Actions

Work Header

Rating:
Archive Warning:
Category:
Fandom:
Relationships:
Characters:
Additional Tags:
Language:
Français
Stats:
Published:
2023-07-16
Words:
12,367
Chapters:
1/1
Comments:
11
Kudos:
40
Bookmarks:
8
Hits:
640

monstre doué de sentiments

Summary:

Quand Gabriel Agreste sort de prison, quinze ans après la défaite et le procès de Monarque, sa nouvelle vie se résume à des questions.
Comment va son entreprise ?
Que sont devenus Ladybug et Chat Noir ?
Et la plus importante de toutes, celle qui le hante et l’obsède…
Que devient Adrien ?

Ou : Monarque est défait juste avant le final de la saison 5 et Gabriel Agreste veut renouer avec son fils après quinze ans de silence.

Notes:

(See the end of the work for notes.)

Work Text:

Prologue - 15 ans auparavant

 

« Ladybug et Chat Noir victorieux ! »

 

« Arrestation du célèbre styliste Gabriel Agreste ! »

 

«  Monarque derrière les barreaux ! »

 

« Le monstre qui terrorisait Paris hors d’état de nuire ! »

 



Nathalie Sancœur

 

Nathalie est la première personne que revoit Gabriel Agreste en sortant de prison. 

Elle l’attend à l'arrière d’une voiture aux vitres teintées, vêtue de son habituel tailleur noir. Pour autant, ses lèvres sont pincées et son regard froid le toise. Une canne repose contre son siège. 

Il s’assoit à côté d’elle et claque la portière, la voiture redémarrant presque immédiatement. 

– Emmenez-nous au manoir Agreste, s’il vous plaît. 

Malgré les mèches blanches qui parcourent ses cheveux depuis sa “maladie, la voix de la femme est claire. Le chauffeur, sans doute employé en connaissance de cause, acquiesce et le silence retombe. 

– Bonjour Nathalie. 

– Monsieur. 

Elle garde les yeux résolument fixés sur le dossier face à elle. 

– Cela faisait longtemps, insiste-t-il. 

– Oui monsieur. 

Elle appuie sur ce mot, monsieur, bien loin du prénom qu’elle employait pour s’adresser à lui lorsqu’ils s’étaient rapprochés. C’est mieux, en un sens : il a toujours apprécié que Nathalie soit professionnelle avant tout. 

Elle refuse de dire quoi que ce soit d’autre et, connaissant son entêtement, il comprend qu’il ne tirera rien de plus et reporte son attention sur le paysage qui défile à travers les fenêtres. 

Sortir de la prison après quinze ans lui fait l’effet de sortir d’un long rêve où l’espace et le temps ne voulaient plus rien dire. Paris n’a que peu changé mais chaque rue, chaque boutique, chaque personne lui cause un émerveillement presque enfantin. Il se sent en décalage absolu avec une nouvelle époque qu’il n’a pas vue naître.

Les colonnes Morris affichent des films inconnus et des spectacles dont les titres le déconcertent. À un feu rouge, il voit deux mères discuter, leurs enfants se chassant autour d’elles. Des enfants en bas âge, trop jeunes pour avoir connu le court et triste règne du Papillon et de Monarque, toute une génération apparue pendant qu’on l’écartait du monde. La petite fille a les cheveux blonds sous le soleil de ce début d’été, le sourire rayonnant. 

Il ouvre la bouche pour poser la question puis se ravise. C’est trop tôt, il n’est pas sûr de pouvoir l’encaisser après avoir tout juste fait l'expérience du changement du monde. 

Gabriel refuse d’admettre que c’est la peur qui l’empêche de poser des questions sur son fils. Finalement, gardant son regard fixé par-delà la vitre, il demande : 

– Le Manoir est toujours là ? 

– Vous l’aviez acheté, lui répond Nathalie comme si c’était une évidence. 

Il pensait qu’Adrien l’aurait vendu. Il ne doit certainement pas vouloir y habiter. 

– Mais la police a effectué une fouille en règle, poursuit-elle, et le souterrain est inaccessible. 

Gabriel sait qu’ils y ont récupéré le corps d’Émilie. C’est la seule information qu’il a été autorisé à recevoir la première année de sa peine : que sa femme avait été enterrée dans le cimetière de Montmartre aux frais de sa sœur. Amélie avait été chargée de s’occuper d’Adrien jusqu’à sa majorité, une autre information que Gabriel a obtenue en tant qu’ex-tuteur légal du garçon, juste avant son incarcération. Le reste, les études qu’il a faites, la vie qu’il a menée depuis, tout jusqu’au sort de l’entreprise Agreste, il l’ignore complètement ; en raison de la nature magique de ses crimes, le public avait demandé son isolation complète du monde, encore terrifié par la menace de ses akumas dans la lumière du jour et au creux de la nuit. Ils ont obtenu cette isolation : Gabriel a passé les quinze dernières années dans l’ignorance la plus totale, reclus parmi les parias, sans autre activité intellectuelle que de rejouer en boucle le film de sa vie. 

Il a relu ses classiques, dessiné le moindre vêtement qui lui passait par la tête et, avant tout, passé en revue chaque décision, chaque erreur qui a mené à son arrestation. Le plus amusant, c’est qu’il se souvient moins de sa défaite, le Miraculous du Papillon arraché de sa cravate, que du procès : comme il se rappelle avoir cherché en vain le visage d’Adrien dans le public alors même que tout Paris l’aveuglait de ses flashes. 

Malgré ses demandes auprès de son avocat, il n’a pas revu son fils avant sa condamnation. Gabriel ne sait pas si l’homme refusait parce que c’était interdit ou si Adrien ne voulait simplement pas le voir. 

Après, c’était trop tard. 

Il n’avait le droit qu’à un appel par semaine avec l’extérieur, tous les dimanches à 17h, surveillé bien évidemment, et tous ses appels avaient été pour son fils. Le jeune homme n’a jamais décroché. Les cinq premières années, il n’a jamais tenté de contacter quelqu’un d’autre ; qui d’autre avait-il ? 

Tomoe Tsurugi n’avait été qu’une partenaire professionnelle et elle avait été arrêtée comme lui, jugée au Japon et enfermée là-bas. Il ne considérait plus Amélie comme sa famille depuis bien longtemps. Quant à Nathalie… La responsable de son arrestation, alors même qu’elle reposait affaiblie dans un lit du Manoir Agreste et qu’il se trouvait à Londres à finaliser le plan de la dernière chance. 

C’est Nathalie qui l’avait trahi : elle avait tout avoué à Ladybug, son identité, son plan, le cataclysme qui se répandait comme un poison dans son corps. Lorsque Ladybug l’avait arrêté avec Chat Noir, lorsque la jeune fille avait apposé ses mains contre son torse détransformé et que, par un pur miracle, elle l’avait guéri, Gabriel s’était juré de ne jamais pardonner à Nathalie. Sa rancœur l’avait poursuivi jusqu’à la fin de la neuvième année de son emprisonnement ; ça le rassurait, dans un sens, d’avoir quelqu’un à blâmer. Puis, sans les Miraculous pour lui ronger l’esprit, il avait commencé à reconnaître ses torts, à faire la paix avec la mort d’Émilie. Il lui avait fallu neuf ans pour réaliser la folie de neuf mois, neuf ans pour finalement tenter d’appeler Nathalie qui, elle, avait fini par répondre. 

Ils ne s’appelaient qu’un dimanche par mois ; il espérait toujours qu’Adrien réponde aux trois autres appels mensuels, chose qu’il n’a jamais faite. Nathalie ne lui racontait pas grand-chose : qu’elle allait mieux, guérie par l’Ordre des Gardiens, qu’elle s’occupait de l’entreprise sans plus de détails, qu’Adrien allait bien sans rien ajouter, qu’elle faisait le nécessaire pour adoucir sa sortie de prison. 

La prison… 

Alors que le soleil se couche sur les toits de Paris, diffusant une douce lumière sur les blanches façades des immeubles, Gabriel ravale le souvenir de la prison par peur qu’il ne l’engloutisse. 

Plus tard. Les étapes semblent cruciales dans cette nouvelle vie qui commence : un pas après l’autre, comme un nouveau né hésitant. 

La voiture emprunte une rue familière et son cœur se serre. Le Manoir n’a pas changé. Nathalie semble avoir tout prévu : elle sort du véhicule en s’appuyant sur sa canne, une clé d’argent à la main. Le portail s’ouvre sans effort sous ses doigts et Gabriel la suit, le sac en bandoulière. 

– Le ménage a été fait, dit-elle en ouvrant la grande porte. Le lit de votre chambre également. 

Tout est exactement comme il s’en souvient, c’en est douloureux. Le hall de marbre semble tiré de ses souvenirs. Il évite de poser les yeux sur le tableau qui figure toujours en haut de l’escalier. 

– Vous avez de quoi manger pour une semaine, poursuit-elle en se dirigeant vers la porte de son ancien bureau. 

Les habitudes ont la vie dure. Sa canne frappe le sol à intervalles réguliers, comme un écho qui les enveloppe. Il la suit dans cette pièce qui menace de le ramener quinze ans en arrière. 

– Un restaurateur a été chargé de préparer vos repas : ils sont étiquetés et rangés dans le frigo de la cuisine. 

Son bureau, lui, a subi quelques modifications. Les photos de son fils ont disparu, les cadres sur les murs sont vides. Son écran a également été retiré, nul doute pour l’empêcher de communiquer avec le monde extérieur. 

Nathalie s’installe sur une des banquettes, extirpant d’un sac qu’il n’avait pas remarqué quelques documents. 

– Voici les documents relatifs à votre liberté conditionnelle, si vous voulez les consulter. 

Gabriel s’assoit en face d’elle mais il ne peut s’empêcher de jeter des regards au tableau d’Émilie. C’est tout ce qu’il reste de son ancien bureau : le sourire tranquille de sa femme. 

Si Nathalie le remarque, elle ne lui en tient pas rigueur et continue son monologue administratif, la voix placide. Des informations sur sa nouvelle vie, sur le système de défense du Manoir pour assurer sa protection, sur sa tutelle qu’elle assurera… 

– Il a été convenu que toutes vos dépenses seraient couvertes par l’entreprise Agreste. 

Le mot attire son attention. 

– Convenu ? 

– Avec votre fils, monsieur. Le temps que votre situation se stabilise. 

Il lui prend l’envie de rire. Qui voudrait du Papillon ? Il vivra pour toujours aux crochets d’une entreprise qui ne lui appartient plus et dont seul le nom rappelle leur affiliation. 

