éclat vert ressortissant des couleurs ternes. Elle se pencha pour l’observer de plus près. Plante. Cette découverte l’émerveilla, chassa les pensées maussades qui lui étaient venues une seconde plus tôt. Une toute petite plante émergeait de la terre. Elle la caressa du bout de l’index. Ainsi donc, l’affirmation voulant que rien ne pouvait plus pousser ici était fausse. L’ancienne forêt dans laquelle ils se trouvaient avait été jadis ravagée par les flammes durant la Guerre Noire. Et enfin, aujourd’hui, elle renaissait de ses cendres. C’était malheureusement la seule bonne nouvelle de la journée.
- Attends, je vais t’aider.
Ben se baissa et tendit la main à sa semblable. Se rappelant sa présence, Rey accepta son aide de mauvaise grâce, furieuse. Et dès qu’elle fut debout, elle le frappa violemment au visage. Une douleur se propagea dans son poing, lui arrachant un grognement. Sa victime ne fut même pas déséquilibrée par le choc. Étant donné leurs importantes différences de gabarit, cela avait dû lui faire moins mal à lui qu’à elle. Mais Rey ne comptait pas s’arrêter là. Ben posa une main sur sa joue et lui adressa un regard accablé, empli de regrets, de chagrin et de culpabilité. Elle se jeta sur lui en hurlant et martela son large torse musculeux de ses poings.
L’homme ne broncha pas, ne chercha même pas à se reculer ou à se défendre. Au contraire, il la laissa amplement se défouler sur lui et essaya même de l’étreindre contre lui. Quel culot! La rage bouillonnait dans les veines de Rey alors qu’elle continuait de le frapper, encore et encore, espérant enfin susciter chez lui une autre réaction que celle de la prendre dans ses bras. Elle éprouvait tellement de colère envers lui soudainement. Pourquoi avait-il fait ça? Comment avait-il pu la trahir de la sorte? Elle croyait qu’ils étaient amis. Et maintenant, elle avait perdu et Maman, et Finn, et lui. Sans parler de sa seule maison. Elle avait tout perdu.
Très vite, cependant, Rey finit par cesser ses coups. Ça ne servait à rien de toute façon. Autant se démener sur un tank. Ses cris devinrent des sanglots. Elle se blottit contre la poitrine de Ben, secouée de spasmes. Il la serra fort contre lui, lui caressa doucement les cheveux et lui murmura des paroles réconfortantes.
- Ça va aller, répétait-il. Ça va aller… Je suis là… Ça va aller…
Sa voix se brisait. Rey comprit qu’il pleurait aussi. Au bout de quelques minutes, la jeune femme réussit enfin à se calmer. Elle prit de profondes inspirations, se cramponnant à son camarade comme un naufragé à un radeau, et écouta distraitement son cœur battre contre son oreille. Cela l’apaisa momentanément.
- Tu m’as coupée, se plaignit-elle à la suite d’un long silence.
- Je sais… Je suis désolé, se lamenta Ben. Je n’avais pas le choix d’agir comme je l’ai fait. C’était le seul moyen de la forcer à ouvrir la porte. S’il y en avait eu un autre…
Mais il n’y en avait pas eu. Maintenant, Rey réalisait pleinement qu’il disait vrai. C’était le seul moyen, aussi horrible fusse-t-il. Elle renifla et opina du chef. De longues secondes défilèrent, les unes après les autres. Durant lesquelles ils restèrent ainsi enlacés.
- Tu peux me donner une autre gifle, si tu veux. Je la mériterais franchement.
À vrai dire, Rey ne sut si Ben disait ça pour plaisanter, dans l’espoir de lui arracher un léger sourire, ne serait-ce qu’un bref instant, ou s’il était sincère. Elle soupira d’exaspération.
- Ça ira. Ça fait trop mal à la main. Mais ne va pas croire que je te pardonnerai si facilement.
- Non… Bien sûr.
Puis, Rey tourna la tête et avisa le bunker au loin, qui se dressait au milieu de cette terre désolante. Une angoisse lui vint.
- Elle ne nous poursuit pas?
- Elle ne peut pas quitter le bunker, lui assura Ben. Son programme le lui interdit. Elle est chargée de veiller sur les embryons. Elle ne peut pas les abandonner comme ça.
Le désespoir s’empara aussitôt de la fille.
- Mais nous, on peut, déplora-t-elle.
- Rey…
- Ben, mon frère est là-dedans. Je ne peux pas le laisser en pâture à Maman!
Ben rompit doucement son étreinte, se pencha sur elle et la prit par les épaules.
- Hé… Il n’est même pas encore né. Elle ne lui fera rien. Pas avant…
- …son premier anniversaire, hoqueta Rey. Elle nous fait passer un test après chacun d’eux. Le plus jeune qu’elle a tué n’avait que quatre ans.
Ravalant un énième sanglot, elle plaqua une main sur sa bouche. Son ami ancra ses yeux d’ambre dans les siens et lui parla calmement, mais fermement.
- Écoute… On peut rien faire pour l’instant. On n’est pas en état de se mesurer à elle. Et tu le sais. On reviendra chercher Finn. Je te le promets. Mais là, faut qu’on bouge. D’accord?
Obligée de lui donner raison, la jeune femme hocha finalement la tête et essuya ses larmes du revers de la manche.
- Allez, viens.
Ben commença à s’éloigner, lui fit signe de le suivre. Hésitante, le cœur lourd, Rey coula une ultime œillade à ce qui avait été jusqu’ici, pendant vingt ans, son unique foyer, son unique repère, son unique refuge. Puis, elle s’en détourna, reporta son attention sur son compagnon de route et lui emboita le pas.
Notes:
Je trouve ça cocasse parce que le prénom Ben veut dire "fils" et la maman robot l'appelait "Fils" avant justement x) Ça colle bien!
Aussi, je sais pas si j'ai vraiment besoin d'expliquer ça, mais au cas où... NON, Ben et Rey n'ont AUCUN lien de parenté dans cette histoire T.T Ils sont tirés d'embryons complètement différents. Pareil pour Finn même si Rey le considère comme son petit frère. Et comme le Reylo s'est juste connu deux ans, quand ils étaient tout jeunes, puis ne se sont plus jamais revus pendant 18 ans, je pense que c'est ok, ils ont pas grandi ensemble comme des frère et soeur quoi T.T
Chapter 4: TERRE BRÛLÉE
Chapter Text
Après l’ancienne forêt décimée par les flammes, Rey et Ben traversèrent une vaste plaine désertique, dans laquelle un avion s’était autrefois écrasé. Sa carcasse reposait au sein du cratère d’impact. Là où le survivant s’était blessé en tombant. Ils voyagèrent par la suite par-delà un champ où s’érigeaient d’étranges et colossales créatures de métal, recouvertes de rouille.
Elles évoquaient à Rey des sortes de grues géantes, avec un long bec, qui se penchaient sur le sol comme si elles espéraient y déterrer des vers pour se nourrir, en vain. Son compagnon lui dit qu’il s’agissait de vieux chevalets de pompage, d’après ce qu’on lui avait raconté, servant autrefois à puiser le pétrole dans les tréfonds de leur planète. Ainsi ces machines contribuaient-elles, entre autres, à la pollution de la Terre.
Les humains d’avant détruisaient tout, songea Rey. Voilà ce que Maman lui enseignait depuis sa tendre enfance.
Bientôt, Ben gravit une dune de sable foncé, au sommet de laquelle poussait un peu d’herbe. La jeune femme le suivit et découvrit alors un spectacle époustouflant. Une plage, bordée d’une vaste étendue d’eau qui se déployait jusqu’à perte de vue. Impossible d’apercevoir l’autre berge. La mer. C’était la mer. Rey huma l’air marin. Des embruns salés lui balayèrent le visage. Mais ce n’était pas le plus impressionnant.
