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Hildegarde, Orange & Tabac

Summary:

Hildegarde, célèbre architecte acadienne du Pôle. Manières d'une cabocharde, grâce d'un ogre, cette mystérieuse femme suscite bien de l'intérêt.

Quel est son passé ? Ses premières expériences au Pôle et dans les tréfonds des autres arches, la découverte de secrets sombre...
Découvrez les débuts d'une arcadienne intrigante.

Notes:

Ceci est une fanfiction tirée de La passe miroir, écrit par Christelle Dabos.

[Histoire en pause]

Chapter 1: Prologue

Chapter Text

" La pomme d'or "

 

La relève à la jeunesse

Le cinquième arcadien, missionné pour la restauration de l'Opéra familial, prend la poudre d'escampette. Le Pôle intimide les plus grands architecte, et intrigue les marmots d'Arc-En-Terre.

 

«En un demi-siècle, cet élan de motivation et manifestation de la part de nos gosses ne s'est encore jamais vu, affirme le directeur général des inscriptions et juge des épreuves, plus d'une centaine de mômes se sont présentés pour le poste et une seule fut récompensée. ».En effet pas plus tard que la veille, le nom de la dut-dite arcadienne a été prononcé et arboré sur tous les pans des murs et portails des orangers des environs de l'arche. Depuis l'annonce de son départ imminent, cette dernière s'est montréediscrète et réservée sur le projet qui lui a été confié. Cette réaction a valu la hargne des plus curieux de ceux présents lors de la cérémonie. Beaucoup de ses concurrents l'ont interprétée comme un caprice d'enfant qui ne veut pas partager sa confiserie.

Sixième et première femme arcadienne à partir pour l'arche du Pôle en vue de remettre sur pied un vieux théâtre délabré. Ce n'est que l'unique information que La pomme d'or détient de ce maudit dessein. Ses cinq prédécesseurs, chargés de cette rénovation, n'ont tenu plus d'un mois aux côtés des aristocrates. Les mœurs de la Cour du Pôle semblent avoir mise à bout tous nos prestigieux architectes qui y ont mis les pieds. L'un d'eux a déclaré avoir été la cible de nombreuses tentatives d'empoisonnements et d'illusions excessives qui lui ont fait presque perdre la raison. « De véritables meurtriers ces nobles-là » a t-il ajouté. En revanche, ces ouï-dire-là ne semblent pas avoir touchés de plein coeur la prochaine visée. Au contraire, elle aurait répliqué qu'elle n'était pas faite de sucres mais de consistance et de chair.

Maître Janus, en personne, a prévenu d'ailleurs par télégramme officiel ses amis du Pôle, qu'il n'enverrait plus aucun arcadien après celle-ci, même si cette dernière en viendrait à abandonner la charge qui lui aurait été confiée. Et qu'au moindre conflit, qu'importe les causes, l'unique Rose aux Vents, installée depuis à peine une décennie après maintes discussions, se refermerait.

En conclusion, l'arcadienne s'envolera du cocon familial dès demain à l'aube, plus qu'impatiente de découvrir de nouveaux horizons, sombres soient-ils. « Je npleurerais pas parce que je partirai de là où j'ai grandi. Pour toute franchise, je commençais sérieusement à me tourner les pouces ici, s'explique t-elle. Il n'y aura que l'oranger de mon jardin pour qui je regretterais presque mon choix et verserai peut-être même une larme de soûlard qui n'aurait plus rien à boire».

 

Chapter 2: Les cigares à l'orange

Chapter Text

L'Oranger ouvrait son comptoir au lever du premier rayon du soleil.

Ce jour-là, le rideau de fer était obstinément fermé. Le store de soie orange était replié. Les tables métalliques, suintant de rosée, des terrasses éclairaient la rue encore endormie. Les chaises avaient été rentrées, comme à son habitude, dans l'arrière-boutique où trônait le mont du bric-à-brac.

Il y avait des vieilles bouteilles où le verre rouillé renfermait les délices d'antiques absinthe et d'eau-de-vie. Il y renfermait aussi des centaines de caisses ouvertes d'oranges, de quoi faire des tabacs d'oranges, des liqueurs d'orange, des tartes à l'orange, des oranges tout simplement.

Oranger  tenait fermement à son nom.

L'étrange tapisserie d'orange était voilée de rideaux navels. Le comptoir avait été façonné chez un artisan de façon à ce que ce le bois soit verni d'une teinte oranger. Les fauteuils de velours cuivrés, les nappes d'oranges, la moquette douce comme le cœur d'une orange... Rien ne faisait tâche dans cette univers orangers.

Le propriétaire, un vieil homme avec toujours une pipe d'orange aux lèvres, vêtu d'une chemise de nuit, alla arroser l'immense oranger de la cour de son café. Cet arbre était son ivresse, il l'avait planté lorsque son premier été fut venu. Au lever du soleil, il donnait par millier d'oranges, les plus exquises qu'on pouvait trouver sur Arc-en-Terre, s'exaltait-il.

Il donnait à boire à son fils, comme il aimait l'appeler. Et en guise de bonjour, il caressait l'écorce coriace du buste.

Ensuite, il revint dans la minime cuisine, auréolée de lumière, où sa femme préparait des cafés à l'orange. La petite bonne femme était allée tôt dans la matinée, acheter le journal à son neveu, qui débutait dans son énième gagne-pain. Elle déposa sous le nez de son époux, une page qu'elle avait corné. C'était un interminable article contant la mort d'un architecte arcadien très réputé dans les fins fond horizons de ce monde déchiré.

- C'est pas vrai ! s'écria l'homme entre deux bouffée de sa pipe, Alors elle nous quitte la petite Hildegarde ?

La femme se contenta de hausser les épaules. La petite Hildegarde, comme il disait, était une fidèle cliente. Tous les jours, elle venait acheter son tabac d'orange sous l'interdiction formelle de sa mère.

La petite bonne femme ne l'aimait pas, cette fille.

Elle devait être sur sa majorité, au plus, mais elle avait le caractère plus forgée qu'une vieille grand-mère. C'était une gosse qui ne se laissait pas marcher sur les pieds. Elle l'avait déjà servi cette Hildegarde, et elle savait que de tous les ivrognes, qu'elle avait servis jusqu'à maintenant, étaient des petits agneaux comparés à cette enfant. Hildegarde avait la vilaine manie de traiter quiconque comme elle le pensait. Là n'était pas le problème. Les arcadiens l'étaient tous à des degrés divers.

Mais grâce à celle-là, les affaires pâtissent de par ses manières incorrigibles. La petite bonne femme l'avait vue plus d'une fois, interpeler une comtesse étrangère avec une familiarité des plus fâcheuse. Ce qui avait le don de lui couper les pièces sous les orangers, toutes leurs économies commençaient à y passer sous la cheminée de tabac de ce train. Bientôt ils devront se contenter d'un quignon d'orange.

Trois coups distincts retentirent soudainement sur le rideau de fer. Ah non ! Ça n'allait pas se passer comme ça ! La petite bonne femme savait qui frappait à la porte, et il était hors de question qu'elle aille lui ouvrir. Si elle ne pouvait même plus profiter de ses congés.

- Qu'attends-tu, ma bonne ? Va lui ouvrir, s'exclama le vieil homme en s'essuyant grossièrement les moustaches. Je savais qu'elle ne serait pas partie sans me dire au revoir. Ah, quelle brave petite !

La bonne femme, agacée de ce tapage, prit le trousseau de clé, et alla ouvrir le rideau.

Le soleil l'aveugla de plein fouet. La silhouette d'une femme se dessina dans le contre-jour de la porte. L'ombre entra sans même attendre d'avoir y été invité, et s'asseyait au comptoir comme si le café était ouvert et qu'elle attendait d'être servi.

Hildegarde portait une robe brune d'un très mauvais goût. Les manches blanches de sa camisole montraient la peau nue de ses bras basanés, lisses comme la peau d'une orange. Elle avait remonté la jupe de sa tenue jusqu'à ses genoux, laissant transparaître un bout de ses bas de mousseline. De ses bottes lacées aux chevilles, elle tapait le mur du comptoir. Ses cheveux de cendre étaient remontés en un chignon, dont Hildegarde s'amusait à enlever les épingles.

Le vieil homme apparut, une barbe de café ruisselante à son menton, heureux de la voir. Il lui assigna une joyeuse claque dans le dos. Hildegarde souriait enfin depuis son arrivée.

- Alors, comme d'habitude, ma p'tite ?

- Oui mais ne fais pas le radin, cette fois-ci ! Tes paquets tiennent à peine une semaine avec moi. Et puis je pars pour un bout de temps, ajouta-t-elle avec sa robuste voix qui faisait trembler les murs. Je n'suis pas certaine d'en trouver là où je vais.

L'homme, amusé de son caractère, sorti deux grosses caisses de tabac d'orange de l'arrière-boutique, et le posa sous le nez de la jeune femme. Hildegarde, satisfaite, rangea les caissons dans sa valise, avec la plus grande simplicité, et sorti de sa poche une liasse de billet.

- Va, je te les offre, ma p'tite ! Alors, c'est vrai ce qu'on dit. Pauvre garçon, englouti par les loups ! Ça doit être dur de succéder à un si haut homme. Et ta famille, ça va être dur de les quitter.

Hildegarde rangea alors son argent, sous le regard étranglé de la petite bonne femme, et posa les coudes sur le bois vernis. Elle tritura de ses doigts les restes d'une poudre restée sur le comptoir.

- Vrai, mais je ne regrette pas de les laisser. Cette arche n'avait plus de secret, j'avais hâte de montrer de ce qu'est capable la Hildegarde, rajoutait-elle avec une pointe d'ironie en bombant la poitrine.

- Et quand pars-tu pour le Pôle ? demanda subitement la petite bonne femme, impatiente d'en finir.

- Dieu ! Ta femme a raison, maman m'attends devant la Rose au Vents. Et tu la connais si j'arrive en retard, dit-elle en riant haut et fort.

Puis, elle imita sa mère pestant sur sa fille.

Enfin, Hildegarde se leva comme un ressort, reprit sa valise, et sorti de la boutique en faisant tinter les roues de sa malle sur les poils de la moquette.

Elle s'éloigna, le regard nostalgique de quitter sa terre natale. Elle regarda les hautes maisons de briques qui l'observaient au clair du lever du soleil.

Elle s'arrêta un instant, se prit un cigare et le fuma. Elle s'adossa au mur d'une brasserie un peu plus loin, et laissa échapper quelques dernières fumées orange de ses lèvres. De là, elle admirait des jardins encore couverts de rosée, des buissons taillés, des arbres se réveiller.

- Mercedes, attends !

Hildegarde se retourna, et vit le vieil homme du café. C'était la première fois qu'il l'avait appelé par son prénom.

- Tiens prends ça, ça te servira là où tu vas ! Je l'ai acheté à un ambassadeur du Pôle, il y a quelques mois de cela. Il m'a juré qu'on pouvait discerner le vrai des illusions. Ça m'a couté un bras, cette babiole !

L'homme lui donna alors un vieux monocle de cuivre, le verre rongé par l'humidité. Hildegarde observait l'objet avec une grande intensité. Elle ne savait pas si cet ambassadeur s'était payé de la tête du vieil homme, mais elle le mit tout de même dans sa poche, au cas où. Elle découvrira la vérité du monocle, plus tard.

L'homme s'en alla aussitôt après lui avoir confié le bibelot, une larme à l'œil.

Il ne la reverrait pas de sitôt sa petite Hildegarde. 

 

Chapter 3: Adieux orangés

Chapter Text

Arrivée devant la vieille gare grasse, Hildegarde écrasa le reste de son cigare sur le mur déjà noir de suie.

Elle voulait dire un dernier au revoir à ses compagnons de chantier. Et puis, la Rose au Vent se trouvait dans un vieux cagibi négligé non loin de là.

Elle entra par de vieilles planches de bois usée par la pluie. Les vitres grasses d'huile plongeaient les rails rouillés et les trains à vapeur dans l'obscurité. Il y régnait une vieille odeur de charbon brûlé et de tabac à priser. L'horloge de la gare indiquait la même éternelle heure.

Hildegarde pénétra dans un des nombreux wagons souillés de poussière et de toile d'araignée.

Ce fut ce moment-là que choisi le train pour siffler.

Hildegarde avait sursauté sur le coup de surprise. Elle s'apaisa aussitôt lorsqu'elle vit ses compagnons crier au-devant du train.

- Terminus, tout le monde descend ! braillèrent les hommes en cœur.

Hildegarde riait de la blague. C'était si drôle d'entendre le sifflement du train qui lui transperçait les tympans. Elle se sentait si bien avec cette joyeuse troupe d'enfants.

Elle descendit du wagon et se dirigea vers la tête de cette machine qui fumait du charbon. Les hommes aidèrent Hildegarde à s'installer à leur table, où des cartes et des poudres de tabac traînaient ici et là.

- Ta mère est venue y'a pas cinq minutes, tu aurais dû sa tête, rouge comme une tomate mûre. Elle te tira les oreilles si tu pointes le bout de ton nez, Meredith.

- Va ! elle attendra bien encore un peu. J'ai encore toute la matinée d'après la vieille horloge, riait Hildegarde.

L'ambiance y était festive. On plaisantait sur son départ, sur le Pôle. Les hommes s'évadaient plus que toutes les femmes qu'Hildegarde connaissait.

- Enfin, c'est rien comparé à là où tu vas, dit le plus jeune à l'humeur plus inquiétante. Le Pôle, ce n'est pas bien drôle.

