Chapter Text
« Oh, carabistouille! »
La tache humide s'étendait sur le tapis, noyant les motifs empoussiérés d'un voile brunâtre. Plus loin, la tasse - intacte, Dieu merci - achevait sa ronde prêt du pied d'un fauteuil. Muriel serra les dents. Oups. Qui l’eut cru, prendre le thé était une façon bien risqué de tuer le temps. Non pas qu'iel consomme le thé, bien évidemment, mais après quelques mois passé sur Terre, l'envoyée du Ciel avait développer ses petites habitudes. Par exemple, iel avait découvert que le thé - et surtout le fait de regarder une bonne tasse thé refroidir, voir moisir dans certains cas - lui procurait une immense satisfaction. Thérapeutique. Enfin, jusqu'à ce qu'iel n'en vienne à ruiner le tapis par accident. L’image de Mr. Fell s’imposa à son esprit. Mortifiée, l’ange se pinça la langue, jetant prudemment un regard à droite, puis à gauche… avant de se rappeler qu'iel était seule dans la boutique.
En un clin d'oeil, la tache avait disparue.
Iel trottina jusqu'au fauteuil et s'agenouilla pour récupérer la tasse, dernière preuve tangible de son odieux crime. Mais avant que sa main n'ait pu effleurer la douce porcelaine, iel se figea net. Un détail venait d’attirer son regard. Un scintillement léger, presque indiscernable. Il attendait sagement dans l’ombre sous le fauteuil, et Muriel ne pu résister. Iel tendit la main et s’empara de ce qui était, selon toute vraisemblance, une clé. Petite, ancienne. Banale. Ceci-dit, pas assez banale pour passer sous le radar d'un ange qui avait passé l'éternité dans les couloirs blancs et stériles du Paradis. Iel leva l’objet à hauteur de regard.
Depuis son arrivée sur Terre, iel avait eut le loisir d’explorer les environs, particulièrement la librairie. Celle-ci regorgeait de merveilles, comme par exemple... eh bien des livres, pour commencer. Mais aussi de la poussière (qui n'existait pas au Paradis), un gramophone et des lampes qui avaient réellement besoin d'éléctricité pour fonctionner. Au début, Muriel s'était montrée réticente à l'idée de s’immiscer dans la vie de quelqu'un d'autre. Le Métatron avait beau dire que cette librairie était la sienne, désormais, ça ne suffisait pas. Ce n’était pas seulement l’agencement des meubles, ou l’odeur de la poussière ou des livres, ni même la façon dont la lumière avait délavé le bois du plancher… La librairie pulsait de vie. Littéralement. La présence continuelle d’un ange – et celle occasionnelle d’un démon – l’avait rendu caractériel. Et le mot était faible. Plus d'un livre furibond avait atterrit sur la tête de la pauvre Muriel. Les ampoules défectueuses et les portes qui claquent étaient devenu son quotidien. Ne parlons même pas des plis de tapis fort suspicieux au bas de l’escalier.
Alors qu’iel se demandait dans quelle serrure cette clé pourrait-elle rentrer, Muriel songea qu’il valait mieux poser la question directement. Iel se redressa, droite sur ses jambes, et s’éclaircit la gorge.
« Bonjour », commença t-iel. Son ton était hésitant, quoique fort aimable. Iel ne voulait pas paraître impolie. « Désolée de vous déranger, mais j’aimerai savoir quelle genre de porte ouvres-vous? Dans quelle serrure dois-je vous mettre ? »
Le silence s'ensuivit. Le contact visuel commençait à devenir incroyablement inconfortable. Était-ce une question déplacée ? Les terriens devenaient bizarre dès qu'on parlait de mettre des trucs dans d'autres trucs. Iel s’apprêtait à réitérer, lorsque un livre chuta de l’étagère la plus proche et atterrit entre ses pieds. Iel lança un regard réprobateur au plafond.
« C'était pas gentil. »
Bon, au moins celui-ci n'avait pas atterrit sur sa tête. Muriel baissa les yeux vers le livre et plissa les yeux.
« Le Lion, la Sorcière blanche et l’Armoire magique », déchiffra t-iel. Celui-là, iel ne l’avait pas encore lu. Un soupire d’impatience agita ses épaules. « Ça ne m’aide pas du tout, comment veux-tu que… »
Un craquement sourd se fit entendre à l’étage. La librairie était d’humeur bougonne. Ou alors…
Muriel se rua à l’étage. Il y avait encore une multitude d’autres livres, là-haut, ainsi que l'appartement de Mr. Fell. Muriel avait toujours été réticente à s’y aventurer, craignant de voir s’abattre sur elle le courroux d’un certain démon aux cheveux rouges. Mais il n’en saurait rien, pas vrai ? Ignorant le frisson qui lui mordait la colonne vertébral, iel entra dans la pièce.
Le lit était à moitié défait après le passage de Jim, plusieurs mois auparavant. Drôle d’histoire, d’ailleurs. Muriel n’avait pas tout compris.
Plus loin, il avait l'armoire. Elle se tenait là comme si elle l'attendait depuis des temps immémoriaux. Muriel ouvrit ses portes grinçantes. Une odeur de lavande et de naphtaline s’en échappa. Iel s’agenouilla et y trouva un lourd coffre de bois, sur lequel reposait un livre dont l'épaisseur avait quelque chose de comique - apparemment une bible. Iel l'ouvrit. À l'intérieur, se trouvait un petit derringer. Il n’avait jamais été utilisé. Muriel, évidemment, n’avait pas la moindre idée de ce dont il pouvait s’agir et, très vite, iel préféra reporter son attention sur le coffre. La clé, quoiqu'un peu rouillée, s'insérait parfaitement dans la serrure. Son cœur s’accéléra.
Clic.