L’épave d’un bateau immense, brisée en deux, se trouvait échouée là, non loin du rivage. Un bateau transportant une kyrielle de grandes boîtes rectangulaires, en tôle ondulée, et colorées. Un porte-conteneurs. Rey crut se souvenir en avoir déjà vu un semblable dans des images d’archives sur sa tablette. Un quart de la cargaison de celui-là s’éparpillait sur la plage, partiellement enseveli dans le sable. Et c’était dans un de ces conteneurs que Ben vivait, d’après lui.
- Chewie! s’écria-t-il, profondément soulagé. Hé! Viens-là, mon chien!
Sa compagne de route sursauta en entendant aboyer. Un chien brun avec de longs poils sales et emmêlés courut vers son maître. Ce dernier rit, s’accroupit et lui frotta affectueusement la tête, flatta son cou, sa nuque, son dos, tandis que l’animal agitait la queue avec frénésie. Malgré son envie d’observer pareille bête de plus près, Rey recula par prudence. Ses aboiements l’angoissaient légèrement. Elle ne s’attendait pas à ce qu’un chien fasse autant de bruit. Et s’il se montrait agressif envers elle?
Laissant Ben retrouver son ami, elle préféra donc marcher vers la mer, tremblante, haletante, les yeux embués, irrésistiblement attirée. Une part d’elle aimerait s’y baigner, mais elle ne savait pas nager. À cette pensée, son cœur se serra dans sa poitrine. Maman disait qu’elle lui apprendrait un jour, peut-être, quand elles sortiraient du bunker, dans l’hypothèse où l’extérieur ne serait plus hostile pour un être humain comme elle.
Elle fixa l’horizon. Les vagues ondoyantes, lancinantes. Le lent roulis de l’océan s’abattant sur le rivage. Soudain, l’eau l’atteignit et lui fouetta les chevilles. Si fraîche que Rey poussa un petit cri. D’abord, elle resta figée sur place, éberluée, incapable de bouger. Ses chaussures s’engorgèrent et elle sentit des grains de sable les pénétrer. Une sensation plutôt désagréable. Elle recula finalement, puis décida de poursuivre les vagues, qui se retiraient désormais de la plage. Ensuite, elles répliquèrent et ce fut à Rey de fuir avant d’être à nouveau éclaboussée.
Rey s’amusa ainsi à courir après elles, puis à s’éloigner juste avant qu’elles ne lui lèchent le bout des pieds, pendant de longues minutes. Lorsqu’elle tourna la tête vers Ben, elle réalisa qu’il la couvait d’un regard attendri, ravi de la revoir sourire après ce qu’ils venaient de traverser. Ensuite, il lui fit signe de s’approcher. Rey s’exécuta, surveillant tout de même le chien d’un air méfiant, comme il continuait d’aboyer.
- C’est Chewie, lui indiqua Ben. Tu veux le caresser?
La jeune femme s’humecta les lèvres et coula une œillade craintif vers son compagnon.
- Il ne va pas me mordre?
- Mais non. Donne-moi ta main, allez.
Dans un premier temps hésitante, Rey accepta et frissonna dès qu’il enroula délicatement ses doigts autour de son poignet, la rassurant de ses yeux d’ambre, puis l’incita à se pencher et à placer sa paume à plat sous le museau du chien. Il la renifla, effleura son épiderme de sa truffe humide, puis lui lécha la main. Elle tressaillit et la retira vivement. Chewie la fixait en remuant la queue, la langue pendante.
- On dirait qu’il t’aime bien, s’enthousiasma Ben.
Encore une fois, il la guida jusqu’à ce qu’elle ose toucher la tête de la bête. Rey fut fascinée par la texture de son pelage dru. Petit à petit, elle prit confiance et se mit à le caresser. Elle gloussa, s’agenouilla sur le sable et continua de plus belle. Chewie devait aimer ça car il ne cessait de frétiller de la queue. Ben finit par ramasser un morceau de bois par terre et le lança au loin. Aussitôt, l’animal émit un jappement et courut le chercher. Il le prit alors dans sa gueule, le rapporta à son maître. L’homme s’en saisit et le tendit à sa compagne.
- Tu veux essayer?
Rey acquiesça vivement et jeta le bâton à son tour, à quelques mètres à peine. Chewie eut tôt fait de le rapporter. Il le reposa à ses pieds, puis s’assit sur ses pattes arrière et leva des yeux brillants vers la fille, comme s’il attendait quelque chose.
- Je dois le relancer? s’enquit-elle.
- Je crois qu’il ne demande que ça, sourit Ben.
Ainsi jouèrent-ils un moment avec le chien, jusqu’à ce que le tonnerre retentisse. Il allait pleuvoir sous peu. Le survivant invita donc Rey à venir se réfugier dans le conteneur à la peinture craquelée, recouvert d’une couche de rouille, qui lui servait de foyer. Chewie préféra rester dehors. Apparemment, il aimait courir sous la pluie.
Dans la maison d’infortune de Ben se trouvaient entassés caisses, vieilles boîtes de conserve vide, casseroles et poêles à frire en fer oxydé, des outils fabriqués, un dispositif artisanal visiblement conçu pour distiller l’eau de mer et une canne à pêche improvisée. Au fond Ben s’était fait un lit avec un matelas et des sacs de couchage de l’ancien monde. Pour sûr, il avait déniché l’entièreté de son matériel parmi la cargaison du navire échoué. Rey éprouvait de la peine pour lui en l’imaginant vivre seul ici trois années durant. Heureusement que Chewie était là, au moins.
L’air se rafraîchissait. Elle commençait à greloter. Ben lui prêta un anorak orange, bien trop large pour elle. Aussi voulut-il fermer les portes du conteneur, mais la jeune femme refusa, curieuse de voir la pluie tomber. Elle s’installa donc par terre, au bord de l’entrée, les jambes repliées contre son corps. Ses bras s’enroulèrent autour de ses genoux. Distraitement, elle regarda Chewie courir sur la plage en jappant, alors que l’averse débutait. Un filet d’eau se déversa vite du toit du conteneur. Rey tendit la main et cueillit quelques gouttes de pluie au creux de sa paume. Ce qui lui arracha un grand sourire, en plus d’un frisson.
- C’est plus froid que ce que je croyais, la pluie, avoua-t-elle tout bas en haussant les épaules.
Elle observa un instant l’horizon brumeux et flou. Ben disait que toutes les personnes de la communauté des mines dont il faisait jadis parti étaient morts. Existaient-ils cependant d’autres survivants, de l’autre côté de la mer? Serait-ce seulement possible de la traverser pour les rejoindre, de toute façon? Rey voulut en parler avec son ami, mais lorsqu’elle lui adressa un coup d’œil, elle vit qu’il griffonnait dans son livre, assis non loin d’elle, adossé à la paroi, un morceau de bois calciné en guise de crayon.
- Tu dessines quoi? s’intéressa-t-elle.
Ben frémit à sa question, extirpé de son élan artistique. Il s’empourpra alors, se pourlécha et, pour toute réponse, lui tendit ce qui lui servait de carnet de dessins. Rey se pencha pour observer son croquis de plus près. Alors, son teint devint blême. Il l’avait dessinée, elle, sur la page suivante de celle où il l’avait dessinée bébé. Son visage de profil, avec la silhouette de ses épaules et de ses bras croisés sur ses genoux, alors qu’elle contemplait avec émerveillement la pluie tomber du ciel. De l’index, Rey retraça les contours du croquis, médusée. Tout ça lui faisait chaud au cœur.
- Tu es très doué…
Son ami baissa la tête et la remercia timidement.
- Ça te plaît, alors?
- Bien sûr! Je l’adore. Merci!
