Chapter Text
Arrivée devant la vieille gare grasse, Hildegarde écrasa le reste de son cigare sur le mur déjà noir de suie.
Elle voulait dire un dernier au revoir à ses compagnons de chantier. Et puis, la Rose au Vent se trouvait dans un vieux cagibi négligé non loin de là.
Elle entra par de vieilles planches de bois usée par la pluie. Les vitres grasses d'huile plongeaient les rails rouillés et les trains à vapeur dans l'obscurité. Il y régnait une vieille odeur de charbon brûlé et de tabac à priser. L'horloge de la gare indiquait la même éternelle heure.
Hildegarde pénétra dans un des nombreux wagons souillés de poussière et de toile d'araignée.
Ce fut ce moment-là que choisi le train pour siffler.
Hildegarde avait sursauté sur le coup de surprise. Elle s'apaisa aussitôt lorsqu'elle vit ses compagnons crier au-devant du train.
- Terminus, tout le monde descend ! braillèrent les hommes en cœur.
Hildegarde riait de la blague. C'était si drôle d'entendre le sifflement du train qui lui transperçait les tympans. Elle se sentait si bien avec cette joyeuse troupe d'enfants.
Elle descendit du wagon et se dirigea vers la tête de cette machine qui fumait du charbon. Les hommes aidèrent Hildegarde à s'installer à leur table, où des cartes et des poudres de tabac traînaient ici et là.
- Ta mère est venue y'a pas cinq minutes, tu aurais dû sa tête, rouge comme une tomate mûre. Elle te tira les oreilles si tu pointes le bout de ton nez, Meredith.
- Va ! elle attendra bien encore un peu. J'ai encore toute la matinée d'après la vieille horloge, riait Hildegarde.
L'ambiance y était festive. On plaisantait sur son départ, sur le Pôle. Les hommes s'évadaient plus que toutes les femmes qu'Hildegarde connaissait.
- Enfin, c'est rien comparé à là où tu vas, dit le plus jeune à l'humeur plus inquiétante. Le Pôle, ce n'est pas bien drôle.
- Bah, t'inquiètes pas p'tit, elle est forte la Hildegarde, le réconforta-t-elle comme une mère. Elle leur bottera les fesses à ces fils à papa, répondait joyeusement Hildegarde en imitant un coup de pied qui la fit tomber en arrière, faisant percevoir ses bas. C'est pas bien propre, les gars, on glisse comme sur une peau d'orange, ajouta-t-elle en riant de plus belle.
Les hommes s'apprêtèrent à relancer une partie de carte, lorsque Hildegarde se releva.
Elle devait partir, avant que sa mère ne l'attrape. Après tout, elle reviendrait les voir, un de ces jours
Elle sorti du train, et se dirigea vers une porte de fonte.
Ses compagnons se penchèrent vers la fenêtre de la locomotive, et agitèrent leur mouchoir de suie. Ils mimaient la tristesse exagérant les larmes et les cris. Hildegarde les imita avec son mouchoir à pois qu'elle avait cousu. Ils se perdirent dans leur petit jeu, ils riaient à s'en tordre les tripes.
Elle ouvrit la porte, et ses frères ainés la prirent dans leur bras de muscle. Ils s'amusaient à la décoiffer de son chignon, et à lui piquer quelques cigares. Hildegarde aimait jouer avec ses frères, elle aimait leurs blagues. Elle voulait profiter de ces derniers instants de famille.
Son père n'était pas là, il devait être à sa mine. Hildegarde était un peu triste de ne pas pouvoir lui dire un dernier au revoir, avant de partir.
Sa mère, debout les bras croisés, fit mine d'être fâchée. Elle pouvait être drôle, sa mère avec ses cheveux emmêlés et son corset défait. Hildegarde l'embrassa vivement. Sa mère boudait, elle avait couru tout Arc-en-Terre. Pour se calmer les nerfs, sa mère s'alluma une cigarette. « Une magnifique escroquerie » rétorquait-elle en parlant de son tabac. Elle décortiqua la tenue de sa fille, puis leva les yeux en l'air.