À première vue, rien de plus qu'un tas de vieux livres et de parchemins usés. Pour ce qui était du trésor matériel. Mais il y a avait autre chose.
Une profonde nostalgie qui - elle en était sûre - n'était pas la sienne, la prit soudain à la gorge. L'air irradiait d'une aura morne, assez tendre pour broyer son cœur dépourvu de toutes cicatrices. Des rémanences du passé qui ne lui appartenait pas la submergèrent, humidifiant ses yeux. C'était presque insoutenable et iel cru qu'elle ne pourrait le supporter. Pourtant, iel se résolue à continuer. Iel se saisit de l’un des carnets. Passa ses doigts entre les pages. La couverture brune portait les traces de nombreuses mésaventures. Muriel déglutit.
« Cher journal, lu t-iel à voit haute. La semaine dernière, Crowley et moi étions tous deux à Édimbourg. »
Un petit rire échappa à ses lèvres tremblantes. Iel trouvait la façon qu'avait Mr. Fell d'écrire en anglais, et non pas dans la langue des anges, amusante et même tout à fait charmante. Il avait dû prendre très à cœur son rôle d’observateur, pour prendre ainsi l'habitude d'immiter les coutumes locales. Muriel aspirait à ce genre d’application dans son travail.
Iel hésita. Devait-iel continuer? Était-ce bien correct? Iel se pinça la lèvre inférieure et leva les yeux vers le plafond, en quête d’un signe.
« Tu es sûr ? Je ne sais pas si je devrais, c’est… »
Iel baissa les yeux vers les pages soigneusement manuscrites. La librairie se mit à grincer. À roucouler, presque.
« … privé. »
La seconde d’après, Muriel se retrouva happée par le récit.
Chapter 2
Notes:
Ce qu’il y a de drôle, dans le fait d’écrire une histoire sans avoir rien prévu au préalable, c’est que je suis moi-même surprise des tournures de l’intrigue. Il est trois heures du matin, je suis enroulée dans mon plaid, plongée dans le noir complet et j’ai l’impression de découvrir une théorie du complot sur un blog obscur d'internet. « Non… Vraiment ? Il se passe ÇA ensuite ? Dingue. »
Chapter Text
- Londres, 1er juillet 2021 -
« Celles-là, tu crois que…?
– Oh, absolument », répondit Aziraphale.
Crowley se renfonça dans son siège, verre à la main.
« Trop facile, marmonna t-il en observant la paire s’éloigner. Je veux dire, la blonde, tu as vu le regard qu'elle lui a lancé?
– Et la seconde a les ongles coupés à ras, » nota l’ange en sirotant son thé, un sourire pas-si-angélique au coin des lèvres.
Derrière les verres de ses lunettes teintées, Crowley lui lança un regard outré.
C’était un petit jeu auquel ils se prêtaient de temps à autre, lorsqu’ils avaient du temps à tuer. Les deux compères s’asseyaient à la terrasse d’un café - ou n’importe quel lieu bénéficiant d’une vue dégagée, vraiment - et débattaient sur les duo qui passaient devant eux. Amis fidèles, amants secrets, ou rien de plus que d’ennuyeux collègues de travail ? Les réponses étaient bien moins évidentes qu’on ne l’aurait cru, en vérité.
Aziraphale justifiait ces petites séances de voyeurisme en affirmant que cela « affûtait » son discernement, ce qui ne manquait pas d’amuser Crowley.
« Je suppose que ça fait un point pour toi, » admit le démon. C’était presque un point donné, mais il ne prit pas la peine de le mentionner. De toutes façons, il avait perdu le compte depuis des années.
Aziraphale sourit.
« Je ne dirais pas ça, renchérit-il. C'était un travail d’équipe. Disons... moitié moitié?
– Eh ben... J'aurais jamais cru entendre ça un jour.
– Pardon, tu disais ? »
L’ange plaça une main près de son oreille, mimant la surdité. Crowley entrouvrit la bouche, prêt à répondre quelque chose de cinglant, mais se ravisa. Un sourire grignota le bord de ses lèvres. Son regard se porta sur l’avenue.
Whickber Street grouillait de vie, comme à l’accoutumé. En face du Give me coffee or give me death où ils étaient assis, se chamaillait un groupe d’adolescents mal fagotés, qui avaient des têtes à subir les quolibets de leurs semblables dans la cour du collège. Plus loin, Maggie, la gérante du disquaire qui jouxtait la librairie d’Aziraphale, se débattait avec son trousseau de clé. Un pigeon avait prit en chasse un chat de gouttière un peu trop craintif et, à l’angle de la rue, la vieille Bentley de Crowley attendait sagement le retour de son propriétaire. C’était une belle journée.
Pourtant, quelque chose de funeste traînait dans le fond de l’air. Quelque chose qui tracassait Aziraphale.
« Crowley, est-ce que tu crois qu’ils… reviendront pour nous ? »
Sa voix s’était perdue dans les aiguës, plus fébrile qu’il ne l’aurait voulu. Le démon contempla longuement le fond de son verre.
« Je crois que la question serait plutôt : quand est-ce qu’ils reviendront ? »
Aziraphale prit une longue inspiration. Il aurait préféré un beau mensonge, n’importe quoi, pourvu que demeure intacte cette bulle de quiétude qu’il s’était créé sur Terre. Bon sang, il aurait presque pu appeler ça du bonheur. Le terme lui faisait encore tout drôle, lorsqu’il y pensait. Ça dansait là, au creux de son ventre, comme des nuages sous la brise. Un bal des cieux. Certain jour, c’était un bien lourd secret. Mais il savait – ou plutôt il se doutait - au fond de lui qu’il n'était pas seul à le porter.
La magie résidait dans le fait de n’en point dire un mot.
L’ange à la poterne d’Orient leva les yeux vers le ciel gris et plissa les yeux. L’orage s’amoncelait. Au loin, le tonnerre gronda.