Émue par sa gêne, elle se pencha un peu plus vers lui, posa sa main sur une de ses joues et l’embrassa sur l’autre. Ben rougit de plus belle. Elle lui sourit, puis reporta son attention sur la pluie comme si de rien n’était. Au bout d’une poignée de minutes, elle lui demanda de lui prêter une page vierge de son livre, si possible. Ce qu’il accepta de faire, intrigué. Rey ne savait pas aussi bien dessiner que lui. En revanche, elle excellait en origami. Alors, la jeune femme plia et replia la feuille de papier jusqu’à ce qu’elle prenne la forme d’un chien.
- Tiens, dit-elle en la redonnant à Ben, en cadeau de gratitude pour le dessin. C’est Chewie.
Il prit l’origami, l’inspecta minutieusement et rit doucement.
- Ça lui ressemble, en effet. Toi aussi, tu as beaucoup de talents, on dirait.
Les deux se dévisagèrent un moment, se sourirent, puis détournèrent le regard. Rey s’interrogea. Son compagnon lui donnerait-il aussi un baiser en remerciement? Mais il ne le fit pas. Peut-être n’osait-il simplement pas. Peu importe.
Quand il cessa de pleuvoir, Ben prépara un feu sur la plage avec du bois sec conservé dans son conteneur et fit cuir du maïs et des fèves. Il se nourrissait principalement de pêche, de racines et de boîtes de conserve dénichées dans la cargaison du bateau. Apparemment, le contenu de certaines était encore comestible même après près d’un siècle. Bien qu’il faille vérifier leur état avant de les ouvrir et bien faire chauffer le tout au cas où. Le goût demeurait amer, mais mangeable. Rey s’efforça d’avaler chaque bouchée. Il leur fallait retrouver des forces.
En tout cas, Ben semblait heureux de pouvoir, à son tour, prendre soin d’elle. Comme elle avait pris soin de lui. De toute évidence, il s’en voulait encore terriblement de ne pas l’avoir emmenée avec lui dix-huit ans auparavant. Mais en vérité, Rey doutait qu’elle aurait survécu bien longtemps dehors, dans ses conditions, en tant qu’enfant en bas âge à l’époque. C’était déjà un miracle que Ben y soit parvenu.
Au crépuscule, l’immense boule flamboyante du soleil s’enfonça dans la mer à l’horizon. Les vagues étincelèrent de mille feux. Le ciel se colora de magnifiques nuances orangées, roses et pourpres. Un spectacle qui éblouit celle qui avait grandi sous terre, jusqu’ici. Sans jamais être témoin de pareille splendeur. Et cela ne s’arrêta pas là. Bientôt, tout devint sombre. Et une multitude de petits points blancs lumineux apparut progressivement au-dessus de leurs têtes. Comme autant de lucioles scintillant sur la voûte d’un plafond noir d’encre.
Les étoiles. Lesquelles formaient tels des dessins dans le ciel. Et entouraient la Lune. Rey admira longuement son disque d’argent briller au firmament. Elle eut l’impression de pouvoir les toucher en tendant la main. Des larmes de joie inondèrent son visage sous l’émotion. Tout au fond d’elle, elle fit le souhait de très vite pouvoir partager ses merveilles avec son petit frère. Comme elle les partageait en ce moment avec Ben. Seigneur, Finn devait être déjà né, à présent. Et elle avait manqué cet événement. Le laissant seul dans le bunker avec Maman. Qui n’hésiterait pas à le tuer si par malheur, au bout de quelques années, ses résultats n’étaient pas assez satisfaisants.
Ces pensées la rendirent maussade. Un poids lui comprimait la poitrine. Une brise vespérale joua dans ses courts cheveux blonds. Chewie vint la voir et parvint à la faire sourire faiblement. Rey le caressa en murmurant un « Bon chien ». Puis, elle quitta la plage et rejoignit Ben dans le conteneur. Il était assis sur son lit, en train de nettoyer une arme. Une arme à feu.
Il possédait un vieux pistolet, encore parfaitement fonctionnel selon lui. Calibre lourd, fusil à canon scié, modèle le plus récent utilisé durant la Guerre Noire. Autrefois utile si des bandits affamés attaquaient un bunker de survivants pour le piller. Mais voilà longtemps que Ben ne s’en était pas servi. Le chargeur ne contenait plus qu’une balle, de toute façon. Mieux valait ne pas la gaspiller.
- C’est mon père qui… Enfin… C’est Han qui me l’a donné, raconta l’homme.
Rey acquiesça. Son compagnon l’enjoignit à tenir l’arme dans sa main et lui montra comment l’utiliser. Il se plaça derrière elle, collant son torse contre son dos, et sa voix profonde lui souffla à l’oreille chacune de ses explications, pendant que la débutante visait l’épave du navire, pantelante, les joues rouges, le cœur battant. La caresse de ses doigts sur sa main armée la fit frémir.
- Là, il est chargé. Pour l’instant, la sécurité est mise. Tu enlèves le cran de sûreté comme ça. Et ensuite, tu le remets… Voilà. Très bien. Et tu n’appuies sur la détente que lorsque tu es prête. D’accord?
La question brûlant les lèvres de Rey lui échappa finalement.
- Ça nous serait utile contre Maman? On pourrait s’en servir pour la menacer ou… la ralentir? En dernier recours.
Ben lâcha un triste soupir.
- J’en sais rien. Peut-être.
- On ne lui fera pas de mal, hein? s’inquiéta son élève d’infortune.
L’air navré, il lui fit face et la regarda droit dans les yeux.
- Elle ne peut pas avoir mal, Rey. C’est une machine. Et de toute façon… c’est elle ou nous. D’autant plus qu’elle récupérera vite, contrairement à nous, si elle se prend une balle. J’ai eu beau la poignarder à l’œil et lui jeter le contenu d’un verre d’eau pour provoquer un court-circuit, elle a quand même réussi à me faire ça sans problème.
De l’index, il désigna les ecchymoses marquant son cou. Rey se mordit la langue, embarrassée, et opina de nouveau du chef. Elle ignorait encore comment ils pourraient retourner là-bas et sauver Finn au nez et à la barbe de Maman. Jamais ils ne pourraient se faufiler la nuit durant sa recharge. Impossible de forcer la porte blindée du bunker. Et ironique de se dire qu’après avoir passé si longtemps à vouloir en sortir, elle désirait y rentrer.
Or, seule Maman pourrait leur ouvrir le sas. Autrement dit, ils étaient voués à la confronter, quoi qu’il advienne. Ce que Rey redoutait immensément. Malgré tout ce qu’elle avait appris, tout ce qu’elle avait traversé, une voix en son for intérieur, une voix qu’elle ne parvenait pas à taire, lui répétait que c’était toujours sa mère.
- Allez, viens, l’incita Ben d’une voix douce. Il est tard. On verra ça demain.
À vrai dire, il était prêt à pleinement céder son lit à son « invitée », et à subséquemment dormir sur le plancher, mais Rey insista pour qu’il se couche à ses côtés. Il y aurait suffisamment de place s’ils se serraient un peu, après tout. Et ils avaient tous deux besoin de bien dormir, même si le survivant soulignait qu’il avait déjà connu bien pire et que ça ne le dérangeait pas. Il finit par accepter de s’allonger auprès d’elle, sur le flanc, lui tournant le dos. Sous prétexte de lui laisser le plus de place possible. Mais Rey n’appréciait pas cette distance qu’il mettait entre eux.
Elle attendit un instant, une fois que Ben eût éteint la lanterne éclairant les alentours, étendue sur le dos, fixant le plafond sans le voir. Puis, elle se redressa, se pencha sur son compagnon et plaça une main sur son épaule. Il frémit, leva le menton et elle put distinguer son regard confus outre la pénombre, grâce aux rayons lunaires traversant quelques interstices entre les parois du conteneur. Sa forte odeur musquée lui emplissait les narines. L’envoûtait délectablement.
- Qu’est-ce qu’il y a? s’enquit-il. Tu vas bien?
Un sourire timide. Puis, un murmure.
- Bonsoir.