– Je ne pensais pas que l’entreprise allait assez bien pour m’entretenir.   

Pour la première fois, le masque d’indifférence de Nathalie se fissure. Elle semble hésiter avant de prononcer les prochaines paroles, d’une voix plus douce :

– Je peux vous emmener la voir demain, si cela vous convient. 

La proposition le prend de court. Revoir son entreprise ? Si vite ? La marque Gabriel avait été son plus grand témoignage d’amour à Émilie : il n’avait jamais été doué avec les mots alors il avait fait de chaque robe une déclaration. Replonger dans cet étalage d’amour qui ne sera jamais plus, même après quinze ans à faire la paix avec son deuil et sa colère… Il n’est pas sûr qu’il en aura la force. 

Il détourne l’offre, un visage surgissant dans son esprit, aussi précieux que celui de sa femme. 

– Adrien est d’accord ? 

C’est la première question qu’il ose poser sur son fils. Une des rares auxquelles Nathalie répond franchement : 

– Monsieur Adrien ne s’occupe pas de l’entreprise. Il m’a assistée jusqu’à trouver une solution plus… satisfaisante pour tout le monde. 

Plus satisfaisante pour lui, pour qu’il puisse courir loin et ne jamais se retourner sur cet héritage maudit que Gabriel lui avait laissé après son arrestation. 

Comment le blâmer ?

Cette marque a été son plus grand témoignage d’amour envers Émilie et la plus grande prison d’Adrien. Cette pensée le pousse à accepter : s’il ne peut plus faire revivre sa femme, affronter ses erreurs passées est tout ce qui lui reste. 

– Quelle heure, demain ?

– Je peux venir vous chercher en fin de journée, il y aura moins de monde dans les bureaux. 

Il acquiesce et Nathalie semble interpréter le silence qui suit comme le signe de prendre congé. Elle le salue d’un hochement de tête avant de sortir de son bureau, refermant la porte derrière elle. Gabriel entend l’entrée principale claquer. 

Elle ne vit plus ici, bien sûr. Une infime partie de lui espérait qu’elle reste, si seulement pour qu’il conserve le dernier repère familier dans sa nouvelle existence, mais il ne mérite plus son assistance depuis bien longtemps. 

Pour la première fois en quinze ans, Gabriel Agreste se retrouve seul dans sa maison. 

 



Le Manoir Agreste

 

Gabriel a une journée entière avant le retour de Nathalie. Il met ce temps à profit pour explorer la bâtisse inhabitée, à commencer par son bureau. 

Il s’approche du portrait d’Émilie, toujours accroché au mur. Ça le rassure, d’une certaine manière, de revoir son visage familier. La seule présence du Manoir maintenant que son fils n’est plus là. 

Un tableau au sourire figé. 

Il lui sourit, effleurant la toile de ses doigts. 

– Le monde a changé, mon amour. 

Qu’il est tombé bas, le grand Gabriel Agreste. À moitié fou, à parler aux tableaux. Au fond, il a changé autant que le monde. Mais il a changé en-dehors de lui, exilé loin de repères en constante évolution, jusqu’à se faire rejeter dans ce monde devenu étranger. 

– Adrien a dû changer aussi, murmure-t-il. 

Son bureau, immense, vide, reste silencieux. 

***

Le hall, noir et blanc, est aussi vide qu’il y a quinze ans. Il dédaigne la porte de la salle à manger pour l’instant et décide de monter le grand escalier de marbre. L’immense tableau qu’il avait fait faire après la mort d’Émilie n’a pas bougé. Les visages, pâles comme la mort, l’arrêtent avant qu’il ne puisse gravir plus de marches. 

Ce Gabriel, moins vieux, le visage sévère, pose une main jalouse sur l’épaule d’un Adrien qui semble se recroqueviller sur lui-même, les yeux perdus dans le vide. Il avait oublié à quel point son fils ressemblait à Émilie… 

Il s’attarde encore un peu sur son visage avant de reprendre sa montée. Au moins, il lui reste une image de son fils. C’est maigre mais il s’en contentera. 

Lorsqu’il pousse la porte de la chambre d’Adrien, sa destination principale, celle-ci s’ouvre sans un bruit. À cause des volets, la pièce est plongée dans l’obscurité et Gabriel doit allumer la lumière ; il met bien quelques secondes à retrouver l’interrupteur. 

La chambre de son fils a été vidée. 

D’immenses bâches recouvrent les meubles, dont le piano et le babyfoot. Les bornes d’arcade ont été laissées à l’abandon tandis que les CD et DVD ont disparu des étagères. Même les ordinateurs sont absents du bureau, recouvert d’un film plastique au même titre que le lit dont seul le matelas demeure. Vu l’état des lieux, c’est un miracle que les ampoules fonctionnent. 

Le ménage a été fait, comme en témoigne l’absence de poussière, mais Adrien n’a pas dû remettre les pieds ici depuis bien longtemps. 

Lorsqu’il a appris que le Manoir était toujours là, invendu… Gabriel ne sait ce qu’il s’est imaginé. Qu’Adrien l’avait conservé par affection ? La chambre de son fils, pillée, en ruines, crie le contraire. 

Le regain d’espoir disparaît aussi vite qu’il est réapparu, alors qu’il éteint la lumière et sort en refermant doucement la porte derrière lui. 

***

Il mange seul, ce soir-là. Comme l’a prévenu Nathalie, des barquettes l’attendent dans le frigo. Il réchauffe la première qu’il trouve et avale son contenu dans la cuisine, bien peu enclin à se déplacer jusqu’à l’imposante salle à manger. 

Le repas est bien meilleur que tout ce qu’on a pu lui servir ces quinze dernières années et il n’en laisse pas une miette, déterminé à chasser la mémoire d’un gruau infâme servi dans une gamelle en plastique. 

Rassasié, il revient inévitablement à son bureau, plus familier qu’une chambre dans laquelle il avait rarement mis les pieds après la… disparition d’Émilie. Le lit lui avait semblé trop grand, trop vide, trop froid. 

Aujourd’hui, le Manoir tout entier lui semble trop grand, trop vide, trop froid. 

Son bureau comporte au moins le portrait de sa femme. C’est sous son regard qu’il s’installe sur la banquette pour feuilleter les documents laissés par Nathalie. Il était déjà en partie au courant des conditions de sa liberté nouvellement retrouvée. 

Par exemple, il n’a pas accès à internet, tout juste peut-il passer des appels. Il faudra qu’il demande à Nathalie de lui procurer un téléphone à usage unique. 

Sur les dix-sept ans de sa sentence, il n’en a fait que quinze : la liberté conditionnelle des deux dernières années le soulage autant qu’elle le contraint. 

Il a eu droit aux conditions les plus simples : ne pas quitter le pays et signer le registre de la prison tous les premiers lundis du mois. Puis des conditions un peu plus contraignantes, comme la limitation de son internet et des déplacements restreints, au moins la première année : interdiction de quitter Paris et la nécessité d’être accompagné partout par un responsable légal. Lors de la signature des papiers, son avocat lui avait précisé que Nathalie s’était portée volontaire, ce qu’elle lui avait confirmé par téléphone. 

Il se demande si c’est avec Adrien qu’elle a convenu d’un tel arrangement. 

Une fois qu’il a lu, puis relu, les papiers qui déterminent les deux prochaines années de sa vie, il est rappelé à sa solitude et au silence des lieux. La nuit pointe le bout de son nez, il devrait aller dormir, peut-être même se laver pour se débarrasser de l’odeur de désinfectant qui lui colle à la peau. 

Il en est incapable, pas ce soir. 

Pourtant, il ne peut pas faire grand-chose : il n’a ni téléphone ni ordinateur pour faire des recherches sur son fils, ne dispose même pas d’internet, et ne peut sortir sans la présence de Nathalie. Dans un sens, c’est assez rassurant ; il n’est pas totalement libre, il a juste changé de prison. 

Alors Gabriel reprend ses habitudes de prisonnier, alors Gabriel dessine. Il sort ses carnets de mauvaise qualité de son sac et croque un début de robe. Puis la ligne d’un pantalon. La forme d’un chapeau. Le contour d’une chaussure. Le crayon file sur le papier granuleux qu’il s’est procuré en prison. 

Ça lui évite de penser : l'activité était une distraction bienvenue dans sa cellule, un remède contre l’ennui et les souvenirs. Il dessine jusqu’à avoir les paupières lourdes et le crayon baladeur, jusqu’à s’assoupir sur la banquette, le nez dans son croquis. 

Gabriel Agreste passe sa première nuit de liberté à dormir sous le regard tranquille de sa femme, entouré par ses dessins. 

 



L'entreprise Agreste

 

Nathalie vient le chercher à précisément 17h, aussi ponctuelle qu’il y a quinze ans. Elle fronce les sourcils en le voyant mais ne fait aucun commentaire sur son apparence. 

L’adresse, qu’elle donne au même chauffeur que la veille, est familière. Le siège de sa marque n’a pas bougé, une maigre consolation. 

Nathalie lui jette un nouveau regard en biais, que Gabriel ignore. Il sait parfaitement ce qui la perturbe : il a retrouvé ses vieux costumes dans les placards de sa chambre. Il a longuement hésité avant de remettre le veston gris, le pantalon rouge et la veste blanche qu’il portait il y a une éternité, mais il ne se voyait pas remettre la chemise plissée et le pantalon gris qu’on lui avait donnés avant de sortir de la prison.

Pas alors qu’il s’apprêtait à revoir Gabriel. 

(– J’ai bien envie de l’appeler Émilie, lui murmure-t-il dans le cou. 

Elle rit. Il se rappelle du rire, qu’il sent se réverbérer contre ses lèvres, et de son tailleur rose, sa première création dont elle ne s’est jamais séparée. Puis de la manière dont elle s’est retournée, une étincelle dans ses yeux si verts.

– Non, appelle-la comme toi ! Gabriel, ça sonne bien. 

Elle l’embrasse, vive et légère comme un papillon, avant d’ajouter : 

– Et puis comme ça, c’est Gabriel qui me déclare son amour.) 

Lorsque Nathalie lui avait appris en prison que sa marque existait toujours, il avait craint un changement de nom : tout le reste pouvait changer, les stylistes, les collections, mais pas ça. Pas ce nom choisi par Émilie pour une marque dédiée à Émilie. 

Il n’avait pas osé demander à Nathalie, par peur de la réponse. 

