Chapter Text
Une semaine avait filé depuis l’incident de l’album photo. Wanda rentrait désormais chez elle avec la boule au ventre, guettant les personnes qui s’approchaient d’elle, serrant ses affaires contre elle. Delphine avait essayé de découvrir d’où provenait l’album, elle avait pris contact avec des amis à elle qui vivaient encore à Kamar-Taj, mais ses recherches s’étaient révélées infructueuses. À chaque fois que Wanda tentait de détruire les photographies, elles revenaient, identiques, ornées de sourires oubliés, apportant avec elles une dangereuse mélancolie.
Heureusement pour elle, tout se déroulait à merveille à la librairie. Delphine apprenait vite et savait exactement quel ouvrage correspondait au goût de chaque client ; elle avoua à Wanda qu'elle avait été en charge de la bibliothèque de Kamar-Taj pendant plusieurs mois, après avoir reçu la confiance du Sorcier Suprême. Wong était exigeant concernant le personnel, il ne désirait pas que les livres tombassent entre de mauvaises mains, comme cela avait été le cas par le passé. Mais Delphine vénérait suffisamment les ouvrages au quotidien pour en devenir l'une des gardiennes.
Tous les soirs, la magicienne raccompagnait la Sorcière Rouge chez elle, assurant sa sécurité. Contrairement à Wanda qui commençait à retomber dans une spirale de frayeurs, Delphine abordait la nuit avec enthousiasme. Wanda avait l'impression de redevenir une enfant terrifiée par les ombres invisibles de ses cauchemars, alors qu'elle avait affronté pires menaces qu'un album photo. Sa magie, assez puissante pour détruire une pierre de l'infini, devait lui garantir une existence sans problème extérieur, en menace permanente pour quiconque essayerait de l'attaquer. Mais elle peinait à se convaincre qu'elle était le prédateur et non la proie.
« J’ai trouvé quelqu’un qui pourra t’aider. »
Delphine avait pris sa journée pour effectuer des recherches. Les barrières sociales étaient déjà tombées entre elles, Wanda avait accepté cette nouvelle amitié, touchée de voir que Delphine ne se contentait pas de la regarder avec la même distance que la plupart des gens. Du thé refroidissait sur la table basse du salon de la sorcière, les assiettes remplies de miettes avaient eu plus de succès.
Avec douceur, la magicienne lui expliqua qu’il existait un institut qui accueillait les personnes dotées de pouvoirs. Aussitôt, Wanda se tendit, incapable de songer à autre chose qu’à la chance qu’elle aurait pu avoir si elle avait eu connaissance de ce lieu. Delphine devina ses pensées et tenta de la rassurer, mais ses paroles n’eurent aucun effet sur la Sorcière Rouge. Combien de fois avait-elle imaginé qu’elle croiserait la route de quelqu’un qui la comprendrait et lui offrirait de l’aide ? Pourquoi n’avait-elle reçu aucune main tendue ? Pourquoi avait-elle connu autant d’épreuves, seule, piégée dans un deuil dont elle n’était pas vraiment sortie ?
Tout le long de la soirée, le sujet ne fut plus abordé mais, avant de rentrer chez elle, Delphine rappela à Wanda qu’elle voulait seulement la tirer de sa solitude et résoudre le problème posé par l’album photo. Après son départ, une étrange lassitude s’empara de la Sorcière Rouge, la plongeant dans un brouillard d’amertume et d’espoirs volés depuis trop longtemps. D’un geste machinal, elle laissa sa magie s’échapper de ses doigts, traçant dans l’air des arabesques, hypnotisée par le rougeoiement de ce pouvoir qui, s’il lui avait sauvé la vie à de nombreuses reprises, l’avait aussi brisée, lentement, irrévocablement.
La nuit passa heure par heure, bien trop longue pour Wanda qui ne parvenait pas à s’endormir sans être hantée par les visages de ses faux enfants. Quand Delphine vint sonner le lendemain matin, Wanda ouvrit la porte d’un mouvement de la main, fatiguée. Elle avait réfléchi à cet endroit qui aidait les gens comme elle – pas totalement comme elle, elle était unique, Agatha lui avait dit que la Sorcière Rouge n’était qu’une, sans équivalent, annoncée depuis des millénaires – et elle avait décidé d’essayer. Que craignait-elle sinon des questions ?
Delphine, pour la première fois depuis qu’elles se connaissaient, sortit de sa poche un double anneau et fit apparaître un cercle d’étincelles, orange, familier. Wanda inspira avant de le franchir, saisie par le souvenir d’un même portail, quelques années auparavant, avant d’atteindre un champ de bataille où Thanos s’apprêtait à anéantir les Avengers. Mais il n’y avait nul Titan, nuls ennemis, seulement un manoir gothique, fleuri, apaisant.