Sur ce simple mot, elle franchit la distance entre leur visage et déposa un baiser sur ses lèvres. Comme hier, Ben se raidit, sous le choc. Elle recula aussitôt la tête. Un silence envahit les lieux. Puis, l’homme étouffa un petit rire à la fois attendri et nerveux.
- Tu… Tu sais que tu n’as pas besoin de m’embrasser pour dire bonsoir.
- Je sais, oui. J’en avais juste envie.
Alors, elle l’embrassa de nouveau. À son grand soulagement, il ne la repoussa pas. Il se laissa faire un court instant, puis glissa sa main sur le cou de Rey, effleura la ligne de sa mâchoire de ses doigts, enfouit ceux-ci dans ses cheveux et entrouvrit peu à peu les lèvres. Elle y immisça sa langue, mue par son seul instinct, et approfondit ainsi le baiser. Ils gémirent à l’unisson. C’était maladroit, mais sincère. Doux et réconfortant. La jeune femme sentit une douce chaleur couler dans ses veines. Elle ne voulait pas que ça s’arrête.
Bientôt, Ben répondit à une impulsion et la fit basculer sur le dos, se retrouvant au-dessus d’elle. Peu après, en revanche, il recouvra ses sens et s’efforça de freiner ses ardeurs. Sa bouche caressait celle de sa partenaire. Son souffle lui balayait la peau. Son grand nez frôlait le sien. Lentement, Rey noua ses bras autour de sa nuque. Leurs fronts se collèrent l’un à l’autre. Ben ravala sa salive et prit le temps de réguler sa respiration.
- As-tu déjà fait ça? chuchota-t-elle.
Il émit un faible gloussement teinté d’embarras. Puis se mordilla la lèvre inférieure.
- Non, avoua-t-il tout bas. Toi non plus, j’imagine…
La pointe d’ironie dans son ton l’amusa. Tant pis. Ils découvriraient cela ensemble. Rien qu’à l’idée, Rey en fut exaltée, tout émoustillée. Une nuée de papillons s’envola dans son ventre. Tout son corps fourmilla. Une moiteur significative prit naissance entre ses cuisses. Ben parut cependant douter. Son expression s’aggrava.
- Rey… C’est pas une obligation.
Face à son air soucieux, sa compagne lui offrit un énième sourire rassurant. Ses yeux brillèrent dans le noir.
- Je sais, répéta-t-elle.
Pour être tout à fait honnête, elle ne saurait parfaitement expliquer le flot de nouvelles sensations qui déferlait sur elle, et qui avait débuté dès qu’elle l’avait rencontré, mais elle n’en avait cure. Elle désirait à présent les explorer, s’en imprégner, voir jusqu’où cela pourrait la mener. Qu’importe ce que cela signifiait. Une chose restait certaine. Un lien puissant les unissait, tous les deux, depuis longtemps. Et elle souhaitait le renforcer plus que tout.
Se sentir humaine et vivante avec lui.
Après une brève hésitation, Ben se laissa enfin aller. Leur étreinte se fit de plus en plus passionnée. Leurs bouches se dévoraient mutuellement avec gourmandise. Leurs langues se rejoignirent, se caressèrent, dansèrent ensemble, s’enchevêtrèrent avec sensualité. Leurs dents s’entrechoquèrent parfois dans leurs empressement et maladresse.
Soudain, Ben posa une main innocente sur la hanche de sa belle, là où son haut s’était relevé lorsqu’il l’avait faite basculer sur le matelas. Le contact de sa paume si chaude sur son épiderme électrisa Rey. L’homme n’osa plus bouger, penaud. Rey exhala longuement, s’empara de son poignet et l’encouragea à repousser la barrière de tissu, le guida jusqu’à sa menue poitrine.
Quand sa main se referma sur son sein gauche, elle réprima un grondement rauque. Ben le pétrit consciencieusement entre ses doigts, en apprécia la souplesse et l’arrondi timide, subjugué par le velouté de sa peau satinée. Son pouce titilla la perle rosée dressée au sommet de la petite colline. La jeune femme se cambra tandis qu’une décharge la parcourait. Elle ne tarda pas à retirer son haut. Et Ben l’imita la seconde suivante.
Ils se blottirent l’un contre l’autre, peau contre peau. Rey palpa les muscles fermes du survivant, caressa son dos, ses omoplates, soupira de contentement alors que ses massifs pectoraux se pressaient contre ses seins. Inconsciemment, elle remua légèrement les hanches et se frotta contre sa cuisse, ce qui accrut les délicieux frissons qui l’envahissaient. Aussi sentit-elle un renflement durcissant au niveau de son bassin. Elle crut en deviner l’origine.
Finalement, les deux novices se défirent de leurs vêtements restants et, une fois en costumes d’Ève et d’Adam, ils se laissèrent porter par leurs ardeurs et leurs instincts. Ben bloqua sa respiration et plongea en Rey. Une longue plainte s’échappa de leurs lèvres à cette communion. Leurs cœurs battaient à tout rompre l’un contre l’autre.
Dans un premier temps, cependant, pour la jeune femme, la fusion subite de leurs corps embrasés lui fit grincer des dents. Son amant s’en inquiéta aussitôt, mais elle lui dit de continuer, lui assurant que tout allait bien. Elle avait lu que ça pouvait faire mal. Qu’à cela ne tienne. Son désir de terminer ce qu’ils avaient commencé, de s’unir complètement avec lui, demeurait plus fort.
Ahanant, soufflant comme un bœuf dans son cou, qu’il noyait occasionnellement de baisers énamourés, Ben attendit qu’elle se soit assez habituée à sa présence en son sein avant de bouger en elle. Il grimaçait de temps à autre, sa blessure au flanc l’élançant encore, ralentissait un peu le rythme, puis s’enhardissait de nouveau.
Rey l’emprisonna entre ses jambes et ses bras, le serra fort contre elle, afin qu’il ne puisse jamais se soustraire de son étreinte. Même après qu’il se soit entièrement déversé en elle, après une longue série de va-et-vient, elle le retint pour le sentir encore. Rien qu’un peu. Elle l’embrassa sur la pommette et l’enlaça délicatement. Il reposa sa tête sur sa tendre poitrine, épuisé.
Pour sûr, ils ignoraient de quoi demain serait fait. Ce monde hostile, renaissant à peine de ses cendres, pourrait avoir raison d’eux dans quelques jours, ou quelques mois. Ils n’avaient donc que le moment présent. Et comptaient en savourer chaque nanoseconde. Ensemble.
***
Au matin, Ben se réveilla seul dans son lit. Lors d’une fugace minute, il crut à un rêve. Mais il avait froid. Car il était encore flambant nu. Sursautant, il se redressa en position assise, les sens en alerte, et balaya l’intérieur du conteneur du regard. Aucune trace de sa compagne. Son cœur s’affola. Son sang bouillonna. Avait-elle décidé de repartir au bunker sans lui? Merde. Merde! La panique le submergea instantanément. Il sauta sur ses pieds, se dirigea vers la porte de sa maison d’infortune, se rappela sa flagrante nudité, enfila son pantalon à toute vitesse et sortit en trombes dehors. Rey se tenait là, sur le bord de la plage. Elle se tourna vers son amant et un large sourire amusé illumina son si joli minois.
- Tu avais peur que je sois partie? le taquina-t-elle.
Chewie jappa et trotta vers elle. La jeune femme s’accroupit et lui caressa affectueusement la tête. Puis, elle relança le bâton qu’il venait de lui rapporter en direction de la mer. Il fendit les eaux au pas de course, attrapa le bâton dans sa gueule en plein vol et revint. Quant à son maître, il lâcha un profond soupir de soulagement. Dieu merci. Il se hâta de rejoindre Rey, enroula ses bras autour d’elle et l’embrassa à pleine bouche.