- Bah, t'inquiètes pas p'tit, elle est forte la Hildegarde, le réconforta-t-elle comme une mère. Elle leur bottera les fesses à ces fils à papa, répondait joyeusement Hildegarde en imitant un coup de pied qui la fit tomber en arrière, faisant percevoir ses bas. C'est pas bien propre, les gars, on glisse comme sur une peau d'orange, ajouta-t-elle en riant de plus belle.

Les hommes s'apprêtèrent à relancer une partie de carte, lorsque Hildegarde se releva.

Elle devait partir, avant que sa mère ne l'attrape. Après tout, elle reviendrait les voir, un de ces jours

Elle sorti du train, et se dirigea vers une porte de fonte.

Ses compagnons se penchèrent vers la fenêtre de la locomotive, et agitèrent leur mouchoir de suie. Ils mimaient la tristesse exagérant les larmes et les cris. Hildegarde les imita avec son mouchoir à pois qu'elle avait cousu. Ils se perdirent dans leur petit jeu, ils riaient à s'en tordre les tripes.

Elle ouvrit la porte, et ses frères ainés la prirent dans leur bras de muscle. Ils s'amusaient à la décoiffer de son chignon, et à lui piquer quelques cigares. Hildegarde aimait jouer avec ses frères, elle aimait leurs blagues. Elle voulait profiter de ces derniers instants de famille.

Son père n'était pas là, il devait être à sa mine. Hildegarde était un peu triste de ne pas pouvoir lui dire un dernier au revoir, avant de partir.

Sa mère, debout les bras croisés, fit mine d'être fâchée. Elle pouvait être drôle, sa mère avec ses cheveux emmêlés et son corset défait. Hildegarde l'embrassa vivement. Sa mère boudait, elle avait couru tout Arc-en-Terre. Pour se calmer les nerfs, sa mère s'alluma une cigarette. « Une magnifique escroquerie » rétorquait-elle en parlant de son tabac. Elle décortiqua la tenue de sa fille, puis leva les yeux en l'air.

- Elle est ouverte, dit-elle enfin en désignant une porte de chênaies. Ne te trompe pas de porte, surtout.

Hildegarde se dégagea de l'emprise de ses frères, elle leur promit de leur apporter des souvenirs et de leur écrire souvent. Ils lui assignèrent de claque dans le dos, ça lui porterait chance, répondirent-ils.

Hildegarde sortit un papier de sa poche, c'était une lettre pour son père. Elle voulait absolument lui envoyer un dernier mot pour son retour à la maison.

- Allez va, s'empressa la mère en prenant la missive, tu veux me faire pleurer ma parole !

Hildegarde riait doucement, cette fois-ci.

Elle s'engouffra enfin à l'intérieur de la Rose au Vent. Traînant sa valise d'une main, elle parcourait la rotonde qui s'offrait à sa vue. Des hauts vitrages de coupole émanait une lumière diaphane, presque irréelle. Le sol était entièrement composé d'une immense mosaïque ; elle représentait une étoile dont les huit branches pointaient vers des portes positionnées comme les points cardinaux.

C'était la première fois qu'elle entrait dans une Rose au Vent. Elle fut un peu déçue, elle s'était attendu quelque chose de plus grandiose. Si ses affaires au Pôle lui réussissaient, elle se promettait de refaire cette Rose au Vent. Elle marchait toujours, puis s'arrêta devant une porte blanche de neige, et où la glace lui refléta exagérément son visage rond. Le nom du Pôle fut distinctement sculpté dans le bois gelé.

Profitant de ses dernières secondes de quiétude, elle démêla les lacets de ses bottes et de son corset qui lui étranglait le corps. Elle se releva avec la plus extrême lenteur, dépoussiéra son adorable robe brune, libéra ses cheveux de ses épingles avant de les étouffer à nouveau.

La poignée céda difficilement à la poigne dure de cette étrangère.

Hildegarde se retrouva, à présent, dans une pièce semblable à la dernière. Elle ne savait pas où elle devait aller. Laquelle de ces innombrables embrasures menait à l'extérieur. Elle attendrait que quelqu'un vienne la chercher.

Alors elle s'alluma un cigare, et fuma son exquis tabac d'orange.

- Vous ne devez pas fumer, ici, répondit une lointaine voix.

Hildegarde chercha des yeux, la raison de ces voix à l'accent dure.

Ne voyant rien, ni personne, elle continua d'écumer la salle de son tabac.

Lorsqu'elle voulut avancer, elle s'emmêla les pieds dans quelque chose, ou plutôt quelqu'un. C'était un garçonnet blond, fin comme les pépins d'un fruit, dont elle devait probablement devancer en âge. Il portait entre ses sourcils clairs, un tatouage.

Il était assis à même le carrelage, il tenait entre ses mains, un croquis. Ses esquisses ressemblaient à celui d'un train.

Hildegarde pensa soudainement à ses camarades restés à la gare.

- Vous êtes l'architecte arcadienne, constata la silhouette en roulant les r sans se détourner de son œuvre. On vous attend derrière cette porte.

Et il désigna un passage à sa droite, sans n'esquisser un geste pour se dégager de l'emprise d'Hildegarde.

Elle le trouva fort impoli de ne pas lui adresser le moindre regard, ni la moindre excuse.

Elle se leva brutalement, ramassant au passage le cigare qu'elle avait fait tomber, et l'écrasa sur la feuille du jeune blondinet, ça lui apprendra !

Ce dernier ne montra aucun de signes de mécontentement, il paraissait déconcerté.

Hildegarde s'éloigna, les nerfs mis à rude épreuve, faisant trembler les vitraux et la mosaïque de ses pas de bourrins. Elle s'apprêta à passer l'embrasure de la porte, quand elle entendit un léger rire éclater.

- Merci, s'exclama le garçon au tatouage entre les sourcils. Merci, pour la fumée.

Il faisait référence à la poudre de tabac qu'elle avait écrasé.

C'était un drôle de garçon, celui-là !

Elle continua son chemin, un sourire en coin qu'elle n'avait pu laisser échapper.

C'était bien un drôle de garçon, celui-là, se disait-elle encore une fois.

 

Chapter 4: La curieuse dame aux oranges

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Dix cigares d'orange avaient été consumés jusqu'aux dernières cendres. Hildegarde se promit de s'arrêter, elle n'en aurait plus si elle les embrasait de la sorte.

Elle errait sans fin dans les ruelles sordides où l'eau s'écoulait d'une étrange couleur. Elle ne supporterait plus très longtemps cette vilaine odeur de sang séché mêlé aux égouts.

Elle s'était attendue à qu'on l'accueille comme un chevalier venu délivrer le royaume d'un dragon.

Au lieu de cela, elle se retrouvait à muser dans les allées sombres du Pôle.

Ce gamin de la Rose au Vent s'était bien payé de sa tête. Il devait rire aux éclats à l'heure qu'il est. Elle se promit également de lui remonter les bretelles lorsqu'elle le retrouverait.

Les maisons étaient d'une structure des plus glaciales. La pierre et les œils-de-bœuf des toit faisait ressortir l'aspect terne de cette arche. A Arc-en-terre, les chaumes brillaient au sein du soleil, révélant les couleurs orangers de son arche natale. Ici, tout était sombre. Il ne semblait y avoir aucun soleil pour éclairer les rues. Les lampadaires grésillaient sur son passage. Des stalactites étaient suspendues aux portes et aux toits comme les épines d'un chataîgne.

Hildegarde s'attendait à tous les styles architecturaux possibles et inimaginables, mais celui-là était impensable.

Elle continua de marcher, traînant sa valise sur les pavés difformes dont elle était déjà tomber dans les crevasses plus d'une fois.

Un majestueux défilé de jurons arcadiens retentit à ce moment-même. Hildegarde venait de choir sur les dalles de l'allée pour la énième fois, elle en avait plus qu'à assez de vagabonder.

La prochaine porte qu'elle verrait, elle s'y engouffrerait sans même se soucier de qui cela pourrait déranger. Elle se releva péniblement, et dépoussiéra sa robe, trempée. Une magnifique robe qu'elle avait acheté la veille.

Elle se dirigea devant une immense embrasure. Elle était faite en sapin, taillée et sculpté de feuilles de lauriers, constata-t-elle. En voilà, un bon nid pour cette arcadienne désorientée.

Elle ouvra la poignée.

Un majordome, apparemment débordé, releva sa coiffe d'une main, tandis que de l'autre, il sortit un carnet.

- Madame est une invitée de Monsieur ? demanda-t-il en la décortiquant comme une orange au beau milieu d'un pommier.

Cet homme avait un accent épouvantable. Cette sonorité si dure lui faisait mal à l'oreille. Elle ne comprenait stricte mot de ce qu'il lui avait dit.

- Je suis Hildegarde, la nouvelle architecte. Je viens achever l'œuvre de...

Hildegarde s'arrêta.

Fichtre ! Elle ne connaissait pas son nom à ce regrettable homme. Tant pis, elle en avait dit assez pour que l'homme sache qu'elle était attendue.

Cependant, il n'en fit rien. Il en faisait une désopilante grimace ! Lui aussi ne devait rien comprendre à son jargon.

Pour épargner ce désagréable silence, elle sortit son devis, énonçant ses fonctions. Après l'avoir examiné de plus près, le majordome comprit, et l'emmena dans un vieux monte-charge aux battants de fer. Il lui indiqua le quatrième étage de l'index.

A croire qu'on la considérait comme une demeurée.

Elle abaissa le levier, puis s'assit sur la moquette. Après tous ses efforts à retrouver son chemin, elle avait bien le droit à une pause. Une vieille musique de chambre grésillait dans la cabine. Elle mâchouilla alors une pâte d'orange pour calmer ses nerfs.

Nom d'une orange ! Elle n'avait pas serré la main à cet homme. Hildegarde s'en voulut à elle-même, elle se trouvait encore plus impoli qu'un pamplemousse.

Les portes s'ouvrirent soudainement. Elle se releva péniblement, prit sa valise, et finit de mâcher sa pâte de fruit.

- L'opéra familiale, s'exclama soudainement le monte-charge qui remontait.

Ce n'était pas un opéra, c'était un chantier.

L'odeur du vernis de l'estrade lui monta au nez. Des échelles traînaient ici et là, les murs nus avaient été arrachés de leur tapisserie, les tribunes de bois avaient été réduit à l'état de brindilles, les lustres cuivrés par le temps étaient dépourvus de leur bougies.

C'était donc cela la rénovation primordiale inachevée du Pôle dont la tâche lui avait été confié. Elle devait reconstruire un opéra. Elle s'en était un peu douté au vu des plans à moitié brûlés qui lui avait été confiés. Ce ne serait pas chose facile mais elle y arriverait. Dès ce soir, elle redessinerait les esquisses de ce nouveau théâtre.

Un peu plus loin, elle entendit des rires, une musique ambiante, des coupes de champagne tintées. Hildegarde s'avança vers cette joyeuse scène, et repoussa le rideau rouge qui lui barrait la vue. Il y avait des élégantes femmes, avec d'étranges dessins sur les paupières et les bras, sous leur toque de fourrure, des hommes en redingote parlant fort, un orchestre s'amusant parmi les rires. Un enivrant parfum lui piquait le nez.

Elle reconnut, recroquevillé dans un coin du canapé de coussins, le garçon de la Rose au Vent. Il dessinait toujours, jetant de temps à autre un regard à ce spectacle.

Hildegarde, ayant toujours souvenir du vilain tour qu'il lui avait joué, apparut sur scène. Elle marchait les poings serrés, prête à sévir.

La pièce se figea aussitôt à son apparition. On la dévisageait, chuchotait à propos de sa robe. Les musiciens s'étaient arrêtés aussi de jouer, ils dévisageaient l'étrangère. Cette dernière ignora ce changement d'altitude.

Elle fit face au gamin qui n'avait toujours pas levé les yeux de son œuvre.

- Ah mademoiselle Hildegarde ! Je commençais à croire que vous ne viendrez pas.

Un somptueux homme blond s'était avancé, avait baissé son haut-de-forme, et baisé la main de l'arcadienne.

Elle était un peu prise au dépourvue, jamais personne ne l'avait salué de cette manière, à la manière d'une femme. Et puis cet accent lui faisait mal à la tête.

Cette intervention eut au moins le don d'attirer l'attention du garçon. Il avait levé les yeux de son croquis avant d'enfoncer sa tête rouge de honte entre ses épaules. Une femme le prit dans ses bras et lui caressait sa touffe blonde. Elle salua timidement l'architecte.

- Allons, reprenons la fête, mes chers amis, clama haut et fort l'homme. La sauveuse de notre opéra est arrivée.

Et la musique reprit son cours. Les autres convives se chuchotaient au travers de leur éventails, la tenue saugrenue de l'architecte.

Hildegarde, déboussolée par tant de monde, s'allongea sur le canapé de velours. Il était bien mieux confortable que le sol du monte-charge.

A sa gauche, elle regarda le garçonnet, qui s'était remis à dessiner. Il leva les yeux vers elle, puis les remis dans son esquisse.

Hildegarde distingua parfaitement, les traits ronds de son visage, la forme ébouriffée de son chignon, et le motif brun de sa robe sur son dessin. Et au coin de la feuille, elle lut distinctement, par-dessus l'épaule de la femme, une écriture maladroite.

L'esquisse était conclue par cette note farfelue, « la curieuse dame aux oranges ».