Alors, quand la voiture dépasse le magasin principal, il a l’impression d’assister à un miracle. Son cœur se calme, ses mains se détendent sur ses genoux. Il n’a eu le temps que d’apercevoir la devanture, remplie de robes inconnues, mais il a bien vu les grandes lettres d’or à l’entrée. 

GABRIEL

Il respire un peu mieux quand la voiture se gare au bout de la rue, devant un immeuble qu’il sait contenir le siège de sa marque. Rien ne l’indique, bien sûr, mais il avait acheté les quatre étages et le rez-de-chaussée pour y installer son entreprise, à l’époque où il sortait encore de chez lui pour travailler sur des vêtements. 

Gabriel sort de la voiture le premier, un drôle de sentiment au creux du ventre. Lorsqu’il fait mine de tendre une main à Nathalie, elle ignore son aide et s’appuie sur sa canne pour sortir. 

– Les locaux n’ont pas changé, dit-il pour remplir le silence qui les accompagne jusqu’à la double-porte opaque. 

Seule la canne de Nathalie lui répond, martelant le sol à un rythme régulier. Son ancienne assistante sort de sa poche un badge qui lui permet d’ouvrir la porte et Gabriel retrouve un hall bien familier, et pourtant si différent. 

Si l’extérieur n’a pas changé, l’intérieur est une toute autre affaire. 

Il se souvenait de marbre froid, de blanc neutre et de noir élégant : d’une salle monochrome dont les fauteuils de cuir et la secrétaire hautaine faisaient fuir les importuns. 

Pas de canapés en velours rouge, de tapis moelleux et de murs remplis d’arabesques colorées. 

Pas d’une salle qui, même vide et silencieuse, fait davantage penser à la chaleur d’un salon familial qu’au hall d’une maison de haute couture. 

Il reste en retrait pendant que Nathalie s’approche du comptoir de l’accueil. Alors qu’il pensait se retrouver en terrain familier, il se sent comme un poisson hors de l’eau dans une maison qui n’est plus à son image. La sensation le perturbe plus qu’il n’aimerait l’admettre. 

Même la secrétaire le déconcerte : une jeune femme brune, sans doute la vingtaine, qui adresse un sourire radieux à Nathalie en la voyant. 

– Mme Sancœur ! 

– Bonsoir Manon. 

« Manon », les paupières recouvertes de paillettes violettes, lui jette un regard curieux avant de reporter son attention sur Nathalie qui continue de parler. 

– J’ai rendez-vous…

– Ah oui ! Elle m’a prévenue. 

La secrétaire tend une sorte de registre à Nathalie, visiblement pour qu’elle le signe, pendant qu’elle ajoute :

– Voilà, signez là pour lui… À cette heure, elle est à l’atelier. 

Elle

– Merci, Manon. 

Et juste comme ça, Nathalie l’entraîne plus au fond,  vers l’ascenseur qui est déjà là. Elle appuie sur le bouton 3 et Gabriel se rappelle que l’atelier se situait effectivement au troisième étage. 

Encore une maigre consolation, quelques traces de familiarité dans cet océan de changements. 

L’ascenseur monte tranquillement et Gabriel ne peut s’empêcher de poser la question. 

– J’imagine que nous allons rencontrer la styliste qui m’a remplacé. 

Nathalie fixe le même point en lui répondant, l’air impassible :

– Oui, monsieur. 

Pour une maison de couture, un styliste est roi. Cette styliste fait la pluie et le beau temps chez Gabriel et il ne connaît même pas son nom. Elle a droit de vie ou de mort sur ses collections et il ne sait pas à quoi elle ressemble. 

Cette fois, sa curiosité et sa frustration refusent de se satisfaire des réponses lacunaires de Nathalie. 

– Et j’imagine que vous la connaissez. Comment est-elle ? 

Nathalie met quelques instants à répondre mais, alors qu’ils atteignent le troisième étage, elle finit par lâcher :

– Vous ne trouverez rien à redire sur elle. 

Les portes s’ouvrent avec un *ding* sonore. 

***

Malgré la fin de journée, quelques personnes s’affairent encore à l’atelier. Des couturiers qu’il n’a jamais vus lui lancent des regards surpris avant de se repencher sur leur travail.  

Dans son dos, quelqu’un murmure : 

– Tu crois que c’est lui ? 

Il n’entend pas la réponse. 

Certains reconnaissent Nathalie et la saluent distraitement, les mains concentrées sur divers ouvrages. Gabriel, lui, détaille les mannequins. 

Les vêtements sont remarquables, reconnaît-il à contre-cœur. Un étalage de formes, couleurs et motifs qui forme un ensemble d’une admirable cohérence. Visiblement, ils finalisent la collection automne-hiver. 

Nathalie le mène à un mannequin en particulier, au fond à droite. Une femme, dont il ne voit que le dos, inspecte la robe qu’un homme lui expose. 

Elle. 

Sa silhouette est fine et ses cheveux noirs, relevés en chignon, sont agités de reflets bleus sous la lumière. Nathalie s’est arrêtée et semble vouloir la laisser finir son inspection car elle reste silencieuse.  

L’homme désigne le bas de la robe, dont Gabriel apprécie immédiatement la forme joliment ondulée, et dit : 

– Vous ne pensez pas qu’on devrait plisser l’ourlet ? Pour accentuer l’effet “vague”…

Un coup d’œil au vêtement et Gabriel sait que l’idée est maladroite. Sur un tel modèle, ça ne servirait qu’à alourdir la silhouette.

La réponse de la femme, prononcée d’une voix claire mais ferme, le surprend : 

– Non, dit-elle. Évitons d’alourdir la silhouette. 

Lorsqu’il tourne la tête vers Nathalie, il a la mauvaise surprise de la voir l’observer, un sourire entendu aux lèvres. 

(Vous ne trouverez rien à redire sur elle.) 

Sans détourner le regard, Nathalie se racle la gorge et la femme (elle, la styliste, son héritière autoproclamée, son usurpatrice) se retourne. 

Son « bonsoir » meurt dans sa gorge lorsque de grands yeux bleus se posent sur lui. 

Il connaît ce visage, le reconnaît même après quinze ans. La jeune fille n’est plus si jeune. 

– Monsieur, laissez-moi vous présenter Marinette Dupain-Cheng, la styliste en charge de la marque Gabriel. 

 



Marinette Dupain-Cheng

 

Nathalie avait raison, il ne trouve rien à redire sur Marinette Dupain-Cheng. 

À peine la trentaine, la jeune femme se révèle être un monstre d’efficacité sous ses traits fins et son chignon lâche. Ses croquis sont précis, sa technique impeccable. Il retrouve dans ses idées un instinct qu’il reconnaît, un sens des couleurs et des formes qu’il avait lui-même à ses débuts. 

Et, il se l’avoue à contrecœur, elle mêle toutes les qualités qui ont fait de lui un grand homme dans le monde de la mode avec d’autres qualités qu’il n’a jamais possédées. Des qualités qu’il avait cherchées ailleurs, qu’il avait trouvées chez elle. 

La gentillesse, la douceur, l’indulgence. 

L’empathie. 

Elle n’élève jamais la voix et demande, fermement mais d’une exigence parée de douceur, qu’on recommence si elle n’est pas satisfaite. Elle écoute son équipe, incorpore leurs idées ou s’en sert pour orienter les siennes. Elle est parfaite et Gabriel n’aurait pas pu trouver mieux. 

Son toucher est magique, ses créations sont des merveilles : texture, couleur, tout y est. Elle ne perd pas de temps à les lui montrer : c’est sans hésitation qu’elle lui serre la main pour le saluer, affirmant qu’elle est ravie de le rencontrer et qu’elle espère que la longue expérience d’un styliste de sa trempe leur sera utile. Elle lui présente l’atelier, ses dessins, la nouvelle collection et son équipe. Les membres qui la constituent lui adressent des sourires aimables mais tendus, un peu curieux parfois. 

En regardant l’expression tranquille de Marinette Dupain-Cheng, il est pris d’un doute. C’est elle, il en est sûr, mais se souvient-elle ? Lui-même ne peut oublier : maintenant qu’il l’a revue, les images lui remontent comme un flot. 

Son pantalon rose, son sourire timide, un chapeau révélateur d’un grand talent, sa main dans celle d’Adrien. 

Marinette Dupain-Cheng lui serre à nouveau la main pour lui souhaiter au revoir, les épaules détendues et le sourire aux lèvres. 

Sa colère en lui parlant, ses yeux pleins de rage, ses larmes à l’aéroport, ses doigts qui s’agrippent à ceux d’Adrien–

Dans la voiture qui le ramène au manoir, Gabriel n’a toujours pas de réponse. 

***

C’est en recommençant à travailler auprès de Marinette Dupain-Cheng qu’il obtient la réponse à ses interrogations. 

Une semaine après sa sortie de prison, Nathalie lui informe qu’il a été décidé qu’il serait sain pour lui de reprendre une activité régulière, de manière à faciliter sa réinsertion progressive. Elle ne lui dit pas qui a pris une telle décision, aussi soudaine qu’inattendue, mais il se voit proposé une place de consultant dans son ancienne entreprise. 

Au-delà d’avoir un droit de regard sur les collections, il peut passer ses journées à dessiner dans un petit bureau qui lui a été attribué, à participer au processus de création et de fabrication et, surtout, à échapper au silence pesant du manoir où il se sent si peu à l’aise. Marinette Dupain-Cheng accepte sa présence avec une facilité déconcertante. 

Peu à peu, elle ose lui demander son avis sur des confections, allant jusqu’à solliciter son aide pour des tâches plus pratiques. C’est en l’assistant sur la broderie d’un chemisier qu’il la remercie. 

– Nathalie m’a raconté que vous aviez sauvé Gabriel, lui dit-il. Pour ça, merci. 

Elle semble hésiter un instant avant de lui répondre, ses doigts s’immobilisant sur le tissu. 

– J’ai une bonne recette de pancakes. 

Gabriel la regarde, surpris. Elle se souvient. Le sourire qu’elle lui lance, un peu espiègle sous son embarras, l’incite à sourire à son tour. Il n’y avait aucune méchanceté dans sa voix, aucun ressentiment ; ils reprennent leur ouvrage dans un silence confortable. 

Il voit Émilie partout ces temps-ci, même dans la voix et l’expression de Marinette Dupain-Cheng. 

***

Parmi les sujets qu’il n’aborde jamais, son fils tient la première place. Comme un tabou implicite, le prénom Adrien n’est jamais prononcé, bien qu’il lui brûle la langue. 