- Elle est ouverte, dit-elle enfin en désignant une porte de chênaies. Ne te trompe pas de porte, surtout.
Hildegarde se dégagea de l'emprise de ses frères, elle leur promit de leur apporter des souvenirs et de leur écrire souvent. Ils lui assignèrent de claque dans le dos, ça lui porterait chance, répondirent-ils.
Hildegarde sortit un papier de sa poche, c'était une lettre pour son père. Elle voulait absolument lui envoyer un dernier mot pour son retour à la maison.
- Allez va, s'empressa la mère en prenant la missive, tu veux me faire pleurer ma parole !
Hildegarde riait doucement, cette fois-ci.
Elle s'engouffra enfin à l'intérieur de la Rose au Vent. Traînant sa valise d'une main, elle parcourait la rotonde qui s'offrait à sa vue. Des hauts vitrages de coupole émanait une lumière diaphane, presque irréelle. Le sol était entièrement composé d'une immense mosaïque ; elle représentait une étoile dont les huit branches pointaient vers des portes positionnées comme les points cardinaux.
C'était la première fois qu'elle entrait dans une Rose au Vent. Elle fut un peu déçue, elle s'était attendu quelque chose de plus grandiose. Si ses affaires au Pôle lui réussissaient, elle se promettait de refaire cette Rose au Vent. Elle marchait toujours, puis s'arrêta devant une porte blanche de neige, et où la glace lui refléta exagérément son visage rond. Le nom du Pôle fut distinctement sculpté dans le bois gelé.
Profitant de ses dernières secondes de quiétude, elle démêla les lacets de ses bottes et de son corset qui lui étranglait le corps. Elle se releva avec la plus extrême lenteur, dépoussiéra son adorable robe brune, libéra ses cheveux de ses épingles avant de les étouffer à nouveau.
La poignée céda difficilement à la poigne dure de cette étrangère.
Hildegarde se retrouva, à présent, dans une pièce semblable à la dernière. Elle ne savait pas où elle devait aller. Laquelle de ces innombrables embrasures menait à l'extérieur. Elle attendrait que quelqu'un vienne la chercher.
Alors elle s'alluma un cigare, et fuma son exquis tabac d'orange.
- Vous ne devez pas fumer, ici, répondit une lointaine voix.
Hildegarde chercha des yeux, la raison de ces voix à l'accent dure.
Ne voyant rien, ni personne, elle continua d'écumer la salle de son tabac.
Lorsqu'elle voulut avancer, elle s'emmêla les pieds dans quelque chose, ou plutôt quelqu'un. C'était un garçonnet blond, fin comme les pépins d'un fruit, dont elle devait probablement devancer en âge. Il portait entre ses sourcils clairs, un tatouage.
Il était assis à même le carrelage, il tenait entre ses mains, un croquis. Ses esquisses ressemblaient à celui d'un train.
Hildegarde pensa soudainement à ses camarades restés à la gare.
- Vous êtes l'architecte arcadienne, constata la silhouette en roulant les r sans se détourner de son œuvre. On vous attend derrière cette porte.
Et il désigna un passage à sa droite, sans n'esquisser un geste pour se dégager de l'emprise d'Hildegarde.
Elle le trouva fort impoli de ne pas lui adresser le moindre regard, ni la moindre excuse.
Elle se leva brutalement, ramassant au passage le cigare qu'elle avait fait tomber, et l'écrasa sur la feuille du jeune blondinet, ça lui apprendra !
Ce dernier ne montra aucun de signes de mécontentement, il paraissait déconcerté.
Hildegarde s'éloigna, les nerfs mis à rude épreuve, faisant trembler les vitraux et la mosaïque de ses pas de bourrins. Elle s'apprêta à passer l'embrasure de la porte, quand elle entendit un léger rire éclater.
- Merci, s'exclama le garçon au tatouage entre les sourcils. Merci, pour la fumée.
Il faisait référence à la poudre de tabac qu'elle avait écrasé.
C'était un drôle de garçon, celui-là !
Elle continua son chemin, un sourire en coin qu'elle n'avait pu laisser échapper.
C'était bien un drôle de garçon, celui-là, se disait-elle encore une fois.