« Ah, on dirait bien que ça commence, observa t-il. C’est un peu tôt. J’avais espéré qu’on puisse au moins passer la fin de l’après-midi au sec. »
Crowley se leva et vida son verre. La première goutte de pluie tomba sur l’auvent.
« C’est juste un orage, mon ange. Ça passera. Allez viens, on rentre. »
- Quelque part au Ciel, de nos jours -
Il n’y avait rien que l’Écho, au Paradis. Pas de musique, pas de couleur. Pas même la moindre odeur. Nulle doute que s'il avait été permis de lécher les murs, ceux-ci n'aurait eut le goût de rien. Les couloirs à la blancheur stérile semblaient s’étendre sur des kilomètres, impéccablement lisses. Le rêve mouillé de n'importe quel minimaliste. Ou hypocondriaque. Non pas qu'il y ait de grandes différences.
Aziraphale ferma les yeux. Une migraine, encore. Le halo céleste qui éclairait constamment la pièce lui meurtrissait les yeux. Il n’avait pas souvenir que cela lui soit arrivé auparavant, quoiqu’il ait pu se tromper. Cela faisait si longtemps, après tout. En remettant les pieds au Paradis, il avait davantage eut l'impression d'abandonner sa maison que d'y retourner. « Il s’est trop habitué à la Terre », marmonnait parfois Michael, lorsque l’amertume de voir le poste d’archange suprême lui être arraché sous le nez la poussait à se plaindre d’Aziraphale auprès de ses collègues. Et elle n’avait au fond pas tout à fait tord.
À force de baigner dans le silence complet, l’ange avait commencer à entendre des sons. Des voix. Une en particulier, âpre et sournoise, faisait s’emballer son cœur d'une façon bien trop humaine ; puis il se rappelait qu’il n’était plus sur Terre et que ces railleries de serpents n’étaient que le fruit de son imagination contrariée. Whickber street lui manquait. La librairie, les musées, le goût du thé lui manquaient. Bon sang, même le Bebop diffusé par cette antique diablerie qu'était la Bentley lui manquait.
Il se pinça l'arête du nez, soupira.
« Votre béatitude ? »
Aziraphale mit un certain temps avant de comprendre qu’on s’adressait à lui. Il releva les yeux. Un ange aux cheveux parfaitement plaqués se tenait à une bonne dizaine de mètres, les mains croisées dans le dos. Il était beau, sans doute, mais terriblement fade. Une beauté protocolaire et rigide, qui ne laissait de place à aucun hasard.
« Oui ?
– Le Métatron souhaite vous voir. Il vous demande de mettre vos tâches de côté et de le rejoindre sans plus tarder. »
Le regard d’Aziraphale s’éclaira d’une lueur d’espoir. Enfin, ils allaient passer aux choses sérieuses. Depuis près d’un mois qu’il était là, il n’avait fait que remplir des tâches administratives sans intérêt. Il s'ennuyait à mourir et le Ciel ne semblait pas vouloir dévier de sa course pour lui.
« Ah, excellent ! s’exclama t-il en bondissant de sa chaise. Soyez gentil et guidez moi donc. Je commence à me momifier, ici. »
L’ange lui lança un regard circonspect, se demandant ce que « momifier » pouvait bien vouloir dire et si cela avait un quelconque rapport avec les mères de famille, mais se garda de tout commentaire. Il le guida jusqu’au Métatron. Après quelques couloirs tous identiques, le messager le laissa face à une porte immaculée tout à fait semblable aux autres et se retira. Aziraphale hésita, prit une inspiration, puis entra.
La pièce était presque vide, à l’exception d’une console en forme de colonne antique posée en son centre. L’arc de cercle qu’elle décrivait était couvert d’un immense dôme de verre, derrière lequel s’étendait une cité paradisiaque, surmontée d’un ciel bleu parfait et de nuages blancs parfaits. Le Métatron se tenait dos à la porte, entouré de quatre silhouettes familières. Michael, Uriel, Sandalphon, Saraqael.
Aziraphale déglutit. Depuis son arrivée, il n’avait encore jamais eut affaire à autant de gens importants en même temps. En entrant, il se sentit aussi à l’aise qu’un poulet dans une chaîne de fast-food proposant des nuggets au menu. Tenue par d’autres poulets. Cannibales.
Le Métatron se retourna. La bonhomie de ses traits effaçait presque entièrement la rigueur et l’étroitesse de son esprit. Presque.
« Ah, Aziraphale, te voici, releva t-il. Nous n’attendions plus que toi. Prend place, je t’en prie. »
Aziraphale s’exécuta et vint se placer entre Michael et Uriel. Cette dernière se racla la gorge.
« Votre Grandeur, dit-elle en s’adressant au Métatron. Pourquoi nous avoir réuni ici ?
– J’y viens, patience. »
Le Métatron posa sa main sur la console et le dôme de verre se changea en une série d’écrans lumineux. Sur chacun d’entre eux, s’affichaient divers lieux terrestres. Aziraphale en reconnu quelques uns. Ils étaient tous en proie aux flammes et à la désolation.
« Comme vous le savez, le Second Avènement est en ce moment même orchestré par le Tout-Puissant. Il s’agit du point culminant de ce à quoi nous avons dédier toute notre existence, notre raison d’être. Bien entendu, ce que vous voyez derrière moi ne s'est pas encore produit. Mais nous y travaillons.»
Aziraphale laissa échapper un soupire de soulagement. Les écrans changèrent pour afficher différents angles de vue d’une vaste pièce, au centre de laquelle était assis une enfant de cinq ou six ans, jouant avec des cubes transparents. Une immense roue dorée, pourvu d’yeux sur tout son contour, flottait derrière elle.