Sont-ils toujours en contact ? Elle porte encore le nom de Dupain-Cheng et, à ses yeux, leur relation n’avait été qu’une passade de jeunesse, une amourette entre deux enfants d’une quinzaine d’années. Lui-même, dans un élan maladif de le protéger, voyait davantage son fils avec Kagami, quelqu'un plus comme lui. 

Mais, s’ils ne sont plus ensemble, peut-être sont-ils restés bons amis ? Assez proches pour qu’elle connaisse la vie dont Gabriel a été exclu ? 

Il imagine que son arrestation a dû coûter des amis à Adrien : combien de ses camarades a-t-il compté parmi ses victimes ? Mais Marinette Dupain-Cheng ne voit pas de mal à travailler avec lui, même lorsqu’il lui dit un jour : 

– Personne ne veut d’un repris de justice comme styliste. 

Ce qu’il peut comprendre. 

– Vous êtes doué et vous avez payé pour vos erreurs, rétorque-t-elle. Je n’ai aucune raison de refuser de travailler avec vous. 

Elle dit alors, d’une voix plus faible, plus lointaine : 

– Et puis je n’ai jamais été akumatisée, ce qui doit aider… 

En effet, ce n’est qu’à son procès qu’il a compris l’étendue du pouvoir du Papillon sur ses victimes. Les témoignages, trop nombreux, racontaient tous leur sentiment de culpabilité, leur peur des émotions négatives, leurs cauchemars et leurs éventuelles séances de thérapie : il avait eu le temps de les rejouer en prison, de revoir dans sa tête leurs visages emplis de colère quand ils le regardaient, lui, l’homme responsable de tous leurs maux. 

– Vos amis… vont bien ? 

Combien en a-t-il akumatisés ? Presque tous ? 

– Oui, ils vont bien. 

La réponse tranquille de Marinette Dupain-Cheng est à son image : confiante, sans jugement, sincère. C’est mieux qu’elle n’ait pas été akumatisée ; il aurait du mal à la regarder en face. 

– Et puis, ajoute-t-elle, je suis plutôt partisane de donner sa chance aux gens. 

Son sourire lui en rappelle un autre et le fait sourire à son tour. 

Oui, il espère de tout cœur qu’elle a agi de même avec Adrien, qu’elle l’a soutenu après l’arrestation de Gabriel et qu’elle a continué à prendre de ses nouvelles. Pour autant, il ne lui pose jamais la question, de peur de briser le lien qui se tisse progressivement entre eux. 

***

Après un mois à travailler avec Marinette Dupain-Cheng, un mystère demeure. 

Elle croit sans doute qu’il ne le remarque pas, mais il a bien vu les regards qu’elle lui lance en biais. Gabriel a du mal à déterminer l’émotion qui fait briller ses yeux, qu’elle détourne dès qu’il fait mine de la regarder à son tour. 

Elle ne donne pourtant pas l’impression de lui tenir rigueur de ses errances passées, lui a même exprimé ses sentiments à ce sujet. Ils n’ont d’ailleurs aucun mal à travailler ensemble et à échanger librement sur leurs idées. 

Ses convictions à elle n’ont pas changé, et certainement pas la vision de la mode qu’elle lui avait exposée, il y a plus de quinze ans, dans la cuisine du Manoir Agreste alors même qu’il menaçait de réduire à néant sa carrière future. Ses dessins reflètent cette vision qu’il avait tournée en dérision à l’époque : des collections de toutes les couleurs et des mannequins de tous les corps, la mode pour servir l’individu et non l’inverse. 

Aujourd’hui il peut dire qu’il l’admire, ce qui explique que ses regards le dérangent autant. 

Parfois, il ne peut s’empêcher de l’associer à Ladybug, qu’il avait haïe et respectée à la fois. Marinette Dupain-Cheng fait naître le même respect lorsqu’elle crée un vêtement. 

Comme Ladybug, elle a solution à tout. En un clin d’œil, elle voit ce qui ne va pas sur un vêtement et le corrige d’un coup de ciseaux ou d’aiguille. Le moindre tissu, le moindre objet lui sert comme par magie dans l’atelier. 

Son équipe l’a affublée d’un surnom, comme le veut la tradition dans le monde de la mode. 

– La Fée Tricotine a encore frappé, dit un couturier un matin, près de la machine à café. 

Gabriel suit son regard jusqu’à Marinette Dupain-Cheng qui s’affaire sur une jupe. Une bonne fée, avec son aiguille pour baguette magique. 

(Son équipe n’avait pas été aussi tendre avec lui.) 

Dans sa main, son mètre se déroule comme un yoyo familier. 

C’en est frustrant : elle n’a pas besoin de l’entreprise Agreste pour se faire un nom dans le monde de la mode. Pourquoi n’a-t-elle pas créé sa marque ? Plein d’artistes avec un dixième de son talent se sont lancés bien plus jeunes. 

Il lui pose la question un jour, alors qu’elle inspecte avec lui le rendu d’une robe en tulle. 

La jeune femme lui lance le même regard qu’elle lui adresse habituellement en cachette, empli d’un étrange conflit. 

– L’entreprise Agreste avait besoin de quelqu’un, dit-elle finalement. 

Il n’y a pas que ça mais c’est tout ce qu’il obtient. Au bout de deux mois, les regards s’espacent et s’estompent, jusqu’à ce qu’il réussisse à les oublier. 

En rétrospective, Gabriel aurait dû s’en douter à ce moment-là.

Savoir qu’Adrien n’aurait jamais laissé filer une femme comme Marinette Dupain-Cheng.

 



(Adrien)

 

Adrien ne répond toujours pas à ses appels. 

Comme pour perpétuer une tradition, Gabriel continue de l’appeler tous les dimanches à 17h, seulement pour entendre la sonnerie mourir et se faire remplacer par le message habituel d’une voix automatique. 

« Votre correspondant n’est pas disponible pour le moment, veuillez laisser un message après le bip. »

Gabriel laisse toujours un message. Il ne sait pas si Adrien les ignore, les efface ou les écoute. En prison, il lui racontait sa semaine, décrivait le menu atroce du midi, les croquis qu’il effectuait dans sa cellule et lui demandait pardon. 

Maintenant qu’il est dehors, il lui parle de Marinette Dupain-Cheng, de combien le Manoir est vide sans lui et des changements qu’il voit dans la ville. Comme en prison, il lui demande pardon. Si Adrien écoute ses messages, il ne répond jamais à ses demandes de le rappeler. 

***

Ce silence le ronge. En prison déjà, même lorsque les résidus de sa folie lui empoisonnaient encore l’esprit, il y avait toujours le visage d’Adrien pour hanter ses rêves et ses cauchemars. Gabriel savait simplement qu’il avait été confié à Amélie, qu’il vivait avec sa serpent de belle-famille ; le reste, il n’avait que son imagination pour tenter d'en remplir les trous. 

Son imagination et son ennui, à la gueule béante et aux crocs acérés. Car ces tentatives de le contacter, c’était surtout son seul moyen de se raccrocher à l’extérieur : c’était compter les rendez-vous pour oublier les jours, immenses dans leur langueur. 

Il se disait qu’Adrien ne pourrait pas l’ignorer indéfiniment, qu’il finirait par vouloir connaître la vérité à défaut de vouloir renouer avec son père. Qu’alors, Gabriel pourrait s’expliquer, s’excuser qu’il ait eu à l’apprendre ainsi ; qu’il pourrait tenter de raccommoder la déchirure grandissante dans la toile de leur relation. 

L’espoir fait vivre. 

Il faut croire qu’Adrien tient son entêtement de ses parents. 

***

En accord avec son rôle de tutrice, Nathalie l’accompagne tous les jours jusqu’à l’entreprise Agreste et revient le chercher le soir. Ça ne le dérange pas : il a le sentiment de retrouver son assistante, bien qu’elle disparaisse dès qu’il retrouve Marinette Dupain-Cheng.  

Un matin, il ne peut pas s’empêcher de poser la question :  

– Nathalie, vous avez des nouvelles d’Adrien ? 

Elle l’évalue du regard, un léger pli à la commissure de ses lèvres. 

– Il va bien, lâche-t-elle finalement. 

C’est tout ce qu’il obtient d’elle ce jour-là. Gabriel doute qu’elle lui en révèle un jour davantage. Sa loyauté est une valeur qu’il a toujours appréciée et cette loyauté n’est plus dirigée vers lui depuis bien longtemps. Cependant, il peut lui faire confiance sur ce point : son fils est heureux. Elle a toujours eu le bien-être d’Adrien à cœur, même lorsque Gabriel s’obstinait à pourchasser des chimères en négligeant leur relation. 

Si Nathalie dit qu’il va bien, alors c’est le cas ; mais c’est tout ce qu’il obtiendra d’elle. 

***

Ce n’est pas Nathalie qui le renseigne sur la vie d’Adrien. Ce n’est même pas internet, auquel il n’aura vraiment accès que dans quelques mois. 

Ironiquement, c’est Marinette Dupain-Cheng. 

Une drôle de confiance s’est instaurée entre eux, un respect mutuel ; du moins veut-il le croire. Ses regards en biais sont moins fréquents et elle le consulte davantage. De son côté, Gabriel se surprend à ressentir une affection admirative pour Marinette Dupain-Cheng qui a sauvé son entreprise du bord du gouffre. 

Sa découverte, trois mois après leur rencontre, perturbe cette amitié naissante. 

Gabriel se rend dans son bureau un jeudi, un rare compliment sur le bout de la langue pour le rendu final de la collection automne-hiver. Manon lui a précisé qu’en fin de journée, la styliste aimait bien mettre de l’ordre dans ses affaires et lui a indiqué où se situait le bureau, au dernier étage. 

C’est la première fois qu’il y entre, ils se rencontrent habituellement à l’atelier ou en salle de réunion. La pièce est relativement grande, un côté dédié à la création artistique avec un mur rempli de croquis et des mannequins à moitié habillés, l’autre plus administratif avec un bureau chargé d’un ordinateur plein de post-it et de papiers en tout genre.  

Il s’apprête à serrer la main de Marinette qui s’est levée quand il remarque les photos sur le bureau. Au vu de son geste désespéré pour les cacher, il n’était pas censé les voir.  

Soudain tout s’explique. Les regards en biais, le malaise premier, le conflit dans ses yeux. Tout jusqu’à la présence de Marinette Dupain-Cheng dans son entreprise. 

Ça fait quinze ans ans qu’il n’a pas vu Adrien mais il reconnaîtrait ces yeux verts et ce sourire n’importe où. Les yeux et le sourire d’Émilie. 

