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Chapter 21

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Chapitre 19 – L'odeur du chocolat

Victor

Je n'avais pas vraiment d'autre excuse que celle de m'être défendu. Elle avait voulu m'utiliser, jouer avec mes sentiments et je n'avais juste pas pu la laisser faire.
Même elle. Même si tout en elle m'avait cédé.

Et maintenant, j'étais à genoux devant elle, sous les yeux de son assistant, à lui offrir des chaussures pour me faire pardonner de m'être protégé.
Quand je lui enfilai les escarpins, son regard fuyant me surprit. Mais je n'osais pas parler, pas me relever, comme pour prouver par ma posture tout ce que j'étais désolé.
Je restai là, à la regarder d'en bas, avec l'impression d'être revenu à mon premier mois dans l'agence, quand je ne pouvais rien faire d'autre que la laisser m'écraser.

Elle ne bougea pas et je fermai les paupières, vaincu. J'avais fait trop de dommages pour aujourd'hui. Ce qui me tuait le plus, c'était que dans les dernières minutes, elle s'était ouverte. À moi, pour moi. Sincèrement. Je l'avais senti. Et j'avais dû lui dire «pas comme ça».

Quand son assistant quitta brusquement la pièce, elle réagit enfin. Elle se prit la tête dans les mains et ne découvrit son visage que pour essuyer brièvement les larmes au coin de ses yeux.
Sa réaction, calquée sur le départ d'Andrea, me fit me questionner brutalement.
Pour la première fois, j'osai me demander vraiment.
J'avais toujours su qu'il n'était pas qu'un barman, pas qu'un «vieil ami». Encore moins un assistant. Il la suivait aveuglément depuis trop longtemps...
Je savais ce qu'il n'était pas. À présent, je voulais savoir ce qu'il était. Un simple ami éconduit ? Un ex encore épris ? Quelque chose de plus trouble ? Ou quelque chose de plus pur ? Les deux m'angoissaient.

– J'ai pas besoin de nouvelles chaussures... J'aime celles que j'ai déjà.
– Et où elles sont, si tu les aimes tant ? Et pourquoi tu pleures ?
– Je suis sensible à la lumière, c'est tout.

Elle se leva de son fauteuil et fit le tour du bureau. Pas pour parader, pas pour défiler. Pas pour séduire. Mais pour voir comment elle arrivait à marcher.

– Je vais avoir mal aux pieds, souffla-t-elle froidement. Je les mets parce que j'ai pas le choix. Mais ne refais plus jamais ça, Victor, surtout pas au bureau. En plus, j'aime pas les cadeaux.
– C'est tout ? murmurai-je en la suivant des yeux. Tu vas même pas me dire où tu as passé la nuit ?

Elle se braqua.

– Tu penses que tu peux me juger, toi qui t'es envoyé la moitié des filles à papa de Londres ? cracha-t-elle.

En tort ou pas, elle tapait toujours dans les failles. Et elle ne s'excusait jamais. Elle ne demanderait pas pardon de m'avoir écorché en se jetant à mon cou pour les plus mauvaises raisons.

Elle me tourna le dos avant de m'ordonner de sortir de son bureau mais je n'obéis pas.
Je n'étais pas en guerre. Je ne comptais pas les points. J'étais seulement honnête. Il y avait des choses que je tolérais et d'autres moins.

Elle se demandait si un homme pouvait la voir comme une femme et lui offrir des roses. Si elle n'avait pas été Raphaëlle, je lui en aurais offert un bouquet. Mais elle était elle. Alors je déposai un rameau d'olivier.
Je l'enlaçai simplement par derrière avant de murmurer rapidement à son oreille.

– J'ai peur de ce que tu me caches, Raphaëlle. Pas de ce que tu me dis.

Je sortis pour la laisser respirer, en me raccrochant à ces secondes, minuscules, où, dans la lumière du matin, sans mots, elle m'avait dit oui.