« Voici l’Enfant de Dieu, annonça le Métatron. Le moment venu, elle sera le Juge de l'âme des mortels. Nous ne l’envoyons pas sur Terre, du moins pas tout de suite. Nous avons bien vu ce que cela a donné quand l’Enfer a tenté le coup avec le leur. »
Il eut un petit rire acide et une oeillade vers Aziraphale, qui baissa les yeux en triturant nerveusement sa bague.
« Non, reprit le Métatron. Ce nouveau Christ sera élevé ici même, au sein du Paradis. Il ne peut pas y avoir d’erreur ainsi.
– Excusez-moi, nouveau ? » interrompit Aziraphale. Cinq paires d’yeux agacées se tournèrent vers lui.
« Ma foi, oui, le précédent est mort il y a plus de 2000 ans, il me semble.
– J’aurais pensé que… Eh bien, j’aurais pensé qu’on ramènerait le précédent, pour plus de consistance. Je veux dire... il connaissait bien les humains, même très bien. N'aurait-il pas été plus apte à les juger le moment venu? Non pas que je remette en question la capacité de jugement de cette enfant de cinq ans qui n'a jamais mit les pieds sur Terre, bien sûr, mais...
Il pencha la tête, scrutant chez ses paires la lueur d’une réaction. Le silence morbide qui s’en suivit aurait presque suffit à le désincarner. Ce fut pire ensuite, lorsque Michael leva les yeux au ciel.
– Et c'est reparti, marmonna t-elle.
– Ancien ou nouveau, reprit la Voix de Dieu, avec cette douceur et cette fermeté qui ne laissait pas de place aux contestations, le résultat sera le même. Ça n’a aucune importance. Elle fera ce qu'on lui demande de faire. Je comprends ton inquiétude Aziraphale, mais il n'y a pas de soucis à se faire. Tout est sous contrôle. Et puis, vous serez tous là pour lui apprendre ce qu'elle doit savoir.
Aziraphale se demanda si cette phrase avait pour vocation de le rassurer, parce qu’en cet instant il se sentait tout sauf serein. Les anges étaient toujours à côté de la plaque en ce qui concernait les humains. Mais c'était justement pour ça qu'ils l'avaient rappelé ici, non? S'il était présent, il pouvait changer la donne.
Le Métatron tapa dans ses mains et les écrans laissèrent de nouveau place au ciel.
« Bien. Votre devoir, à partir de maintenant, est de veiller à la sécurité et au bon développement du Christ. Je vous présenterais à elle en temps voulu, vous lui enseignerez ce que vous savez. »
Puis, il fit signe aux Archanges de prendre congé. Ils s’inclinèrent tous avec respect et se dirigèrent vers la sortie.
« Pas toi, Aziraphale. »
Le susnommé s‘interrompit en grinçant des dents, appréhendant déjà la suite. Que Dieu lui donne la force. Tout souriant, il se retourna vers son supérieur.
« Oui ?
– Où est la broche que je t’ai donné ?
– Oh, je… »
L’ange palpa ses poches, sa veste, ses manches, sans rien y trouver. Il jeta un regard coupable au Métatron, qui demeura impassible.
« J’ai du l’oublier dans le tiroir de mon bureau, j’en ai peur.
La voix de Dieu lui offrit un sourire paternel.
« C’est ton insigne, Aziraphale. Le symbole de ton appartenance au Ciel. Ton ascension au poste d’Archange Suprême est récente, beaucoup d’anges ignorent encore qui tu es. Il faut que tu sois en mesure d’exercer ton autorité à tout moment. J’ai pensé que cela pourrait t’aider.
– Bien sûr, répondit Aziraphale, forçant un sourire cordial. Évidemment. Votre sollicitude me touche.
– Tâche de ne pas l’oublier la prochaine fois. »
Aziraphale inclina la tête, puis après s'être assuré que le Métatron se désintéressait de lui, quitta la pièce.
L’instant d’après, une main l’empoignait par le col pour le tirer dans un recoin obscur. Enfin, façon de parler, le Paradis n'abritait pas la moindre petite trace d'ombre. Un doigt parfaitement manucuré se retrouva pointé sur son nez. La surprise passée, il aperçu derrière ce doigt une paire d'yeux qui lui lançait des éclairs.
Michael s’approcha, assez près pour qu’Aziraphale puisse voire en relief les particules d’or sur sa peau.
« Écoute moi bien, siffla t-elle. J’ignore pourquoi le Métatron te porte une telle attention, mais il est hors de question que je te laisse saboter ce à quoi j’ai dédié toute ma vie. Tu prépares forcément quelque chose. Je ne te fais pas confiance.
Il sentit la colère accumulée depuis près d'un mois ressurgir en lui. Depuis son arrivée au Ciel, il subissait la froideur de ses prétendus collègues et s'efforçait de sourire en espérant que les choses s'amélioreraient. Regards glaçant, bousculades au détour d'un couloir, soupirs excedés, remarques passives-agressives lors des réunions... Le Paradis avait ses méthodes de torture, tout aussi efficace que celles de l'Enfer. Aziraphale s'était douté qu'il ne ferait pas ami-ami avec les autres Archanges, après tout il n'avait jamais apprécier leur compagnie et c'était réciproque. Mais il avait au moins espérer qu'ils puissent collaborer pour le bien commun. Apparemment, c'était le cadet de leur soucis. Le feu lui monta à la tête.
Sa main agrippa soudain le poignet de Michael, serrant à s'en faire blanchir les jointures. L'Officier de service sursauta. Elle tira pour se dégager, mais Aziraphale resserra sa prise.