Son fils, immense, adulte, a été immortalisé entourant de son bras la taille de Marinette Dupain-Cheng, elle aussi souriante. Une petite fille se trouve entre eux, le portrait craché de la jeune femme qui a suivi son regard jusqu’aux photos. 

Ses grands yeux verts laissent peu de doute quant à sa paternité. 

C’est la première fois que l’alliance à l’annulaire de Marinette Dupain-Cheng prend de l’importance. Il doit dire quelque chose, n’importe quoi, pour dissiper le silence qui s’est abattu sur la pièce. 

– Depuis quand… ? 

Il fait un geste vague de la main, incapable de finir sa phrase. La jeune femme détourne le regard d’un air coupable. 

– Neuf ans le mois prochain, murmure-t-elle en faisant rouler sa bague, les joues empourprées comme une enfant prise sur le fait. 

Neuf ans. Le chiffre lui semble astronomique. Sur les quinze ans qu’il a perdus avec son fils, la jeune femme en face de lui en connaît neuf, les a vécus à ses côtés. Voire davantage… Il avait courtisé Émilie trois ans avant de la demander en mariage. 

– Félicitations. 

C’est tout ce qu’il trouve à dire, le mot sonne faux. 

– Merci… 

Elle sait tout ce qu’il veut savoir, tout. Le visage de son fils au réveil, ses préférences en matière de café, ce qu’il lit, ce qu’il écoute, ses joies et ses larmes, ses sourires et ses peines. Tout. 

Il ne lui demande rien. 

Gabriel se sent comme un gamin de dix ans qui entre dans une bibliothèque pour la première fois. Face à un tel étalage de connaissances, à un tel amoncellement de pages et de couleurs, il n’ose même pas effleurer les tranches des livres. 

C’est trop. 

– Je vais… 

Il incline sa tête vers la porte, incapable de regarder la jeune femme dans les yeux. 

– Je vais retrouver Nathalie, lâche-t-il du bout des lèvres, la main déjà sur la poignée. 

Lorsqu’il franchit le pas de la porte, Marinette Dupain-Cheng ne le retient pas. 

***

Après ça, c’est lui qui se surprend à l’observer. Ses expressions, ses manies, tout devient source d’information, comme si réussir à comprendre Marinette Dupain-Cheng revenait à comprendre Adrien par procuration. 

Son sourire quand Audrey Bourgeois lui confirme son article élogieux par téléphone. 

Le pli frustré entre ses sourcils quand un patron n’aboutit pas. 

Sa préférence en matière de café : bien serré quand elle est trop concentrée pour l’apprécier, sinon au lait avec un sucre. 

C’est futile : lui-même, taciturne et distant, est tombé amoureux d’Émilie, son parfait contraire, celle qui souriait et évoluait dans le monde comme si c’était une seconde nature.

Quant à Marinette Dupain-Cheng, elle l’évite. Les relations sont rarement faites pour s’empiler, et Gabriel avoue qu’il peine à démêler la styliste de la belle-fille quand il voit la jeune femme. Qu’elle ait maintenu sa façade aussi longtemps force le respect. 

Ça fait trois mois qu’il est sorti de prison ; il a le sentiment d’être revenu à la case départ. 

***

La solution, il la rencontre une fin d’après-midi de septembre. 

Gabriel inspecte une production finale dans l’atelier, profitant de la solitude du lieu pendant que les couturiers assistent à une réunion de mise au point avec Marinette Dupain-Cheng. C’est alors qu’il l’entend. 

Un petit rire, sous une table nappée. Il se détourne de la robe sur le mannequin pour s’approcher du meuble. Un autre gloussement étouffé. 

Gabriel soulève la nappe blanche qui sert à mieux visualiser les tissus de couleur, seulement pour apercevoir de grands yeux verts le regarder avec étonnement. 

Une petite fille avec des couettes de jais se cache dans l’ombre, un sac à dos éventré à côté d’elle. 

– Bonjour… ? 

Il s’accroupit à son niveau mais elle ne répond pas, se recroquevillant davantage sur elle-même. Il n’a jamais été doué avec les enfants. 

– Qu’est-ce que tu fais là ? Où sont tes parents ? 

– Je me cache, murmure la petite fille, pour faire une surprise à maman. 

– Ta maman travaille ici ? 

Cette fois, elle bombe le torse et s’approche un peu de lui, le fixant de ses grands yeux curieux.

– C’est la chef ! (Sa main vient se poser sur sa joue, minuscule, si chaude.) Toi aussi, tu fais des vêtements ?

Il lui sourit, un peu déstabilisé par ce contact inattendu.  

– On peut dire ça, oui. 

Des bruits de pas font tourner la tête de la petite fille vers la porte. Son regard se fait déterminé et elle attrape sa main. 

– Vite, elle arrive ! 

Elle tire sur son bras et, sans trop savoir pourquoi, Gabriel accepte de se laisser entraîner sous la table. La nappe retombe derrière lui, les plongeant dans une semi-obscurité. La petite fille tient toujours sa main, apparemment peu encline à la lâcher. 

Quelqu’un entre dans la pièce. 

Gabriel, les épaules tassées, le cou parcouru de picotements, retient son souffle en apercevant des chaussures à travers l’interstice entre la nappe et le sol. 

– Emma ? Tu es là ? 

La voix de Marinette Dupain-Cheng leur parvient, perplexe et amusée. 

– Si tu ne sors pas de ta cachette, on n’aura pas le temps d’aller rejoindre papa pour choisir le restaurant, dit-elle, un sourire dans la voix. 

Gabriel détaille à nouveau la petite fille qui sourit d’un air ravi, blottie contre lui. Ses grands yeux verts, ceux de…

– Ça serait dommage ! Papa va encore vouloir manger italien.  

Sa maman qui travaille ici, qui est la chef. Seule Marinette Dupain-Cheng est aujourd’hui la chef de la marque Gabriel. Soudain il sait où il a déjà vu cette petite fille. Sur une photo, dans les bras d’un fils qu’il n’a pas revu depuis quinze ans et qui affichait le plus beau des sourires. 

Emma Dupain-Cheng, sa petite-fille, lâche sa main et se rue hors de sa cachette. 

– Bouh ! crie-t-elle, triomphale. 

– Oh, un dinosaure ! 

Emma rit, ravie. 

– Je t’ai fait peur, maman ?

Très peur. Tu devrais la refaire à papa, il aura encore plus peur que moi. 

– Je veux pas manger italien. 

– Ah, tu négocieras avec ton père. Où est ton sac ? 

Gabriel hésite un instant avant de sortir, prenant le sac à dos avec lui. La voix de Marinette Dupain-Cheng meurt dans sa gorge en le voyant se tordre le cou pour réussir à se relever, s'extirpant de sa cachette sous la table. Visiblement, tout comme lui, elle ne sait pas où se mettre. Il tire sur sa veste et se racle la gorge pour faire bonne contenance. 

Ses yeux tombent sur Emma qui, maintenant que sa mère est là, se cache derrière son dos en lui jetant des regards furtifs. 

– Elle voulait vous faire une surprise, dit-il d’une voix hésitante. 

Il lui tend le sac à dos qu’elle récupère avec un faible sourire. 

– Merci… 

La jeune femme l’observe un instant puis, comme pour briser le silence, précise : 

– C’est la rentrée des classes. 

Ça n’explique pas grand chose. Emma, qui semble avoir compris que sa mère le connaissait, surgit de son dos et trottine vers lui. Son immense sourire lui mange le visage. 

– On va fêter ma rentrée au restaurant ! 

Ah. Oui, c’est plus clair. 

Il s’accroupit à son niveau. Maintenant qu’elle est à la lumière, il peut détailler sa ressemblance avec Marinette Dupain-Cheng : la petite fille a le même nez retroussé, les mêmes taches de son, le même visage en cœur avec des joues plus rondes. Pourtant, dans son expression, dans la manière qu’ont ces grands yeux verts de s’écarquiller sous une forte excitation, dans ce sourire troué par les dents qu’elle a dû perdre… il retrouve quelque chose d’inhéremment Adrien

Gabriel lui sourit. 

– Italien ? 

– Non ! Chinois ! 

– Ton papa sera d’accord ? 

Papa. Adrien est papa. Gabriel pense que tant qu’il ne les verra pas ensemble dans la même pièce, il aura du mal à y croire. Emma se penche vers lui, l’air très sérieux, et lui chuchote très fort : 

– Je vais négocier. 

Il n’y a rien à répondre : il hoche la tête avec le même air sérieux, se rappelant d’Émilie qui entrait toujours dans les jeux d’Adrien, qui prenait le même ton et la même expression que lui pour le faire rire. 

Marinette Dupain-Cheng intervient alors : 

– Si tu veux négocier, il faut qu’on parte maintenant. 

Elle met le sac à dos sur les épaules de la petite fille. 

– Attends-moi dans le couloir, j’arrive. 

Emma lui fait un signe de la main, auquel il répond d’un geste gauche. 

– Bye-bye monsieur !

Quand la porte se referme derrière sa minuscule silhouette, le silence retombe comme si la salle s’était vidée de son énergie. Marinette Dupain-Cheng a croisé les bras, l’air embarrassé. Il n’est pas habitué à la voir ainsi : incertaine, vidée de son habituelle confiance en elle, comme si elle cherchait à se protéger. Il la préfère habitée de son calme imperturbable, de l’expression tranquille et concentrée qu’elle affiche à l’atelier ; il n’a jamais vu cette facette de sa belle-fille. 

– S’il vous plaît, faites comme si vous ne l’aviez jamais rencontrée. 

Sa voix sonne presque coupable quand elle lui fait cette requête. 

– Sa nounou l’a déposée plus tôt que prévu, vous n’étiez pas censés vous croiser, Adrien… 

C’est la première fois qu’elle prononce le nom de son fils. Elle n’ose pas finir la phrase alors il la complète à sa place : 

– Adrien ne veut pas que je la rencontre. 

Elle détourne le regard mais acquiesce. Vraiment, il aurait dû s’en douter. Il a travaillé trois mois avec Marinette Dupain-Cheng avant d’apprendre, par pur hasard, qu’elle était sa belle-fille. 

– Bien sûr. 

Il est surpris du calme de sa voix, alors même qu’un sentiment de vide immense l’envahit à l’idée qu’Adrien le déteste au point de refuser que sa fille rencontre son grand-père. 

– Je ne dirai rien, je vous le promets. 