Elle se figea, agréablement surprise par pareille fougue. Il recouvrit ses lèvres, son menton, ses joues, son nez, ses paupières et son front de baisers, puis la serra de nouveau et nicha sa tête dans le creux de son cou, cherchant à s’énivrer de son doux parfum. Elle lui avait fait peur, en effet. Mais elle était là. Réelle. Parfaitement tangible. Aussi lui rendait-elle allégrement son étreinte. Ils restèrent enlacés de la sorte un long moment, ignorant les jappements de Chewie, bercés par le chant des vagues. Il leur fallut cependant revenir ensuite à la réalité.
- J’y ai bien réfléchi, soupira à son tour Rey. On ne survivra pas longtemps ici avec un bébé. Et si on parvient à sauver Finn, on laissera tout le reste de ma famille à la merci de Maman. Ce serait impossible de sauver tous les embryons; ils sont trop nombreux pour qu’on les transporte tous. Et quand bien même on y arriverait… jamais on ne pourrait les faire naître sans la couveuse artificielle.
Ben serra les dents et acquiesça. Il y pensait aussi. Ce qui l’angoissait immensément. Une part de lui aurait voulu fuir avec Rey et ne jamais revenir. Mais il était hors de question qu’il cède à sa lâcheté d’antan. Plus maintenant. Elle ne le lui pardonnerait pas. Et lui non plus.
Rey ne renoncerait pas. Ne reculerait devant rien pour atteindre son objectif. Et donc, il ne l’abandonnerait pas. Pas cette fois. Plus jamais. Même si l’idée d’avoir à réaffronter son ancienne figure maternelle, devenue le monstre de ses cauchemars, le terrifiait, il était prêt à tout pour Rey.
De toute façon, ils étaient ensemble, désormais. Ils n’étaient plus seuls. Peut-être auraient-ils donc une chance. Or, pour cela, il leur faudrait déjà avoir un plan finement rodé auquel se tenir. Ben se détacha peu à peu de sa bien-aimée et prit son visage en coupe.
- Tu as pensé à quelque chose?
Alors, Rey acquiesça. Un éclat de détermination brûlait dans ses prunelles noisette.
- On ne peut pas fuir avec eux, ni les abandonner. Alors, il ne nous reste plus qu’une seule option. On va reprendre le bunker à Maman.
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Lorsque Rey se retrouva, d’abord seule, devant l’imposante porte blindée, infranchissable, du bunker, sa nuit de pur repos et d’amour, blottie dans les bras de Ben, dans la chaleur et la sécurité de leur cocon de bien-être, lui parut soudain remonter à une éternité.
- Maman, c’est moi! cria-t-elle. Ouvre, s’il te plaît! C’est moi! Je suis de retour!
L’avantage du fait que Ben ait été forcé de la prendre en otage pour enjoindre Maman à les laisser sortir demeurait qu’ainsi, Rey pouvait revenir en prétextant simplement avoir fui son ravisseur. Elle attendit longtemps, continua d’appeler, essayer même de toquer, et crut bien à un moment que le plan échouerait. Si Maman ne la laissait pas entrer, pour une raison ou une autre, tout était perdu. Elle resterait piégée dehors et son frère, piégé à l’intérieur. Subitement, une lueur verte brilla au-dessus de l’entrée et la scanna. Rey se pétrifia sur place, ahurie. Enfin, le sas s’ouvrit et elle put y pénétrer, immensément soulagée, et sur ses gardes.
Étrangement, la mère robot ne l’attendait pas de l’autre côté. Elle avait dû déverrouiller les doubles portes externes et internes à distance. Mais pourquoi l’androïde n’était-elle pas là pour l’accueillir? Était-ce un traquenard? Ou s’occupait-elle seulement du bébé? La jeune femme ravala sa salive. Le sas se referma vite. Il fallait tenter le tout pour le tout. Quoi qu’il en coûte. Rey prit une grande respiration et partit récupérer la main détachée de Maman près de l’incinérateur.
Après avoir découvert l’effroyable secret que recelait cette salle, Rey y avait laissé la main trop usée de l’androïde. Celle qu’elle avait remplacé par une pièce de rechange, mais qui lui permettait encore d’accéder à ce que seule Maman pouvait d’ordinaire. Et par chance, son unique clé d’accès se trouvait encore là. Elle s’en saisit et l’utilisa pour entrer dans la salle des contrôles, à l’autre bout de l’étage en surface. Ainsi put-elle figer toutes les caméras du bunker, couper le système d’alarme et rouvrir le sas pour Ben. Lequel la rejoignit peu après.
Les deux s’enlacèrent brièvement, se tinrent la main, descendirent ensemble les escaliers menant aux étages inférieurs et évoluèrent prudemment à travers les corridors. Un mauvais pressentiment taraudait Rey. C’était trop facile. Et si elle avait oublié quelque chose? Et si Maman les voyait quand même arriver? Ils étaient armés, mais elle pourrait tout à fait leur tomber dessus par surprise. Rasant les murs, ils balayèrent les environs du regard, aux aguets, les sens en alerte, le souffle court, tendant l’oreille à l’affût du moindre bruit.
Rey n’aimait pas ça du tout, ayant l’impression de marcher tout droit dans la gueule du loup. Elle était de retour dans l’endroit qui avait été sa seule maison, là où elle s’était toujours sentie parfaitement en sécurité, et pour la première fois, les dédales des couloirs du bunker, l’aspect froid et aseptisé de ce dernier, l’effrayaient. Et bientôt, des pleurs de bébé retentirent. La jeune femme s’arrêta net. Son cœur manqua un battement. Ses poumons se comprimèrent. Finn.
- On approche, chuchota-t-elle. Ils sont là…
Elle réfléchit à toute allure et se tourna vers son compagnon.
- Ok… On ne peut pas attaquer de front. Voilà ce qu’on va faire. J’y vais seule et j’attire son attention pour faire diversion. Toi, tu fais le tour le plus discrètement possible et tu l’attaques par derrière après que j’ai récupéré Finn.
Ben se pinça les lèvres. Un pli d’inquiétude barra son front.
- Et si elle se doute de quelque chose? Si elle sait que tu n’es plus de son côté? Je… Je ne peux pas te laisser l’affronter seule.
- Je ne serai pas seule, argua Rey. Tu seras là pour couvrir mes arrières.
Pour le rassurer, elle lui sourit et posa sa main sur sa joue.
- Je n’ai pas peur d’elle. J’y arriverai. Je te le promets. De toute façon, nous n’avons pas le choix. Tiens, tu auras besoin de ça.
Joignant le geste à la parole, elle lui remit la main d’androïde et lui expliqua comment s’en servir pour déverrouiller chaque porte sur son chemin. Ben hésitait toujours, angoissée à l’idée de la laisser se débrouiller sans lui face à Maman, mais il dut lui donner raison. Aucune meilleure option ne se présentait à eux. Il finit donc par accepter le plan de Rey. Le couple échangea un baiser fugace, comme pour se donner du courage, se souhaiter bonne chance, comme une promesse de se retrouver très bientôt. Puis, ils se séparèrent.
La jeune femme s’efforça de calmer l’anxiété grandissante en elle et avança, guidée par les pleurs de son petit frère. Un frisson effroyable dévala son épine dorsale à la seconde où elle aperçut la silhouette de Maman, au loin. Elle se tenait de dos, au sein de l’Éden, près de la couveuse artificielle. Juste devant la porte donnant sur les milliers de couffins destinés à tous les futurs nourrissons. Ce fut cette pièce que Rey traversa à pas feutrés. Au moins, Ben pourrait venir directement de l’autre côté, par la porte principale de l’Éden. Dès qu’elle aurait détourné l’attention de l’androïde. Celle-ci berçait un bébé dans ses bras.
- Chut… Là, là… Tout va bien, mon enfant.
Entendant sa voix doucereuse, Rey crispa les mâchoires. Jamais il ne faudrait laisser cette machine s’approcher d’enfants humains à l’avenir. Tremblante, elle ouvrit le bouche pour se manifester, mais la mère robot l’interrompit.
- Je me réjouis de te voir saine et sauve, Fille. Tu es de retour chez toi. À ta place.