Mais au milieu de l'après-midi, les portes vitrées de l'agence s'écartèrent pour laisser entrer la fraîcheur de l'automne. Et l'assistant.
Il me jeta un regard glacé en dépassant mon bureau avec, bien visible entre ses doigts, une boîte de pansements pour les pieds.

***

Le lendemain matin, j'entendis des éclats de voix traverser la porte du bureau de la patronne quand je passai récupérer des papiers que j'avais imprimés. Je reconnus la voix du loyal assistant. Mais le cri était inhabituel. Bien trop puissant.
Je ne compris que quelques bribes, qui me firent ralentir.

– ...Je suis toujours le seul...

Le seul quoi ?
Je n'avais pas envie de savoir. Pourtant... Je brûlais de découvrir ce qui le faisait crier. Il était si docile d'ordinaire, il ne la contredisait jamais.
Mais il n'était pas que dévoué. Il était amoureux.
Et il me détestait. Il l'avait dit au mariage, même s'il n'avait osé le faire qu'à voix basse.

«Enfoiré de fils de pute.»

Le souvenir me percuta et je m'immobilisai dans le couloir, l'air perdu. Je n'avais pas fait le rapprochement avant mais...
Ces mots... Ces insultes... C'était ce qu'elle disait quand elle perdait le contrôle. Ces mots... Ce n'était pas elle.
C'était lui.
Il était dans sa bouche. Même quand elle ne prononçait pas son nom.

Plus je m'approchais de Raphaëlle, plus je voyais se dessiner très clairement les contours de l'assistant. Il y avait toujours ces moments où il intervenait, même dans son absence, et qui déclenchaient chez elle une nuée de signaux flous.
L'ombre d'Andrea planait toujours au-dessus de Raphaëlle. Je la sentais parfois derrière moi, silencieuse, attendant le moment de me frapper de loin dans un instant d'inattention.
Pendant des feux d'artifice... Après un baiser... Au milieu d'excuses.
Andrea était silencieux. Il ne savait peut-être même pas que dans la bouche de Raphaëlle, il m'attaquait. Et je pouvais de moins en moins l'ignorer. La savoir seule avec lui toute la journée, derrière cette lourde porte devenait de plus en plus angoissant, au fur et à mesure que je m'investissais émotionnellement dans cette relation qui n'en était même pas encore une... Mais j'étaisall in.

Je fis l'effort de reprendre mon chemin même si je brûlais d'écouter ce qu'il lui disait, bien à l'abri sur sa chaise, trône sur lequel il était le seul roi.
Je voulais savoir quelle épée il avait retirée de quel rocher pour gagner son titre.
Je voulais savoir jusqu'où allait sa dévotion.
Où étaient les chaussures.
Mais j'étais terrifié alors je continuai d'avancer dans l'open space en sortant mon téléphone et en faisant semblant de lire un message pour me donner l'air occupé.
Elle était ma patronne.
J'étais un employé.
Et dans cette cage sans barreaux, je commençais à suffoquer.
J'avais besoin de contours nets, de règles strictes. Je voulais de l'officiel, pas du secret.

Je pris mes photocopies, comme branché sur pilote automatique, mais mon esprit restait devant la porte blanche, à imaginer ce qui se passait derrière et ça me coupait le souffle.

Quand je revins à mon bureau, je vis M. Guerrot serrer les mains de mes collègues. Lorsqu'il m'aperçut, il m'offrit une poignée de main ferme et un sourire chaleureux.

– Victor.
– Gérard. Bonjour.
– La patronne te fait faire des heures supplémentaires, j'espère, plaisanta-t-il.

Je souris. Il avait l'air de m'apprécier.

– Qu'est-ce que tu dirais de prendre un café ou un verre de brandy dimanche ? Rien de formel. Raphaëlle sera contente de te voir, disons de manière... Décontractée.

Pour me voir, Raphaëlle n'avait pas besoin d'excuses. Elle n'avait pas besoin de son père. Elle m'avait quand elle voulait.
Qu'est-ce que je pouvais répondre ?

– Ce sera un plaisir.