Un éclair de surprise passe dans les yeux de Marinette Dupain-Cheng. Son sourire reconnaissant, sincère, le rassure quelque peu. 

– Merci, murmure-t-elle. 

Il ne la regarde pas s’éloigner, jusqu’à ce que sa voix lui parvienne depuis la porte de l’atelier qu’elle s’apprête à pousser. 

– Je lui parlerai. 

Cette voix, il la connaît davantage : confiante, emplie d’une détermination tranquille, la voix d’une styliste qu’il a appris à respecter et admirer. 

– Je parlerai à Adrien, répète-t-elle. 

Quand elle quitte la pièce, Gabriel se raccroche à cette promesse à demi-mots.  

 



Adrien

 

Gabriel est rarement nerveux. Il peut compter sur les doigts de la main les moments où c’est arrivé : quand il a demandé Émilie en mariage, puis le mariage lui-même, ou encore quand ils ont décidé de concevoir Adrien… En rétrospective, bon nombre de ces moments incluaient sa femme, ce qui lui convenait très bien puisqu’elle-seule savait l’apaiser avec un sourire contre ses lèvres. 

Maintenant qu’elle n’est plus là, la source de sa fièvre et sa guérison, il semble normal qu’il soit nerveux alors qu’il s’apprête à revoir l’autre personne la plus importante de sa vie après quinze ans de silence. 

Il tient Marinette Dupain-Cheng en partie responsable pour ce miracle. Après l’avoir vu avec Emma, elle s’était adoucie avec lui, la gêne instaurée après qu’il ait vu les photos presque entièrement dissipée. Quoi qu’elle ait vu en lui à ce moment précis, il ne fait aucun doute qu’elle a encouragé Adrien à reprendre contact. 

Il n’y a pas eu d’appel, juste un message d’un numéro bien connu. Gabriel n’a pas osé l’appeler, s’est contenté des mots à défaut d’entendre la voix de son fils. Il n’aurait pas supporté un autre appel dans le vide. 

Il connaît le simple message par cœur : la proposition d’un rendez-vous dans un café de son choix. Simple, direct, signé « Adrien ». 

Il frotte ses mains moites contre son pantalon et se force à respirer, à relâcher la tension de ses épaules. Le café est bien rempli malgré l’heure matinale, ce qui n’aide pas à le détendre. 

Mon génie taciturne, l’appelait Émilie. Elle avait raison : le rire d’un homme à sa gauche le crispe. 

Il se force à poser ses mains sur la table. C’est pourtant ce qu’il désire depuis quinze ans : une chance de reparler à son fils, de s’expliquer, de renouer le lien distendu entre eux. Pourquoi une telle appréhension ? Parce qu’Adrien pourrait refuser de lui pardonner ? Lui avouer en face qu’il ne veut plus rien avoir à faire avec lui ? Peut-être qu’au fond il ne veut pas savoir ; l’incertitude est synonyme d’espoir, c’est ce qui l’a fait tenir si longtemps en tant que Papillon. 

Il n’a pas le temps de prendre la fuite : il tourne la tête vers la porte et Adrien est là, derrière elle. Il aperçoit sa tête blonde à travers le verre travaillé. 

Gabriel détourne le regard pour fixer ses mains, un peu tremblantes sur la table. La clochette qui annonce son entrée lui semble assourdissante. 

Du coin de l’œil, il suit la lente progression de son fils, jusqu’à ce que celui-ci s’arrête à son niveau. Sans un mot, Adrien pose son sac, tire la chaise et s’assoit en face de lui. Lorsque Gabriel relève les yeux, il le voit soigneusement éviter de poser les siens sur son père. 

– Bonjour Adrien. 

C’est un miracle que sa voix ne tremble pas. Cette fois, son fils croise son regard avant de le détourner à nouveau, l’air fuyant. 

– Bonjour. 

L’absence de « Père » lui fait plus mal qu’il ne l’aurait cru. Il se racle la gorge. 

– Tu… tu as l’air d’aller bien.  

– Vous aussi. 

Aussi bien que le peut un homme après quinze ans d’incarcération. Gabriel sait que la prison l’a vieilli : à ses cheveux déjà blancs se sont rajoutées des rides qui creusent son front et ses yeux. 

Adrien en revanche… Émilie serait si fière. 

Il est grand, sans doute plus grand que lui, et ses épaules se sont élargies. Son visage a perdu ses joues d’enfant, ne conservant que le nez fin d’Émilie qu’il lui connaissait déjà. Son menton, bien que rasé de près, laisse sous-entendre la naissance d’un duvet blond. Il l’a quitté garçon, il le retrouve homme. 

Et ses yeux… C’est peut-être mieux qu’il ne croise pas son regard ; Gabriel se sent incapable d’affronter le regard d’Émilie après quinze ans de quiétude. 

Il se concentre sur sa tenue, une habitude de styliste dont il ne s’est jamais débarrassé. Pour le mari d’une styliste de renommée, Adrien détonne : son tee-shirt, basique, blanc, comporte un imprimé enfantin sous la forme d’un énorme dinosaure coloré. C’est quelque chose qu’il ne l’aurait jamais laissé porter et il se fait la réflexion qu’Adrien le porte peut-être pour cette raison. 

Le silence s’éternise, ses mains sont à nouveau moites. Il aurait dû fuir, laisser l’incertitude le bercer d’espoir. Gabriel ne connaît pas cet Adrien, adulte et amateur de dinosaures. 

– Merci d’être venu, dit-il dans une tentative maladroite d’engager la conversation. 

Il ne se fait pas d’illusion : son fils lui a peut-être demandé de venir mais Gabriel est le mendiant ici, celui qui, pour une fois, dépend de son bon-vouloir. Comme pour lui faire écho, appuyant le clou : 

– Marinette sait se montrer convaincante. 

Il savait mais la pique fait mal, ce qui était sûrement l’effet recherché. Lui préciser qu’il ne l’aurait pas contacté sans l’injonction de sa femme… un coup simple mais efficace, digne d’un cataclysme de Chat Noir. 

Puisqu’il la mentionne, Gabriel rebondit sur le prénom : 

– Félicitations pour ton mariage, dit-il. Et pour… (– S’il vous plaît, faites comme si vous ne l’aviez jamais rencontrée.) ton enfant. Pardon, je ne connais pas son nom… 

– Emma. 

Adrien se racle la gorge à son tour, les yeux toujours fuyants. 

– Elle s’appelle Emma. Elle a sept ans. 

Il ajoute après un moment de silence : 

– Elle aime les dinosaures. 

L’image de la petite fille qu’il a rencontrée, une figurine de dinosaure à la main, un sac à dos au motif évocateur, surgit dans son esprit. Le tee-shirt d’Adrien s’explique peut-être. 

– Elle préfère les tricératops aux diplodocus. 

Gabriel ne saurait dire pourquoi son fils lui précise ce détail, comme s’il était impératif qu’il possède un tel savoir. Pour Adrien, sans doute est-ce impératif. Après tout, il ne sait rien de ce que son fils aime, il n’a aucune idée de qui il est en-dehors du parfait enfant que Nathalie avait inscrit à des cours de piano et d’escrime. Cette phrase, c’est Adrien qui met un point d’honneur à lui rappeler ses erreurs passées, à lui dire comme une gifle qu’il ne sera jamais le père que Gabriel a été. 

C’est mérité mais ça l’agace juste un peu. Il a fait des efforts, il a changé en prison. Adrien doit pourtant le constater. 

– Qu’est-ce que tu fais maintenant ? demande-t-il, à la fois pour montrer qu’il s’intéresse à son fils, mais aussi par pure curiosité. 

La question semble le déstabiliser, ses yeux se posent franchement sur Gabriel pour la première fois depuis le début de leur entrevue. 

– Pardon ?

– Ton travail, répète-t-il. J’imagine que tu n’es plus dans la mode. 

– Ah, non… je fais de la recherche, je travaille dans la microbiologie. 

Comme si Gabriel avait la moindre idée de ce qu’un tel métier impliquait. 

– Ça… ça te plaît ? 

– Beaucoup. 

La réponse, sincère, sort sans effort. 

– J’ai toujours aimé les sciences, Marinette est la créative de la famille. 

La famille. Cette pique là est involontaire, elle fait tout aussi mal. Il revoit Émilie qui fredonnait une mélodie, Adrien dans ses bras. Il la revoit au piano, à faire courir ses doigts sur le clavier, Adrien sur ses genoux. 

– Tu fais encore du piano ? 

La question, innocente, sort d’elle-même. Lorsqu’elle avait été alitée, Émilie avait adoré les morceaux qu’Adrien se forçait à apprendre pour lui faire plaisir ; ç’avait été si naturel de lui faire poursuivre le piano après sa disparition. 

Pourtant, à ces mots, le visage de son fils se durcit. 

– Non, lâche-t-il. Plus du tout. 

Il a fait une erreur. Alors que l’atmosphère se détendait progressivement, l’animosité ressentie au début de leur conversation revient, envahit l’air de son lourd silence. 

C’est évidemment à cet instant précis qu’un serveur arrive à leur table. 

– Vous avez choisi ? 

Adrien répond immédiatement : 

– Laissez-nous cinq minutes, s’il vous plaît. 

Quand le serveur repart, son fils prend une grande inspiration et fait un effort visible pour relâcher la tension de ses épaules. Quand il reprend la parole, sa voix est calme. 

– J’ai tout arrêté, dit-il. Juste après… 

Il cherche ses mots et Gabriel complète à sa place : 

– Mon arrestation. 

– Oui… j’avais besoin de prendre du recul, de comprendre, de savoir si j’aimais vraiment toutes ces activités ou si… 

Adrien laisse la phrase en suspens à nouveau et Gabriel est incapable de la finir. 

Il sait. 

Émilie voulait tellement qu’il ne l’apprenne jamais, qu’il demeure ignorant de sa condition, de sa nature. Elle l’appelait leur petit miracle et, quand il la voyait embrasser les cheveux si blonds de leur fils, il se demandait comment une plume avait pu faire naître une telle merveille. 

Au départ, il n’avait jamais eu l’intention d’utiliser les bagues ; Émilie le lui avait interdit. Elle avait évité de se rappeler que leur fils était un sentimonstre, jusqu’à ce que sa maladie la rattrape comme une ironie du sort. Après sa disparition, c’était si facile d’y recourir une fois, puis deux, puis d’excuser leur usage : de se dire que c’était pour le bien d’Adrien, que son vœu réparerait tout. 

– Et tu n’aimes pas le piano, murmure-t-il pitoyablement. 

