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À bout, mais debout.

Summary:

Il sait que ça a l’air d’une excuse égoïste qui ne convaincra personne, mais il ne peut se dérober à cette compétition. Il n’a pas le droit d’abandonner son équipe, pas après des semaines d’entraînement. Pourtant, les voir si déçus—voir surtout Aelita si sévère—ça lui donne envie de s’excuser, de leur promettre qu’il sera là.

Mais il ne peut pas.
Pas aujourd’hui.

Notes:

Code Lyoko Évolution est peut-être le vilain petit canard aux yeux des fans, ça ne m'empêchera pas d'écrire six chapitres sur UN SEUL épisode... J'espère que vous aimer un Ulrich misérablement angoissé.

Chapter 1: Le corps à bout, l’âme en veille

Chapter Text

Ça tourne en boucle comme un vinyle tordu, un écho infini de sons brisés qui se déforment, se répètent, qui s’écrasent contre les parois de son esprit. Ça tourne, ça hurle, comme un CD rayé, une note dissonante qui refuse de s’éteindre, qui griffe le silence. Ça tourne comme une vieille cassette, bande enchevêtrée dans le mécanisme, bloquée dans un cycle de souvenirs entremêlés, d'images floues et de douleur qui résonne, incessante, implacable.

Il le sait, Ulrich. Il sait que ce n’est qu’un rêve, qu’une terreur nocturne un peu trop intrusive. Mais quelque chose d’obscur se faufile dans son corps, quelque chose qui fait vibrer son esprit jusqu’au bord de la panique—qui fait trembler son âme toute entière.

Cette noirceur épaisse comme du goudron qui s’insinue dans chaque recoin du cortex, qui finit par alourdir chaque pensée. Le silence, oppressant, qui déchire les tympans aussi violemment qu’un hurlement. Et puis, d’un coup, surgissent les ombres, spectres verdâtres aux visages sans nom, portant dans leurs mains des lames d’acier affûtées.

Elles frappent sans pitié. Une première lame, froide et perçante, s’enfonce dans son flanc. Il sent la brûlure acérée se répandre en lui comme une traînée de poison. Puis une autre frappe son dos, puis une autre encore, et encore—sa chair devient un champ de bataille. Il voudrait hurler, déverser sa douleur, mais même cela lui échappe. Quelque chose bloque tout cri dans sa gorge, un mur d’impuissance glaciale qui l’étrangle de l’intérieur.

Il le sait. Dieu, il sait que rien de tout ça n’est réel, mais la douleur, elle, est bien là, dévastatrice et insupportable.

Son cœur s'emballe, tambour battant dans sa poitrine comme s'il cherchait à s'échapper de cette menace sans voix. Ses doigts tremblent, sa respiration devient erratique, haletante, un souffle court qui ne parvient plus à combler le vide qui s’étend dans ses poumons. Ce n’est pas réel—il le sait, il se le répète comme un mantra. Ce n'est pas réel, Ulrich, ce n’est qu’un cauchemar. Mais la peur, elle, reste bien là, solidement logée dans chaque fibre de son être, une peur glaciale qui refuse de le lâcher.

Et les lames continuent, elles perforent sa chair, son ventre, sa nuque. Chaque coup est un rappel, une pulsation douloureuse qui s’amplifie à chaque instant, et quelque chose en lui cède et vacille. Il veut pleurer, hurler, mais même cela lui est refusé dans ce rêve en boucle où rien ne change. Tout est figé, verrouillé dans ce cauchemar où le temps lui-même semble s’être retourné contre lui.

Il meurt et renaît sans cesse, enfermé dans cette spirale de souffrance qui se resserre inlassablement. Une partie de lui sait qu’il est en vie, que ce n’est qu’un mauvais rêve. Mais alors que la panique l’étrangle et qu’un voile noir se glisse devant ses yeux, il se surprend à penser que, peut-être, la mort serait plus douce que cet enfer où rien, jamais, ne prend fin.

☽◗ ● ◖☾

Il est tôt, trop tôt pour un corps qui n’a pas dormi, pour un esprit déjà trop éveillé, tourmenté par des souvenirs qui défilent en boucle, intacts et implacables. Son esprit est pris au piège dans un tourbillon incessant, incapable de chasser les dernières heures, de laisser s’éteindre ces sensations anciennes et pourtant ravivées, comme des braises sous le vent. Un bourdonnement grésille dans ses oreilles, un bourdonnement aigu qui se mêle aux fourmillements parcourant ses doigts, ses bras, jusqu’à l’épuisement de chaque fibre. La brûlure lancinante du code erroné de Jérémie qui pulse dans ses veines : incandescente, pernicieuse, une erreur qui le ronge, le dissout de l'intérieur. Puis le calme survient, brutal, glacé, un gouffre qui semble avaler ses pensées, et rien ne revient.

Ce calme... c'est comme une anesthésie. Le calme d'un corps usé jusqu'à la moelle, épuisé, un corps qu’on pousse, qu’on presse, qu’on force encore et encore, sans relâche. Il est à bout, mais personne ne le voit vraiment, personne ne comprend que ce n’est plus lui qui se bat. Ce n'est plus que l'ombre d'Ulrich, une coquille qui avance par habitude, par devoir. Tout est de trop, même respirer semble un effort, un fardeau qui l'alourdit davantage.

Le spectre, la traque, cette ombre qui le poursuit, et Yumi. Yumi. Le besoin constant de la protéger, de la maintenir hors d’atteinte de X.A.N.A, de cette chose implacable qui veut la lui reprendre. Une chaleur sourde s’allume en lui, un instinct, quelque chose de primal, une flamme qu’il refuse d’admettre. Non, il ne veut pas se reconnaître dans ce besoin, cette envie qui gronde en lui. Mais elle est là, brûlante, envahissante. Il a beau la nier, elle persiste, un aveu silencieux qu’il n’ose formuler.

Puis il y a l’autre. Ce brun, ce spectre... Cette image si parfaite de X.A.N.A, déguisée en camarade, si bien imitée qu’il pourrait presque l’oublier. Quelques secondes seulement, il le voit presque comme un humain, un simple camarade sans voix perdu dans la foule. Mais la réalité se rappelle à lui, cruelle, intransigeante. Le bourdonnement dans ses oreilles s’intensifie, il devient agressif, une démangeaison insupportable qui lui donne envie de s’arracher la peau. Il sent ce code en lui vaciller, changer de direction, comme si son essence même se transférait, une partie de lui se fendant pour être absorbée par cette ombre brune, ce simulacre d’humain.

L’explosion survient. Soudain, violente, elle le frappe comme une onde de choc. Il n’y a pas de douleur flamboyante, pas de brûlure qui hurle dans sa chair. Non. Juste cet impact brutal, qui projette son corps contre le sol avec une force inouïe. Ses os vibrent sous le choc, son souffle se coupe. La seule vraie douleur, c'est celle de l'atterrissage, de la collision de son corps avec la réalité. Et puis le noir l’enveloppe et tout devient indistinct.

Tout n’est que silence, tout n’est que froideur, il n’y a que le vide, une absence si totale qu’elle semble aspirer jusqu'à son dernier souffle. Ce vide devient une part de lui, un gouffre noir qui engloutit ses pensées, sa conscience, jusqu'à sa propre identité. Il est là, mais tout le reste : le monde, les sons, les sensations, tout semble s’éloigner, se dissoudre. Un gouffre sans fin qui s’ouvre devant lui, et il réalise soudain qu’il ne sait même plus pourquoi il s’accroche—

«—Stern !»