Les deux femmes franchirent le portail en fer forgé et entrèrent dans l’institut, là où des jeunes gens s’amusaient à courir dans les couloirs en riant. Wanda vit de la glace se former sur une poignée de porte et aperçut une flamme du coin de l’œil. Delphine esquissa un sourire avant d’entraîner la Sorcière Rouge jusqu’à un bureau dont la porte, ouverte par magie, révéla un homme chauve assis dans un fauteuil roulant.
« Bonjour professeur, le salua Delphine. Je vous remercie d’avoir accepté de prendre de votre temps pour nous.
— Installez-vous, les invita l’homme. N’ayez crainte, Wanda, je ne suis pas votre ennemi. »
Elle hésita alors que Delphine s’asseyait déjà sur l’une des chaises. Après une grande inspiration – encore une, comme si les goulées d’air frais allaient tout changer – elle imita la magicienne. L’homme se présenta sous le nom de Charles Xavier, un mutant. Ce mot était étranger à Wanda, elle savait qu’il existait des méta-humains – des gens qui avaient subi des expériences et développé des capacités, comme Steve Rogers ou Bucky Barnes – des magiciens – comme Strange, Wong, Delphine et tant d’autres – et des sorciers – Agatha et sa magie, Agatha et ses coups fourrés, Agatha et son rire hystérique.
C’était bien la première fois qu’elle entendait parler de mutation et elle écouta avec attention les explications de Xavier. Plus il lui expliquait de quoi il était question et plus elle avait le sentiment d’être concernée. Ses pouvoirs, elle ne les avait pas gagnés à la suite des expérimentations d’Hydra, ils étaient déjà là, en elle, depuis sa naissance.
« Delphine m’a détaillé votre situation, continua Xavier. Avez-vous apporté l’album ? »
Peu certaine de pouvoir se confier à sa voix, Wanda acquiesça et tira de son sac l’album photo qui avait bouleversé son quotidien. Elle regarda le professeur le feuilleter, les sourcils froncés, et cette vision déclencha en elle un souvenir, l’un de ceux qu’elle avait voulu effacer, tordant son estomac au point de lui donner la nausée.
« Je vous connais, souffla-t-elle en croisant ses bras contre son ventre. »
Je vous ai tué. Elle n’avait pas fait le lien alors que le physique était exactement le même.
Elle était piégée, derrière un éboulement, comme lorsqu’elle était enfant. Des pierres et de la ferraille l’empêchaient de bouger, elle ne pouvait que tendre une main tremblante, la voix éraillée d’avoir trop crié. Wanda savait que la Sorcière Rouge n’était pas loin, elle percevait sa présence, son aura, écrasante, dominatrice.
Un homme surgit du brouillard, debout, chauve, son ton doux parvenant à franchir la frayeur qui l’étreignait. Il essayait de l’aider, il réussissait à pénétrer son esprit, à défaire la noirceur qui ombrait son cœur.
Mais dans un craquement sinistre, deux mains aux longs doigts noircis par la magie du Darkhold lui brisèrent le cou. Et dans la réalité, un corps s’affala dans un fauteuil roulant d’un jaune criard, mort, tué par Wanda, comme tous ses autres alliés.
Wanda hoqueta et se leva de la chaise, la bousculant dans le mouvement. La surprise dans les pupilles de Xavier prouvait qu’il avait suivi ses pensées, qu’il avait vécu le souvenir avec elle. Elle balbutia des excuses, les yeux ourlés de larmes.
Meurtrière, murmura une voix sifflante. Meurtrière. Tu les as tous assassinés, un par un, de tes propres mains.
Un corps élastique en morceaux. Une femme coupée en deux. Un homme explosé de l’intérieur. Une lumière écrasée par une statue. Des cervicales brisées.
Et les autres, tous les autres, à Kamar-Taj.
Elle avait occulté tous ces souvenirs, pour les enfouir si loin, pour ne pas pleurer tous les jours.
« Vous n’êtes pas responsable. »
La voix de Xavier franchit ses ténèbres, la ramenant à l’instant présent. Wanda se tenait dans un coin du bureau, recroquevillée, en pleurs, entourée par sa magie qui commençait peu à peu à créer un dôme autour d’elle. Elle voulait croire que le professeur avait raison, qu’elle n’était qu’une victime ; Strange avait presque réussi à la convaincre mais tous ces échos effaçaient ses certitudes.