Ce serait l'enfer.
Elle ne m'avait pas adressé la parole depuis que je lui avais offert les chaussures.

– Parfait. Seize heures, dimanche.

Après m'avoir donné une tape amicale sur l'épaule, il se dirigea vers le bureau de sa fille et y pénétra.
Le silence s'abattit dans la pièce et l'atmosphère s'alourdit soudainement autour de moi.
Eden et Joshua échangeaient des regards graves, Mary ne parlait plus, Luc et Sara avaient suspendu leurs doigts au dessus des touches de leurs claviers. Même Maxine s'était éteinte.

Et là, je les entendis clairement : les cris.
La voix forte de Gérard filtrant à travers la porte entrebâillée, traversant tout l'open space, passant entre chaque bureau. Je me crispai.
Quand la porte claqua, je me rassis sur ma chaise, pour ne pas intervenir.
Je ne devais pas.
Mais...
Je sentais tout.

Les injonctions, la pression, l'humiliation. Tout ce qu'elle portait sur ses épaules et qui l'écrasait. Tout ce qui venait de ce nom contre quoi même elle ne pouvait rien. Ce nom de Guerrot.
Comme le nom de Latour pouvait parfois s'enrouler insidieusement autour de moi, dans ces moments où je l'attendais le moins, et m'étouffer.
Toutes ces fois où il m'imposait son héritage.

«Tu es un Latour, foutre dieu.»

Un bruit de claque, étouffé mais audible, me prit par surprise, et mon corps se contracta plus fort. Je me levai de ma chaise par réflexe.
L'unique chose qui me retint de courir la défendre, c'était que je ne savais pas si Raphaëlle me pardonnerait.
Probablement pas.
Elle l'avait suffisamment dit: elle n'était pas cassée. Elle n'avait pas besoin qu'on la répare mais elle avait besoin de quelqu'un.

«J'ai besoin de gens qui restent.»

Elle avait besoin d'Andrea. Même si elle l'avait dit autrement.

Je comprenais tout ce qui écrasait Raphaëlle. Le poids des attentes. Celui du nom. Pourtant, l'homme qu'elle gardait près d'elle au milieu de la tempête, derrière une porte blindée, était quelqu'un de complètement étranger à ce qu'un nom pouvait représenter. Et c'était insupportable.

«...Je suis toujours le seul...»

Le seul quoi !

Le départ de Gérard ne dissipa pas la tension de la pièce. Personne n'osait parler ni même répondre au téléphone. Les seuls bruits qui troublaient le calme étaient celui que faisait le pied de Joshua tressautant nerveusement sur le sol et la sonnerie du portable de Maxine.

La porte du bureau s'entrouvrit lentement et le grincement me donna la chair de poule.
Au lieu de la magnifique chevelure blonde qui forçait ma tête à se tourner chaque fois que je la voyais, ce fut celle, noire de jais, du loyal assistant, qui passa dans l'open space. Elle n'avait pas voulu qu'il reste. Et ça me consola.

Il passa près de mon siège et son parfum souffla sur moi, suivi d'une odeur étrange qui ressemblait fort au chocolat.

– Réunion dans dix minutes.

Je l'entendis à peine. Je crus même l'avoir rêvé.
Qu'est-ce qu'il me voulait ?

***

Il était déjà assis quand j'arrivai en salle de réunion. Deux tasses de café avaient été posées sur la table: une pour lui et une pour moi.
Je pris place prudemment en face de lui, attendant qu'il dévoile son jeu.

– Tu sais qu'elle travaille en ce moment sur le gala pour la protection des espaces forestiers ? demanda-t-il finalement après avoir avalé une gorgée de sa boisson.

J'acquiesçai rapidement, sans arriver à croire qu'il voulait seulement me parler de boulot.

– Demain, Raphaëlle doit rencontrer un chef particulièrement en vogue en ce moment, Xavier Desmoulins, pour qu'il s'occupe du menu. Elle ne peut pas honorer ce rendez-vous. Donc tu...