L’éclat de voix le frappe comme un coup de fouet, le tirant brutalement hors d’un sommeil déjà précaire. Ulrich sursaute, les muscles tendus, et se redresse d’un bond. La couette glisse le long de ses jambes, s'entassant contre ses genoux, le laissant à moitié découvert, exposé au froid matinal qui mord sa peau. Sa respiration est hachée, erratique, et son regard fouille la pièce, désorienté. Une seconde de confusion s’écoule avant que ses yeux ne se posent sur Jim, campé à l’entrée de la chambre qu’il partage avec Odd, une expression sévère sur le visage.

Son cœur bat si vite qu’il en a mal ; chaque pulsation secoue son torse, fait vibrer son estomac, et la nausée monte, acide et brûlante jusqu’au creux de sa gorge. Il inspire profondément, lutte pour garder son calme, mais ses oreilles bourdonnent, et une migraine commence à se former juste derrière ses tempes. Du coin de l’œil, il aperçoit une tête blonde dépasser de la couette d’Odd, qui observe la scène sans bouger, une ombre silencieuse sous ses draps.

«—Entraînement de karaté dans une heure !» tonne Jim, sans prêter attention à l’état d’Ulrich. «Quand je dis neuf heures pétantes, c’est neuf heures pétantes !»

Ulrich hoche la tête mécaniquement, incapable de prononcer un mot. Il sent ses lèvres trembler, et il sait que s’il ouvre la bouche, il vomira sur-le-champ. La voix de Jim semble lointaine, étouffée sous le sifflement incessant dans ses oreilles. Ses muscles sont tendus, sa gorge serrée, et pour un instant, il ne veut qu’une chose : se replier sur lui-même, disparaître sous les couvertures et tout oublier.

Jim soupire lourdement, agacé. «Je te rappelle qu’il y a compète cet après-midi, au cas où tu l’aurais oublié. Et sois pas en retard, toute l’équipe compte sur toi !»

La porte se referme d’un clic sec, et le corps d’Ulrich s'affaisse légèrement, comme une corde enfin relâchée après avoir été tendue à l’extrême. Mais le soulagement est de courte durée. Sa cage thoracique reste comprimée, terriblement douloureuse, et il a du mal à reprendre son souffle. Son estomac gronde, lourd et plein d’acide, alors qu’il sent la sueur froide couler dans son dos. Sa respiration devient de plus en plus superficielle, et il se plie sur lui-même, genoux contre poitrine, les bras serrés autour de ses jambes, cherchant désespérément à se réfugier dans le noir.

Et puis la porte s'ouvre de nouveau, tout aussi brusquement, faisant sursauter les deux adolescents. Ulrich sent un choc lui transpercer la poitrine et il relève douloureusement la tête vers la silhouette massive de Jim, qui se tient de nouveau sur le seuil.

«—Et pense à enlever ces vilaines cernes que t’as sous les yeux, ça te rend vulnérable !»

Cette fois, la porte claque, résonnant comme un coup de marteau dans son crâne. Il reste figé, incapable de se détendre à nouveau. Il sent une tension s'installer dans sa nuque, et il ramène ses genoux encore plus près de sa poitrine, la tête posée contre eux. La lumière crue de la pièce lui brûle les iris, alors il ferme les yeux, pressant une main tremblante contre son cuir chevelu, qu'il frotte avec insistance. Ses doigts se resserrent, agrippent une poignée de cheveux qu'il tire juste assez pour sentir une vive douleur éclater dans son crâne. Ça le calme, rien qu’un peu. Ça fait taire les pensées parasites qui grouillent et l’étouffent plus sûrement que ses propres cauchemars.

Il entend Odd se redresser dans le lit voisin, le bruit d’une console qu’on repose doucement sur une table de chevet, suivi par le cliquetis d’un casque qu’on retire. Une minute s’écoule, sans un mot. Ulrich sent le regard d’Odd posé sur lui, une ombre attentive, presque inquiète.

«—C’est ta compète qui te flippe à ce point ?» finit-il par demander, d’une voix prudente.

«—N’importe quoi… c’est qu’une rencontre inter-lycée…» murmure Ulrich, sans parvenir à masquer les tremblements dans sa voix. 

Il redresse lentement la tête, ramenant une main tremblante contre son cou, qu'il masse dans l'espoir de dissiper la raideur qui le bloque. Son regard se pose sur le mur devant lui, sur les photos et les affiches. Il s’accroche à ces images, s’y ancre de toutes ses forces, comme si elles pouvaient l’empêcher de sombrer. Le bruit de la pièce s’atténue, les couleurs semblent devenir plus nettes, et l’air passe enfin un peu plus facilement dans ses poumons.

Odd se penche vers lui, ses yeux sombres perçants mais adoucis par une étrange bienveillance. «Eh bah, ça va pas ? T’es plus pâle que d'habitude, on dirait que t’as vu un fantôme.» La voix d’Odd est douce, étonnamment dénuée de son ironie habituelle. Ulrich baisse les yeux, incapable d’imaginer son regard. Il n’y a rien à dire—rien qu’il puisse expliquer.

«—Si, ça va. Tout va bien…»

Ils se taisent de nouveau, et Ulrich finit par se lever, se traînant jusqu’à son armoire. Ses gestes sont lents, presque mécaniques. Il enfile ses vêtements sans y penser, ses doigts tremblant légèrement lorsqu’il ferme chaque bouton de sa chemise. À l’intérieur, tout en lui hurle, un cri silencieux qui l’oppresse. Depuis le retour de X.A.N.A, ces gestes sont devenus une routine, un enchaînement automatique qui le protège des vraies questions, des vraies peurs. Ce serait un signe de faiblesse, se dit-il, de demander un répit, de souhaiter quelques jours loin de tout ça—loin des missions, de la chasse aux spectres, de Lyokô, loin même du groupe. 

Mais il sait qu'il n’a pas le droit de demander ça.

Odd le fixe en silence, jusqu’à ce qu’il se décide à parler à nouveau. «La dernière fois que t’as dit ça sur ce ton, t’as fait un malaise chez Madame Hertz. T’es sûr que ça va ?»

Ulrich, maintenant accroupi pour lacer ses chaussures, laisse échapper un long soupir, profond et résigné ; un soupir que Odd a déjà trop entendu, celui qui en dit plus qu'il ne le pourrait jamais. C’est un soupir qui le supplie de ne plus poser de questions, de juste laisser tomber.

«—Oui. Sûr.» murmure-t-il en serrant un peu trop fort les lacets, ses mains crispées autour des nœuds.

Il se relève, l’air absent, les yeux vides, et attrape son sac. Sa main se pose machinalement sur son téléphone qu'il débranche, l'écran s'allume brièvement : huit heures vingt-six. Un autre soupir, lourd, qu’il retient à moitié, puis il sort de la chambre sans un regard derrière lui, portant toute la douleur du monde sur ses épaules.

☽◗ ● ◖☾

Il n’est même pas huit heures trente lorsqu’Ulrich se retrouve penché au-dessus des toilettes, à vomir ce qui reste de lui dans une série de spasmes incontrôlables. Chaque soubresaut lui retourne l’estomac comme si ses organes s’écrasaient les uns contre les autres, une pression acide et douloureuse qui irradie jusqu’au bas de son ventre. La bile monte, âcre, brûlante, déchirant sa gorge, et sa bouche se remplit d’un goût acide et amer qui lui arrache presque des larmes. Ses muscles se contractent, luttant contre une vague de nausée ardente qui le secoue tout entier, tandis que ses doigts se crispent contre la porcelaine, ses ongles griffant légèrement la surface blanche, cherchant désespérément un point d’ancrage dans cette souffrance. Chaque haut-le-cœur lui arrache un frisson qui remonte le long de sa colonne vertébrale, et il retient un gémissement, une plainte, tout ce qui pourrait trahir à quel point il se sent vulnérable, anéanti, usé.