 

Chapter 5: L'orange sur la crasse

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L'homme affable qu'Hildegarde avait rencontré à la réception se présumait être l'ambassadeur du Pôle et le père du garçonnet de la Rose au Vent.

Voilà, pourquoi il s'était fait petit dans son coin. Il ne devait pas être facile de trouver sa place dans une vie aussi remplie que celle de ce père-là. Hildegarde ne le déplorait pas, elle n'avait toujours pas oublié sa rancune.

On avait installé Hildegarde au sein de l'ambassade, aux étages d'honneur.

Elle n'aimait pas le luxe de sa chambre, elle trouvait tout ça faux. On lui avait appris, gamine, les illusions de cet austère arche.

Elle avait été surprise en mettant le monocle du vieil homme de son café.

Le lit de chêne, le matelas et les coussins de plumes de paon n'étaient qu'en réalité une couche de paille moisie par l'humidité qui s'échappait des murs. Les tapisseries arcadiennes des murs révélèrent des cloisons de pierre et de poutres au plafond. Le lustre poli du plafond s'éclipsa dans l'obscurité de la pièce délabrée. Les fauteuils de velours, la commode sculptée et peinte d'une teinte dorée, les tapis de fourrure, tout ici était faux.

Le vernis, l'orange même, sur la crasse, constata-t-elle gravement.

Hildegarde déposa sa mallette sur le lit, et sorti un cigare. Elle en avait besoin, pour se détendre les nerfs, dans quelques heures on viendrait la chercher pour les travaux. Et les plans de l'ancien architecte ne lui était d'aucun appui. Ils n'avaient à peine survécu au malheur de l'ancien.

Alors elle vida de ses poches, un parchemin jauni par le voyage et de quoi écrire.

Savourant la poudre d'orange qui lui parcourait les lèvres, elle fut prise d'une imagination qui dépassait toute ses limites. De précieuses idées lui tombaient d'un oranger, elle les nota toutes.

L'opéra allait dépasser les espérances de son prédécesseur.

Elle lança les plans avariés en boules à travers la pièce, elle les jetterait plus tard. Après tout, c'était sa chambre à elle. Elle avait le droit d'en faire ce qu'elle voulait. Si elle voulait fumer son tabac, elle le ferait. Si elle voulait sauter sur le lit, elle le ferait. Si elle voulait qu'on la lassât en paix, elle s'enfermerait. Elle ne voulait pas être dérangée.

A court d'inspiration, elle reprit son souffle.

Elle écrasa les restes de son cigare sur l'immonde tapisserie jaune de motifs pamplemousse. Hildegarde n'aimait que les oranges, les autres agrumes lui filaient l'urticaire.

Elle posa ses bottes sur son comptoir, et se balança sur sa chaise.

Elle regardait l'heure, il lui restait bien assez de temps pour se reposer les yeux. Et elle s'endormit sur son séant comme une vieille grand-mère.

On l'avait réveillé une demi-heure après qu'elle se soit enfin endormie.

Hildegarde était très mauvaise humeur, elle n'avait pas eu assez le temps de se reposer. Les cernes violettes de ses yeux accentuèrent le regard mauvais qu'elle lançait aux passants. Elle n'avait même pas pris la peine de se changer, ni même de démêler ses cheveux, faute de temps. A vrai dire, elle se fichait pas mal de son apparence, qu'importe si elle ressemblait à un kiwi.

Seulement, elle avait encore besoin de fumer du tabac d'orange. Cependant l'ambassadeur l'avait formellement interdit de revenir dans sa chambre avant que le souper ne soit servi. Elle rechignait encore contre cette arche, contre ces règles. Jamais, on lui avait donné d'ordre à la Hildegarde, et ce n'était pas maintenant que cela allait commencer.

Elle ne prit pas le monte-charge, elle n'était pas d'humeur à saluer les petites têtes blondes, comme elle les appelait.

Elle descendit alors les escaliers des soubrettes, humant la lessive propre et le papier fraîchement repassé. Elle se sentait enfin dans son élément. Dans quelque chose de vrai.

Elle bouscula dans son passage quelques valet en livré et dames de compagnie. Elle fit aussi renverser les journaux d'un valet. Elle devait déranger le monde à se faufiler dans l'antre dévasté des domestiques.

C'est à ce moment-là qu'elle fit tomber ses plans, qui entamaient une descente infinie dans les étroits escaliers.

- Excusez-moi, mam'zelle, se fondit en excuse un jeune valet, déformé par des meurtrissures, qui l'aida à ramasser ses parchemins.

- Ce n'est rien, bredouilla-t-elle encore un peu ensommeillée, qui vous a fait ces coups ?

Le valet, ahuri par cette brusque question, fit tomber de plus belles les parchemins. Il tremblait de tout son être, se mordait la lèvre, étouffant la vive tentation d'en révéler la raison.

Se remémorant la tâche qu'il lui avait été confié, il monta soudainement les marches en colimaçon, les larmes aux yeux.

Hildegarde reprit machinalement ses plans, et resta interdite au comportement du laquais. Elle fixait le haut des marches, comme espérant qu'il revienne se confesser.

Elle avait parfaitement compris qu'il était molesté par ses maîtres. Cette violence faîte à de si fragiles poupées lui retournait le tabac d'orange qu'elle avait inhalé. Elle commençait un peu plus à comprendre les rituels de cette arche aussi austère que ces animaux pleins de rage.

Jamais, elle s'abaisserait à ce degré d'animosité. Elle se savait mieux. Elle allait leur montrer la véritable Hildegarde, celle qui donnait les ordres et à qui on lui obéissait comme une mère à son enfant.

 

Chapter 6: Les ébauches d'une orange

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Elle se réveilla brutalement de sa rêverie par le calme soudain.

En effet, elle était désormais seule. Elle devait être attendue. Son instinct d'arcadienne lui enjoignait de descendre jusqu'au prochain palier.

Hildegarde, de plus en plus de mauvaise humeur, s'affaira. Elle n'avait qu'une hâte, commencer les travaux.

Elle arriva devant une vieille embrasure, bouchée par des planches de bois. Elle les traversa, arrivant dans l'arrière scène du théâtre.

De vieilles machines fumant encore, chauffaient leurs boulons. Les restes de morceaux de décors étaient éparpillés ici et là. On avait attaché les cordes des rideaux aux murs, afin qu'ils restent en place.

Hildegarde entendit derrière le mur de carton, des hommes festoyant joyeusement. Elle passa une tête au travers de l'immense pancarte, et les vit, assis, sur les fauteuils de bois. Ils riaient fort, buvaient gracieusement leur chope, renversant au passage la moitié de leur boisson sur le plancher déjà amoché par le temps.

Elle souriait, elle avait l'impression de retrouver ses camarades de la vieille gare d'Arc-en-Terre.

Confiante, elle sortit de sa cachette, et alla rejoindre les hommes. Elle remarqua à leurs paupières ombrées, la marque des illusionnistes de cette arche, les Mirages.

Ses leçons d'histoire étaient toujours bien ancrées au fin fond de sa mémoire. Elle s'étonna elle-même de s'en être souvenue.

Elle déplia ses parchemins à même le sol, apposa aux quatre coins des morceaux de pierre qui traînaient, et essaya d'attirer l'attention des Mirages, de sa puissante voix.

Ils ne réagirent pas de suite.

Elle pensa que c'était son accent qui ne les avaient pas interpelés.

Alors elle s'approcha de leur grande silhouette frêle et leur tapota l'épaule.

- Que voulez-vous ma p'tite dame ? Le chantier est interdit au public, leur rétorquèrent-ils ironiquement.

Hildegarde se força à rire, elle n'était pas d'humeur à plaisanter.

Elle les empoigna, et les amena vers ses plans, un par un. C'était qu'ils pesaient leur poids, ces gaillards-là !

- C'est qu'on n'a pas toute la journée, messieurs, répliqua-t-elle impatiente. C'est qu'aussi j'ai changé les plans, ça va être tout aussi différent, vous n'avez qu'à voir !

Un mirage, bâti comme une feuille d'oranger, rétorqua qu'il ne comprenait rien à son accent.

Hildegarde avait assez perdu de temps, tant pis s'ils ne déchiffraient pas ses paroles. On lui expliquera plus tard.

Elle se mit alors à expliquer ses croquis, ses idées, tout en désignant de son index les différentes parties sur le parchemin et sur le réel. Elle mit tant de conviction qu'elle en oubliait des fois de reprendre sa respiration. Jamais on ne lui avait confié une mission aussi importante.

Aussi, elle rajouta des détails qui ne lui n'étaient pas venus à l'esprit au moment où elle avait dessiné tout ça.

Elle imaginait déjà son opéra, propre comme une jeune orange. Elle l'imaginait avec des fauteuils de velours orages, des rideaux de soie orangers, des teintes dorées sur des tribunes d'honneur. Elle le voyait avec des lustres polis et mille et une bougie. Elle méditait aussi sur l'estrade de bois verni, et les peintures au plafond. Elle voulait quelque chose digne d'un palais du Pôle, en ajoutant sa petite touche personnelle.

- Madame, l'espace est trop petit pour reproduire toutes vos petites idées. Vous nous demandez un surplus d'illusions. Etes-vous vraiment sûre de vous ?

- Tu oses sous-estimer mes plans ? Les plans d'une arcadienne ! Sais-tu que la maîtrise de l'espace m'a été conféré ? Non, tu ne le sais pas... Soit, faîtes votre travail ! J'arrangerai la salle, s'il le faut !

- On ne vous dit pas cela pour vous offenser, madame. Mais ce seront nos cousins et le seigneur qui protesteront.

- Qu'ils aillent me voir ! Et dorénavant appelez-moi Hildegarde, répliqua-t-elle au nez du mirage, excédée de leurs petits caprices. Mettez-vous au travail !

Les mirages s'exécutèrent aussitôt, les oreilles orange de honte.

Cette architecte était plus impitoyable que le seigneur. Et aussi imprévisible qu'un Dragon.

En effet, quelques minutes plus tard, elle sortit du théâtre d'illusion et revint un paquet de cigare à la main, bien des minutes plus tard. Décidément, elle ne pouvait plus s'en passer.

 

Chapter 7: Orange méprisée

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PDV d'Augustin

 

- Que faîtes-vous ? Vous appelez ça une illusion réussie ? Ce n'est pas possible ! Qui m'as mis d'aussi bon à rien ! Vous plaindre ne vous sera d'aucune utilité ! Qu'avez-vous fait avec ces fauteuils, ils sont aussi affaiblis qu'un sorbet en plein soleil ! Dieu, les travaux ne seront jamais terminés à temps !

Il y faisait tellement de bruit à l'Opéra, qu'Augustin pouvait entendre les Mirages besogner leurs illusions sous les ordres fermes de l'architecte.

Il aimait bien entendre cette robuste voix, ça l'inspirait.

A quelques étages du théâtre, il avait installé un grand atelier, où il pouvait peindre à sa guise. Le dessin, il n'y avait que ça pour supporter sa solitude. Bien qu'il fût le fils de l'ambassadeur, personne ne faisait attention à lui, et ses parents particulièrement.

Augustin s'était forgé l'idée qu'ils étaient submergés par leurs fonctions. Voilà pourquoi il se retrouvait seul !

Son atelier avait été un ancien salon de thé, abandonné par le temps.

Son père lui en avait fait cadeau, le jour de son onzième hiver.

Augustin l'avait agréablement aménagé. Des toiles encore blanches étaient adossées à une immense fenêtre, qui donnait sur une illusion d'arbres et de sapins à perte de vue dans un infime brouillard. L'illusion du soleil était telle, qu'il avait fermé à moitié ses rideaux sombres. Une petite table de verre, aménagé d'une nappe blanche et de lys blanc, se confondaient avec le mur brun, dévoilé de sa tapisserie. Sur le sol de bois verni rodaient des pinceaux en crin de loup, des essaie de gouache sur sa palette vive de couleurs, et des plantes, survivantes du froid.

Augustin s'installa sur son tabouret, remonta les manches de sa chemise blanche, et les ourlets de son bas basané. Il prit au sol, un pinceau, sa palette de couleur, et orna une énième toile de ses sentiments. Il peignit la drôlesse de dame qui l'intriguait.

Il traduisit à travers ses aquarelles les rondeurs d'une belle orange, assaisonna sa peau douce d'une teinte dorée, épiça ses traits d'une douceur infime. Il brossa sa chevelure cuivrée, ses boucles qui lui retombait sur les épaules. Il décrivit avec la plus grande exactitude ses vêtements extravagants, les bouts de ses bas qu'elle laissait transparaître, assise, les lacets de son corset qu'elle desserrait à bout de souffle, ses hautes bottes qui lui couvraient la peau brune de ses mollets.

Il aimait la crayonner, avec toutes les saveurs qui lui emplissait le cœur.

Il ne la voyait qu'au dîner, et quelques fois elle s'en allait du buffet pour finir des sucreries dans sa chambre.

Il ne savait pourquoi, elle l'intriguait à ce point. Etait-ce qu'elle montrait ses véritables pensées ? Etait-ce parce qu'elle était la seule personne du Pôle qui lui semblait vraie ?

Il espérait bien un jour, avoir le courage d'assumer ce qu'il ressentait pour cette étrangère, de se faire pardonner pour sa maladresse à la Rose au Vent.

Mais il se devait de rester aussi neutre, face aux conflits et aux pensées saugrenues, que l'exigeait l'éducation de sa famille.

Il se reprit aussitôt. Si jamais son père entendait ses pensées, ou voyait ses esquisses à travers ses yeux... Augustin préférait ne pas imaginer la scène.