« Pendant des millénaires, articula t-il calmement, j'ai tenté de faire la part des choses. J'ai supporté votre insuportable arrogance avec la plus sainte des patience, mais aujourd'hui j'en ai assez. » Sa voix n'était plus qu'un murmure grave, une sourde vibration de l'air comme on pouvait en ressentir avant un orage terrible. « J'ai survécu au feu des Enfers, Michael. Ose de nouveau lever ton gros doigt impudent sur l'Archange Suprême, et tu comprendras pourquoi le Métatron préfère me garder dans son camp. »
Il relacha sèchement sa poigne et Michael recula, sans le quitter des yeux. La peur se lisait sur son visage, quand bien même elle s'efforçait de garder un masque de contenance. Massant son poignet, elle darda sur Aziraphale un regard brûlant de détermination.
« Prie pour que ça reste ainsi. »
Puis, elle fit volte face. Aziraphale ne s’autorisa à respirer de nouveau que lorsqu’elle eut disparu au tournant d’un couloir.
« Archange suprême, marmonna t-il en rajustant son col froissé. La bonne blague. »
De retour à son bureau, il fut surpris de constater que l’angoisse qui lui tordait les boyaux était toujours intacte. Le monstre, enroulé sur sa colonne vertébrale, s’agrippait griffes et crocs à ses entrailles. Ce corps humain lui faisait comprendre que quelque chose n’allait pas.
Tâchant d’ignorer au possible cette sensation de malaise, il ouvrit le tiroir de son bureau. Une petite broche en or luisait au fond. Elle avait la forme de six ailes déployées autour d’un œil ouvert, dont l’a pupille était sertie d’un minuscule joyau bleuté. Il la fit tourner entre ses doigts, hésitant… puis l’accrocha à son pourpoint.
Le monstre de ses entrailles hurla.
Tout irait bien. Il faisait ce qu'il devait faire.
Chapter 3
Summary:
Aziraphale se rend en France pour y retrouver une amie. Sur le chemin, il fait la connaissance d'un certain "Frère Antoine" qui ne lui est pas tout à fait inconnu...
Notes:
L’écriture de ce chapitre a impliqué beaucoup de fou rires et de recherches historiques qui se sont avérées presque toutes inutiles. Tout ça pour finalement me souvenir qu’Aziraphale ne parle pas français. Par pitié, faites comme si vous n'aviez rien vu :')
Chapter Text
- Quelque part dans le Nord de la France, Mai 1686 -
« On y est. L’abbaye est juste au pied de la colline, annonça le vieil homme.
– Merci mon brave, vous m’avez rendu un fier service. »
Aziraphale sauta de la carriole et serra la main du paysan qui l’avait si gentiment transporté, glissant au passage quelques pièces dans sa paume, puis s’engagea sur le petit chemin de terre. L’homme intrigué l’observa un moment, se demandant pourquoi un type capable de payer une telle somme s’embarrassait à faire escale dans une petite abbaye de campagne. Puis, jugeant que cela ne le regardait pas après tout, il fit claquer ses rennes sur la croupe de son cheval et s’en alla. La brise agita les branchages. L’ange se mit à siffloter gaiement.
En contrebas, la figure sobre et imposante de l’abbaye se dessinait entre les arbres. Ses fenêtres percées d’une pale lueur jaune projetait d’inquiétantes ombres sur l’herbe humide. Le soleil se couchait. Il faisait doux, mais mieux valait ne pas camper dehors ; on était jamais à l’abri de mauvaises rencontres, même lorsqu’on était un ange. Il aurait pu se téléporter et ainsi éviter les embûches, sans doute, mais faire le voyage à pieds avait un charme indéniable.
Lorsqu’il toqua à la porte du cloître, un petit moine rondelet l’accueillit chaleureusement. Aziraphale se laissa guider le long de la galerie.
« Vous avez de la chance d’être tombé sur nous, affirma le moine. D’ici la nuit tombée, une tempête va s’abattre sur la région. Une pluie de tous les diables, si vous me permettez l’expression ! Ça va faire mal. Au moins, ici vous passerez la nuit au sec et avec un bon repas chaud.
– C’est bien aimable à vous, » répondit Aziraphale.
Ils arrivèrent au bout de la galerie, en face d’une petite porte de bois vermoulu. Les charnières émirent un grincement épouvantable.
– Bon et bien, je vous laisse aux mains de Frère Antoine, dit le moine. Il vous donnera tout ce dont vous avez besoin pour passer la nuit. Soyez prévenu, néanmoins, il est aveugle.
Et sur ce, il se retira.
Aziraphale entra dans la pièce et posa son sac sur le sol de pierre. Quelques bougies dispensaient une agréable lueur. L’endroit était meublé avec une grande sobriété, mais dégageait une chaleur accueillante. Un bruit de pas attira son attention, une silhouette se découpa dans un coin de son champ de vision. Il leva les yeux.
Puis, le Ciel lui tomba sur la tête.
« Crowley ? » s’étrangla t-il.
Le nouvel arrivant portait une large soutane, ainsi qu’une petite paire de lunettes noires tout à fait inhabituelle pour un moine. Il regarda à droite, puis à gauche, comme s’il eut douté qu’Aziraphale s’adressait bien à lui. Enfin, il écarta les bras et un large sourire dévoila ses dents.
« C’est bien moi, dit-il avec fierté.
– Mais qu’est-ce que tu fais dans un… Comment… Pourquoi diable es-tu habillé comme ça ?
– Comme quoi ?
– Comme un moine ! » s’écria Aziraphale en le désignant de la main, de plus en plus excédé.
Crowley haussa un sourcil.
« Eh bien, je suis un moine, Aziraphale. »
L’ange se fendit d’un long et profond soupire, coulant sur la chaise la plus proche et se pinçant l'arête nasale. La migraine s’annonçait corsée.
« Je devine que tu ne t’es pas soudainement converti à la foi de Dieu ? marmonna t-il en se massant le front.
Le démon prit un instant pour réfléchir, ou plutôt pour faire mine de réfléchir.
« Hmm, non.
– Ç’aurait été trop beau.
– Certain aurait même dit : un miracle.