Il respire profondément, ou du moins, il essaie, mais chaque inspiration se transforme en un spasme irrépressible qui le secoue tout entier. Son cœur bat fort—trop fort, à un rythme douloureux qui le déséquilibre, qui s’ajoute à la panique qui bouillonne dans sa poitrine. Tout ça résonne jusqu'au bout de ses doigts engourdis, jusque dans ses tempes, où un bourdonnement sourd masque presque tous les autres sons. Son pouls cogne dans ses veines, et Ulrich a l’impression que tout son corps tremble au même rythme, chaque battement ravivant la nausée qui s’accentue en vagues douloureuses. L’acide remonte à nouveau, elle déchire sa gorge, un goût amer et métallique lui envahissant la bouche. Le brun ferme les yeux, espérant chasser le vertige, les mains crispées. Il s’efforce de croire avec une obstination presque pathétique que tout ira mieux une fois qu’il aura évacué ce poids, cette angoisse qui lui broie l'estomac, mais les nausées refusent de céder.

Ce n’est qu’une illusion : à peine pense-t-il avoir fini qu’un autre spasme secoue son corps, et il se penche à nouveau, vomissant cette fois un filet de bile qui brûle autant qu’elle épuise. Son corps n’a plus rien à rejeter, seulement un mélange d’acide et de panique qui semble vouloir s’extirper de son corps par tous les moyens.

«—Ça ira mieux… ça va s’arrêter…» Il essaie de se convaincre, mais il sait que c’est peine perdue. 

La douleur se mêle à la panique qui l’étrangle de l’intérieur. Sa respiration devient encore plus chaotique, des sanglots silencieux lui déchirent la poitrine, et, caché là, recroquevillé dans une cabine, il laisse enfin couler les larmes. Elles roulent sans qu’il ne tente de les retenir, et chaque tremblement de son corps en proie à la panique lui rappelle sa faiblesse. Loin des regards, dans ce cube de solitude, il se laisse aller. Parce qu’ici, personne ne le verra sombrer ; personne pour le forcer à se redresser, à ravaler ses larmes, à jouer le rôle qu’on attend de lui.

Le poids des émotions refoulées se libère un peu à travers ses sanglots étouffés, et malgré la brûlure dans sa gorge et l’odeur acide, il trouve un semblant de soulagement dans ces larmes qui trahissent enfin ce qu’il se force à ignorer. Ses mains, toujours accrochées à la cuvette, se crispent plus fort, ses phalanges blanchissent, ses doigts picotent comme si le sang s'y écoulait par à-coups. Il voudrait crier, hurler pour vider ce trop-plein de douleur, mais le nœud dans sa gorge est trop serré, chaque hoquet d’anxiété réduit sa voix à un souffle rauque et brisé.

Un moment s’écoule, les spasmes finissent par se calmer, laissant un vide étrange derrière eux, comme une accalmie après la tempête. Ulrich reste immobile, finit par fermer les yeux, plongeant son visage dans le creux de son bras pour en étouffer les sanglots. La bile continue d’irriter sa gorge, mais il n'a plus rien à vomir, si ce n’est cette peur incontrôlable et cette panique qui s’accrochent à lui comme un parasite. Ses mains glissent lentement le long de la cuvette, et il sent à quel point elles sont moites, froides, presque engourdies.

Ça s’arrêtera, il essaie de s’en convaincre encore une fois, mais les mots semblent se dissoudre dans le silence de la cabine pour se perdre dans l’air humide. Il presse sa main tremblante contre son torse dans un geste maladroit, espérant apaiser les battements fous de son cœur. Mais une autre vague de nausée menace de le submerger, et il sent la panique revenir, comme une marée noire, lui donnant l’impression qu’il pourrait vraiment rester ici, dans cette cabine glaciale, sans plus la force de se lever, ni de respirer.

Il aimerait vraiment se relever, se dire que tout est terminé, mais il sait que ce n’est pas vrai, que cette crise ne fait que prolonger une fatigue bien plus grande, un poids qui ne s’en ira pas en quelques minutes.

Alors il reste là, à genoux, les yeux fermés, abandonné au silence de cette pièce où, pour un instant, il peut se perdre dans sa douleur sans avoir à se battre, sans avoir à sourire ou prétendre que tout va bien.

☽◗ ● ◖☾

Il lui faut une bonne dizaine de minutes pour s’extirper de la cabine et se retrouver face au miroir du lavabo, le visage ruisselant d’une eau trop glacée pour un corps en surchauffe. Le contact brûlant du froid contre sa peau l'arrache à la torpeur, le choc l’ancre un peu plus à la réalité, le tire de la brume qui s’était accrochée à ses pensées. Il inspire profondément, les doigts crispés autour des bords du lavabo. Il observe un instant son reflet dans le miroir : un visage tiré, des yeux rougis. Odd avait raison, il est pâle, presque livide sous la lumière crue des néons, mais le froid aide, rien qu’un peu, rien qu’un instant. Lentement, il reprend pied, inspirant profondément pour chasser les derniers vestiges de cette panique intérieure. Il inspire profondément, avalant l’air comme une bouffée de survie, puis s’éclabousse une dernière fois avant d’essuyer son visage avec des gestes lents et méthodiques, comme pour s'assurer que chaque goutte glacée ne lui redonne un peu plus de force.

Quand il sort des toilettes, sa cadence reste mesurée, chacun de ses pas semblant plus lourd que d’habitude. Son cœur tambourine encore faiblement dans sa poitrine, mais l’étau s’est un peu desserré, lui permettant enfin de se calmer. Bientôt, il aperçoit le groupe rassemblé dans la cour, en pleine discussion animée, tous plongés dans la planification de leur prochaine mission sans même avoir remarqué son absence. 

Odd lui adresse un regard bref, soucieux, un de ceux qui parlent sans mots et qui demandent en silence si ça va. Ulrich lui répond d’un léger signe de tête, un geste minuscule qui se veut rassurant. Il se rapproche, mais reste en retrait, à l’écart du cercle formé par les autres.

Si seulement on pouvait l’oublier, juste aujourd’hui…

«—Jérémie a raison : il faut vraiment qu’on retourne sur le Cortex.» Aelita prend la parole, adossée au mur le plus proche, une jambe repliée contre celui-ci, son regard fixé quelque part au-delà de leurs têtes.

«—Maintenant qu’on sait que le système mis au point par Tyron est différent de celui de Lyokô, j’ai absolument besoin d’avoir plus d’infos pour fabriquer un virus efficace.»

«—Mais euh, on fait comment pour le pare-feu ?» interroge William, appuyé contre un poteau en béton. À ses côtés, Yumi l’écoute, le regard fixe et attentif.

Jérémie relève un sourcil, visiblement agacé par cette question qui lui semble presque simpliste. «Je pense que c’est bon : Je viens juste de finir un programme qui devrait nous permettre de le désactiver et de nous donner accès aux infos.»

Ulrich reste en retrait, mais cela ne l'empêche pas d'écouter distraitement la conversation, ses pensées comme ensablées dans un malaise persistant, une fatigue qui le ronge de l’intérieur. Les mots rebondissent dans sa tête sans vraiment s'y ancrer. Bien qu’il se force à se concentrer sur leurs voix, à suivre la conversation, un voile lourd semble s’être posé sur chacun de ses sens, un poids dans sa poitrine qui l’empêche toujours de respirer pleinement. Il sait qu’il devrait poser une question, s’intéresser à leur cause, mais c’est comme si chaque geste, chaque pensée demandait un effort impossible. Les mots restent coincés dans sa gorge, et il se contente de regarder fixement un point sur le sol, les yeux un peu éteints, un peu piégés dans cette lutte silencieuse qui l’épuise au point qu’il n’a plus la force de se battre.