Soudain, les bruits sourds du chantier se calmèrent. Augustin s'arrêta net d'esquisser sa toile, il se tramait quelque chose en bas. Il entendit à quelques pas d'ici, les grognements de son père. Avait-il vu à travers ses yeux ses peintures ? Il craignait cela.

Au lieu de cela, son père passa devant l'atelier sans passer un regard à l'intérieur.

Augustin entrouvrit la porte, et le vit, au détour d'un couloir, entouré de Mirages, de Chroniqueurs et de Narcotiques. Tous ces hommes et ces femmes hurlaient à plein poumon, se lamentaient d'une même et unique femme.

- Comment ça, vous comptez la garder ! s'exclama une Mirage, elle troque tous les plans de l'Opéra !

- Elle écrase ses cigares sur les murs ! Comment voulez-vous qu'elle puisse entretenir un chantier convenablement ! rechigna un Chroniqueur.

- Vous n'avez qu'à voir comment elle traite nos cousins, monsieur l'ambassadeur ! reprocha un autre Mirage. Vous devez faire quelque chose !

- Taisez-vous ! cria son père, je vais aller lui parler ! Elle comprendra, j'en suis sûr certain.

Augustin fut pris d'un étrange sentiment d'hébétude. Il était comme pétrifié.

Non, il ne pouvait pas les laisser parler d'Hildegarde comme ça. Il devait aller la prévenir !

Non, il ne pouvait pas... il ne pouvait pas désobéir à son père ! Il lui était strictement défendu de se mêler des affaires de l'ambassadeur.

Et il ne se sentait pas le courage de provoquer sa famille, la Toile, ainsi.

Augustin retourna sur ses pas, et reprit place sur son tabouret. Il regardait intensément l'esquisse de couleur et de formes qui lui faisait face.

Il repensa à Hildegarde.

Non ! il devait savoir ce qui se tramait avec elle.

S'il n'avait pas le courage de prévenir l'architecte, il assisterait à la scène d'une autre manière.

De sa naissance, il avait hérité de la marque de la Toile. Il pouvait voir à travers les yeux de n'importe quel membre de sa famille, ce qu'il voyait. Il n'avait juste qu'à se concentrer sur le lien qui le reliait à son père. Et il verrait le spectacle de la meilleure place qu'on aurait pu lui offrir.

Augustin s'oublia un instant, se plongeant dans les pensées de son père.

 

*

 

L'ambassadeur essayait tant bien que mal que de se débarrasser des courtisans qui ne cessaient de geindre. Il en avait assez qu'on lui perçât les tympans. Il en avait assez de devoir régler de si dérisoires jérémiades.

S'il avait su ce qu'était les véritables fonctions d'ambassadeur, il aurait de suite décliner l'héritage empoisonné de son père. Un héritage qu'il devrait donner à son fils, qu'il pensait encore trop enfantin pour subir une telle pression.

L'ambassadeur prit le premier monte-charge qu'il trouvât, puis fit fermer les battants métalliques des portes, au nez des nobles.

Enfin, il retrouvât un agréable silence et retrouvât aussi une déplaisante musique de chambre qui grésillait.

Il actionna le levier d'appel.

Oui, il parlerait à l'architecte. Mais avant, il devait l'observer d'un peu plus près, pour juger des racontars qui circulaient à son sujet. Au fond, il pensât que ses cousins grossissaient leurs mots. Il était du côté de l'architecte, il la défendrait devant le seigneur s'il le devait. Après tout, ce serait grâce à elle que l'Opéra familial serait flambant neuf.

Les portes s'ouvrirent enfin.

Il dépoussiéra sa redingote, réajusta le col de son veston, puis s'approcha discrètement de l'entrée du chantier.

- Que faîtes-vous ?

L'ambassadeur crut d'abord qu'elle l'avait vu, il s'immobilisa contre un mur de glace.

- Je suis navré, madame Hildegarde, se morfond un Mirage en excuses pitoyables.

- Je l'espère, cette illusion n'a absolument aucun intérêt à y être ! J'exige que vous l'embellissait ! Et... nom d'un citron ! Vous me prenez pour une pomme ? Etait-ce sur mon plan, cette...chose ! Ce n'est pas possible... j'ai l'impression de parler à des vieux pruneaux !

L'ambassadeur prit peur de cette voix impitoyable. Il était vrai qu'elle ne mâchait pas ses mots envers ses ouvriers. C'était à s'en demander comment on pouvait ne pas perdre la raison.

Il sentit son courage de défendre Hildegarde s'estomper, ils avaient peut-être raison après tous les courtisans. Elle ne les traitait pas d'une manière des plus tendres.

Epouvanté par le silence soudain, il crut à un mort.

Il passa sa tête en travers de la porte.

Au lieu de cela, il vit Hildegarde, tranquillement assise sur son séant, en train de fumer un cigare.

L'ambassadeur perdit tout contrôle de sa bienveillance, lorsqu'elle écrasa son havane sur le sol poli.

Il bondit de sa cachette, et empoigna l'architecte de toute ses forces.

- D'où osez-vous me traiter de la sorte, s'écria Hildegarde furibonde.

- Je suis l'ambassadeur, tant que vous résidez sur le Pôle, vous me devez obéissance et respect !

- Je n'ai d'ordre à ne recevoir de personne ! transgressa-t-elle.

Une claque retentissante fit taire la femme.

Jamais on n'avait levé la main sur elle ! Jamais on ne lui avait parlé sur ce ton ! Elle se sentait humiliée, faible. Elle sentait la douleur lui brûler la joue, lui mordre la langue, lui mouiller les yeux. Non, elle ne devait pas pleurer ! Elle était forte, pas comme ces animaux qui servait d'arrières petits-enfants à ce seigneur de marbre !

 

*

 

La gifle de son père fit perdre le contact.

Augustin était effaré de ce coup qu'il s'était vu donner par des yeux qui n'étaient pas les siens. Ce bruit qui avait assené cette joue ronde, cette rage qu'il avait ressentie et qui l'avait aveuglé de toute politesse, ce visage ébahi d'une enfant qui n'avait pas compris pourquoi elle était punie.

Augustin voulut effacer cette image monstrueuse de ses paupières.

Alors il reprit ses pinceaux, sa palette, et se remit à peindre sur une nouvelle toile de lin.

Il voulait retranscrire cette haine de fils déshonoré, de cet enfant désillusioné. Cet homme ne pouvait être son père, ce n'était pas lui ! Augustin ne voulait plus se soumettre à ses ordres, il voulait faire preuve de courage comme Hildegarde. Il voulait peindre pour oublier, mais surtout il voulait peindre pour demander grâce à son orange.

 

Chapter 8: Colère de l'orange

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Hildegarde fut emmené dans l'ambassade.

C'était une salle démesurément ronde, où des tables en arc de cercle suivaient la forme des murs sombres. La pièce était plongée dans la pénombre, ses rideaux obscurs verdâtres avaient été tiré. Elle ressemblait à une salle de jugement, là où la défense était vaine.

L'architecte fut très surprise de ne constater aucune illusion au travers du monocle, qu'elle s'empressa de remettre dans sa poche.

Cette cellule était vraie, les écritoires de pins, les rideaux de velours, l'immense fenêtre dissimulée sous le tissu vert...Tout était vraie.

En tournant la tête vers l'ambassadeur -qui s'était installé à son siège habituel-, elle vit une gigantesque pendule. Elle faisait résonner la salle à chaque oscillation d'aiguilles, comme un couteau qu'on affine.

- Asseyez-vous !

Ce fut plus un ordre qu'une proposition. Hildegarde obéit, la joue encore endolorie. Elle n'était pas prête à se prendre une seconde claque.

- Je vous ai fait venir ici pour vous faire parler de votre comportement.

Il la traitait comme une gamine en pleine crise d'adolescence. Il la plaçait en infériorité par rapport à lui. Elle avait hâte de sortir de cet endroit lugubre, elle ne se sentait plus à sa place, ici au Pôle, depuis la gifle.

- Votre comportement envers le Pôle, continu a-t-il calmement, ... Vous défiez les lois et les règles d'une arche qui n'est même pas la vôtre... Vous désobéissez aux exigences du seigneur...aux ordres d'un ambassadeur... Vous n'êtes pas à Arc-en-Terre, ici l'autorité c'est moi !

Et l'homme déplia les plans de l'Opéra, barré d'une grande croix rouge, et annoté d'une feuille écrite d'une main maladroite, celle du seigneur.

Hildegarde ne l'écoutait qu'à moitié. Elle se fichait bien qu'on lui fasse le moral, cela lui était arrivé maints fois avec sa mère.

Ce n'était pas un ambassadeur qui allait lui donner la chair d'orange.

- Vous salissez l'image de votre arche par vos sauvages manières ... Vous profanez les murs du Clairdelune par cette vilaine manie d'écraser votre immonde tabac ! Et dire que j'étais venu vous défendre auprès de mes cousins ! Je suis bien tombé pour me ranger du côté d'une bête... j'en regrette même maintenant votre venue...

- Moi aussi, je me demande ce que je suis réellement venue faire ici, ajouta-t-elle enfin exaspérée de cette comédie, venue retaper un Opéra ou venue m'occuper d'enfants ! Et si mes manières sauvages vous déplaisent... que grand bien me fasse !

L'ambassadeur gifla de nouveau la femme qui se tenait face à lui. Cette fois-ci, elle ne se tut pas.

- J'ai de sauvages manières ? Et vous, alors ? Vous frappez une femme qui se défend d'accusations disproportionnée ! Est-ce donc digne d'un ambassadeur ?

Hors de lui, il recommença indéfiniment de la frapper au visage, dans l'espoir qu'elle lui demande grâce et qu'elle soit obéissante comme un bon chien. Il se savait faible face à ces paroles justes, il n'avait que la force pour se sentir plus courageux.

- Vous me faîtes bien rire ! Vos coups ne me font plus rien ! Peut-être que je ne me plie pas à vos règles, mais moi au moins, j'ai le courage d'être vraie, d'assumer qui je suis réellement ! Vous, vous êtes faux, faux comme votre arche !

Elle reçut de plein fouet un coup de pied au ventre. Elle tomba sur le sol, elle sentait le sang couler de ses lèvres, lui redescendre le menton pour atteindre son cou. Elle devait bien être abîmée, mais qu'importe. Elle voulait montrer que cette violence ne l'atteignait pas, qu'elle était plus digne que lui.

- Vos Mirages qui travaillaient sur le chantier ! Eux aussi étaient vrais, ils ne le seront plus pour longtemps avec vous, comme ambassadeur ! Si je n'étais pas douce avec eux, c'était pour les inciter à se tirer les feuilles des oranges, et se surpasser ! Ils étaient gentils, ils parlaient comme il fallait, ils buvaient comme de vrais hommes !

- Sottises ! Vous n'êtes qu'une hâbleuse !

Hildegarde se releva comme un ressort. Personne n'avait le droit de l'appeler ainsi. Elle aussi avait dépassé la limite.

Elle fit face à l'ambassadeur, et lui cracha au visage, puis s'enfuit par l'arrière porte.

Elle se sentait libéré d'un oranger de ses épaules.

Devant la vraie porte de l'ambassade, elle vit plusieurs de ses ouvriers et de nobles qu'elle ne connaissait pas, tendre l'oreille à la porte. Ils devaient attendre le verdict de l'ambassadeur. D'une minute à l'autre, il sortirait, humilié comme il l'avait humiliée. Elle ne devait pas traîner ici, on la poursuivrait.

Elle devait retourner dans sa chambre, tant qu'elle était encore la sienne. Elle devait reprendre ses affaires, son tabac, ses plans. Elle voulait partir, partir de ce monde d'illusion. Elle voulait qu'on la considère autrement que comme une malpropre.

Elle prendrait le premier dirigeable, la première Rose au Vent, qu'importe la destination, tant qu'elle ne reviendrait plus ici. 

Chapter 9: Départ de l'orange

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D'un claquement de doigt, elle se retrouva, seule, dans sa chambre.

Il y faisait un silence des plus pesants.

Hildegarde hurla de plein poumon. Elle criait de colère, elle voulait tout détruire de cette pièce. Elle voulait renverser les malles, défaire les draps, démonter les tiroirs, déchirer les immondes tapisseries.

Oui ! Elle voulait se déchaînait de cette haine qui l'a rongé du plus profond de son être. Elle en avait assez qu'on lui parlât d'elle comme si elle avait été élevée parmi les porcelets. Elle en avait assez qu'on lui abimât sa pelure d'orange.

Elle devait voir les dégâts de sa peau, même si elle devait en avoir peur. Elle voulait faire face à son vrai visage.

Elle sortit d'un tiroir, un morceau de verre qu'elle avait brisé par maladresse, et se vit enfin.

Une pomme flétrie, voilà à quoi elle ressemblait, à présent ! Ce n'était pas tant de se voir couverte de bleue et de meurtrissures qui la désolait tant, elle comparait ses blessures comme ceux d'une bataille gagnée, mais l'idée qu'elle s'était laissé battre, lui était insupportable. Elle, que tout le monde avait respecté, que personne n'avait osé lever le ton, on l'avait frappée. Voilà la vérité de cette arche, de faux visages qui craquent au moindre faux pas.

Hildegarde, encore énervée, enfouit sa tête dans un oreiller.

Oui, elle partirait !

Mais pour l'instant, elle avait besoin de se vider les pépins.

Oui, elle remballerait ses affaires, ses plans, et son tabac ! Oui, elle déguerpirait sans dire stricte mot à quiconque ! Oui, elle fuirait les nobles et le Pôle !