Il n’avait jamais utilisé les bagues pour forcer son fils à jouer au piano, mais comment celui-ci aurait-il pu le savoir ? Comment savoir que Gabriel ne l’avait pas façonné pour répondre à ses désirs de perfection, comme un Pygmalion orgueilleux ? 

Il a du mal à respirer, l’étau revient lui comprimer les poumons. Il croise le regard de son fils qui, cette fois, le maintient. 

– Non, répond Adrien, d’une voix plus douce comme pour le ménager. Mais j’aime beaucoup l’escrime, même si j’ai moins le temps d’en faire aujourd’hui… Kagami dit que je me suis relâché. 

Quoi qu’il voie dans ses yeux, Adrien lui sourit. C’est le premier sourire que lui adresse son fils depuis le début de leur entrevue. Le premier depuis quinze ans. Un sourire maigre, un peu maladroit, comme une branche d’olivier tendue vers lui. Gabriel lui sourit faiblement à son tour.

Pendant un instant, il croit revoir le jeune garçon si douloureusement gentil qui lui adressait le même sourire. 

– Je suis désolé, dit-il soudain, avant qu’Adrien ne puisse détourner son regard. 

Trois mots et le soulagement l’envahit comme une vague immense. Il se plonge dans les yeux de son fils, si semblables à ceux d’Émilie, et répète : 

– Je suis désolé. Pour tout, vraiment, je… 

Pardon d’avoir été le Papillon, de m’être perdu dans ma folie alors que tu avais besoin de moi, d’avoir été un si mauvais père quand ta mère t’avait tout donné pour être libre et heureux. 

Il s’interrompt, incapable d’exprimer ça, de revenir sur la débâcle qui avait suivi la disparition d’Émilie. Adrien a-t-il seulement envie qu’on lui rappelle cette époque ? 

– Enfin… j’imagine que Nathalie t’a tout dit ? 

C’est une affirmation et une question. Peut-être que Ladybug et Chat Noir lui ont expliqué que Gabriel cherchait à faire revivre sa femme, mais seule Nathalie pouvait savoir pour l’amok à l’origine de sa naissance. Sans doute lui a-t-elle tout avoué ensuite, sa quête, sa folie, le Cataclysme de Chat Noir qui se répandait dans son corps… 

Son fils doit comprendre ce qu’il sous-entend (le Papillon, Monarque, les miraculous et les anneaux, toute la ribambelle de magie qui avait empoisonné leur vie) car il acquiesce. Gabriel n’a plus rien à dire, plus rien à expliquer ; Adrien sait tout. 

Pourquoi avoir accepté un tel rendez-vous, alors ? Si ce n’était pas pour les réponses que Gabriel pouvait lui apporter, quelle raison son fils aurait-il de le revoir ? 

Cette fois, lui qui a toujours été doué pour lire les émotions des autres, il est incapable de savoir ce que son fils ressent. Celui-ci détourne à nouveau le regard, ses yeux fixent la table. Gabriel doit crever l’abcès, tout sauf ce silence étouffant ; il préférerait des cris, des coups, tout sauf ce mur. 

Ah. C’est donc ça, ce sentiment. 

Les prochains mots sortent d’eux-mêmes. 

– Je ne pensais pas que tu accepterais de me reparler. 

Adrien lève les yeux vers lui un court instant avant de les rediriger vers la table. C’est la vraie question, pourtant : pourquoi es-tu là ? 

– Je… 

Il semble chercher ses mots et fait jouer ses doigts entre eux, une habitude qui fait surgir une bouffée de nostalgie chez Gabriel. Le geste, signe de sa nervosité, est identique à celui qu’il faisait petit garçon. 

– Pour être honnête, moi non plus. 

Ça y est. La vérité, comme un poids sur sa poitrine. Pendant des années, il avait eu le sentiment de rafistoler un sablier cassé, dont les grains de sable lui filaient lentement entre les doigts : sa femme, la santé de Nathalie, le temps qui lui restait à vivre. Il avait pris comme acquis le seul grain de sable qu’il pensait immuable, celui qui n’était pas censé pouvoir le quitter, celui qu’il pouvait toujours contrôler même quand tout s’écroulait autour de lui. Il s’était accroché à ce grain de sable, au contrôle qu’il avait sur la vie de son fils. Finalement il aurait dû savoir que ce grain de sable s’écoulerait comme les autres. 

– C’est sans doute grâce à elle, dit finalement Adrien. 

Gabriel relève les yeux, n’osant pas espérer. 

– Emma, je veux dire. Le fait d’avoir un enfant, de l’élever… ça m’a permis de comprendre. (Son fils croise son regard et le soutient, pour de bon cette fois.) Pas tout, mais un peu. 

Comprendre. Comprendre au-delà de savoir, c’est plus qu’il ne mérite.  

Adrien lui adresse un autre sourire, un peu cassé au coin des lèvres. 

– C’est terrifiant d’être parent… pas vrai ? 

Gabriel sourit en retour, ne sachant pas trop quoi répondre. Bien sûr que c’est terrifiant. C’est vouloir protéger son enfant envers et contre tout, tandis que l’enfant en question se précipite dans le bureau de Gabriel avec la ferme intention de manger la pelote d’aiguilles. (Émilie s’était précipitée sur leur bébé de seize mois pour l’en empêcher, l’air affolé.) C’est le voir grandir en espérant qu’il ne change jamais, alors même qu’il tombe amoureux d’une Marinette Dupain-Cheng qui n’avait jamais été prévue. C’est ne pas savoir quoi dire face au deuil, à la tristesse, au cœur brisé. C’est le travail d’une vie qui se fait à deux et qui, une fois seul, semble écrasant. 

C’est réaliser que l’enfant finira par exister au-delà de ses parents, par lui-même et pour lui-même, et ce quoi que les parents en disent. C’est comprendre qu’il faut finir par lâcher prise, ce que Gabriel a compris bien trop tard dans une cellule froide et vide. 

– Ça ne vous donnait pas le droit de faire ce que vous avez fait. 

La voix d’Adrien se durcit à ses mots, la trace d’une colère enfouie ressurgissant enfin. Gabriel le sait ; c’est long, quinze ans en prison, pour réfléchir à ses actes. 

– Je pensais le faire pour elle, dit-il dans un murmure pitoyable. Pour ta mère, pour toi… 

– Je sais. Et maman ne vous aurait jamais pardonné si vous aviez réussi. 

Non, parce qu’elle s’était résignée à mourir, parce qu’Adrien avait réussi à avancer dans son deuil et son chagrin. Ce vœu, ç’avait été pour lui et lui seul. 

– Je sais, dit-il à son tour. Et pour ce que ça vaut… pardon d’avoir mis autant de temps à m’en rendre compte. 

Adrien le regarde d’un drôle d’air, comme s’il avait du mal à accepter que de tels mots sortent de la bouche de Gabriel Agreste. 

– Père, je… 

(Père, oh, que ce mot lui avait manqué, comme il est doux à son oreille.)

– Je ne suis pas sûr de pouvoir vous pardonner, pas comme ça, pas… pas tout de suite. 

– Bien sûr. 

Il acquiesce sans trop savoir pourquoi, flottant toujours sur ce ‘Père’ lâché par inadvertance. 

– Mais juste ça, vous reparler… j’aimerais essayer. 

Son regard est franc, ses yeux verts brillent d’un éclat qu’il n’a pas vu depuis bien longtemps. Gabriel fera tout pour ne pas gâcher le maigre espoir qui s’est logé dans ces iris. 

C’est le souci des relations humaines ; Ladybug ne peut les réparer d’un objet magique lancé en l’air. Alors cette deuxième chance avec son fils, cette chance de rafistoler leur relation à défaut de la rétablir comme avant… C’est plus qu’il n’en attendait, tellement plus. 

– Merci, Adrien. 

Il cligne des yeux, si seulement pour chasser la chaleur étrange qui les envahit de picotements. 

– Merci, répète-t-il. 

Cette fois, quand le serveur revient les voir, Gabriel commande un café et apprend qu’Adrien préfère boire du thé le matin. 

Un thé Earl Grey avec une tranche de citron, comme sa mère l’aimait. 

 



Prologue - Ladybug et Chat Noir

 

Un an depuis qu’il est sorti de prison. Sa vie a doucement repris son cours ; il suit son tendre courant, bien incapable de distinguer le pourquoi du comment. L’univers tout entier semble l’absoudre. 

Le Manoir Agreste a été vendu : il sera bientôt détruit pour laisser place à un hôtel avec une vue magnifique sur la Tour Eiffel. Gabriel en a tiré une fortune qu’il a investie dans un appartement du 3e arrondissement, bien plus adapté à sa nouvelle situation. 

Il n’a rien gardé du Manoir, pas même le tableau de sa femme qui a été confié à Amélie, sous prétexte de rembourser les frais de l’enterrement. 

C’est mieux ainsi, pense-t-il en déposant le bouquet de fleurs sur la tombe d’Émilie. 

À la place, il couvre son salon de photos : d’Adrien, entouré de Marinette et Emma. Il se retrouve à figurer sur quelques-unes de ces photos, les épaules trop droites, le sourire crispé. La relation avec son fils reste maladroite, certaines paroles souvent tendues, mais ils parlent ; l’action est une victoire à elle-seule. 

Il a officiellement fait la connaissance d’Emma - ravissante, enjouée, parfaite Emma - qu’il ne se lasse pas de voir. Une boule d’énergie et de bonheur qui lui parle pendant des heures de dinosaures, se fichant bien de le perdre en cours de route ; il s’en fiche aussi, trop heureux de l’écouter. 

Sa vie est devenue un immense rêve dont il ne veut jamais s’éveiller.  

Les bouclages de collection avec Marinette le vendredi soir, où elle esquisse peu à peu l’ébauche de sa propre marque maintenant qu’il est là pour reprendre Gabriel. 

Les sorties au musée d’histoire naturelle le samedi matin, où Emma entraîne son papa comparer les squelettes de tricératops et de diplodocus. 

Les déjeuners en famille le dimanche midi, dans l’appartement des Dupain-Cheng où tout est joie, rires et lumière. 

Famille. Comme il a cru la perdre. Comme il se sent si peu digne de celle que l’univers lui offre. 

Lorsqu’il regarde Adrien faire des grimaces à Emma à table, que la petite fille rit si fort qu’elle en recrache son verre d’eau et que Marinette fait les gros yeux, un drôle de sentiment envahit son corps. 

Il finit par le reconnaître comme de la gratitude. 