Si seulement on pouvait l’oublier, juste aujourd’hui…

Son regard glisse à nouveau sur le groupe, les observant comme à travers une vitre embuée, chacun d'eux parle avec une intensité qui lui semble presque irréelle, si lointaine. Les mots de ses amis flottent dans l’air, une discussion animée sur des pare-feu et des programmes, des détails qui paraissent soudain dénués de sens pour Ulrich. Il se sent étranger à la scène, détaché, une silhouette floue coincée entre deux réalités, trop las pour suivre, mais tout aussi incapable de partir.

Autour de lui, les voix s’élèvent, rebondissent, s’entrecroisent, mais dans son esprit, elles s’effilochent, se transforment en murmures indistincts, un brouillard de sons qu’il ne parvient pas à rassembler, qu’il ne parvient plus à comprendre. 

Lentement, la nausée revient, tapie au creux de son estomac, et cette fois elle s’installe plus sourdement, à l’instar d’un fond de malaise qui gronde, silencieux mais omniprésent. Un frisson remonte le long de sa colonne vertébrale et il sent de nouveau le picotement sous sa peau—ce fourmillement sourd qui s’étend jusqu'à ses doigts, vestige de la crise de panique de ce matin qui refuse de disparaître entièrement.

Il inspire profondément, les paupières closes, cherchant dans cet acte simple, un apaisement qui ne vient pas. L’air glisse dans ses poumons : froid, décevant, incapable de dissiper l’oppression qui alourdit ses muscles, un poids qui l’écrase de l’intérieur, transformant chaque respiration en un effort de volonté. Rien ne change, le malaise reste là, compact, inébranlable, et il se rend compte qu’il est presque insensible à tout ce qui l’entoure, piégé dans un entre-deux suffocant entre présence et absence.

Sans qu’il ne le veuille vraiment, son corps devient de plus en plus immobile, chaque geste, chaque pensée semblent figés, ralentis par une fatigue qui va au-delà de l’épuisement physique. Il est là, sans être là—absent, noyé dans un silence intérieur où le monde se dissout peu à peu, un silence qui laisse une impression de vide, un détachement si profond qu’il pourrait s’évanouir sur le coup sans que cela n’ait un sens.

Qu’on l’oublie, juste aujourd’hui…

«—Bon, on se retrouve au labo après les cours ?» Jérémie reprend, ou répond—Ulrich n’en sait rien, il n’a pas vraiment suivi le fil de la conversation. 

Il relève la tête, à contrecœur, et sent aussitôt sa bouche se remplir de salive—mauvais signe. L’estomac noué, il prend une inspiration tremblante. «Désolé, mais ça sera sans moi...» 

Un silence incrédule s’installe. Puis, presque aussitôt, William réagit avec une pointe d’ironie. «Pourquoi ? T’as peur des monstres noirs ? Si tu veux, j’te prête mon épée.» 

Le sarcasme, bien que léger, tombe comme un coup de poing dans le vide. D’habitude, Ulrich aurait relevé la provocation, une réplique tranchante en retour. Mais aujourd’hui, il se sent vidé. Pas maintenant. Il baisse légèrement les yeux, le regard perdu.

«—J’ai une compétition de karaté par équipe, et je peux pas planter mes partenaires.» Il se force à dire ces mots, la voix éteinte, chaque syllabe résonnant d’une fausse assurance. Il veut qu’ils comprennent.

«—Et nous alors ?!» La question d’Aelita claque comme un reproche non dissimulé, et Ulrich sent son cœur se serrer. 

Ces mots le percutent de plein fouet, et aussitôt, une vague de culpabilité déferle dans sa poitrine, se tordant en une bouillie acide qui remonte dans sa gorge. Son estomac se noue, et il sent la nausée revenir, plus insistante. Il sait que ça a l’air d’une excuse égoïste qui ne convaincra personne, mais il ne peut se dérober à cette compétition. Il n’a pas le droit d’abandonner son équipe, pas après des semaines d’entraînement. Pourtant, les voir si déçus—voir surtout Aelita si sévère—ça lui donne envie de s’excuser, de leur promettre qu’il sera là. 

Mais il ne peut pas. 

Pas aujourd’hui.

«—Vous vous débrouillerez très bien sans moi, j’en suis persuadé,» il murmure, espérant que sa voix trahisse un semblant de confiance. «Et puis, qu’on soit quatre ou cinq, ça change pas grand-chose... le Megapod ne peut pas tous nous transporter en même temps.» Son regard se glisse brièvement vers William, qui l’observe avec un sourcil levé, un mélange de surprise et de mépris dissimulé. «Je suis sûr que tu seras ravi de ne pas m’avoir dans les pattes.»

La réplique tombe dans le silence, lourde et maladroite. Odd détourne le regard, mais Ulrich voit dans ses yeux une lueur d’inquiétude, quelque chose qu’il aurait peut-être dû prendre en compte. Même Aelita semble hésiter un instant à dire quelque chose. Ulrich, lui, reste figé, les bras croisés, mais son cœur bat à tout rompre, chaque palpitation réveillant une vague de culpabilité lancinante, une douleur sourde et persistante qu’il ne peut pas éteindre.

Il sait qu’il les déçoit. Il sent l’angoisse revenir, plus vive, serrant sa poitrine jusqu’à l’asphyxie. Pourtant, malgré lui, il doit choisir entre deux responsabilités qui pèsent toutes deux sur ses épaules, et il sait qu’il ne peut les porter toutes en même temps. Le tournoi, Jim, ses coéquipiers... Ils comptent aussi sur lui, et il ne peut pas les laisser tomber non plus. Pas après les entraînements, les heures passées, les attentes, les promesses.

«—Désolé,» marmonne-t-il finalement, les yeux rivés au sol, comme pour y puiser le courage de finir sa phrase. «Mais je dois vraiment y aller.»

Sans attendre de réponse, il tourne les talons et s’éloigne, chaque pas l’entraînant plus loin dans un tourbillon de remords. Il ne peut pas tout abandonner aujourd’hui. Pas la compétition, pas son équipe de karaté qui l’attend. Pourtant, alors qu’il s’éloigne, il sent une pointe de culpabilité lui lacérer la poitrine, déchirant au passage le mur fragile qu’il essaie de dresser entre ses obligations. Ses pas se font lourds, chaque mouvement une bataille contre l’envie irrésistible de faire demi-tour, de courir vers eux et de tout expliquer, de les supplier de le comprendre. Mais il sait que les mots ne viendraient pas, qu’il serait incapable de décrire ce qui se bouscule en lui—cette fatigue, cette lassitude qu’il cache derrière des excuses rationnelles. 

Peut-être qu’ils comprendraient, peut-être qu’ils le soutiendraient, mais il n’arrive pas à en être sûr. 

Derrière lui, il sent leurs regards peser comme une marée de reproches silencieux, mais il ne se retourne pas. Son estomac se tord, chaque mouvement déclenchant une nouvelle vague de malaise. C’est la première fois qu’il les laisse ainsi, la première fois qu’il s’éloigne d’eux pour quelque chose qui n’est pas Lyokô.

«—Qu’est-ce qui lui prend ?» demande Yumi, le ton serré d’incompréhension.

Ce n’est plus qu’un fantôme de voix qu’il entend derrière lui.