On frappa soudain à la porte.

Hildegarde ne répondit pas. Elle laissa échapper quelques grommèlements, elle n'avait même plus le courage de fumer ses cigares.

Les coups recommençaient. Hildegarde laissa encore sa porte chanter. Elle ne voulait voir personne.

Les percussions s'enchaînaient de plus en plus timidement.

Finalement, elle se décida de sortir sa tête du coussin.

Si elle devait rendre sa chambre maintenant, elle le ferait et de bon cœur !

Elle assembla d'un geste néglige, le peu d'affaire qui lui restait, et mit le tout en désordre dans sa valise orange.

Elle hésita encore un instant devant la poignée.

Elle regarda la pièce dépareillée. Elle y avait sali les draps blancs de tabac, renverser de l'encre sur le bureau, laisser des miettes de friandises sur la moquette. Elle ressemblait pas mal à sa chambre à Arc-en-Terre, ça l'a fit enfin sourire.

Un peu plus détendue, elle ouvrit la porte.

Le fils de l'ambassadeur se tenait face à elle, le regard inquiet et le crin blond en broussaille.

Elle passa devant lui sans lui adresser la moindre parole. Elle ne lui avait toujours pas pardonné le coup de la Rose au Vent.

Il lui attrapa sa manche de mousseline, l'empêchant de faire un pas de plus.

- Que me veux-tu ? lui demanda-t-elle, impatiente.

Elle avait délibérément appuyé sur le tutoiement. Le temps des « vous » était révolu depuis l'affrontement avec son père.

Quant au fils, il se mordait la lèvre comme s'il hésitait à dire une chose. Il regardait fixement le bagage.

- Je suis pressée ! je n'ai pas le temps de...

- Quand reviendrez-vous ? l'interrompt-il brusquement.

Prise sous le coup de la surprise, elle en avait le souffle coupé. Comment avait-il pu deviner qu'elle partirait ? Elle oubliait qu'elle tenait sa valise de son autre main libre.

- Pas sûre que je revienne ...et puis... après tout ça ne te regarde pas ! Et puis qu'est-ce que ça pourrait te déranger que je parte ? Tu ne dois pas m'apprécier après ce qui s'est passé avec ton père. Si tu es venu me ramener à lui, saches que je ne suis pas née de la mauvaise saison !

Il se remordit la lèvre, les oreilles et les joues rouges. Décidément, elle avait touché une corde sensible. Elle le sentait déstabilisé, anxieux.

Il lâcha la manche de sa douceur.

- Vous avez le droit de fuir, reprit-il, c'est votre droit. Mais sachez que je ne vous détesterai jamais, je ne serais jamais comme l'ambassadeur. J'admire le courage dont vous faîtes preuve ! J'aimerai bien aussi m'enfuir... avec vous..., se chuchota-t-il plus à lui-même qu'à son interlocutrice.

Se rendant compte de l'absurdité ses paroles, il balbutia :

- Non...pas que vous m'êtes indifférente... Mais sans vous l'Opéra sera moins somptueux qu'on l'imagine...Je...je ne vais pas vous retenir pas plus longtemps...

Puis il dévala à grande enjambée le couloir, honteux de ses mots.

Hildegarde le trouvait de plus en plus étrange. Elle se demandait bien pourquoi son départ l'intriguait tant.

Non ! Elle ne devait pas s'attarder ici ! Elle devait rejoindre la Rose au Vent. Elle ne devait pas être loin. La dernière fois, elle avait tardé mais elle ne s'était pas si éloignée du vieux magasin qui la renfermait.

Tout d'abord, elle devait sortir de cette geôle.

Elle ne pouvait pas utiliser son pouvoir, elle ne se souvenait plus quel chemin prendre, ni l'image de la vieille boutique. Elle ne pouvait pas le monte-charge, elle pourrait aisément croiser des nobles en colère, prêts à l'amocher de plus belle. Et elle n'avait pas le temps pour les représailles.

Elle prit les escaliers des soubrettes. A force de les emprunter elle commençait à les connaître sur le bout des oranges.

Ça ne l'amusait pas de se cacher, de fuir comme une voleuse, elle se sentait moins digne.

Il n'y avait étrangement personne sur les marches de pierre. D'ordinaire, il y avait toujours au moins un valet qui montait ces marches. Au lieu d'une foule, il y régnait une vieille odeur de tabac à priser, et de vapeur d'eau.

Hildegarde dévala l'escalier en vitesse. Elle ne voulait pas imaginer la raison de ce silence inaccoutumé.

A la toute dernière porte, au tout dernier sous-sol, elle trouva le majordome qu'elle avait rencontré le premier jour. Il avait enlevé sa coiffe, remonté les manches de sa livrée encrassée de thé, et les mains dégantées, accoudées à la table, il fixait pensivement le vide.

En voulant retourner sur ses pas, Hildegarde se cogna vigoureusement contre une colonne de marbre. Le bruit attira l'homme. Il se retourna, passant un regard furtif, et referma le livre.

- C'est embêtant, dit-il après un long silence, en temps normal, je devrais vous ramener auprès de Monsieur.

- Et... vas-tu le faire ? lui demanda-t-elle, méfiante.

L'homme ne répondit pas. Il sortit de son armoire, une vieille pelisse sombre qui lui tint. Il l'aida à se relever et lui mit la cape sur ses épaules.

- Tu...m'aide à fuir... pourquoi ?

L'homme ne répondit pas. Il la prit par l'épaule, et l'emmena par les dortoirs des valets. Ils ne dormaient pas, au contraire ils bavardèrent joyeusement. Tous regardèrent le majordome, tenir l'arcadienne, s'arrêtant nets de brailler. Les soubrettes renversèrent à nouveau leur linge sur le sol gras de cambouis, les laquais s'arrêtèrent dans leur course, le mécanicien fripé leva les yeux d'une machine qui fumait un brouillard épais, suffoquant l'acier rouillé et le charbon. Le temps était comme figé, l'espace d'un court instant.

Il l'emmena ensuite vers les cuisines, empestant la viande grillée, où des femmes corpulentes étaient occupés à morceler des carcasses de félins. Elles aussi regardaient les deux jeunes vagabonds, d'un air mauvais.

- Ça t'amènera des ennuis, tête de grizzlis ! articula l'une d'elles, en train de vider un ours.

Il ne répondit rien à cette menace. Il lui lança simplement un regard d'indifférence à sa remarque. Hildegarde le trouvait vraiment courageux de désobéir à son maître, et se mettre à dos les domestiques, pour aider une étrangère qui avait froissé les règles de la Cour.

Finalement, il trouva quelques pas plus loin, une vieille porte de fer, et l'ouvrit. Il l'avait amené aux entrepôts.

- Vous faîtes le tour des bennes, là vous arriverez dans une impasse, vous tournerez à droite et ce sera le premier commerce à votre gauche. Vous serez à la Rose au Vent, ajoutait-il.

- Pourquoi m'aides-tu ? interrompu-t-elle, intriguée par tant de bienveillance.

- Ordre du fils, répondit-il en laissant échapper un sourire, il vous aime beaucoup.

Le garçon de la Rose au Vent ! Il avait tout agencé pour l'aider à fuir ! Il n'était pas si faux, après tout ! Il n'était pas finalement comme son père, ses cousins, cette arche. Il était vrai lui aussi ! Hildegarde sut qu'il était pardonné. Et puis ce majordome qui repartait, il avait fait le choix d'obéir au fils et non à l'ambassadeur.

Hildegarde se promit de rendre la pareille à ces braves domestiques, un jour, elle trouverait le moyen de leur donner satisfaction.

Elle se reprit aussitôt, elle devait aller à la Rose au Vent.

Elle contourna les odeurs infectes des bennes, arriva dans une ruelle sombre où des publicités étaient accrochés ici et là, et où des ivrognes braillaient dans le sifflement du vent, puis trouva le vieux magasin de journaux. Elle s'y engouffra, inspirant le vieil air de papier et de colle. Elle enjamba des débris de verre et des taches d'encres. Elle était aussi crasseuse et déserte qu'à son arrivée. Dans l'arrière-boutique, elle trouva la fameuse porte de pins.

Elle jeta un dernier coup d'œil au Pôle, scrutant sur un mur, une affiche où un théâtre, scintillant de velours rouge et or, était dessiné. « Le nouvel Opéra familial ouvrira prochainement ses portes ». Hildegarde sourit. Ce se serait sans elle.

Elle abaissa la poignée, et s'engouffra dans la rotonde. Toujours aussi imposante, décevante. Elle se souvenait de sa rencontre avec le fils de l'ambassadeur. Il était assis, là, au centre de la pièce ! Elle fumait un cigare ici ! Elle avait encore l'odeur du tabac d'orange lui chatouillant ses narines.

Elle ferma les paupières, et courut sans savoir où elle allait. La première porte qu'elle toucherait, elle y entrerait, peu importe quelle sera l'arche. Elle voulait que ce soit l'orange du hasard, pas un choix qu'elle aurait fait. Elle craignait de vouloir rentrer à Arc-en-Terre. Elle ne voulait pas faire honte à ses camarades, à sa famille, eux qui étaient si fiers de son départ. Elle ne voulait pas qu'ils la voient comme la déchéance d'une orange forte.

Elle choisit finalement une embrasure, au toucher exquis de lierre qui lui dorlotait les doigts, de fleurs exotiques embaumant le soleil et la chaleur à plein nez. Elle savait quelle serait sa nouvelle arche.

Babel ! C'était là, qu'elle irait ! 

 

Chapter 10: L'orange de Babel

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La vieille trappe se referma dans un bruit assourdissant de coups de tambour.

La Rose au Vent l'avait déposé dans une vieille cave à vin abandonnée et poussiéreuse. Hildegarde était bien contente de sortir de la pénombre et des toiles d'araignée, dont ses cheveux en avaient fait un nid. Elle n'en fit rien pour arranger sa tenue. Elle devait être bien propre avec sa robe à pois brune de cendres et sa mine basanée de suie. Peu importait son apparence, elle n'aurait qu'à se débarbouiller la tête dans un puit.

Elle regarda les maisons de toutes tailles, de toutes formes, et de toutes couleurs qui s'offrait à sa vue. Il y avait des dômes de métal, de verre, des petites, des grandes fenêtres, des volets sculptés, des portes de bois. Il y avait des statues, et d'innombrables embrasures. Il y avait des portiques, des jardins verts, des haies taillées au moindre centimètres, de hauts arbres qui touchaient les nuages. Et au centre de cette immensité, il y avait un immense dôme, dominant le brouillard et le ciel.

C'était le mémorial de Babel ! Celui dont tout le monde s'arrachait des oranges, où tout le savoir et la connaissance du monde y reposait paisiblement.

Hildegarde avait presque tout appris de cette arche droite de règles. Elle y avait appris les lois, les conventions, le fonctionnement. C'était une arche où l'égalité était divisée par les citoyens et les sans-pouvoirs. Les citoyens, les descendants du seigneur Pollux, avaient tous les droits, les libertés, et le savoir. Les autres, les filleuls d'Hélène, la jumelle du seigneur qui n'avait pu avoir d'enfants, devaient se contenter d'obéir, d'admirer les récits que les savants leur contaient, et de rêver du passé qu'ils n'y connaissaient rien.

Babel était un engrenage qui suivait l'exemple de ses voisins. Elle avait imité ses frères et sœurs d'arches. Hildegarde ne savait pas encore quelles inventions étrangères elle y trouverait, mais elle avait hâte de les découvrir.

Elle foula les pavés de marbres, chaud comme la braise d'une orange. Le soleil frappait de plein fouet les rues bouillonnantes comme un four. Elle parcourra un marché d'épices, de senteurs exotiques, de joyeux chahut des marchands. Si elle lui restait des écus, elle en aurait volontiers pris quelques-unes pour goûter, pour les faire fondre sur sa langue.

Au milieu de cette foule de tuniques blanches, elle trouva une fontaine, ruisselante d'eau. Hildegarde s'en approcha, et plongea sa bouille ronde dans la source fraîche. Elle s'amusait à regarder le fond de pierre floue, à faire des bulles qui éclataient à la surface. Elle aimait la fraîcheur de cette eau.

Une main frêle la tira en arrière, la faisant choir sur les pierres brulantes.

- Vous allez bien, miss ?

C'était un vieil homme, les joues cuivrés creusé par le temps, qui lui parlait dans une sonorité musicale, un accent mélodieux.

La masse blanche s'étaient pressée autour d'elle. Tous lui demandaient avec une note d'inquiétude, si elle se sentait bien.

- Bien sûr, vous n'avez rien à craindre, leur répondit-elle calmement.

Elle trouvait cela touchant qu'on s'inquiétât pour elle.

Ils avaient cru qu'elle s'était engouffrée dans l'eau. Les babéliens avaient été plus agréables, en seulement quelques secondes, que les nobles du Pôle, en plusieurs semaines.

La foule blanche l'aida à se relever, toujours inquiète de son état. Hildegarde les rassura maints et maints fois. Elle avait juste voulu s'arroser les joues.

Elle reprit sa promenade au marché, sous les regards soucieux des babéliens.