Il marqua une pause.

– ...Vas y aller.

Je m'étouffai dans mon café.

– Pourquoi elle me veut moi ?
– Elle, elle veut rien du tout. C'est son père qui veut.

La réponse de l'assistant, coupante comme un rasoir, renforça mon malaise après la scène du matin et à présent, être invité à boire un verre de brandy chez les Guerrot ressemblait plus à une honte qu'à un honneur. Je me retins de courber la tête mais ma main serra ma tasse trop fort.

– Mary m'accompagne, j'imagine ?
– Non. C'est moi.

Je le regardai sans comprendre. Lui et moi ? Ensemble ? C'était du suicide. Nous aimions la même femme. Je ne le supporterais jamais, même au travail.

– Quoi ? Tu veux y aller avec Mary ? me demanda-t-il avec une pointe de sarcasme. Et qu'est-ce que Raphaëlle dira si vous vous loupez ? Tu crois qu'elle va punir Mary ?

Son rire bref sonna comme une moquerie.

– Je la connais par cœur. C'est à elle qu'elle en voudra.

J'aurais pu lui répondre qu'il ne voyait pas le futur mais au fond de moi, je savais qu'il avait raison. Il la connaissait bien mieux que moi et il se délectait de son avantage.
Andrea dut sentir mon malaise, car il me provoqua.

– Tu veux l'aider ? Ou pas ?

Ses yeux verts me défiaient au-dessus de sa tasse et j'en fus... presque flatté. Quelques mois auparavant, il ne me jetait que des coups d'œil en biais, des miettes d'une attention dédaigneuse qui me montraient jour après jour qu'il ne me considérait pas comme un rival. Mais à présent... Il voyait mon lien avec Raphaëlle se renforcer. J'étais reconnu. J'étais égal. J'étais... Dangereux.

Cependant... La réciproque était aussi vraie. Je commençais à mesurer l'étendue de sa présence et ça me terrifiait. Il se cachait partout. Derrière un regard lointain. Dans un juron. Dans un parfum. Dissimulé dans le flou d'une relation qui n'était ni une amitié ni... Ni rien qui aurait dû exister. Puisque ça n'avait pas de nom.

– Si tu y vas avec moi... C'est moi qu'elle punira si on n'a pas le contrat.

Ça ressemblait à des mots pour me rassurer. Mais il fit sonner ça comme si c'était un privilège exclusif d'être châtié par elle. Leur relation me parut soudain encore plus dérangeante que tout ce que je m'étais jamais imaginé. Ma main trembla légèrement sur la hanse de ma tasse, troublant la surface lisse de mon café.

– Tu... Tu veux m'aider ? Moi ? questionnai-je.
– C'est elle que j'aide.

Ça me tira un frisson. La réponse d'Andrea avait fusé trop vite, comme si elle avait été dite cent fois à d'autres que moi. Et sur son visage se dessinait la détermination tranquille des kamikazes qui s'apprêtent à se faire sauter.
Je venais de poser des limites claires à Raphaëlle, de réclamer plus que ce qu'elle m'avait donné. De lui dire «pas comme ça». Mais lui semblait presque attendre ses coups de bâton comme des caresses.
Mon sang quitta mon visage d'un coup.

– Pourquoi elle ne me le demande pas elle-même ? voulus-je savoir.
– Elle a pas besoin: je suis là pour ça.

Quatre mots qui valaient le poids d'une vérité que je ne pouvais pas nier.
Tout devint plus clair: il n'était pas question de travail. Il était question d'influence. De territoire. Et il exhibait le sien.
Il était l'homme de l'ombre.
L'homme de confiance.
L'homme de main.
Prendre sa place serait aussi aisé que de sortir du labyrinthe sans fil d'Ariane.
Plus je me rapprochais de Raphaëlle, moins je pouvais ignorer que l'ombre sous ses pas avait la forme d'Andrea.
Je me sentais comme un général qui se lance dans une bataille difficile et qui se rend compte qu'il a stupidement négligé le terrain.