«—Lâchez-lui un peu la grappe, il se sent ultra mal depuis ce matin, vous auriez vu sa tête. Et en plus, Jim lui fout la pression pour sa compète, c’est flippant limite.» La voix d’Odd résonne, un peu plus forte, un peu plus compatissante, comme un dernier fil tendu pour le retenir.

Il inspire profondément, et pourtant le poids ne s’allège pas. C’est comme si l’air manquait, comme si, malgré tout, il étouffait.

Et peut-être qu’il étouffe encore, justement.

Chapter 2: Le coton dans les veines

Chapter Text

Il est huit heures cinquante-six quand il ouvre la porte de son casier avec un claquement sourd et enfile machinalement son uniforme de sport. Le tissu glisse contre sa peau avec une froideur presque agressive, accentue la moiteur de son dos et le frisson qui court le long de sa colonne vertébrale. Lorsqu’il lève les yeux vers le miroir accroché à l’intérieur de la porte métallique, ce n’est pas vraiment lui qu’il voit. Juste un garçon au teint blafard, cerné jusqu’à l’os, les pommettes creusées par une nuit trop courte et les lèvres pâlies par l’angoisse. Le bleu du tissu, d’ordinaire synonyme de discipline, de constance, lui colle aujourd’hui à la peau comme un rappel cruel de tout ce qu’il n’est pas sûr de pouvoir affronter.

Il passe sa ceinture autour de sa taille et l’attache d’un geste trop sec. L’étreinte du tissu contre son ventre lui retourne l’estomac d’un seul coup. Il ravale un haut-le-cœur et lâche un souffle saccadé, les doigts figés sur le nœud à moitié serré. Un seul cran de trop, et il sent qu’il pourrait de nouveau tout rendre. Chaque mouvement est une épreuve, chaque respiration un effort. Son corps n’est plus qu’une machine détraquée, un automate aux gestes lents et douloureux. À l’intérieur, les rouages grincent, s’usent, se coincent les uns dans les autres dans un crissement fantôme qu’il croit presque entendre au creux de ses tympans. Les pistons de ses pensées cognent à vide, tandis que les câbles de cuivre fondent et se délitent comme s’ils avaient servi trop longtemps, trop fort, sans pause.

Il n’y a plus rien. Juste un vide oppressant, une espèce de silence blanc dans sa tête, sans pensée précise, sans émotion nette—seulement ce brouillard figé, ce voile de fatigue étiré sur chaque parcelle de sa conscience. Il est las. Las jusqu’à l’os. Usé par l’angoisse, vidé par des heures qu’il a traversées sans s’y sentir exister.

Et pourtant, ça tourne. Ça remue, au fond, même dans ce vide. Une tension sourde, informe, un nœud dans la poitrine qu’il ne saurait nommer. Est-ce la peur d’affronter un nouveau spectre, sans lui, sans eux, sans qu’il ne puisse aider cette fois ? La peur d’être jugé pour cet abandon, d’avoir quitté le front pour une raison qu’il n’arrive même plus à défendre devant lui-même ? Ou est-ce cette autre peur, plus immédiate, plus concrète—celle de rater, d’échouer devant Jim, devant ses partenaires, devant les efforts qu’il a déployés jusque-là ?

Probablement les trois. Ou peut-être rien de tout ça. Peut-être est-ce simplement lui, là, seul face à son reflet, étranglé par une peur sans nom, une fatigue qui n’a plus d’origine et une solitude qu’il n’a pas eu le temps de voir venir.

Ulrich baisse les yeux, lentement, comme si même ça lui demandait trop d’efforts. La ceinture est là, bien serrée. Trop serrée. Il l’ajuste, défait le nœud, le refait avec des gestes plus lents, plus conscients. Il inspire, mais l’air ne semble pas suffire. Il voudrait que ce soit plus simple, juste un combat à mener, un point à marquer, un adversaire à vaincre. Mais il n’y a pas d’adversaire. Juste lui, et un vide de plus en plus lourd à porter.

Il rejoint Karim sur le tatami en traînant un peu des pieds, comme s’il avançait à contre-courant d’une mer invisible. Le doux claquement de ses chaussons sur le sol poli résonne faiblement dans le gymnase désert, qui étire chaque son comme l’écho d’une caverne. Le brun déjà en place le salue d’un sourire honnête, un de ceux qui portent une chaleur simple et franche, mais Ulrich n’a même pas la force d’y répondre. Il incline vaguement la tête, dans une imitation de politesse plus qu’une volonté réelle d’interaction.

Ni Karim, ni Jim ne semblent voir l’épuisement qu’il traîne derrière lui comme une traînée de cendres. Et, à vrai dire, il en est presque soulagé. Il n’a pas besoin d’un regard en coin, pas besoin d’une main sur l’épaule ou d’un «Ça va ?» glissé à demi-voix. Il n’a pas la force de faire semblant. Pas aujourd’hui. Karim, sans doute trop concentré sur leur échauffement, ou peut-être juste trop respectueux pour creuser, se contente de son silence. Ulrich le remercie intérieurement pour ça, même s’il ne le dira jamais. Parfois, l’indifférence bienveillante est un répit précieux.

Le gymnase est immense à cette heure. Vide. Silencieux. Chaque pas, chaque froissement de tissu lors de leurs étirements, résonne bien trop fort contre les murs dénudés. Ce n’est pas un silence apaisant. C’est un silence lourd, étouffant, comme si le bâtiment entier retenait sa respiration. Tout semble trop grand ici. Le plafond semble s’éloigner à mesure qu’il lève les yeux, les murs se reculent, comme s’ils voulaient le laisser seul avec ses pensées.

Est-ce que Lyoko lui a, un jour, déjà semblé trop vaste ?

Il ferme les yeux un instant, tirant lentement ses bras au-dessus de sa tête. Non. Jamais. Lyoko est dangereux, oui. Hostile. Inconnu. Chaque recoin peut dissimuler une menace, une tour, un piège. Ils ont failli y mourir plus de fois qu’il ne peut les compter. Mais trop vaste ? Trop grand pour eux ? Il n’y a jamais pensé de cette façon. Sur Lyoko, ils sont ensemble. À cinq, et même l’immensité a des bornes, des points d’ancrage. Aelita guide. Jérémie surveille. Odd lance une vanne au mauvais moment. Yumi se bat à ses côtés. Et lui... il avance. Il se bat. Il protège.

Mais ici, dans ce gymnase vide à l’écho stérile, même son corps semble trop lourd pour bouger, et ses pensées trop denses pour tenir dans sa tête. Il a cette sensation d’être trop petit pour tenir debout. De ne pas avoir assez d’air dans les poumons pour continuer. De se battre contre quelque chose qu’il ne peut pas frapper, pas attraper, pas fuir non plus.

Il est seul. Pas comme sur Lyoko. Seul, seul. Sans bruit. Sans repère.

Il jette un œil à Karim, déjà penché vers l’avant, concentré sur ses jambes tendues, le souffle régulier. Ulrich imite ses gestes, les muscles tirant dans ses cuisses, mais le cœur n’y est pas. Il n’y est plus. Tout semble trop grand, trop vide, et il ne sait plus s’il court vers quelque chose, ou s’il essaie juste de fuir.