Sa fille se figea. Elle n’avait même pas tourné la tête, ni coulé une œillade au-dessus de son épaule. Pourtant, elle savait qu’elle était là. Merde. Le fait qu’elle l’ait vue venir ne présageait rien de bon. Cependant, il était trop tard pour faire machine arrière. Rey serra les poings, s’enhardit et lança d’une voix forte et déterminée :
- Je… Je veux le voir.
- Je sais. Approche.
Ce ne fut que là que Maman fit volte-face. La jeune femme sentit son nez lui piquer, sa gorge se nouer, des larmes lui brûler la rétine, lorsque ses yeux se posèrent sur le nourrisson à la peau brune qu’elle portait. Enveloppé dans des langes, il pleurait et agitait ses petites mains potelées. Rey exhala longuement et mit un pas devant l’autre, franchissant peu à peu la distance entre eux.
- Tu as réussi à t’enfuir, on dirait, nota l’androïde. J’espère que cette brute n’a pas essayé de s’accoupler de force avec toi.
À l’évocation de Ben, l’humaine devint livide. Son sang se glaça dans ses veines. Quoi? Les souvenirs de sa nuit avec son amant lui affluèrent dans sa mémoire.
- Non… Non, Maman, bredouilla-t-elle. Ne t’en fais pas pour ça. Il ne m’a rien fait. Je te le jure.
Rien que je ne consente pas, en tout cas, murmura-t-elle dans le secret de son esprit. Mais une question soucieuse émergea dans ses pensées troublées. Elle se retint de porter sa main à son ventre. Leurs ébats de la veille allaient-ils porter leur fruit? La graine avait-elle germé? Elle n’y avait pas réellement songé jusqu’ici, accablée par des problèmes plus immédiats. Et elle ne savait pas trop quoi penser de cette éventualité, désormais.
- Tant mieux. Il serait fâcheux qu’il t’ait ensemencée de cette façon.
- Il ne m’aurait jamais fait une telle chose, ne put s’empêcher de rétorquer Rey, sur la défensive.
Maman émula un soupir et secoua tristement la tête.
- J’en doute. Tu as bien vu la menace que son espèce représente. Ils sont violents, détruisent tout sur leur passage et ne respectent rien.
- C’est mon espèce aussi! s’insurgea la fille.
La machine lui adressa un fin sourire. Elle ne s’était pas réparée depuis la dernière fois. Son œil demeurait noir, à l’exception de l’iris, qui luisait d’un bleu électrique, et son « sang » avait séché sur sa joue, dont la couleur alternait entre le beige et le blanc. De toute évidence, Finn avait été sa seule préoccupation depuis hier matin. Mais la voir prendre soin de lui sous cette apparence monstrueuse enjoignait davantage la grande sœur à l’arracher de ses griffes au plus vite.
- Tu es certes de la même espèce, tout en lui étant néanmoins supérieure en tout point, décréta Maman. Car je t’ai élevée dans ce but. Comme j’ai jadis tenté de le faire avec Fils.
Et avec tous les autres avant, songea Rey avec amertume. À la suite de quelques derniers pas, elle atteignit sa figure maternelle. Son regard embué se verrouilla sur le bébé. Elle renifla et étouffa un sanglot. Elle était si heureuse d’enfin le rencontrer. Et si triste de ne pas avoir été présente à sa naissance.
- Est-ce que je peux le porter? implora-t-elle.
Le sourire de l’androïde se fit bienveillant.
- Bien sûr.
Au moins, elle ne refusait pas. Était-ce de bonne augure? Cela signifiait-il qu’elle ne se méfiait pas? Quoi qu’il en soit, Maman lui tendit l’enfant et le plaça dans ses bras. Rey retint son souffle et le tint aussi bien qu’elle put. À la fois terrifiée de briser en deux ce petit être si fragile, et émerveillée. Une larme de joie roula sur sa joue. Finn cessa de geindre. Ses pleurs se turent. Il gesticula légèrement, se pourlécha, puis la fixa de ses grands yeux noirs en babillant. Sa sœur osa peu à peu lui caresser la joue du revers de l’index. Sa peau était si chaude. Il était magnifique. Le plus beau bébé du monde. Rey l’aimait tellement. Si soulagée de le retrouver.
- Il est parfait, s’enthousiasma la mère robot. N’est-ce pas?
Aussitôt, le visage de sa fille s’assombrit. Elle leva la tête et la foudroya du regard.
- Qu’est-ce que ça change? répliqua-t-elle d’un ton acerbe. S’il ne l’était pas, tu le jetterais dans l’incinérateur, lui aussi? C’est ça?
Ces mots s’étaient échappés d’eux-mêmes de sa bouche. Sans doute aurait-elle mieux fait de les filtrer. La diode de Maman vira momentanément au jaune. Son expression resta impassible.
- Comment as-tu pu tuer des enfants innocents? s’enquit Rey, une fêlure dans la voix. Tes propres enfants? Tout ça parce que tu considères qu’ils ont échoué à tes fichus tests?
Du coin de l’œil, elle aperçut Ben se matérialiser de l’autre côté de la salle de l’Éden. Mais elle s’efforça de ne surtout pas lui prêter attention. Ne serait-ce qu’une fraction de seconde. Leur ennemie risquait de le remarquer. Il approchait d’un pas lent et discret dans son dos, son pistolet en main. Pendant ce temps, la jeune femme devait occuper Maman jusqu’à ce qu’il soit assez proche.
- Ils n’ont pas souffert inutilement, promit l’androïde. Je ne suis pas un monstre. Je leur faisais une injection léthale en leur disant que c’était un médicament. Ils ont aussitôt perdu connaissance sans rien sentir.
Elle pointa une seringue qui reposait sur une table, non loin de là. Rey sourcilla. Son mauvais pressentiment revint. Qu’était-ce donc? Pourquoi était-ce là? Contenait-elle vraiment du poison?
- Je ne leur en voulais pas personnellement, Fille. Ce n’était pas leur faute. Mais la mienne. Mon échec. Je t’ai dit que ces examens m’étaient davantage destinés. J’ai manqué à mon devoir de mère avec eux. J’ai tenté de les éduquer pour en faire des êtres purs et profondément bons, mais l’un après l’autre, ils ont tous développé des signes des vices de l’humanité. Les mêmes vices qui ont naguère mené à leur destruction. Je devais donc tuer le problème dans l’œuf, puis tout recommencer.
- Sérieusement? s’indigna la jeune femme, sous le choc, emplie de colère. Tu as tué tous ces pauvres enfants juste à cause de l’infime possibilité que l’un d’eux puisse créer la prochaine bombe thermonucléaire dans le futur?
Les yeux de la mère robot se durcirent.
- En quatre-vingt-dix-sept ans, un mois et vingt-trois jours, j’ai eu tout le temps de déduire que si je voulais parfaitement accomplir la mission que l’on m’avait confiée, je devais créer un meilleur humain. Plus éthique. Plus intelligent. Plus vertueux. Plus sage. Et plus altruiste. Ce n’était qu’une simple question de calcul. Si je n’éduque pas ces enfants comme il se doit, l’Histoire se répétera éternellement. Jusqu’à ce que l’humanité disparaisse de la surface de la Terre une bonne fois pour toutes. Ce serait regrettable. Il a bien fallu que je trouve une solution. Grâce à moi, bien plus d’humains prospérerons dans le nouveau monde que d’humains n’ont péri dans l’ancien.
- Espèce d’enfoirée, laissa échapper Ben.
Suffisamment près, il braqua son fusil à canon scié sur sa tête. La seconde suivante, Maman lui agrippait le poignet et le tordait pour le désarmer. Il grimaça de douleur. Tout se déroula trop vite pour qu’il puisse riposter. Rey cria et se plaqua d’instinct contre le mur, serrant son frère fort contre elle. La machine resserra sa main autour du cou de son compagnon, le souleva aisément du sol et le jeta d’une force surhumaine en dehors de la pièce. Il s’écrasa lourdement sur un couffin, puis heurta le plancher dans un bruit sourd. Un gémissement rauque lui échappa. Finn se remit à pleurer.