Un éclair d'impatience passa dans ses yeux verts et il secoua sa jambe nerveusement sous la table.

J'acceptai son offre malgré tout, car pour moi, il n'était pas question que d'aider. J'avais quelque chose à me faire pardonner. Il était évident qu'une paire de chaussures ne suffirait pas à me racheter.
J'avais blessé Raphaëlle. Consciemment. En traître. Et même si ce n'était que pour me défendre, c'était aussi à moi de gagner son pardon. Par les actes. Puisque les mots ne me sauvaient pas.

– C'est d'accord.
– Demain. Début d'après-midi.

Je serrai ma tasse trop fort. Ce serait facile de la lui balancer au visage mais je crois que j'avais trop peur d'une guerre ouverte. Je sentais tout au fond de moi qu'entre lui et moi, je n'aurais pas la faveur de celle qui m'était chère. Pas encore.
Alors je tendis mon mug vers lui et l'entrechoquai avec le sien, scellant l'alliance improbable que je formais avec mon ennemi pour aider la femme que j'aimais. Pour le moment, j'étais obligé de jouer avec lui.
Mais je ne pourrais pas le faire éternellement.

***

Et c'est ainsi que je me retrouvai dans la salle privée du restaurant d'un chef bourru, à côté du loyal assistant, à prendre la place de la patronne pour sécuriser un élément incroyablement important pour la soirée à laquelle elle tenait le plus depuis le bal de juillet.

Xavier Desmoulins était un homme immense doté d'une imposante carrure et d'un œil vif et impatient. Ses larges paumes reposaient sur une table en bois brut qui donnait l'impression d'être dans une de ces rares tavernes d'Alsace où on servait de l'hydromel.
Nous nous étions excusés pour l'absence du Boss mais le chef n'avait pas eu l'air d'apprécier qu'elle ne soit pas là.

– J'ai quinze minutes, pas une de plus. Mais je doute que vous ayez besoin de tout ce temps pour que je me fasse mon avis. Je vous écoute.

L'atmosphère tendue ne me stressait pas. J'avais joué des parties de cartes sous haute pression. Je n'attendis pas qu'Andrea prenne les devants.

– Comme vous le savez, Madame¹ Guerrot a à cœur de protéger les espaces forestiers. Nous avons tout de suite pensé à votre cuisine pour sublimer la soirée de gala. Nous pensons que vos plats pourraient, plus qu'un beau discours d'entrée, expliquer concrètement pourquoi la forêt est un environnement à préserver. La légende dit que vous allez vous-même cueillir les herbes et ramasser les champignons que vous utilisez au restaurant.
– La légende dit vrai. Et votre intention est louable. Mais j'ai vu trop de riches personnalités essayer d'améliorer leur image en récupérant des causes écologiques alors que derrière, elles voyagent en jet privé et causent plus de tort à l'environnement que l'écrasante majorité de la population.

Coupé dans mon élan, je me figeai, ne trouvant pas d'arguments concrets. J'avais pourtant eu la certitude que la cause le toucherait.

– Si vous croyez que Madame Guerrot est de ce genre-là, vous vous trompez, répondit effrontément le loyal assistant. Quand elle avait quinze ans déjà, elle essayait de protéger les espaces forestiers dans la Loire en s'adressant directement au maire de sa ville.

Je réprimai un sourire tendre en imaginant une Raphaëlle adolescente en militante déterminée: défendre une cause, ça lui ressemblait bien.

– Elle a demandé où iraient les biches si on supprimait la forêt. Le maire lui a répondu très calmement qu'elle était déjà une très belle biche. Vous vous doutez qu'elle a rapidement compris qu'en tant que jeune fille, adolescente, se faire entendre serait compliqué, et que le bon sens ne suffirait pas face aux...

Il s'arrêta une seconde et me jeta un coup d'œil, furtif mais noir.

–...Gens de pouvoir.

J'eus la sensation désagréable qu'il voulait dire quelque chose d'autre. Contre moi.