Elle passa devant les caisses d'épices et de fruits. Elle les palpa, et lécha un peu de poudre, restée sur ses doigts nus. Elle fut surprise de toutes les saveurs que ses babines pouvaient humer. Elle savourait des teintes sucrées, des assaisonnements amers, et des nuances âcres. Elle faisait fondre sur sa langue des aromates douces comme un nuage, farineux comme un grain de sable. Tous ces tonalités de ces épices, quelque fois agrémentées d'une note sucrée et poussiéreux, rajoutées à un soupçon de croches âcres et douces. Hildegarde ressentait, entendait ce morceau joué avec âme et cœurs que lui récitaient les aromates. Elle se sentait voyager, partir loin des dalles, du chahut des foules. Jamais auparavant, elle n'avait ressenti d'une telle sensation d'évasion et d'extravagance avec autres choses qu'une orange.

Hildegarde s'adossa contre une colonne empierrée, et sortit un cigare de sa valise. Cela faisait bien plusieurs heures qu'elle n'avait pu en fumé une. C'était sa dernière ! Elle devait faire le plein. Peut-être parmi ces épices, il y avait du tabac d'orange. 

 

Chapter 11: La Pirate et l'orange

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Le cigare se consumait encore lorsque le jour s'endormit. La foule s'était envolée, le marché évaporé, les épices dissipées. Ce n'était plus qu'une rue sombre, où l'écoulement de la fontaine faisait office de musique de chambre.

A quelques rues de là, des cris de joie résonnèrent infiniment dans le crépuscule. Hildegarde s'avança, cigare aux lèvres, vers la clarté d'une lumière vive. C'était de là d'où venait cette humeur festive de la nuit.

Elle voulait y entrer, venir juste pour écouter les hurlements du peuple.

La lumière l'amena devant le fronton d'un temple de verre et d'acier. Les odeurs contrastées qui s'en dégageaient rendaient l'air brûlant plus irrespirables encore.

Cela lui donnait encore plus envie d'y entrer.

Elle écrasa son dernier cigare sur les dalles sombres de l'obscurité, et entra dans un feu d'artifices d'étoffes et d'épices qui lui rappela le foirail d'aromates du matin.

Le joyeux bazar de l'échoppe lui perça les tympans. Hildegarde ressentait les vibrations lui battre le creux du ventre, la frissonner de tous ses membres ronds.

C'était une foule bien plus différente de celle de toges blanches. Les babéliens portaient des vieilles guenilles de laines sombres, et braillaient comme des fauves en pleine chasse.

Hildegarde se sentait presque dans son élément, il manquait quelque chose pour que la note soit parfaite. Elle ne savait quoi.

Son ventre gronda soudainement comme un lion affamé.

Personne ne fit attention à ce rugissement.

Oui, elle n'avait pas mangé de bon repas depuis bien des heures, et les épices ne lui avaient pas tenues l'estomac. Si seulement il lui restait de l'argent, elle aurait pu au moins grignoter un quignon d'orange. Et l'idée de voler lui était insupportable ! Ce n'était pas ce qu'on lui avait inculqué à Arc-en-Terre.

Elle traversa un ancien vestige de bains antiques. Des vestiges de colonnes formaient une galerie circulaire, ouverte sur le ciel, autour d'un bassin à la propreté douteuse. Elle marchait lentement comme pour profiter du temps qui s'était figé dans cette salle. Les pas claudiquant sur le sol de marbre, ils emportaient avec lui les hurlements de la foule de guenille.

Un peu plus loin de là, une enseigne ronde comme une orange, poli d'une grasse couche de vernis, se tenait fermement au-dessus d'un portail de cuivre encore étincelant comme l'éclat de la rosée sur les orangers.

Hildegarde ouvrit avec précaution le portail éclatant, comme si elle dépaquetait le couvercle d'une délicate boîte à musique en porcelaine.

De l'autre côté de l'embrasure s'étendait une petite cour à nuit ouvert, les étoiles illuminant la pelouse dénudée de verdure.

Elle prit une lampe à gaz, suspendues à l'entrée, et l'alluma d'une étincelle d'allumette.

A quelques pas d'elle, d'étroites marches s'enfonçaient profondément dans les dalles. Elle les suivit, sans s'enquière de ce qu'elle trouverait en bas. Le couloir l'amena dans un vaste couloir terrifiant qui lui glaçait le sang. Il s'étendait sur plusieurs mètres des murs d'os, de tibias, de crânes, de fémurs de toutes créatures. Des catacombes. Hildegarde longeait ces ossements sans n'y faire attention.

Gamine, elle avait déjà rendu plus d'une fois visite à son oncle, travaillant dans les charniers. Des os et des morts, elle en avait vu passer au cabinet du croque-mort !

L'ossuaire débucha sur une grande salle voûtée, un rideau de velours faisant office de porte. Hildegarde passa son corps à travers le tissu. La pièce était pleine de monde. Des hommes et des femmes se déhanchaient extatiquement. Ceux qui ne dansait pas avaient pris d'assaut les comptoirs et les guéridons. Ils trinquaient, fumaient, gesticulaient sans retenue. Une lointaine musique de jazz résonna au creux de ses oreilles. L'odeur enivrante de tabac lui chatouillait le nez.

Hildegarde souffla sur la flamme de sa lampe. Elle se sentait à nouveau apaiser de cette atmosphère.

Voilà ! Elle avait trouvé la note manquante. Des oranges ! Cette salle serait parfaite avec des formes et des couleurs d'oranges, ici et là à la place de ces vieux tableaux de fleurs et de plantes, là où la peinture commençait à s'écailler.

Hildegarde s'asseyait au comptoir, posa sa valise à ses pieds et sa lampe sur le poignet d'une statue bestiale empaillée. Puis elle se mit soudainement à participer aux bruyantes conversations des ivrognes. Elle parlait enfin comme elle le faisait à Arc-en-Terre. Elle osa enfin jurer haut et fort, se tordre de façon peu convenable pour une femme. En revanche, elle pinçait au cou les hommes qui essayaient, tant bien que mal, de lui palper les cuisses replètes.

Les buveurs, ensommeillé d'eau-de-vie, se mirent bien vite à lui offrir de quoi boire, malgré le fait qu'elle refusait leurs avances. On lui offrait un grand verre gras de pintade. Hildegarde la but d'une traite. Des heures que son estomac luttait ! La voilà enfin bien désaltérée ! Elle ne fit pas attention aux grosses gouttes d'alcool qui lui retombait sur le menton jusqu'à l'intérieur de son corset, ni aux fausses notes grinçantes de la musique de chambre.

Les hommes riaient de la scène. Qu'elle était drôle, cette dame ! jargonnaient-ils.

Les verres d'absinthe et d'eau-de-vie s'enchaînèrent. Hildegarde les but tous d'un coup de langue. Elle n'avait plus bu d'aussi bons tord-boyaux que ceux de l'Oranger. Les verres du Pôle étaient, quant à eux, que de petits pineaux. Ils ne mettaient qu'un auriculaire de marcs, ces petites têtes blondes-là !

Elle essuya, d'un revers de manches, la moustache blanche de mousse qui s'était crayonnée aux contours de ses lèvres. Malgré tous les verres qu'elle avait ingurgités, Hildegarde n'était point du tout grise. Au contraire, elle se sentait revivre.

Les hommes, hydratés de toutes leurs veines, descendirent de leur siège, et allèrent jouer aux fléchettes, d'un pas chancelant.

C'était si bon d'être ici, transgresser les lois et les règles d'une arche qui n'était pas la sienne. Babel était stricte. Pas d'alcool, pas d'affrontement physique, ni de rapprochements indécents entre hommes et femmes ! Hildegarde se fichait bien de ces règles-là, tous ce qui lui importait c'était de profiter de cette atmosphère de gaieté. Elle s'apprêtait à les rejoindre, quand une voix d'une octave plus grave l'interpella.

-  Toi, là ! La dame au comptoir avec la valise aux pieds ! Tu ne serais pas l'architecte du Pôle ?

Hildegarde se retourna vers un guéridon, où une l'ombre d'une femme se dessinait dans un coin sombre du bar. A ses côtés, une masse tigrée se tenait assoupi. C'était un tigre blanc.

Le chahut de la pièce se dissipa pour ne former qu'un silence de plomb. Les danses s'immobilisèrent, le morceau du tourne disque ne devint plus qu'un grésillement, et les verres cessèrent aussitôt de tinter.

- Well, tu es bien cet architecte qui a fui comme une détrousseuse ! reprit-elle d'une voix roque par l'absinthe.

- Je n'ai pas fui comme une voleuse ! J'avais bien d'autre raisons de l'avoir fait, et puis d'où le sais-tu ?

Hildegarde tenait fermement à défendre sa parole, ce n'était pas cette masse de femme qui allait lui faire tourner de l'œil. Le tigre ouvrit une paupière, puis bailla longuement, révélant deux énormes crocs blancs, flamboyant par la lumière du vieux lustre gras. Sa maîtresse lui caressa sa touffe de fourrure blanche.

- Really ? Tu me demandes d'où je tiens cette information ? Well,on m'appelle la Pirate, sais-tu pourquoi ? J'entends tout ce qui se dit, tout ce qui se trame, sais tous des journaux avant qu'ils ne soient écrit. Je vole l'information comme le fait les pirates avec la pépite ! Et ta fuite, well, on ne parle plus que de cela ! Tu n'as pas bonne réputation au Pôle !

La Pirate finit sa phrase par un rire des plus sournois, et des plus effrayant qu'elle pourrait en faire trembler des oranges. Hildegarde ne fit rien de ses paroles, les poings serrés, elle la fixait de toute sa dignité.

- Le Pôle ? ... rien à fumer de cette arche ! Ce ne sont que de petits fils à leur seigneur, tous à geindre et à se plaindre ! Crois-moi ou non, mais ils ont les manières d'un pamplemousse ! Et je t'épargne les détails, répondit Hildegarde, piquée.

La foule se mit à parler tout aussi bas qu'une fourmi, comme craignant qu'elle eût prononcé une chose interdite. Ils observaient distinctement à tour de rôle la Pirate et l'Orange, cette dernière avait bondi de son siège à son dernier mot.

La tigresse se releva lentement de sa chaise de coussins. Son visage se dessina enfin par la lumière des bougies du plafond. Sa peau de cuivre était d'une douceur des plus exquises. Ses yeux d'antilopes, dissimulés derrière une mèche noire, brillaient d'une étrange curiosité amusante.

Elle marchait difficilement, se tenant aux guéridons, au comptoir. Ses pas résonnaient comme une fauche moissonnant le blé. Hildegarde aperçut, en-dessous de ses bas, une jambe de bois. La Pirate, ruisselante de sueur, traînait avec difficulté sa jambe -ou du moins ce qu'il en restait-. Les manches de sa camisole révélèrent d'innombrables cicatrices profondes, comme des coups puissants de mâchoire et de griffes. Elle n'en faisait aucun complexe, au contraire elle les montrerait à qui voulait les voir, comme un trophée de guerre.

La Pirate arrivant enfin à sa hauteur, soutint longuement le regard dur d'Hildegarde.

Non, elle n'avait pas peur de cette femme ! Elle serait prête à se défendre, si elle appelait son animal.

Au lieu de cela, la tigresse lui assena une claque retentissante dans le dos, comme à un vieux camarade.

- J'aime ta franchise et tes paroles ! Allez, je t'offre un verre ! Un grand verre, pas ces misérables gouttes qu'on t'as servi tout à l'heure, un verre de liqueur d'orange, mon péché mignon. Je n'ai pas cessé de t'observer, tu sais, tu es, well, une dame qui me semble des nôtres à présent. Tu m'en raconteras des bonnes du Pôle ! Tu veux fumer un cigare ?

Sur ce, la Pirate lui tint un havane qu'Hildegarde s'empressa de mettre entre ses lèvres et de l'allumer d'une flamme.

Le chahut reprit alors comme il s'était arrêté. On dansait des chahuts de bastringue au son virevoltant de la musique, de nouveau en marche, frappait le plancher de ses talons, relevait ses cotillons pour bouger plus facilement ses jambes. Les fléchettes atteignaient leurs cibles dans un mouvement aussi déchaînées qu'une bourrasque. Les verres trinquaient comme des matines assourdissantes.

Le tigre, toujours assoupi, grogna légèrement puis se retourna. La Pirate le regardait avec une tendresse maternelle.

- Well, je ne t'ai même pas demandé ton nom, se reprit-elle soudain.

- Mer...cedes Imelda, répondit longuement Hildegarde après un instant de réflexion intense.

Qui disait nouvelle arche, disait nouvelle identité ! Hildegarde avait choisi ce nom le trouvant d'un son assez mélodieux, elle le voulait aussi harmonieux que l'était l'accent de cette arche.

Une petite fille aux nattes brunes, tenant à son cou un grand appareil photo, interrompit les rires des deux femmes. Elle leur demanda timidement si elle pouvait les photographier.

Les dames trouvaient l'idée absolument formidable.

Elles s'enlacèrent alors exagérément, et prirent l'attitude, cigare en bouche et verres de liqueur à la main.

La lumière éblouissante de l'appareil illumina les bouilles potelées figées, puis un léger clappement détonna de la machine. Le cliché prit, elles burent d'une traite leur verre d'une main, tenant de l'autre leurs manilles fumants.

- Tu me montreras la photo ? réclama la Pirate, l'alcool ruisselant encore dans sa gorge, à l'adresse de la fillette qui commençait à s'éloigner. Hein, petite sœur !

 

Chapter 12: Doux réveil de l'orange

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Hildegarde se réveilla sur un nuage d'oreillers et avec une assourdissante migraine. Elle entrouvrit ses paupières endormies, et fut aveuglée par un mince rayon de soleil avant de refermer son rideau de chair.