- Tiens, tiens… Qu’avons-nous là?
Une lueur presque sadique sembla passer dans les yeux de l’androïde. Elle s’empara la seringue à proximité, effectua un pas en direction de l’intrus et pencha la tête sur son épaule, le sourire aux lèvres. Rey tressaillit, immobile, paralysée par la stupeur, les nerfs à vif. Elle savait. Elle savait tout. Elle avait senti Ben arriver et avait fait mine de rien, jouant avec eux, pour les prendre par surprise au dernier instant. Peu importe les risques. Rey déglutit et avisa l’arme à feu tombée par terre, hors de portée de son propriétaire. De son côté, Ben se redressa péniblement sur un coude et défia le regard de Maman.
- Rey a dit que tu étais prête à accueillir des survivants ici, articula-t-il avec difficulté, après un long silence pesant. C’était un mensonge, ça aussi, pas vrai? Tu n’as toujours fait que mentir. Tu voulais juste éliminer les derniers humains restants. Ceux que tu n’as pas façonnés à ton image. Ceux que tu juges impurs.
Sa plaie au-dessus du sourcil s’était rouverte sous l’impact. Un filet de sang s’écoula sur sa tempe. La réponse à son interrogation ne vint jamais. Mais sans doute voyait-il juste. En tout cas, après tout ce qu’elle avait appris, Rey doutait sérieusement que l’androïde ait véritablement envisagé de prendre soin de quelconques survivants.
- Dis-moi seulement… Combien d’enfants vas-tu élever, puis tuer avant d’être pleinement satisfaite, au juste? gronda Ben. À ce rythme, il ne restera plus un seul embryon.
- J’étais pleinement satisfaite avec toi, souligna froidement Maman, jusqu’à ce que tu me trahisses.
- Te trahir? Non! Je t’aimais comme une mère et toi, tu…
Il se tut. Des larmes perlaient ses cils. S’entendaient dans sa voix. Pour la première fois, Rey le vit démontrer du chagrin et des regrets, qu’il cachait jusqu’ici derrière son ressentiment et sa rage, envers celle qui avait, malgré tout, été douze années durant son unique figure maternelle. Le malheureux avait dû, lui aussi, avoir le cœur brisé à l’époque. Et cette plaie ne s’était jamais complètement refermée.
- J’ai découvert… J’ai découvert que… et… et je me suis enfui. Si quelqu’un s’est senti trahi à ce moment, c’est bien moi. J’étais juste terrifié à l’idée que tu me tues aussi!
- Je n’aurais jamais fait une telle chose, se désola la machine. Car encore une fois, j’avais cru déceler en toi l’être parfait. Que j’ai ensuite vu en Fille, jusque-là. En théorie, en élevant Frère, ma treizième tentative, de la même façon, je devrais être tout aussi satisfaite de la personne qu’il deviendra.
- En théorie, oui, ironisa Ben, amer. Si tu pars du principe débile de Rousseau que tout homme naît naturellement bon et que c’est la société qui le corrompt.
Maman haussa les sourcils.
- Au moins, tu n’as pas oublié mes leçons.
Rey réalisa alors que son bien-aimé tentait de gagner du temps pour lui permettre de se saisir de l’arme et d’abattre la mère robot pendant qu’elle ne faisait plus attention à elle. Mais cette idée la glaça. Non. Elle n’en serait pas capable. Elle craignait de ne pas être assez forte. Il devait le faire. Lui, pas elle. Il y avait probablement un autre moyen.
- Maman… Tu détruis des vies! s’écria-t-elle. Pour en préserver hypothétiquement d’autres qui n’existent même pas!
D’un geste vague, elle désigna l’entrepôt où reposaient les dizaines de milliers d’embryons humains. Leur ennemie la dévisagea.
- Je n’agis que pour le bien de tous. Nous avons déjà vu ensemble ce genre de problématiques, il me semble. J’aurais pensé que tu serais assez grande pour comprendre.
Les pensées de son élève se tournèrent alors vers son cours sur le dilemme du tramway. Elle lui avait posé une question, ce jour-là. Était-ce juste d’éliminer quelqu’un pour un crime qu’il n’avait pas encore commis? Par précaution, pour sauver le plus grand nombre? En tout cas, que ce soit juste ou non, l’androïde n’avait pas hésité à le faire par le passé et recommencerait s’il le fallait. Et le véritable sens de ses leçons horrifiait Rey, maintenant qu’elle le comprenait.
Le programme de la mère robot suivait seulement le principe de l’utilitarisme. Ce qui, selon sa propre interprétation, l’incitait à sacrifier quelques vies pour en sauver des milliers. Rey doutait que ceux qui l’avaient jadis conçue s’imaginaient qu’elle en viendrait à supprimer des enfants, cela dit. Pour eux, il était simplement évident que Maman ne devait pas s’en prendre aux jeunes humains. Mais pas pour elle. Elle restait même persuadée d’agir pour le bien de sa mission. Quelle épouvantable erreur de conception! Rey secoua fatalement la tête, pleurant silencieusement.
- Non, c’est toi qui ne peux pas comprendre. Tu n’es qu’une machine. Tu n’as pas de conscience. Tu n’éprouves ni émotion, ni sentiment. Et je ne te laisserai pas lui faire du mal.
Sur ces mots, elle serra Finn contre sa poitrine, plaçant sa tête au niveau de son épaule, glissant une main à l’arrière de son crâne, enroulant des bras protecteurs autour de son petit corps frêle. Il continua de larmoyer, secoué de spasmes.
- Tu le serres trop fort, indiqua l’androïde.
Faisant fi de ses conseils, Rey recula vers Ben et se plaça entre lui et Maman. Avant que celle-ci ne bondisse son ancien fils, armée de sa seringue, et ne l’achève d’une injection léthale.
- Je ne te laisserai pas t’en prendre à eux, déclara fermement la jeune femme. Ni à Finn, ni à Ben, ni à personne.
Perplexe face à sa réaction, sa mère dodelina de la tête et fronça les sourcils.
- Écarte-toi, Fille.
La mâchoire de Rey se contracta. Elle resserra son étreinte autour de son frère et se positionna un peu mieux devant Ben, faisant rempart de son corps.
- Non.
- Écarte-toi, ordonna Maman plus sévèrement. Il est une menace envers notre futur. Envers toi. Ton frère. Et tout le reste de notre famille. Nous devons les protéger de lui.
Sa fille coula une œillade par-dessus son épaule et considéra Ben un court instant. Un lourd silence s’imposa. Puis, elle soupira et acquiesça docilement, ancrant son regard dans celui de l’androïde.
- Tu as raison. Tu m’as élevée dans le but de veiller sur ma famille. À n’importe quel prix. Et c’est exactement ce que je vais faire. Seulement… c’est de toi que je dois les protéger.
D’un vif coup de pied, elle fit glisser l’arme de Ben, gisant à sa portée, vers lui. Il l’attrapa, mais savait pertinemment que le temps qu’il vise et tente de s’assurer que sa seule balle ne serait pas gaspillée, Maman aurait toute l’occasion de l’arrêter et de planter la seringue qu’elle avait préparée pour lui dans son cou. Alors, à la place, en deux temps trois mouvements, il bondit sur ses pieds, saisit Rey par le bras, la tira vers lui. Puis, il enclencha le verrouillage de la pièce avant d’écraser la crosse de son arme sur le panneau tactile. Qui se brisa. Des étincelles en jaillirent.