– Elle fait de généreux dons aux associations depuis toujours. Et quand je lui demande ce qui lui ferait plaisir pour son anniversaire, continua-t-il d'une voix de plus en plus personnelle, comme s'il ne parlait qu'à lui-même, elle me répond la même chose depuis dix ans :

«Donne l'argent de mon cadeau à la forêt.»

Le ton d'Andrea, ses souvenirs qui remontaient à si loin, qui parlaient d'elle avec tant de précision, m'apparurent soudain comme des murs qui se dressaient devant moi et qui grandissaient au fur et à mesure que je m'en rapprochais.

– Mais seule, elle sait qu'elle est limitée. La cause lui tient à cœur depuis des années. Je connais ma patronne depuis que j'ai huit ans, je peux vous assurer qu'entre des vacances à l'autre bout du monde en jet privé et un séjour dans une cabane dans le Jura sans téléphone portable, à tirer des flèches de fortune avec un arc en bois. elle n'hésitera pas un instant.

Il eut un rire nostalgique, se rappelant probablement de leurs jeux d'enfants.

Je surpris l'expression pensive de Desmoulins quand il caressa sa barbe une seconde et je repris mes esprits.
Andrea parlait avec un aplomb dangereux mais il parlait vrai, pas marketing. Je vis une brèche. Je décidai de l'imiter.

– Il a raison. Rien ne la calme plus que deux heures en forêt le soir, après sa journée au bureau.
– Où est-ce qu'elle va ? demanda le chef, comme s'il cherchait des preuves de ma sincérité.
– Rambouillet, répondis-je, prêt. Elle...

Je me pinçai les lèvres. Mes doigts caressèrent distraitement le bois de la table, sentant l'aspérité.

– Elle est toujours tendue quand elle arrive, mais là forêt lui permet d'être elle-même, de respirer.

Le souvenir de Raphaëlle, relaxée, presque molle, débarrassée de ses raideurs, de ses contractions, alors que nous avancions sur les sentiers, perchés sur Vega, me tira un sourire pudique.
Je surpris sur moi le regard intense d'Andrea.
Il battit des cils avant de se détourner, clairement ébranlé.
Raphaëlle et moi dans la forêt...
Lui, ne savait pas.

Elle lui avait caché et ça me donnait l'atroce impression d'être... Illégitime. Un amant planqué dans un placard. Alors que l'anomalie... C'était lui.
Je ne l'avais jamais envisagé jusque là, parce que je pensais Raphaëlle imprenable. Mais maintenant que j'étais dans les murs, je pouvais m'imaginer un futur. Et ce futur me fit paniquer. La pensée d'un homme, aussi proche d'elle que l'était Andrea, m'écrasa sans prévenir.
Je compris que ma citadelle, celle que j'avais quasiment conquise, était habitée.
Par un homme amoureux. Présent comme un siamois. Dévoué comme un servant... Façonné pour la combler.

La peur me prit aux tripes. Ma respiration s'accéléra.
Je ne voulais pas de ménage à trois.
Alors je visai sous la ceinture. Un coup bas, qui me salit plus que lui.

– Vous auriez dû la voir pendant la canicule. On aurait dit une fleur fanée. Mais... Deux heures en forêt suffisaient à l'hydrater.

Une lueur de douleur assombrit les yeux verts de l'assistant. Il poussa un gémissement discret qu'il essaya de faire passer sous le couvert d'une quinte de toux. Son poing était serré sur la table en bois.
J'avais touché. Juste. Assez pour faire saigner.
J'avais assez de respect pour lui laisser le passé. Mais je voulais le présent.
Exclusivement.
Si je voulais être serein dans ma relation avec elle, il faudrait qu'il parte. Alors autant lui donner l'occasion de se retirer de lui-même.

«Elle, elle veut rien du tout. C'est son père qui veut.»

J'étais le choix de Raphaëlle, pas celui de Gérard. Et je voulais qu'il le sache.