Et lorsque l'entraînement commence enfin, Ulrich sent quelque chose céder en lui. Une accalmie étrange, presque troublante. Comme si un disjoncteur s’éteignait—comme si, en retrouvant la gestuelle familière du karaté, il pouvait enfin tout éteindre à l’intérieur. Faire taire le flot incessant d’émotions, les nœuds d’angoisse, la culpabilité rampante. Plus besoin de penser, plus besoin de ressentir : juste se mouvoir, respirer, se placer. Le corps bouge, le corps sait. Il laisse ses pieds tracer les déplacements sur le tatami sans y réfléchir, ses bras se lever et parer par instinct. C’est mécanique, presque rassurant, comme on se glisse dans une vieille chanson, familière et rassurante, où chaque note tombe juste, même quand le cœur n’y est pas. C’est un soulagement amer : tout devient fonction, réflexe, muscle.

Ça fait du bien. Un bien dérangeant—flou, fragile, bancal—tout autant que ça l’angoisse sous ses veines. Parce qu’il sait, au fond, qu’il se repose sur des acquis qui commencent à s’émousser. Ses coups manquent de mordant, ses gestes sont trop retenus, comme enveloppés d’une ouate invisible. Il enchaîne sans réel feu, sans conviction. Karim le remarque, il en est certain, mais il n’en dit rien. Il se contente de répondre à ses attaques avec la même douceur. Un accord tacite de silence entre deux partenaires qui n’ont pas envie de se blesser, ni physiquement, ni autrement.

Yumi aurait été la première à lui dire de se ressaisir. À lui rappeler qu’il n’a rien à prouver, mais tout à honorer. Mais aujourd’hui, il n’y a pas de Yumi. Pas de Lyoko. Pas d’enjeu démesuré. Juste ce gymnase aux murs écaillés, ce tatami pâle, Karim et lui, et cette lente danse sans réelle tension.

Et ici, justement, personne ne lui demande d’être plus.

Pas plus fort.

Pas plus rapide.

Pas plus précis.

Tout ici n’est qu’observation. Un laps de temps suspendu où il peut lire dans les gestes de son adversaire, anticiper, sans s’inquiéter. Il décèle dans la posture de Karim les hésitations, les intentions, comme on devine les nuages avant la pluie. Il pourrait le contrer les yeux fermés. Tout est prévisible. Serein. Peut-être un peu trop. Ulrich laisse venir les assauts, les parades, les esquives, comme si son corps était devenu simple pendule, oscillant au rythme d’un combat qui ne cherche ni vainqueur ni spectacle. Un enchaînement, un repli, un balayage—rien de bien violent, rien de bien pressé. Le genre de duel qui ressemble plus à une chorégraphie qu’à une vraie joute.

À côté du tatami, Jim soupire bruyamment depuis son banc, le crayon suspendu au-dessus de sa fiche de notation. Il les observe comme on regarderait deux loutres se chamailler dans une flaque d’eau : sans réel entrain, sans tension dramatique. Il secoue la tête, une main sur la hanche, et marmonne quelque chose dans sa barbe sur “l’art martial le plus mou du monde”. Son regard roule lentement vers le plafond, comme si même les poutres au-dessus de lui auraient pu rendre cet entraînement plus palpitant.

«—On dirait deux loutres sous Lexomil sérieusement… Allez, bougez-vous un peu, les gars !» lance-t-il, l’air désespéré, en agitant vaguement sa main comme pour chasser une mouche invisible.

Karim esquisse un sourire en coin, presque amusé, mais Ulrich ne réagit pas. Il l’entend à peine. Ou plutôt, il l’entend, mais s’en fiche un peu. Ce n’est qu’une remarque de plus à ajouter au bruit de fond du monde, bien loin derrière le voile dense de sa fatigue. Il n’est pas là pour impressionner Jim. Il est là pour tenir. 

Encore quelques minutes. 

Encore une heure. 

Juste ça.

Alors il reste dans sa bulle, ou ce qu’il en reste. Une forteresse molle, grise, où même l’effort semble filtré à travers une couche de coton.

Il sait que Jim a raison. Que s’il veut espérer ramener quoi que ce soit à son équipe ce soir, il va devoir émerger de ce semi-sommeil, de cette torpeur collée à ses muscles comme du goudron tiède. Chaque mouvement lui pèse. Son corps refuse d’obéir, englué dans une lenteur qui ne dit rien d’autre que ras-le-bol. Pourtant, c’est tout ce qu’il peut offrir pour l’instant.

Juste ça.

Un semblant.

Un mouvement vide, qui n’a plus rien à prouver, si ce n’est—

«—Stop ! Stop, STOP ! Ça va pas du tout !» 

Jim bondit de son banc avec la fougue d’un volcan en veille qui se réveille trop tôt—celle d’un coach au bord de l’explosion. Sa voix claque dans le gymnase vide, violente et soudaine, ricoche contre les murs comme un coup de tonnerre dans une chapelle silencieuse, tranche le silence comme un sifflet en pleine nuit.

Le duo s’arrête aussitôt, figés au milieu d’un échange trop lent, trop mou, leurs bras encore tendus dans une parade qui n’en a plus que le nom. Ils échangent un regard, sourcils froncés, l’air de deux gosses pris en faute main dans le pot de confiture sans comprendre ce qu’ils ont fait de travers. Ulrich, surtout, se sent étrangement vidé, comme si même l’énergie de réagir lui manquait.

Jim s’approche à grandes enjambées, les bras gesticulant au-dessus de sa tête comme s’il contenait un incendie invisible. «Ça va pas. Ça va pas du tout. Vous me faites quoi, là ? Sérieusement ?» Karim tourne un peu la tête vers Ulrich, l’air penaud. Aucune réponse ne vient. Pas besoin, Jim enchaîne aussitôt, sans leur laisser la moindre ouverture. «Vous vous êtes regardés, un peu ? On dirait deux robots de supermarché en mode démo ! Même les hologrammes dans Star Fight 3000 sont plus vivants que vous ! C’est toujours les mêmes gestes, les mêmes attaques ! Pas de variation, pas de surprise !» Il fait un vague moulinet du bras, une parodie de leurs mouvements trop prévisibles. Ulrich sent une vague de honte acide lui remonter dans la gorge, mais c’est surtout la fatigue qui pèse. Pas physique. Une lassitude plus profonde, plus sourde. «Vous êtes pas des machines ! Merde, bougez comme des humains, avec du cœur, avec des tripes

Jim tape dans ses mains avec autorité, le bruit sec claquant comme un réveil brutal, puis commence à tourner en rond autour d’eux, méthodique, les yeux plissés comme un commandant face à deux recrues défaillantes. «Faut être imprévisible, bon sang ! Vous êtes pas des machines, vous êtes des artistes martiaux ! De la fougue ! De l’instinct ! De la rage

Karim lève à peine un sourcil, Ulrich soupire dans sa gorge. Il n’a plus la force d’argumenter, encore moins de faire semblant. Il est là sans être là, comme englué dans un corps qui se meut par réflexe, sans feu derrière. 

Jim, de son côté, sent bien qu’ils décrochent, alors il enchaîne, posture fière, mains sur les hanches, torse bombé.

«—Bon, j’ai pas à vous en parler, mais… Quand j’étais en Birmanie, moi, j’ai dû improviser face à quinze tigres, les gars. Quinze, pas un de moins ! Déchaînés. Dégoulinants de férocité, les moustaches pleines de haine ! Des bêtes énormes, les crocs comme ça—» Il illustre avec un grand écart de mains, mimant des crocs plus gros qu’un avant-bras. « Si j’avais été prévisible, si j’avais bougé comme vous deux, là… pff, j’aurais fini en pâté pour chat ! Pâté pour chat, j’vous dis !»

Il achève sa tirade d’un geste tranchant, comme s’il venait de claquer le couvercle d’une boîte imaginaire. Un silence tombe. Pas lourd, mais assez pour installer un petit malaise général. Karim entrouvre la bouche, hésite, puis se ravise, probablement par instinct de survie. Ulrich cligne lentement des yeux, l’air un peu absent, un peu ailleurs.