– Oh, la ferme. »
Depuis le début de l’échange, le démon n’avait cessé de sourire. Aziraphale le foudroya d’un regard réprobateur.
« Frère Antoine, hein ? Et aveugle, par dessus le marché ?
– C’était pour justifier les lunettes. Et puis tu n’imagines pas le nombre de choses dont on est témoin quand tout le monde te pense incapable de voir.
L’air satisfait du démon lui fit lever les yeux au ciel. Il se leva, retirant son manteau pour le poser sur le dossier de la chaise. D'un geste appliqué, il lissa les plis de son pantalon. Puisqu'il allait passer la nuit ici, autant se mettre à l'aise.
– On dirait que tu as des choses à me raconter, maugréa t-il.
– C'est vrai. Mais mangeons d'abord, proposa Crowley, sachant très bien que la mention de nourriture adoucirait l’ange et le rendrait plus disposer à entendre… eh bien, ce qui allait suivre.
Et c’est ce qu’ils firent.
Deux heures s’étaient écoulées depuis l’arrivée d’Aziraphale et l’ambiance avait quelque peu évoluée. Dehors, la tempête se levait. Les deux compères étaient assis de part et d’autre d’une table bien garnit, de laquelle s'évadait une bonne odeur de ragoût et de pain grillé. Des produits locaux. Les moines avaient leur propre potager, leur propre élevage de lapins. Leur propre distillerie aussi, mais comme en principe les anges ne buvaient pas, Crowley devait en profiter seul.
Un éclair fendit le ciel. Le couteau d’Aziraphale crissa dans son assiette.
« Tu pousses d’honnêtes hommes de foi au vice de la chair et de la boisson ? s’exclama t-il, horrifié.
– Relax ! se défendit Crowley. Ils buvaient déjà des litres avant que j’arrive. Du super bon pinard. Moi, j’attire juste leur attention sur les femmes qui passent. Ou les hommes. Je ne les force à rien du tout. Mon boulot à moi, c’est de leur faire savoir que la possibilité existe, tu vois ? À eux de décider.
– Mais certains finissent par céder…
– Parce que je fais bien mon boulot. Écoute, les confronter aux vices, ça les rend plus vertueux, non ? Ça donne de la valeur à leur choix. S'ils cèdent, c'est qu'ils n'étaient pas assez bon pour le Paradis de toutes façons. C’est ton camp qui a inventé la règle, pas moi. »
Le ton de Crowley était assez aigre pour faire tourner le vin. Il y eut un moment de flottement, durant lequel on entendit plus que le vent hurlant et les branches cogner aux carreaux. Le pied d'une chaise grinça. Aziraphale était pâle comme un linge et la fatigue du voyage n’y était pas pour grand-chose.
« Je met leur foi à l’épreuve, ajouta Crowley en décrivant un geste évasif de la main. En fait, on pourrait presque dire que je vous rend service. Vous devriez me remercier. »
Troublé, l’ange hocha à peine la tête.
Le silence s’installa de nouveau, pour de bon cette fois. Crowley était, en principe, toujours partant lorsqu’il s’agissait de bousculer les idées chastes d’Aziraphale. Mais le voir aussi troublé lui procurait un pincement au cœur qu’il n’appréciait pas du tout. C’était une chose que de tourmenter un ange, s’en était une autre que de contrarier un ami.
– Allez, je suis sûr que ça ira, dit-il avec un peu plus de douceur. Ils ne vont pas en mourir.
Aziraphale leva les yeux et risqua un faible sourire à l'adresse du démon.
– Sans doute, » abdiqua t-il.
Dans un calme relatif, les deux amis finirent leur repas.
Il faisait bon vivre, par ici. Crowley avait tout ce dont il avait besoin. L’Enfer lui fichait une paix royale et le Ciel ne soupçonnait jamais qu’un démon puisse se cacher dans un tel endroit. Les moines étaient surprenamment de bonne compagnie. Le vin était bon. Bref, il s’offrait ici une retraite de luxe avant de reprendre le vrai boulot.
« Et toi alors, qu’est-ce qui t’amènes par ici? demanda t-il l’air de rien, lorsque l'humeur cafardeuse de l'ange sembla s'être estompée. Tu ne m’as toujours rien dit. »
Il rempli le verre d'Aziraphale, dont celui-ci s'emparra sans pour autant le boire. L’ange s’adossa confortablement dans son siège.
« Je me rend à Paris, annonça t-il fièrement. Une amie à moi, Françoise d’Aubigné, m’y a invité pour participer à un salon qu’elle donne la semaine prochaine. Nous ne nous sommes jamais rencontré en vrai, elle ne m’a écrit que des lettres, mais elle m’a promis de me montrer son exemplaire d’un livre ancien enluminé par Giovanni de’ Grassi en personne ! »
L’ange lâcha un petit couinement surexcité, agitant ses poings devant lui. Son comparse le dévisagea d’un air ébahit.
« Toi, tu es ami avec la maîtresse du Roi de France? Madame de Maintenon ?
Le sourire d’Aziraphale disparu.
« Eh bien… J’ignorais qu’elle avait ce genre de réputation, mais oui. C'est une femme brillante.
– Je n'en doute pas. »
Le démon ricana, s'accoudant contre la table. Une idée traversa alors l'esprit d'Aziraphale et son visage s'illumina.
« Oh, mais j’y pense, puisque Di… puisque le hasard t’as mit sur ma route, pourquoi ne viendrais-tu pas avec moi ? Je suis sûre que Françoise te trouvera brillant. Ce ne sera que pour quelques jours. »
Crowley prit un instant pour réfléchir, les yeux rivés vers le plafond.