Elle balança alors son bras encore chaud de sommeil jusqu'à effleurer une masse de fourrure douce comme une soie d'orange. La tigresse ronronna de cette caresse puis ronfla de nouveau.

Hildegarde replongea ses membres, chatouillés par le froid matinal, dans le drap de laine.

Une rafale se déchaîna aussitôt après qu'elle avait remis son bras au chaud. Hildegarde grogna et chercha à tâtons le lainage, en vain.

- Vas-tu te lever marmotte ! Il est bientôt midi !

L'arcadienne reconnu instantanément la voix rauque de la Pirate. Elle aussi venait de s'être fait réveillée au son éraillé de ses cordes vocales.

Hildegarde se releva des coussins, les yeux clos, tout en se massant pensivement les tempes qui cognaient fougueusement aux parois de son crâne.

Elle sentait à présent la fraîcheur de la pièce lui parcourir les jambes, et la naissance de ses épaules.

- Que s'est-il passé hier ? demanda-t-elle enfin, surprise par la douceur du timbre de sa voix d'ordinaire si forte.

La Pirate, dont elle arrivait finalement à distinguer les contours de sa silhouette par l'entrebâillement floue de ses prunelles, passa une main dans ses cheveux noirs en broussaille. Elle semblait réfléchir à la question.

- Hier était hier ! tu n'as pas besoin de t'inquiéter, il ne s'est -du moins- rien passé d'inconvenable de ce que je me souvienne.

- Toi non plus, tu ne te rappelles de rien ! railla Hildegarde presque revigorée de sa torpeur. Pas la peine de m'inventer une réponse !

Hildegarde ouvrit enfin ses iris sombres, remarquant enfin la chambre où elle s'était assoupie. Elle reconnut le papier brun qui se faisait la malle ici et là, le tapis oriental rongé par l'humidité, le miroir luisant de gras, les milles photos et textes découpé des journaux qui recouvrait les cloisons de la pièce. Elle se souvenait d'y être entré la veille, grise.

Elle baissa la tête sur cette chemise de nuit qu'elle ne connaissait pas., où les dentelles des manches et du col avaient été éventré.

- Comme je ne savais pas ouvrir ton sacré bagage, je t'ai enfilé ma vieille camisole.

Sur ce, la Pirate indiqua d'un geste de la tête, la valise orange, adossée à la cloison de pierre. Elle était dans un sacré état. Le dessus était amoché par sans doute un corps qui serait tombé, les embrasures rongées par des griffes, et quant aux poignets et aux coutures, c'étaient un véritable désastre.

Hildegarde remarqua bien assez vite, les doigts entaillés et écorchés de la Pirate. Elle avait bien dû se battre pour essayer en vain de déballer le coffre.

- J'aurais aimé te voir de débattre avec mes affaires, répondit en riant l'arcadienne. C'est une invention animiste, elle ne peut céder qu'au toucher de sa maîtresse. J'ai enfin la certitude que ce n'est pas une babiole.

Hildegarde posa son regard dans celui de la Pirate. Il était tranchant comme une lame mais aussi mielleux qu'une orange.

Soudain la Pirate se leva, et chercha dans ses tiroirs. Elle jeta derrière elle ce qu'elle fut déçue de trouver. Des chaussettes de laine, des corsets qui avaient perdu leurs lacets, des bas de tissus percés, et de luisant bijoux d'argent et de perles.

Lorsqu'elle trouvât enfin -ce qui devait être une photo-, elle se précipita sur la couchette, et s'allongea au travers des douces cuisses grassouillette d'Hildegarde. Elle fixait tendrement le portrait cuivré de deux femmes replètes, qui buvait à s'en faire renverser des gouttes dans leur corsage.

- Mais c'est la photo d'hier ! s'exclama Hildegarde, elle est absolument parfaite !

- Vrai ! je l'aime beaucoup. Si je pouvais, je pourrais la regarder toute la journée. Enfin, habille-toi ! Il faut que je te présente Babel !

Hildegarde se dégagea de l'emprise de la Pirate, puis ouvrit sa valise d'une douce caresse. Elle en sortit une vieille robe violette poussiéreuse ornée de pois orange.

Elle s'apprêtait à se déshabiller devant la Pirate, qui la regardait d'un air gourmand, quand elle recouvra l'unique fenêtre du rideau.

- Désolée de ne pas pouvoir te faire profiter du spectacle, mais peux-tu me laisser me changer seule ? se reprit Hildegarde.

- Va, je ne t'embête pas plus, je t'attends dehors ! Par contre, Dent de Sabre ne voudra pas qu'on la réveille.

- Dent de Sabre ? C'est le nom de ta tigresse ?

- Oui, une mère donne toujours un nom à son bébé. Avoue tout de même que son nom en jette !

Sur ce, la Pirate embrassa le museau de la tigresse et claqua la porte, déjà bien brisé du fait des fracas incessants.

Hildegarde se retrouva enfin seule.

Alors qu'elle n'était plus qu'une masse de chair de et de rondeurs, elle cria à l'adresse de la serrure.

- On ira acheter des oranges ! Ça me ronge de ne plus en savourer !

La Pirate, qui avait passé son globe brun dans le verrou de l'embrasure, acquiesça.

Elle était aux premières loges d'une représentation qui lui coupait le souffle.

De toutes les femmes qu'elle avait vues passées, Hildegarde était la plus potelée d'entre elles. C'était comme une statuette antique d'argile avec ses rondeurs de femme qui débordaient de ses hanches, de ses bras, et de ses cuisses.

Cette gamine allait lui ramener un bon paquet d'écus, elle en était sûre.

 

Chapter 13: Comptine de l'orange

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- Passez une bonne journée mesdames.

Le marchand fit un vif geste de la tête, manquant de peu de renverser son turban.

Hildegarde, ravie de ce panier plein d'orange, fredonna une vieille chanson de bar, qu'elle aimait par-dessus chanter quand elle était ravie.

 

T'as pas un peu de monnaie, c'est pas pour manger,

Mais pour un petit pousse-café.

 

C'était au bar de l'Oranger qu'elle l'avait entendue pour la première fois.C'était pendant son adolescence, là où a quinze oranges, elle détalait de chez elle, quand sa mère la rabrouait de menace en l'air qu'elle croyait vrai.

C'était à ce moment-là, qu'elle allait boire une pintade au bar. Elle connaissait déjà ce comptoir de par son père, qui y allait tous les soirs après les mines.

Elle avait de suite adorer ce chant sans queue ni tête d'ivrognes. A force de l'entendre maints et maints fois, la mélodie s'était imprégnée dans sa cervelle d'orange.

 

T'as pas un peu de piécette, c'est pas pour jouer avec,

Mais pour un verre d'anisette.

 

Qu'est-ce que tu chantes ?

La Pirate s'était exprimé aussi rapidement qu'une croche.

Elle venait tout juste de payer un paquet de tabac à une vieille femme, lui manquant un œil.

Hildegarde venait juste d'être interrompu dans sa ritournelle, elle en avait oublié la suite. Elle était un peu pincée qu'on l'avait freinée de cette manière. Elle fit une mine boudeuse, avant de retrouver enfin le nom de la sornette.

« T'as pas un peu de pain», répondit l'arcadienne, faussement renfrognée. Je chantais ça dans mon bar, ça raconte l'histoire d'un ivrogne qui demande de l'argent aux passants pour se payer de quoi boire.

- Elle a l'air intéressante ta chanson, tu me l'apprendras ! D'ailleurs ça manque d'inspiration pour les chants au cabaret. Au moins, ça mettra un peu d'ambiance.

 

T'as pas un peu d'écus, c'est pas pour séduire la petite brune,

Mais pour juste une petite goutte de Malibu.

 

La Pirate s'arrêta net, retenant au passage le buste d'Hildegarde qui bascula légèrement en avant.

- Ne lève pas les yeux tant que je ne te l'ai pas dit ! siffla la babélienne.

Hildegarde n'avait pas la tête à l'écouter. D'ailleurs, elle avait justement envie de relever le regard juste pour la défier. Mais elle fut contrainte, par la poigne tremblante, qui s'était apposée sur son crâne, de fixer obstinément les dalles.

Elle remarqua, pendant cet interminable attente, de vieilles poudres cuivrées au creux de pavés de pierre, et de joyaux éclatant d'or -qui, en regardant de plus près, n'était que de vieux engrenages d'un vieil automate-.

Au bout d'un moment, la main abaissa, l'espace d'un instant, sa vigilance. Hildegarde en profita pour relever les yeux du sol.

Elle vit, non loin de là, une grande silhouette de femme, aux boucles brunes, vêtu d'une livrée d'autorité. C'était un ensemble blanc, orné au cœur d'un soleil doré.

Lorsque l'inconnue croisa son regard, elle marcha à grande enjambée. Elle courut à grande vitesse, passant devant l'arcadienne incrédule.

En se retournant, elle vit la Pirate se fondre parmi l'ombre des ruelles.

 

T'as pas un d'argent, c'est pas pour être méchant,

Mais j'ai juste besoin d'une rhum blanc.

 

Hildegarde se retrouva, dès à présent, seule, sur la place du marché d'épice.

Elle s'asseye sur le rebord brûlant de la fontaine, fixant pensivement le panier d'orange, dont plusieurs avaient roulées sur le sol. Elle n'avait pas la force d'aller les chercher.

Elle écouta les hurlements des marchands, les paroles de femmes et d'hommes qui passaient à ses côtés.

Elle se demandait si le Pôle lui avait trouvé un remplaçant. Si le théâtre avançait, si les ouvriers avaient changé, si le fils de l'ambassadeur s'était interposé à la volonté de son père. Pourquoi pensait-elle à tout cela à présent ? Le Pôle l'avait renvoyé comme un pamplemousse dans un oranger.

Ce fut à ce moment qu'une orange, venue de sous son nez, apparut et interrompit la longue réflexion d'Hildegarde.

- Vous l'aviez perdu, répondit une voix non étrangère.

C'était une petite voix frêle, comme une touche de piano qu'on n'aurait à peine appuyé dessus. L'arcadienne reconnut le vieil homme qui l'avait tiré de la fontaine, la veille.

Elle murmura un vague merci, amalgamé dans le brouhaha du marché, puis reposa l'orange de poussière dans l'osier.

- Je ne voudrais pas être indiscret mais...la femme...qui vous accompagniez...vous la connaissez ?

- Oui, je l'ai rencon... répondit-elle songeuse.

- Non ! Vous ne la connaissez pas ! vous devriez fuir, repartir d'où vous venez ! Vous ne savez ce qu'elle réellement ! l'interrompit-il dans un demi murmure.

Hildegarde, ébahie par les ordres du vieil homme, fit tomber son cabas d'orange. Elle ne croyait pas un mot de ce qu'il venait de lui dire. L'espace d'un court instant, elle crut qu'il avait bu.

Mais c'était en voyant cet air de supplication lui déformait la douceur de son visage, qu'elle sut qu'il était sobre.

- Oui, vous ne savez pas ..., reprit l'homme en chuchotant, vous ne la connaitrez jamais.

- Pourquoi ? Pourquoi je ne la connaitrais jamais ? siffla l'arcadienne, sceptique.

Cette réplique eut au moins le don de faire taire le babélien. Il se leva lentement du bord de la fontaine, et repartit tête baissée dans la masse de tunique blanche.

Ses paroles l'intriguaient au plus haut point de l'oranger.

Pourquoi elle ne la connaitrait jamais ? Que lui cachait la Pirate ? Pourquoi avait été-t-elle poursuivi par cette femme ? Elle en aurait des questions à lui pose à son retour.

Pour se calmer les pensées qui s'entrechoquaient dans ses tempes, elle fredonna la fin de son air.

 

T'as pas un peu de pain, c'est pas pour combler ma faim,

Mais pour juste un verre de vin.

 

Chapter 14: Note de l'orange

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Les réjouissances au bar « Sans limite », tel était son nom, perdait au fil des nuits sa magie. Les tord-boyaux perdaient de leur succulence, jusqu'à ne devenir pour Hildegarde qu'un verre d'eau pour lui grattait la gorge. Les jeux de fléchettes et les empoignades d'ivrognes ne furent plus qu'une rediffusion plus molle de la vieille. Quant aux chants, la musique de décor des tourne-disques ne l'amusait pas, ce n'était que de vieux opéra d'amour. Rien que d'y penser, elle sentait sa liqueur d'orange lui remontait à la bouche. Elle se souvenait d'avoir essayé de leur apprendre ses couplets de l'Oranger. Quel désastre ! Les ivrognes ne comprenant stricte mot de ce qu'elle prononçait -dû au fait de son accent prononcé-, putréfiaient les vers de refrains incompréhensibles, changeant toute la beauté des ritournelles.

Hildegarde avait appris à se taire, et à ruminer dans son cigare. Il ne restait plus que lui ! Il n'y avait que pour lui, où Hildegarde se sentait encore gourmande lorsqu'elle le coinçait entre ses lèvres.

L'arcadienne s'asseyait dans un coin de l'immense pièce bruyante, elle se confondait parfaitement avec les rideaux de soie orange. Ce soir-là, elle en avait plus qu'assez de regarder la scène une énième fois. Elle voulait retourner à sa couchette et redessinait en cachette le théâtre du Pôle. Elle cachait pas mal d'esquisse dans sa valise. Pourquoi ? Elle ne savait pas, mais elle avait l'intuition qu'ils lui serviraient.