– Elle s'enfonçait tellement dans le bois que j'avais l'impression qu'elle le faisait exprès, rien que pour oublier le chemin de Paris. Elle ne voulait pas rentrer.

Le silence plana un moment. Je savais que j'avais été trop loin. Que j'étais en rendez-vous professionnel, que ma phrase sous-entendait que je passais la nuit avec ma patronne. Mais l'ennemi venait de changer.
Ce n'était plus ni Desmoulins. Ni Gérard.
Je ne me battais pas pour elle.
Je le faisais pour nous.

– Je... J'ai pensé à plusieurs artisans locaux, verriers et céramistes, pour mettre en valeur vos plats et faire le lien entre les ingrédients forestiers et le savoir-faire de la région, se ressaisit l'assistant.

Mais sa voix vacillait. Desmoulins prit ça pour de la nervosité. Les yeux du chef laissèrent entrevoir une étincelle de curiosité quand Andrea lui montra les visuels qu'il avait préparés.
Je me détendis un peu devant le langage corporel du cuisinier, qui devenait plus engageant.
J'avais gagné sur tous les tableaux.

Le chef regarda finalement sa montre.

– Vous avez dépassé de cinq minutes, déclara-t-il d'un air embêté. Je ne m'attendais pas à ce que vous ayez des visuels aussi précis sur les assiettes. Je dois avouer que vous m'avez donné quelques idées... Préparez les papiers. Je vous les renverrai signés en fin de journée.

Une fois sorti du restaurant, je pris une grande inspiration soulagée. Je commençai à marcher dans la rue pour retourner au bureau mais une main sur mon épaule m'arrêta et je me retournai. Les yeux verts de l'assistant, assassins, cherchaient les miens. Il s'était retenu devant le cuisinier mais à présent, il voulait contre-attaquer.

Je me figeai soudainement en sentant une odeur de chocolat m'envahir. Autour de nous, aucun café, aucune boulangerie. Et je savais avec certitude que Desmoulins ne servait pas de produits importés dans son restaurant, ce qui excluait le chocolat.

Foutre dieu, ça recommençait...
Ces parfums qui n'auraient pas dû être là...
Je clignai des yeux, sonné.

– T'as failli tout faire foirer ! reprocha-t-il avec un regard noir.

Déstabilisé par cette odeur puissante que je devais être le seul à sentir et par le ton violent d'Andrea, je ne réagis pas.
Devant mon absence de résistance, il me poussa en arrière.

– Je déteste les gens comme toi ! cracha-t-il. Ceux qui pensent qu'il suffit d'agiter leur fric et leurs paillettes pour séduire les autres. Tu croyais quoi ? Si t'avais fait un tant soit peu de recherches, t'aurais vu que Desmoulins vient d'un village rural, qu'il aime le terroir !

Il criait à présent.

– Y avait bien que Gérard pour penser à t'envoyer à ce rendez-vous !

Son venin traversait ma peau.

– Tu crois que tu la connais ? Que tu peux l'avoir avec une paire de chaussures de marque comme toutes les filles que tu te tapais chez Cartier ? Mais Raphaëlle, les cadeaux, elle s'en fout !

«Donne l'argent de mon cadeau à la forêt.»

Il la connaissait tellement mieux que moi.
L'odeur du chocolat m'empêchait de penser clairement.

– Et si tu couchais vraiment avec elle, t'aurais pas besoin de t'en vanter ! Tu dirais rien ! Tu la fermerais.

J'eus un déclic. Un soupçon.
Est-ce que... C'était ce qu'il faisait ?
Est-ce que c'était pour ça qu'il endurait le surnom que Joshua lui donnait ? «Le toutou de la patronne.»
Est-ce qu'elle m'avait menti en me disant que ça faisait dix ans qu'elle n'avait pas été touchée ?

Une onde de choc me parcourut le corps, le cœur, la tête. Des images d'elle et lui, derrière la porte blanche, m'envahirent soudainement.
Je réagis d'instinct et mon poing partit en avant. Autant pour repousser la vision que repousser ce qu'il représentait: un intrus. Il fallait que je me débarrasse de lui et de ce parfum parasite qui m'envahissait.