« Nah, répondit-il en grimaçant. Je suis bien, ici. Versailles, c’est trop snobe pour moi. Et de ce que je sais, bien trop décadant pour toi, tu devrais te méfier. – Je peux être parfaitement décadant si je le souhaite, renchérit l'ange, vexé d'être ainsi sous-estimé. Enfin, non, pas vraiment. Mais tu ne devrais pas t'en faire pour moi, c'est ce que je veux dire. Je ne suis pas né de la dernière pluie.»
Et pour donner un peu de contenance à ses paroles, il bu. Mais à peine ses lèvres avaient-elles effleurer le liquide qu’il le recracha, levant un regard alarmé vers le démon.
– C’est du…
– Du vin, oui. Je croyais que tu le savais. Santé.
Crowley leva son propre verre, puis le vida cul-sec.
Aziraphale l’observa avec horreur, mille pensées défilant dans son esprit… puis dans un haussement d’épaules insouciant, imita son compère et bascula la tête en arrière. Le goût amer le fit grimacer. Durant les quelques secondes qui suivirent, un démon délicieusement surpris le fixa avec un intense intérêt. Il en oublia presque de respirer.
– Hic, laissa échapper Aziraphale. Pas mauvais.
Crowley se renfonça dans son siège et croisa les jambes, un sourire satisfait collé aux lèvres. Un ange qui buvait. Le spectacle valait le détour, pour sûr. Et Crowley n’aurait détourné les yeux pour rien au monde. Lorsqu’Aziraphale reposa son verre vide, le démon le remplit aussitôt.
La soirée ne faisait que commencer.
- Au même moment, à quelques kilomètres de là -
Madeleine heurta le sol dans un « splaf » sonore. Quelques secondes plus tard, son vieux sac de toile vint la rejoindre dans la boue, éclaboussant son visage de milles goutelettes brunes. Ses paumes égratignées pataugèrent à tâtons, jusqu’à ce que la jeune femme parvienne enfin à se dresser sur ses jambes.
« Et ne reviens jamais, catin de bas-étage ! »
S’il n’avait pas plut autant, Madeleine aurait juré pouvoir sentir les postillons s'écraser sur sa peau. La colère grimpa en elle. Se sentant pousser des ailes, la jeune femme se retourna vivement et décocha une phénoménale claque à sa persécutrice.
– Pétasse ! hurla t-elle en retour.
Puis elle s’empressa de déguerpir avant que la matrone n’ait la brillante idée de lui balancer un quelconque objet au visage.
Sous la pluie drue, elle avançait sans faiblir. Son visage était dur, son coeur froid. Elle ne pleurait pas, non, c'était l'averse. Et elle n'avait certainement pas envie de s'effondrer, de hurler, ou de tout casser. Elle n'avait nulle part où aller ? Et alors ? Elle en avait vu de pire. Il en faudrait plus pour l'achever.
Malgré le froid et la crasse, un visage illumina ses pensées. Matthieu. Son tendre Matthieu. Auprès de lui, elle trouverait une solution. Mais voudrait-il encore d'elle? Il le fallait, c'était son dernier recours. Resserant son châle mité contre sa poitrine, elle passa à grandes enjambées le panneau à l'entrée du village, puis entama la montée de la coline. L'abbaye n'était pas si loin, mais par le temps qu'il faisait le trajet pourrait bien s'avérer mortel. Pourvu que Dieu, s'Il était vraiment Là-Haut, ait pitié d'elle. Ou elle se chargerait elle-même de lui mettre une dérouillée une fois son trépas annoncé.
Chapter 4
Notes:
Un chapitre un peu plus court cette fois, mais au moins la suite ne devrait pas tarder. Oh, et apparemment les ornithorynques n'ont pas été découvert en Europe avant 1800? Oups?
Chapter Text
Trois heures s’étaient désormais écoulées depuis l’arrivée d’Aziraphale. Dans une salle reculée de l’abbaye, un ange et un démon passablement éméchés s’étaient lancés dans un débat passionné. La météo se déchaînait.
« Tu mélanges tout, ça n’a rien à voir, expliqua Aziraphale, un doigt savamment dressé devant lui. Les ornithorynques sont des mnammi… des mi… des mammifères.
– Mais j’comprend pas, protesta Crowley, qui lui aussi se débattait dans le flux incohérent de ses pensées. Ils pondent des œufs finalement, oui ou non ? »
Aziraphale grimaça, coupé dans sa réflexion. Le magma mollasson de son esprit oscilla. Il lui fallu de longues secondes avant de parvenir à rassembler ses idées.
« Non, c’est les oiseaux, ça.
– Et les ornithorynques, insista Crowley.
– Mon cher ami, sans vouloir te vexer, je ne pense pas que…
– Je te jure que c’est vrai.
– Je n’en doute pas, mais…
– Je l’ai vu de mes propres yeux.
– Enfin, je…
- Et même qu'ils ont du venin! »
Un silence hébété s’écoula.
Crowley se resservit un verre et en fit goulûment profiter le sol.
« En tout cas, Dieu devait avoir un sacré coup dans le pif le jour où Elle a conçut ce machin.
L’ange lui lança un regard réprobateur, mais lui laissa le bénéfice du doute. On ne pouvait jamais vraiment connaître les intentions du Tout-Puissant, après tout.
***
À quelques collines de là, Madeleine affrontait la tempête. Le vent tricotait ses longs cheveux bruns avec acharnement. La boue lui collait aux bottes, l’averse la giflait toujours plus fort. C'était l'Enfer sur Terre. Elle commençait à croire qu'elle n'en verrait jamais le bout, lorsqu'une lumière trouble se dessina au loin. Une pièce de l'abbaye luisait encore à travers l'orage. Madeleine accéléra le pas. Elle y était presque! Mais prise d'un regain d'énergie, ce fut sa hâte qui la trahit. Sur la pente boueuse, son pied glissa. Puis le fossé l’englouti toute entière.