Alors qu'elle finissait les dernières cendres de son havane, elle se cacha dans la chambre de la Pirate, au fond d'un gigantesque couloir de catacombes. Elle passa devant les ivrognes, occupés à chanter T'as pas un peu d'vin, devant les couples, s'embrassant langoureusement, et même devant la Pirate, grise, gloussant de plaisir pendant qu'un jeune homme de bronze lui palpait vigoureusement ses cuisses de gras. Hildegarde passa son corps au travers du voile.

Les éclats de rire s'interrompirent nets, l'enivrante odeur de tabac se dissipa pour laisser place au silence morbide et au parfum de carcasse humaine. Il faisait drôlement noir, et drôlement froid ! Hildegarde en tremblait dans sa camisole de lin, de sa courte jupe de soie, qui ne lui couvrait à peine la moitié de la jambe, et de ses souliers de cuir qui mangeait la naissance de ses chevilles.

L'arcadienne se laissa guider par l'incandescence de son cigare, fumant encore. Ses pas résonnèrent sur le carrelage de pierre tels les coups de canne au théâtre. Avec la faible lueur de son tabac, les crânes, les tibias, et les thorax lui paraissaient beaucoup plus effrayant. Elle avait presque l'impression que la mort se tenait près d'elle, près à lui trancher le cou au prochain chant du coucou.

Les cendres noires du cigare s'écumèrent au moment même où l'arcadienne arriva devant la portefrênaie. Elle écrasa les dernières poussières sur le bois lisse tâchée de suie, et s'apprêta à ouvrir la poignée d'acier.

Au moment où elle s'avança d'un pas, elle heurta une masse de chair -ou plutôt de poils-. Dent de Sabre émit ronronnement qui résonna dans toutes les catacombes, jusqu'à en faire trembler les ossements.

- Tu te couches déjà ? s'exclama une voix faussement surprise, la fête vient à peine de commencer.

Hildegarde se retourna, et vit la Pirate, chancelante et lui manquant une bande de mousseline à son bas. Elle avait l'air vraiment grise.

- Demande à ton tigre de libérer la porte, répondit simplement l'arcadienne.

- Je ne peux pas, commença la Pirate en secouant ses boucles brunes, ou plutôt je ne veux pas.

- Et pourquoi ne veux-tu pas ? siffla Hildegarde.

La Pirate retourna les poches de son corset, palpa son buste, ses bas, ses cheveux tressés. Et elle fit une mine triste.

- Crois-tu vraiment que j'allais te dédommager repas et couchette gratuitement ? demanda-t-elle boudeuse. Ici, tout se paye, même l'amitié. Tu es endettée et j'attends d'être payé !

Hildegarde soupira. Elle s'y était attendue. Dans ce monde, il n'y en a que pour l'argent. Des hommes et des femmes se tuaient pour en posséder ne serait-ce qu'une piécette.

 - Combien je te dois ? répliqua sèchement l'arcadienne, excédée de devoir dépenser ses économies.

- Garde ta monnaie pour toi ! Ce n'est pas ça qui m'intéresse.

La Pirate s'approcha d'elle, boiteuse, louchant sur les rondeurs de l'orange. Oui, elle avait plus que besoin d'argent. Mais elle savait que l'arcadienne lui rapportait beaucoup plus qu'elle la payerait. Après tout, chacun savait où faire du bénéfique et gagner son propre pain.

La plupart des ivrognes misaient sur la contrebande, les objets volés. Mais elle, la Pirate savait que le corps d'une femme avait plus de valeur aux yeux des hommes que de vieux bibelots. Hildegarde avait tous des atouts que pouvait rêver un jouvenceau, ou plutôt un fils de Pollux. Elle avait les cuisses dodues, le visage tendre, la poitrine grassouillette et surtout les hanches potelées. Ce n'était pas un marché comme les autres, la prostitution. Il était ignoble, horrible, indigne, mais l'argent coulait à grand flot.

Et puis, il y avait un client qui attendait. Elle avait deux gosses à nourrir, sa sœur et sa tigresse. Elle, elle pouvait se contenter d'un quignon d'orange.

- Qu'est ce qui t'intéresse alors ? reprit Hildegarde

L'arcadienne connaissait la stupidité de sa question. Elle savait parfaitement à quoi elle était destinée, et était prête à brandir ses dagues au moindre doigt qui effleura sa peau.

Ces derniers temps, elle s'était pas mal informée sur le trafic de la babélienne auprès du vieil homme et de d'autres sans pouvoirs. Tout ce qu'elle avait pu soutirer aux tuniques blanches, c'était son gagne-pain. Elle repérait les femmes capables de lui ramener des écus, les prenait sous leur aile, puis leur demanda l'addition.

- Pourquoi me poses-tu la question alors tu sais toi-même la réponse, Imelda ? Je ne suis pas dupe, tu sais très bien quelles sont mes affaires. Figure-toi que tu ne fais pas exception à la règle et que pas mal de monde t'attends au bar.

La Pirate avait posé son grassouillet index sur la joues de l'arcadienne. Elle le caressait avec une étrange tendresse. Hildegarde repoussa cette main hypocrite.

- Et si je ne veux pas ? siffla-t-elle.

Sur ce, la Pirate désigna Dent de Sabre, qui s'était réveillée de sa torpeur. La tigresse bâilla longuement, laissant entrevoir ses deux crocs blancs lisse comme une arme tranchante, puis s'approcha de l'arcadienne, l'air gourmand. Ses boyaux gargouillèrent comme le cri d'un monstre.

- Vois-tu, mon bébé n'a pas encore pris son dîner. Alors il ne vaut mieux pas l'appâter avec un gibier comme toi, Imelda, susurra la babélienne. Allez, ne fais pas la difficile. Il y a quelqu'un là-haut pour toi, et il n'est pas très patient à ce que j'ai vu.

Se voyant piégée, Hildegarde suivit à contre cœur la Pirate. Elle n'avait aucune envie de se faire déchiqueter en lamelles d'orange.

Pour se rassurer, elle serra sa dague, enfouie au fin fond de sa taille. Oui, elle se laisserait aller avec l'homme, puis elle lui trancherait la gorge. Et s'il le fallait, elle le spolierait.

Le silence morbide des catacombes fit place à des éclats de rire, et ronronnements.

- Allez, ne fais pas cette tête, riait la Pirate. Tu verras à quel point c'est tellement agréable que tu ne t'en passeras plus.

Hildegarde n'avait pas la tête à rire. D'ailleurs, elle tirait une mine bien plus effrayante que les crânes du couloir.

Elles arrivèrent enfin au voile du bar, où il faisait une chaleur étouffante. La tête rentrée dans les épaules, l'arcadienne voulait se sentir aussi petite que les larmes de mousse sur le parquet délabré.

- Où est-il ? demanda la Pirate à la petite fille aux nattes brunes.

Sur ce, la fillette désigna une ombre encapuchonnée, adossée au bar, en train de déglutir une pintade. La Pirate s'approcha de l'homme, lui tapota l'épaule, et lui présenta l'arcadienne.

- Voici ta promise. Je préfère être payée maintenant, je ne fais pas trop confiance à ceux de ton arche.

La silhouette se retourna lentement, dévisageant la marchandise. Sa cape sombre lui mangeait la moitié du visage, ne percevant plus que la naissance du nez au menton, une barbe de trois jours lui recouvrant les contours de ses lèvres. Tout ce qu'elle put distinguer, ce fut la pâleur de son teint, aussi terne que les verres.

Il dégaina enfin un geste. Il passa sa main gantée dans le trou d'une poche et en sortit un énorme sachet d'écus. La Pirate, ravie de son butin, ramena l'arcadienne contre l'homme de glace.

- N'oublie pas ton bagage, Imelda.

Sa valise lui fut jetée au visage, la rattrapant de justesse. 

 

Chapter 15: Retrouvailles des oranges

Notes:

(See the end of the chapter for notes.)

Chapter Text

Elle avait été achetée comme une vulgaire orange. Cela lui faisait battre son cœur de toutes ses pulsions. De quel droit avait été-t-elle traité de la sorte ? Ça lui faisait l'effet d'un croc, plantée dans les boyaux.

Pendant qu'ils remontaient les marches et la place sombre, l'homme ne fit aucun geste, ne prononça aucune parole. Qu'attendait-il ?

Hildegarde traîna ses affaires, songeuse. Elle sentait soudainement une main lui attraper le poignet. L'homme l'empoignait pour la faire avancer, comme presser de pouvoir la déballer et l'utiliser.

Hildegarde essaya de s'échapper, en vain. Ce fut au coin d'une ruelle sombre que l'arcadienne réussit à le maîtriser, le poussant contre un mur de briquette. Elle daigna, d'un battement de cils, l'arme, et l'apposa à quelques centimètres de la chair blanche.

- Vous n'avez pas changé, madame l'architecte.

Elle connaissait trop bien cette voix. Cet accent dur. Mais ça ne pouvait être lui.

De son autre main, elle abaissa la cape, et fit tomber sa dague.

Elle reconnut ses prunelles bleuâtres, la douceur de ses traits, ses cheveux en broussaille. A la pénombre, il était difficile de voir les années qui s'étaient écoulés sur son visage de jouvenceau.

Elle déglutit, médusée. Cela lui paraissait tellement irréaliste. Comment pouvait-il être ici ?

Mais ses iris ne la trompaient pas, elle reconnaissait entre mille la bouille d'Augustin.

- Que fais-tu ici ? siffla Hildegarde, scandée.

Augustin ne répondit pas. Au lieu de cela, il ramassa la dague, échouée sur les pavés humides, et le ragea dans sa poche. Elle allait lui servir, il avait croisé pas mal de bandits à son arrivée à Babel. Des cris fusèrent de part et d'autre de la ruelle. La Pirate avait dû se rendre compte de la tromperie de la monnaie. C'était une invention corpolisienne, l'arche de Corpolis. Quiconque touchait les écus de ses doigts, se les voyaient se métamorphoser en clous.

Augustin empoigna l'arcadienne, et l'amena dans la cave à vin, où elle s'était retrouvée il y a plusieurs étés de cela. Il referma la trappe, la coinça d'une barre de fer, et posa une main aux lèvres de la femme, alors qu'elle s'apprêtait à parler. Les pas des ivrognes du bar tambourinaient au-dessus de leur tête. Ils entendirent parfaitement les ordres, emplis de haine, de la Pirate.

- Ils ne doivent pas être très loin, les abrutis. Fouillez dans les culs-de-sac, dans les bâtisses vides !

Tous les hommes et les femmes s'éloignèrent de la cave à vin. Tous sauf la tigresse qui traînaient des pattes. Elle renifla vigoureusement la trappe. Sa respiration se fit plus alléchante, les larmes de sa gourmandise s'écroulèrent sur le bois de l'embrasure. Ses griffes grattaient la trappe. Augustin sortit de sa besace, l'arme à la lame tranchante, prêt à poignarde l'animal s'il les découvrait.

- Dent de sabre, viens voir maman !

La tigresse se détournait lentement de leur cachette, traînant ses pattes dans le sable du sol.

Augustin rangea à nouveau l'arme, et regarda l'arcadienne dans les yeux. Hildegarde y lisait un mélange d'exaspération et de douceur. Quelques instants plus tard, il se pencha vers elle, et embrassa la main qui les séparaient de leur lèvre. Hildegarde le regardait avec une immense intensité. Elle le trouvait stupide de faire cela, mais elle devait bien avouer que ça la faisait rire.

- Tu es devenu vraiment provocateur, Augustin, dit-elle enfin lorsqu'il retira la main de sa bouche.

- Il faut dire aussi que vous m'avez beaucoup inspiré à devenir ainsi, lui répondit-il avec un large sourire.

Oui, il avait vraiment changé. Elle avait du mal à reconnaître le fils de l'ambassadeur, le gamin timide, gauche, et renfermé qu'elle avait connu. Elle devait avouer qu'elle préférait sans nul doute celui qui se tenait devant elle en cet instant.

- Pourquoi es-tu venu me chercher à Babel ? lui demanda-t-elle.

- Vous nous avez promis un théâtre, et nous l'attendons toujours.

Hildegarde gloussa nerveusement à sa plaisanterie. Son instinct n'avait pas eu tort. Ses esquisses allaient enfin lui servir.

- Je crains que personne ne souhaite que j'achève cette tâche, en particulier votre père, l'ambassadeur, s'excusa-t-elle faussement.

Le sourire d'Augustin se fit beaucoup moins malicieux. Ses yeux se rembrunirent, il mordilla sa lèvre, nerveux. Il se dirigea vers la porte de la Rose au Vent. Il trembla devant la poignée d'acier. Hildegarde sentait cette animosité tendue. Elle sut qu'elle avait dit une bêtise.

- Mon père est mort peu de temps après votre départ. Son cœur n'a pu supporter ses nombreux excès de colère. J'ai été ensuite nommé ambassadeur, comme le veut la tradition. Ma famille s'est endettée de nombreux architectes incompétents pour retaper le théâtre. Même si personne n'ose l'avouer, vous étiez la seule qui puisse faire de cette défroque un chef d'œuvre. J'ai essayé de vous retrouver, j'ai voyagé pendant de longues années dans toutes les arches, en vain. Quand j'ai su que vous vous trouviez ici, je me suis empressé. C'est ta drôlesse d'amie qui m'a avoué qu'elle gardait une arcadienne avec de généreuses formes, finit-il non sans une pointe d'ironie. 

 

Notes:

J'ai beaucoup aimé écrire cette fanfiction. Malheureusement j'ai eu un problème avec mon ordinateur au moment où je l'écrivais et je n'ai jamais eu le courage de la continuer.