«—Des… tigres ?» finit-il par demander, presque malgré lui, le ton neutre, à mi-chemin entre la curiosité et la résignation.

Jim le fixe avec une intensité dramatique, comme si cette interrogation remettait en cause tout son passé glorieux.

«—Oui, Ulrich. Des tigres. Et crois-moi, j’peux t’assurer que quand l’un d’eux t’fonce dessus avec la vitesse d’un scooter lancé à pleine bourre, t’as intérêt à avoir autre chose dans la manche que trois mouvements appris dans un manuel de karaté pour débutants.»

Ulrich baisse les yeux, sans vraiment savoir s’il est plus consterné par l’histoire que par son propre manque d’énergie. Karim esquisse un sourire en coin. C’est absurde, oui. Mais au fond… ce genre de moment, c’est aussi ce qui fait que Jim reste Jim.

«—Alors maintenant, on se reprend ! Vous me refaites ça avec du panache, avec des couilles ! Et si j’en vois encore un qui me ressort le même mawashi-geri trois fois d’affilée, je vous fais refaire les pompes de la mort jusqu’à demain matin !» Jim tape du pied, se détourne avec la dignité blessée d’un chef d’orchestre outré—vexé par une fausse note, et retourne à son banc, bras croisés, bougon.

Karim se penche un peu vers Ulrich, souffle, à voix basse : «Tu crois qu’il confond encore ses vacances et un documentaire animalier ?»

Le sourire d’Ulrich est bref, presque invisible. Rien de grand, rien de vraiment joyeux. Juste une infime étincelle sur un visage éteint. Mais c’est là. Elle existe, juste une seconde. Et ça suffit à faire trembler un peu le vide en lui.

Mais ce vide revient vite. Il ne fait jamais long feu. Ulrich se remet lentement en place, comme à contre-courant. L’esprit encore à moitié coincé entre le tigre imaginaire et la nausée bien réelle au creux de son ventre plus tenace que jamais.

Il inspire. Fléchit légèrement les genoux.

Imprévisible, hein ?

Il n’a jamais eu autant envie de juste s’écrouler au sol, en boule. Rien que pour le surprendre.

Finalement, ils n’ont même pas le temps de reprendre leurs positions. Jim se relève brusquement, comme si quelque chose venait de le brûler de l’intérieur. Un sursaut nerveux, un trop-plein d’impatience. Il avance de trois pas—secs, rapides, comme une attaque en soi—puis tend le bras vers Karim d’un geste net.

«—Sur le banc, Karim.»

Ce dernier sursaute légèrement, hésite une demi-seconde, puis s’exécute sans broncher. Un peu bousculé, un peu soulagé. L’air de quelqu’un qu’on vient d’éloigner d’un feu de camp devenu trop intense. Ulrich, lui, reste debout. Il cligne des yeux, encore en train d’assimiler. Il penche la tête, intrigué, quand Jim se place devant lui, jambes fléchies, bras levés en garde. Une posture de combat. Et l’ordre tombe.

«—Attaque-moi.»

Ulrich recule légèrement la tête, pris de court.

«—Quoi ?» lâche-t-il, le mot faiblard, à moitié avalé par l’écho du gymnase vide.

C’est absurde. Même s’il sait très bien qu’il ne risque ni colle, ni exclusion pour avoir touché son entraîneur, tout en lui hurle que c’est une mauvaise idée. Pas par peur, pas vraiment. Par fatigue. Par saturation. Ses membres refusent de suivre. Son corps traîne comme s’il était plongé dans de la mélasse. Son esprit est ailleurs, paralysé dans des pensées qui tournent en boucle sans jamais se résoudre.

Alors il n’anticipe pas. Ne voit rien venir.

La balayette de Jim arrive sans prévenir, nette, sèche, imparable. Un éclair dans la brume.

Son pied est emporté. Et le sol arrive brutalement.

Son dos claque contre le tatami avec une violence sourde. Un bruit qui résonne dans ses côtes, puis jusqu’à ses tempes. Sa tête suit, un peu en retard, et frappe le sol, amortie, oui, mais pas assez. Une douleur sourde explose à l’arrière du crâne, comme un coup de tonnerre trop proche. Le souffle lui échappe dans un râle rauque.

Il reste là un instant, les paupières plissées sous le choc. Le plafond semble tanguer au-dessus de lui, les néons blancs tremblotant dans un flou désagréable. Sa mâchoire se crispe. Un soupir échappe de ses lèvres, entre douleur et découragement, les muscles tendus sous l’impact.

Puis une silhouette se penche au-dessus de lui. Jim, impassible, le doigt pointé vers sa poitrine.

«—C’est ça, être imprévisible.»

Ulrich ne répond pas. Son souffle reste coincé dans sa gorge, moitié suffoqué, moitié ravalé. Son cœur cogne fort dans ses côtes, mais ce n’est pas l’adrénaline—c’est la honte. La frustration. Ce goût amer d’être toujours en retard sur tout, même sur sa propre vie.

Il serre les dents. Il ne bouge pas encore. Pas tout de suite. Parce que dans cette position, au sol, le monde est plus silencieux. Plus lointain. Et même si ça lui brûle la nuque et les reins, même si la douleur pulse dans son crâne en vagues régulières, il préférerait rester là encore une minute. Rien que pour respirer.

☽◗ ● ◖☾

Il est dix heures vingt quand Ulrich termine la bouteille d’eau qu’il a achetée au distributeur du réfectoire. Le plastique se froisse entre ses doigts, et il l’écrase mécaniquement avant de la glisser dans la poubelle la plus proche. Il se sent déjà un peu mieux. Toujours un peu pâle, un peu vaseux, certes, avec les traits tirés et les mains encore froides, mais ses pensées sont plus nettes que quelques heures auparavant. Il a retrouvé un semblant de clarté, ses jambes ne flageolent plus tout à fait, et ses réflexes ne semblent plus flotter à dix secondes de retard.

Ce n’est pas parfait, loin de là, mais ça tient debout. Et dans son état, c’est déjà beaucoup.

La seule chose qui reste bien accrochée, bien logée quelque part entre ses côtes et sa gorge, c’est cette sensation de trahison. Sourde, lancinante. Comme une douleur fantôme qui ne passe pas. Un goût amer qui colle à sa langue. Il ne l'admet pas à voix haute, pas encore, mais ça le consume. Ce choix. Cette décision qu’il n’a même pas vraiment faite. Il met un tournoi de karaté au-dessus d’un saut sur Lyoko. Il reste ici, pendant qu’eux plongent. Et il a beau retourner ça dans tous les sens, ça continue de le ronger.

Mais… pouvait-il vraiment faire autrement ?

Il baisse les yeux. Son lacet droit s’est défait. Il ne se penche pas pour le refaire. Il se contente de le fixer, les sourcils tirés vers l’intérieur, comme s’il espérait que le lacet s’enroule tout seul, ou qu’il disparaisse avec le reste de ses doutes—comme s’il espérait qu’en le regardant assez longtemps, tout le reste se démêlerait aussi. Il reste planté là, mains dans les poches, les épaules basses.

Ce n’est pas sa faute. Pas vrai ?

Il n’a pas demandé à ce que X.A.N.A attaque aujourd’hui. Ce n’est pas lui qui a décidé que le Skidbladnir n'aurait que quatre places. Ce n’est pas lui non plus qui a demandé à se sentir assez mal pour que même la lumière blafarde du soleil, filtrée par les nuages, lui retourne l’estomac.