***
Crowley lorgnait son compère du coin de l’œil, dubitatif. Ce dernier n’avait dit mot depuis cinq bonnes minutes, ce qui commençait à devenir inquiétant. Les yeux hagards d’Aziraphale se noyaient dans les tréfonds de son verre vide, oscillant parfois lorsqu'un morne soupire venait agiter ses épaules. Les fantasques conciliabules avaient laissé place à une atmosphère pâteuse. Terne. Non vraiment, c'était à vous donner le cafard. Le démon se racla la gorge.
« Besoin de dessoûler, l’angelot ? »
Aziraphale soupira de plus bel. Son corps tout entier fondit sur sa chaise, immitant d'une façon presque comique la chandelle mollassone posée à même la table. La moue sur ses lèvres se changea en grimace. Il grogna et bascula soudain en arrière, manquant de tomber à la renverse avec sa chaise. Crowley amorça un geste par réflexe, mais l’ange retrouva l'équilibre.
« Raaaah, c’est stupide ! geignit Aziraphale. Je vais me faire incendier par Gabriel.
– Oh, il n’en saura rien, je t’assure, » ricana Crowley, dont le souvenir d’une certaine nuit au pays de Hus lui remontait en mémoire – une nuit orageuse un peu comme celle-ci, d’ailleurs.
L’ange tira nerveusement sur le rebord de sa manche, levant les yeux au ciel comme pour s'assurer qu'il n'était pas surveillé.
« On devrait au moins trinquer à quelque chose, gémit-il. Pour rendre ça plus… enfin, moins… Ah, je ne sais pas ! »
Le démon acquiesça.
« Trinquons alors.
– À quoi ? »
Il marqua un instant pour réfléchir, puis leva son verre.
« Aux ornithorynques. »
***
Madeleine gémit. Les orties avaient recueillit sa chute et sa cheville brûlait d’une douleur qui ne laissait présager rien de bon. En se redressant, elle inspecta rapidement l’état de sa personne, priant pour que la nuit se soit montrée clémente avec elle. Un filet de sang dilué par la pluie maculait sa jambe, mais surtout…
Elle grimaça. Ça n'était pas beau, pas beau du tout. Et bien plus handicapant qu'une simple cheville égratignée.
« Et merde, grogna t-elle. »
***
« Aux ornithorynques ! » s’écria Aziraphale, en levant son verre avec un enthousiasme forcé.
Il tenta de se lever et tangua dangereusement, se rattrapant de justesse au bord de la table. Une fois stable, il vida la choppe d’une traite et la fit claquer sur la table.
« Hourra, comme on dit ! Oh, bon sang de bois, on étouffe ici, non ? »
Sans attendre, il défit les premiers boutons de sa chemise pour s’éventer du plat de la main. Crowley manqua de s’étouffer dans son verre. L'ange esquisa quelques pas de danse en chantonnant, les joues empourprées et le pas vacillant. Il tenta de se resservir. La bouteille roula sur la table et se brisa au sol.
« Oups. »
Crowley claqua des doigts et le récipient retrouva sa place sur la table, intacte.
« Très aimable.
– Tu devrais peut-être t’arrêter là, » marmonna le démon, qui commençait à appréhender le fin mot de cette histoire.
L’ange fronça les sourcils.
« Pourquoi ? Ça commence à bien me plaire, pas toi ? Frère Antoine. »
Il lui lança un sourire facétieux dont lui seul avait le secret. Pour toute réponse, Crowley poussa un grognement bougon et enfouit son visage dans la paume de sa main. Au début c’était plutôt amusant de voir Aziraphale trébucher sur ses mots et s’emmêler les crayons, mais maintenant… Maintenant, il y avait des conséquences qu’il n’était pas prêt à assumer.
Des bruits de pas se rapprochèrent. Crowley leva les yeux et trouva un ange flanqué droit devant lui, le fixant comme s'il avait trouvé la sainte vierge en personne. Dans un geste inconscient, le démon ramena ses pieds vers lui.
« Quoi ? grimaça t-il. J’ai quelque chose sur le visage ? »
Aziraphale se pencha pour s'appuyer à l’accoudoir du démon. Il laissa échapper un léger gloussement, puis coula une main hasardeuse dans ses courtes mèches. Le cœur du pauvre Crowley s'emballa. En fait, il trébucha carrément, se prit les pieds dans le tapis et culbuta en avant pour se retrouver les fesses par terre au pied de l’escalier. L'ange était ridicule. Ridicule, oui, c'était le mot. Il s'efforça de garder un visage impassible, haussant un sourcil circonspect. Le comportement altéré d'Aziraphale soulevait en lui une foule de questions, qu'il avait jusque là considéré comme hors de propos. Comme par exemple, qu'arriverait-il s'il laissait les choses évoluées dans cette direction?
« Tu as coupé tes longs cheveux, murmura l’ange.
– Heu… ouais. J'ai fait ça. »
Le démon retint son souffle, pour ce qui lui sembla être une éternité. C’était prêt, beaucoup trop prêt. Il n’était pas sur d’aimer ça. Pourtant, il laissa durer.
« Matthieu, tu ne peux pas me faire ça ! »
Les deux entités se retournèrent. De l’autre côté de la porte, des éclats de voix tonitruants perçaient la nuit, relayant sans mal les éclairs et la pluie. L’une aiguë, gorgée de colère. L’autre plus grave, emprunte d’une froide résignation. Aziraphale plissa les yeux. C’était bien le moment pour une dispute de couple.
« C’est… une voix de femme ? interrogea t-il. J’ignorais que les monastères étaient mixtes. Et bien… c’est le progrès, je suppose. »
Ignorant ses divagations, Crowley se leva.
« C’est Madeleine, murmura t-il.
– Madeleine?
– Longue histoire. Je t'expliquerai plus tard.
– Pourquoi pas maintenant? »
Mais le démon avait déjà franchit la porte.

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