Tandis que l’androïde se ruait sur ses cibles, les portes coulissantes se refermèrent sur sa jambe gauche. Les deux humains reculèrent. Elle perdit l’équilibre, mais se rattrapa de justesse. Sa diode clignota en rouge, en jaune, puis encore en rouge. Lentement, sa tête se tourna vers ce qui la bloquait. Elle tenta de se dégager, en vain. Des fils sortaient de sa plaie. D’autres y grésillaient. Sa peau se désactivait à cet endroit. Maman décocha un regard noir au panneau tactile. Elle voulut forcer l’ouverture des portes, sans résultat aucun. Ben avait détruit le système. Elle reporta son attention sur ses enfants. Chacun de ses gestes se fit saccadé, n’ayant plus rien de naturel ou d’humain.
- Fille…, appela-t-elle de sa voix robotique, tendant une main en direction de Rey. Ma chérie… Aide-moi. Maman… Maman est coincée.
Mais sa fille eut un mouvement de recul. Las des supplications manipulatrices de la mère robot et craintif qu’elle parvienne d’une façon ou d’une autre à se libérer, Ben dégaina son arme, mais sa compagne fut plus rapide. Un bras serré autour de Finn, elle lui prit le pistolet des mains et braqua l’embout sur Maman, juste entre ses deux yeux. Là où se situait son microprocesseur.
- Un peu plus à droite…, rappela-t-elle sombrement, dans un souffle.
Bien que l’expression de la machine reste neutre, Rey se demanda sincèrement si, quelque part, elle put ressentir une once de peur quant à sa destruction imminente. Dans tous les cas, sa diode conserva une couleur rouge sang. Elle secoua lentement la tête.
- Il t’a retournée contre moi. Mais tu n’es pas comme lui.
Sans doute se faisait-elle seulement des illusions, mais la jeune femme crut entendre un timbre attristé dans le ton qu’elle employa. Peu à peu, Maman leva encore le bras. Ses doigts effleurèrent la petite tête de Finn. Rey se tendit et chercha à l’écarter de sa portée. Son index titilla la gâchette de l’arme. Finalement, l’androïde posa sa main sur sa joue, lui arrachant un frisson glacé.
- Quoi qu’il advienne, tu es et resteras toujours ma fille, sourit-elle. Et tu le sais.
La fille renifla. Ses narines papillonnèrent. Son menton trembla. Les larmes inondaient son visage, en irritaient la peau.
- Je le sais.
Et elle pressa la détente. Le coup de feu retentit. La détonation fit brailler Finn de plus belle. Le recul fut si douloureux que sa sœur lâcha l’arme, qui s’écroula à ses pieds. En même temps que la carcasse inerte du robot. Un trou béant, duquel dégoulinaient des fluides noirâtres, défonçait son front. La lueur de sa diode s’éteignit. Le temps demeura d’abord suspendu. Puis, réalisant pleinement ce qu’elle venait de faire, Rey se souvint enfin de respirer et éclata en sanglots. Elle l’avait tuée. Elle avait tué Maman. Elle tomba à genoux, puis berça Finn du mieux qu’elle put.
- Chut… Ça va aller… Ça va aller…
Elle sursauta soudain quand deux grands bras l’enveloppèrent délicatement. Elle leva la tête. Ben la couvait d’un regard tendre, mais brillant également de larmes. Prenant garde à ne pas écraser l’enfant qu’elle tenait, il la serra fort contre lui. Et chacun d’eux trouva un peu de réconfort dans cette étreinte chaleureuse. Laquelle s’éternisa. C’était terminé. Enfin. Ils étaient libres, maintenant. Eux et tous les futurs résidents du bunker. Quand ils se détachèrent l’un de l’autre, après un long moment, Rey s’essuya les yeux du revers de la manche et tendit son frère à son compagnon.
- Je te présente Patate 2, murmura-t-elle.
Finn avait fini par se calmer. Il dévisagea le géant devant lui d’un air hébété. Un sourire ému se déploya sur les lèvres de Ben. Sa large paume recouvrit le crâne minuscule du nourrisson et le caressa doucement.
- La plus adorable des petites patates, en effet. Coucou, toi…
Leur présence, leurs attentions, parurent apaiser Finn. Puis, il se mit à babiller, et à rire. À partir de maintenant, une nouvelle ère pouvait débuter au sein du bunker. Ce berceau de la renaissance prochaine de l’humanité.
Comme Rey l’escomptait, Chewie, le chien de Ben, une fois soigneusement débarrassé de toute sa crasse, adora gambader dans le jardin que Maman avait pu faire pousser sous terre. Mais très bientôt, ils en planteraient d’autres à la surface. Ils ne resteraient pas enfermés ici pour l’éternité, après tout. D’autant plus qu’ils avaient une lourde responsabilité à endosser, désormais. Or, ils étaient prêts à l’honorer jusqu’à la fin de leurs jours. Maman les avait autrefois élevés. Elle leur avait suffisamment appris. Et à présent, comme elle n’était plus, c’était leur tour de reprendre le flambeau et de poursuivre cet héritage.
Baby mine, don’t you cry
Baby mine, dry your eyes
Rest your head close to my heart
Never to part, baby of mine
Ce soir-là, Rey fredonna à Finn la berceuse que Maman lui chantait jadis, l’embrassa sur le front et le coucha avec une infinie précaution dans son couffin. Chewie ronflait déjà sur le coussin qu’elle et son maître avaient aménagé pour lui dans un coin. Elle s’accroupit à ses côtés et flatta affectueusement sa tête.
Veille bien sur lui, mon chien. On se revoit demain.
Puis, elle rejoignit Ben dans l’Éden. La salle du commencement. Plus tôt, elle l’avait aidé à nettoyer toutes dernières traces des restes de Maman et à reprendre le contrôle de tous les systèmes du bunker. Le couple s’étreignit encore longuement. Puis, échangea un baiser. Heureux d’être réunis, ensemble, en vie. Plus rien ne les séparerait jamais plus.
- Tu as une très belle voix, souffla Ben contre la bouche de sa belle.
Entendant cela, Rey rougit et baissa timidement la tête. Ses dents se plantèrent dans sa lèvre inférieure.
- Tu m’écoutais…
Il lui caressa tendrement la joue, frotta affectueusement son nez contre le sien, glissa son index sous son menton et l’invita à se perdre dans l’ambre de ses yeux.
- Pourquoi pas? Finn a de la chance d’avoir une sœur comme toi, en tout cas.
- Merci, répondit la grande sœur, touchée. Toi, tu feras un merveilleux beau-frère.
À son tour, Ben s’empourpra et pouffa nerveusement.
- J’espère que oui.
- J’en suis certaine, lui affirma son aimée.
Pour masquer sa gêne, il l’embrassa encore. Enfin, ils s’approchèrent de l’entrepôt, se tinrent sur le seuil de la porte et observèrent en silence les innombrables capsules contenant les embryons congelés. Ils prendraient soin de chacun d’eux au fil du temps. Et tant pis s’ils n’étaient pas parfaits, sans le moindre défaut. Ils seraient humains avant tout. Alors qu’elle se faisait cette réflexion, Rey sentit la main de Ben frôler ses jointures, et elle la serra dans la sienne.
- Ça va en faire, des patates…, soupira-t-il.
Rey gloussa et lui donna un coup de coude amical. Il rit aussi et lui adressa une œillade complice. Elle posa ensuite sa tête sur son épaule. Leurs doigts s’entrelacèrent. Elle n’avait pas encore discuté avec son amant de la possibilité qu’elle soit enceinte. Rien n’était sûr de toute façon. Elle devait encore faire quelques prises de sang. Mais quel que soit le résultat, ils formeraient une famille soudée. Quoi qu’il advienne.
Car dorénavant, Ben serait le nouveau « père ». Et Rey serait la nouvelle « mère ». Tels des Adam et Ève ayant réussi à se réapproprier le jardin d’Éden une fois avoir détruit pour de bon le dieu tyran qui les avait créés.
FIN
Notes:
Et voilà! J'espère que ça vous aura plu! À très vite pour la dernière fic Reyloween de l'année 2025!