Il inspire lentement, ferme les yeux une seconde, puis les rouvre. Sa main gauche glisse contre sa paume droite, les doigts frottent machinalement la peau rêche. Petit geste discret, juste pour se raccrocher à quelque chose, pour convaincre son cœur d’arrêter de tambouriner comme une alarme d’évacuation—pour calmer ce cœur trop nerveux, qui s’emballe à la moindre tension. 

Quand Madame Hertz ouvre la salle d’étude, Ulrich entre dans le sillage d’un groupe sans trop réfléchir. Il traverse le seuil comme on entre dans un couloir d’ombre : le silence est relatif, ponctué de raclements de chaise, de soupirs d’élèves, de froissements de pages. La pièce est tiède, un peu étouffante. Il s’y installe sans un mot. Odd est à côté de lui, bien sûr. Il est déjà penché sur son cahier, le nez froncé, concentré sur une énième BD improvisée qui grignote les marges en spirale. Ulrich ne lui prête pas trop attention. Il le laisse faire. Il n’a pas l’énergie de suivre, ni de commenter. Il est là, et c’est suffisant.

Il essaie de suivre, s'efforce d’écouter le cours, aussi vaguement que possible. Madame Hertz trace des schémas au tableau, des formules s’enchaînent en blanc cassé sur l’ardoise noire. Ulrich lève les yeux, les fixe quelques secondes… avant que son crâne ne le rappelle à l’ordre par un pincement derrière les tempes. Il grimace discrètement, puis baisse les yeux vers sa copie.

Les lignes bleues sur le papier se brouillent un peu, le crayon gratte plus qu’il n’écrit. Mais il s’accroche. Une ligne. Une autre. Des chiffres. Des lettres. Même si une partie de lui est encore ailleurs—sur Lyoko, dans la salle du dojo, ou peut-être juste face à ce foutu lacet défait—il reste là, à noter les formules, les noms de phénomènes, les équations griffonnées en lettres irrégulières. La craie crisse, trace un schéma un peu trop complexe pour son cerveau encore engourdi.

Il écrit sans y penser, mécaniquement. Une équation après l’autre, sans logique ni conviction. Mais ça suffit, pour l’instant. Suffit à faire taire un peu le reste, à garder ses mains occupées et son esprit à peine à flot.

Il n’est pas tout à fait là, mais il n’est plus tout à fait ailleurs non plus. Parce que deux coups de coude, légers mais insistants, le ramènent doucement à la surface, là où la lumière est un peu moins lourde, un peu plus supportable. Il revient à ses pages, à ses équations, l’une d’elles maculée de pelures noires, trop frottée par une gomme nerveuse. Il ne se souvient même plus de ce qu’il essayait de corriger.

Ulrich tourne la tête, croise le regard d’Odd, assis à côté de lui. Le blond penche un peu la tête, avec cet air doux qu’il réserve aux jours où les choses coincent. Il ne demande rien de plus que ce que le brun peut offrir, mais d’un murmure presque tendre, calme, presque comme on parle à un animal blessé qu’on ne veut pas effrayer, il questionne : «Alors, ton entraînement, ça a été ?»

La question glisse dans l’air comme une pommade tiède sur la peau, un baume posé sur l’agitation tapie sous ses côtes. C’est un chuchotement qui soigne un peu, qui dénoue l’angoisse tapie sous les veines. Mais la réponse, elle, ne vient pas. Pas sous forme de mots, en tout cas. Parce qu’Ulrich ne sait pas comment dire que l’anxiété le ronge à petit feu—qu’il a failli vomir dans les vestiaires rien qu’en attachant sa ceinture—qu’il n’arrive plus à tenir debout sans avoir l’impression que ses jambes vont lâcher—que Jim le regarde comme un moniteur de colonie regarde un gamin qui refuse de grimper la corde.

Comment lui dire qu’il voudrait juste tout plaquer, s'enfermer dans leur chambre, fermer les rideaux, tirer la couette sur sa tête et ne plus jamais en ressortir ?

Il ne le sait pas. Alors il se contente de hausser les épaules, en esquissant ce sourire-là. Celui qui ne dit rien, mais qui trahit tout. Et Odd s’en contente, heureusement. Mais la question, elle, ne veut pas le lâcher. Elle glisse sous sa langue, acide comme la bile qui lui brûle la gorge depuis ce matin. Et sans vraiment réfléchir, il la murmure : «Tu m’en veux ?»

Odd fronce les sourcils, léger, sans comprendre tout de suite.

«—De quoi ?»

«—De pas venir avec vous.»

Un souffle, un petit silence. Puis le blond secoue la tête avec une petite grimace compréhensive, presque désolée. «Ah, non, non, t’inquiète. No problemo, j’comprends.»

Bien sûr qu’il comprend. C’est Odd, après tout. Le bout-en-train, celui qui allège tout, qui efface les silences trop lourds,  celui qui relativise tout, même quand le monde tombe en morceaux. Peut-être parce qu’il l’a vu ce matin, les cernes sous les yeux, le pas hésitant, les tremblements, le regard vide. Peut-être qu’il a compris, à sa manière, que ce n’est pas de la lâcheté, juste une fatigue qui dépasse les mots—que  ce n’est pas juste une histoire de choix, mais une question de survie à court terme.

Et pourtant, Ulrich n’arrive pas à se sentir soulagé. Parce qu’il sait que dans l’équation de leur groupe, un absent, ça se remarque. Surtout quand il n’y a que cinq facteurs.

«—Et les autres ?» La question sort toute seule, trop rapide, trop vulnérable. Il ne peut pas faire semblant, pas avec Odd.

Le silence qui suit est trop parlant. 

Il devine la réponse dans la simple hésitation d’Odd qui ne sait pas s’il doit dire la vérité ou simplement continuer à sourire.

Ils n’ont pas aimé ça.

Ils vont lui en vouloir.

Et si quelque chose tourne mal, ils auront son nom en première ligne.

Mais Odd ne dit rien de tout ça. Il n’en a pas le besoin. Il sait qu’Ulrich l’a déjà pensé, que le doute est déjà ancré trop profondément. Alors il se contente de secouer la tête, de tapoter doucement son épaule, comme on dirait sans les mots : « Tiens bon. Je suis là.»

«—T’inquiète, l’histoire passera.»

C’est tout. 

Rien de plus. 

Pas de promesse. Pas de grand discours. Juste un regard un peu coupable, un peu gêné. Pas de plan pour réparer les choses. Juste cette phrase qui sonne un peu faux, un peu creuse, mais qui vaut mieux que le silence.

Ulrich hoche la tête, sans y croire vraiment. Parce qu’il connaît Aelita et sa sourde rancune quand qu’elle garde trop longtemps lorsque quelque chose la blesse.Parce qu’il sait que Jérémie finira par passer à autre chose, que Yumi comprendra, probablement, et que William se contentera de le taquiner deux ou trois jours avant de passer à autre chose, mais qui n’oubliera jamais vraiment. Mais en attendant… le creux dans son ventre ne s'amincit pas.

Alors il soupire, retourne à son cahier, là où les chiffres perdent leur sens et où la page reste plus simple à gérer que le reste du monde. Il continue de griffonner. Des équations sans logique. Des tracés absents. Des formules qu’il ne comprend pas, des mots qu’il recopie sans les assimiler. Et quand ses pensées commencent à dériver, à fuir les lignes et les chiffres, il se surprend à dessiner, machinalement, l’esquisse d’un Lyoko-guerrier félin, assis en tailleur, les bras croisés, l’air de lui dire que tout ira bien.

Juste un peu de réconfort sur papier, à défaut d’en trouver ailleurs.