« Wanda, la Sorcière Rouge est née du Darkhold, vous l’avez vaincue. »
La Sorcière Rouge. Ce nom lui allait comme un gant, en témoignait la couleur de sa magie, en témoignait son costume d’héroïne. Agatha lui avait assuré que le monde n’attendait qu’elle et son chaos. Avec le Darkhold, Wanda avait accepté son héritage, ouvrant son cœur, ses veines, son esprit au chant corrupteur de la magie noire. Mais n’était-elle pas l’architecte de sa propre déchéance ? Elle aurait pu lutter contre le Darkhold, elle aurait pu tenir tête à cette magie si différente, elle aurait pu …
Non, bien sûr que non. Que croyait-elle ? Elle avait vu mourir Vision, l’homme qu’elle aimait, elle l’avait tué, alors comment lui reprocher d’avoir trouvé un remède à son chagrin dans les pages d’un vieux livre ?
Meurtrière.
Des éclats rouges se heurtaient au boucler érigé par les maîtres des arts mystiques. Elle devait chercher, souffler, pénétrer les esprits pour trouver celui qui flancherait. Il y avait toujours un maillon faible, toujours.
Un sourire s’étira sur ses lèvres. Elle ordonna à l’homme, le faible, le tremblant, le peureux, de fuir. Et lorsque le bouclier céda, lorsque tout s’effondra, elle libéra sa magie sur les magiciens, sans retenue.
Strange la pensait raisonnable, elle lui donnerait tort.
« Wanda. »
Elle papillonna des paupières, pour rencontrer le regard bienveillant de Xavier. Delphine était là elle-aussi, inquiète, un pas en arrière du professeur. Il avait dû lui conseiller de ne pas se rapprocher, pas encore.
« Vous êtes Wanda Maximoff, vous n’êtes pas la Sorcière Rouge.
— Je suis les deux, assura la jeune femme. Je suis un monstre. »
Meurtrière. Tu étais prête à sacrifier une enfant pour retrouver les tiens.
« Vous avez sauvé les Sokoviens contre Ultron, vous avez participé à la bataille du Wakanda, vous avez tenu tête à Thanos. Cette femme-là, vous l’avez au fond de votre cœur. C’est elle qui a aimé Vision. »
Et qui l’a tué. Tu as assassiné l’homme que tu aimais, tu as causé tant de douleurs. Accepte celle que tu es, Wanda la Sorcière, accepte celle que tu as toujours été.
« Ce n'est pas parce que quelqu'un trébuche et s'égare qu'il est perdu à jamais. »
À la manière dont il lui parla, Wanda comprit que ce n’était pas la première fois qu’il énonçait ces mots. Il lui tendit la main, en un geste amical, perçant ses défenses. La jeune femme fit tomber son dôme, consciemment, et posa sa paume sur celle du professeur. Des images déferlèrent dans son esprit, révélant un passé sans véritable famille, déroulant devant elle les marches menant à une amitié sincère teintée de différends.
« J’ai toujours cru en l’être humain, annonça Xavier. Je ne suis pas de ceux qui réclament l’asservissement des autres, j’ai foi en la mixité. Et j’accorde des secondes chances à ceux qui hésitent sans savoir où aller.
— Ce que j’ai fait n’est pas pardonnable, murmura Wanda. Je vous ai … je …
— L’homme qui est mort appartenait à un autre univers. Je ne suis pas lui, tout comme vous n’êtes plus la Sorcière Rouge. Vous devez l’abandonner, Wanda. »
Elle hocha la tête, silencieusement. Ce n’était pas pour résoudre le souci de l’album photo que Delphine avait insisté pour la conduire dans cet institut. Sa nouvelle amie avait senti qu’elle avait besoin de conseils, de la part de quelqu’un qui verrait au-delà de son nom.
Doucement, Wanda quitta son coin, se releva, épousseta ses vêtements avec gêne. Charles Xavier avait vu juste, il lui fallait se défaire du masque de la Sorcière Rouge, il lui fallait affronter celle qu’elle n’était plus pour être enfin Wanda Maximoff, l’Avenger, la jeune femme qui étudiait le droit.
« Merci. »
Elle ignorait à qui elle s’adressait vraiment. Mais elle était prête à effacer une identité qui n’était plus – qui n’était pas – la sienne. Enfin sûre d’être bientôt entière, elle ferma les yeux, pour se débarrasser de ce virus qui lui collait à la peau.
Mais elle n’en eut pas le temps. La vitre du bureau explosa. Wanda protégea Delphine et le professeur avec sa magie, créant un bouclier contre lequel se fracassèrent les éclats. À travers les débris de la fenêtre, elle aperçut une silhouette familière, d’un blanc immaculé, aux yeux transparents.
Vision.