***

L’envie lui prend un mardi matin, en tombant sur un article de presse à sensation. 

“Ladybug et Chat Noir : que sont devenus vos héros préférés ?”

Bien sûr l’article ne révèle rien : il rappelle leurs combats, leurs victoires, leur relation complexe et potentiellement romantique, avant de conclure sur une incertitude quant à leurs vies actuelles. Un tissu de bêtises qui habituellement l’agace mais dont la question le taraude. 

Que sont devenus Ladybug et Chat Noir ? 

Elle revient, insistante, le matin lorsqu’il prend son café, le soir lorsqu’il rentre d’une pleine journée à l’entreprise Agreste. 

Que sont devenus Ladybug et Chat Noir ? 

Il lui semble que c’est la dernière tache noire, le dernier lien à couper, celui qui le rattache à sa vie passée alors même qu’il émerge transformé de sa chrysalide. Il lui prend l’envie de s’excuser, si seulement pour mettre le Papillon derrière lui pour de bon. 

Que sont devenus Ladybug et Chat Noir ? 

Il décide de répondre lui-même à cette question. 

Maintenant qu’il a accès à internet, il s’en donne à cœur joie. Le Ladyblog redevient sa plus grande source d’informations : bien que désormais inactif, il conserve toutes ses photos et vidéos. Celle que Gabriel visionne est vieille de seize ans. 

La dernière interview de Ladybug et Chat Noir, précise le titre. En sous-titre, Alya Césaire a écrit un simple “Merci” qui se passe de tout commentaire. 

Les images le ramènent une éternité en arrière. Ladybug est assise derrière une table de conférence en plein air, Chat Noir à ses côtés ; Alya Césaire filme depuis le public où une horde de journalistes posent leurs questions et photographient les deux héros. Dieu, qu’ils sont jeunes… De véritables enfants déguisés, sans doute à peine plus âgés qu’Adrien ne l’avait été. Gabriel n’avait pas souvenir qu’ils étaient si jeunes. 

Malgré tout, Ladybug garde la tête haute, le regard franc alors qu’elle répond une par une aux questions qui l’assaillent. 

– Donc vous renoncez à vos pouvoirs ? 

– Oui, confirme la jeune fille. 

Chat Noir est étrangement silencieux à ses côtés, avachi dans sa chaise, le regard éteint. 

– Nos pouvoirs sont dangereux, aussi dangereux que ceux de Monarque. Maintenant que nous les lui avons confisqués, il nous semble nécessaire de renoncer aux nôtres. 

Bien sûr… Ils ont disparu en même temps que lui, une fois leur objectif atteint. Où sont-ils aujourd’hui ? Sont-ils restés en contact ? Sont-ils même encore à Paris ? 

– Ladybug, Chat Noir ! Un commentaire sur l’identité de Monarque ?

Ladybug ouvre la bouche pour répondre mais Chat Noir est plus rapide. 

Non, dit-il d’un ton sec. Aucun commentaire. 

Le regard que lui lance Ladybug signifie quelque chose mais Gabriel n’a pas assez d’éléments pour le comprendre. La vidéo s’arrête sur les deux héros qui disparaissent, yoyo et bâton dehors, sous les cris des Parisiens. 

Les réponses à la vidéo se ressemblent toutes : des centaines de personnes qui remercient Ladybug et Chat Noir, leur souhaitent une vie heureuse et critiquent le Papillon ou Monarque. Il est incapable d’en lire plus de vingt. 

L’adresse mail d’Alya Césaire figure toujours sur le Ladyblog. Il hésite longuement avant d’envoyer son message, relu cent fois. 

Ce n’est que trois semaines plus tard qu’il obtient une réponse ; il n’y croyait plus.  

“Mr Agreste, 

J’ai transmis votre demande à Ladybug. Elle vous recontactera si elle le souhaite. 

Cordialement,

Alya Césaire.”

Le soulagement l’envahit en lisant les mots de la jeune femme. Ainsi il avait raison, elle est bien restée en contact avec Ladybug… 

Puis l’attente, à nouveau. 

Un long mois durant lequel sa belle-fille lance avec succès sa propre marque, Marinette. Il ne lui a rien dit sur sa quête, ni à elle, ni à Adrien. Cependant, il soupçonne Alya Césaire d’avoir prévenu son amie car les regards en biais refont leur apparition. 

Il ronge son frein et essaie de ne pas trop espérer : Ladybug peut très bien décider qu’elle ne veut rien avoir à faire avec lui, qu’il ne mérite pas son temps et qu’elle ne lui doit rien. Elle aurait d’ailleurs raison de le faire ; encore une fois, cette demande est purement égoïste de sa part. 

Pourtant, il reçoit une réponse : une lettre typographiée qui arrive dans sa boîte aux lettres environ un mois et demi après le message d’Alya Césaire. Dessus figurent une date et une adresse, signé Ladybug et Chat Noir. 

Le post-scriptum lui confirme l’identité de ses expéditeurs. 

PS : Nooroo. 

Qui d’autre pourrait connaître le nom de son ancien kwami ? 

Les héros disparus ont répondu à son appel. 

***

Gabriel est aussi nerveux que le jour où il a revu Adrien. 

Les héros lui ont donné l’adresse d’un café, au pied de la Tour Eiffel. L’ironie d’un tel choix ne lui échappe pas : combien de fois les a-t-il provoqués ici-même ? C’est devant la Tour Eiffel qu’ils se sont déclarés la guerre et c’est devant la Tour Eiffel qu’ils en enterreront la hache. 

Bien que ce soit dimanche, le café est peu rempli à cette heure de la journée. À 17h, entre le thé de l’après-midi et le dîner, les gens désertent les terrasses pour flâner dans les rues de Paris. 

Avant même d’atteindre l’établissement, il les cherche du regard parmi les tables sorties sur la chaussée. Il met bien quelques secondes à les voir. 

Assis dos à lui, ils ont fait en sorte d’être reconnaissables : Ladybug porte des couettes et un chemisier rouge, tandis que la veste sombre de Chat Noir fait ressortir sa blondeur ébouriffée. 

Gabriel s’approche lentement, n’osant pas les apercevoir sans les prévenir de sa présence. Arrivé à une distance respectable, il se racle la gorge. Les deux héros s’immobilisent. Ladybug pose sa tasse sur la table. 

– C’est bien vous, n’est-ce pas ? demande-t-il à voix basse. 

Son cœur bat follement contre sa poitrine, à un tel point qu’il craint qu’il ne s’échappe. C’est eux, à deux pas. Le dernier fil qui le rattache à un cocon dont il rêve de s’envoler, le point final à apposer pour tourner la page. 

Quand ils se retournent, ses excuses brûlent le bout de sa langue, prêtes à se déverser avant qu’il ne puisse reconsidérer sa décision. Sa plus grande peur à cet instant est de réaliser à quel point ils sont humains : combien, sous leurs masques et leurs combinaisons, ils étaient capables de souffrir, de pleurer, de vouloir tout abandonner quand les responsabilités d’une ville pesaient trop lourd sur leurs épaules d’enfants. 

Puis, il voit leurs visages. 

Sa voix s’étrangle dans sa gorge. 

Marinette lui sourit. 

– Bonjour, Gabriel. 

Adrien lui adresse un court sourire à son tour, les pans de sa veste noire s’entrouvrant pour révéler un tee-shirt dinosaure bien familier. 

– Surprise, dit-il quand le silence s’étire, l’air embarrassé. 

Gabriel a bien conscience qu’il doit dire quelque chose, répondre à Marinette, parler à Adrien. Au départ, il croit à une blague. Il se dit qu’Alya Césaire est bien cruelle de lui avoir fait miroiter les vrais Ladybug et Chat Noir alors qu’elle n’a fait qu’appeler Adrien et sa femme. 

Puis, goutte à goutte, les souvenirs se mêlent aux détails sous ses yeux. 

Le sourire un peu gêné de Marinette. Elle n’a jamais été akumatisée. 

La droiture dans les yeux d’Adrien. Ses suspicions de l’époque en s’apercevant d’une bague inconnue. 

Le post-scriptum avec le nom de Nooroo.  

Sauf que c’est impossible. Parce que la vérité, c’est que si Ladybug et Chat Noir sont Marinette et Adrien, alors ce n’est pas le choix du lieu qui est ironique. C’est sa vie entière.

– J’imagine que vous avez des questions, lui dit Marinette, l’air tranquille. 

– Ça tombe bien, enchaîne Adrien, les épaules détendues. On a pas mal de réponses. 

Gabriel regarde son fils, Adrien, Chat Noir. Son sourire en coin, même sans masque, est criant de vérité. Bien sûr que c’est eux. Comment les héros de Paris pourraient-ils être n’importe qui d’autre ? 

Le nœud dans sa gorge l’étrangle davantage. Un seul mot parvient à sortir, un mot qu’il ne réussit qu’à murmurer. 

– Pardon…

Adrien le regarde et, à son tour, dit dans un murmure : 

– On sait, Père. On sait. 

Face à lui, pour la première fois, les sentiments envahissent le monstre. 

Une larme roule sur la joue de Gabriel Agreste. 

Notes:

J'espère que ça vous a plu !

Quelques précisions parce que pourquoi pas :
- La secrétaire de la marque Gabriel est Manon Chamack ; comme elle connaît bien Marinette, elle a demandé à faire un stage dans l'entreprise pour gagner de l'expérience professionnelle. (Les paillettes violettes sur ses yeux sont une référence au fait qu'elle aimait bien s'habiller en violet, petite.)
- Marinette est toujours Gardienne des Miraculous mais elle les a rendus à Su-Han, considérant que le jour où ils en auraient besoin, celui-ci reviendrait lui confier la boîte.
- Marinette s'appelle toujours Marinette Dupain-Cheng parce qu'Adrien a préféré prendre son nom. Il s'est dit que s'appeler Adrien Dupain-Cheng était une bonne revanche contre son père (accurate).
- Pour la date donnée par Ladybug et Chat Noir à la fin, c'était l'idée d'Adrien de donner rendez-vous à son père le dimanche à 17h. Il s'est fait harceler par téléphone pendant quinze ans, il a bien le droit de l'embêter à son tour.

J'aimerais bien écrire le point de vue d'Adrien aussi ! J'ai déjà écrit deux trois trucs, surtout pour clarifier la défaite de Monarque et les réactions d'Adrien suite à ça. Je ne promets rien mais j'ai encore plein de matière à exploiter de son côté (c'est long, quinze ans), donc peut-être que ça aboutira ^^
Merci d'avoir lu !