Quand il recula sous l'impact en poussant un cri étouffé, l'odeur imaginaire disparut et je me mis enfin à respirer. Je pris ça pour un signe: je devais l'écarter pour me libérer.

– Si elle te voulait après la fermeture des bureaux, Andrea, ça ferait longtemps que ce serait fait.
– Enfoiré de fils de pute ! cria-t-il en se jetant sur moi, saisissant le col de ma veste à s'en faire blanchir les jointures.

J'avais joué salement. J'avais prêché le faux pour savoir le vrai. Mais j'avais eu la réponse que je voulais: il ne la touchait pas. Sa réaction ne mentait pas.
Il pouvait bien me frapper s'il voulait. Raphaëlle ne serait qu'à moi.

Des gouttes de pluie commencèrent à tomber, nous ramenant peu à peu à la réalité. Après quelques longues secondes à me regarder avec une haine féroce dans les yeux, il me lâcha enfin, puis d'un pas décidé, il reprit le chemin de l'agence. Je le regardai s'éloigner en laissant ma respiration revenir petit à petit à la normale avant de déployer mon parapluie.

Après quelques minutes, je repris moi aussi le chemin du bureau, l'esprit accaparé par ces odeurs sans rapport, que j'étais le seul à percevoir.
Le vin rouge pour Raphaëlle.
Les fleurs de lys pour Mary.
Et le chocolat pour Andrea.

***

La semaine passa et Raphaëlle continua sa stratégie d'évitement: les mails pour ne pas me parler, la porte blanche fermée comme un pont-levis dressé pour me tenir à l'écart. Je connaissais assez les femmes pour y voir une preuve évidente d'attachement de sa part. Je l'avais blessée quand elle s'était offerte et à présent, elle se protégeait. Ces remparts qu'elle avait dressés depuis quelques jours s'ajoutaient aux indices que j'avais récoltés depuis Rambouillet et me menaient à un conclusion que je n'osais, pour le moment, qu'effleurer: elle avait des sentiments pour moi.

Le dimanche, je me retrouvai chez les Guerrot. Contrairement à la soirée d'anniversaire de Gérard, je fus accepté directement dans la partie privée de la maison.
Après l'altercation entre Raphaëlle et son père à l'agence, il était néanmoins difficile pour moi de me trouver ici sans rougir. Mais elle me l'avait demandé, le quatorze juillet.

«Dis pas la vérité.»

Alors je mentirais. Je séduirais.
Au moins ses parents.

Viviane, la mère de Raphaëlle, avait dressé une table pour le quatre heures avec un superbe service à thé où les assiettes étaient assorties aux soucoupes sous les tasses et portaient la marque discrète d'un artisan.
Elle avait déposé un gâteau venant d'un grand pâtissier dans un plat onéreux et, dans l'air flottait la bonne odeur du café moulu.

Je fus placé à table à côté d'une Raphaëlle éteinte, marquée par la violence de son altercation, acculée même au travail par un Gérard contrôlant.
La tête basse, les épaules rentrées, je ne l'avais jamais vue si abattue.
Elle prit à peine part aux conversations, ne répondant que si elle était directement sollicitée. Ses interventions se résumaient à des «oui» et des «non».
Contrairement à elle, je donnais le change. Je savais plaire. Aux femmes. Aux mères.

Les grands sourires de Viviane et ses sous-entendus ne laissaient pas de place au doute : elle nourrissait des espoirs quant à l'idée que j'entretienne une relation sérieuse avec sa fille.
Ça aurait dû me plaire. Quelque part, ça me plaisait. C'était ce que j'avais cherché, à l'anniversaire de Gérard : être envisagé comme partenaire potentiel pour Raphaëlle.
Mais mon arrogance me faisait aussi honte, à présent.
Qu'est-ce que le patriarche aurait dit s'il avait su tout ce que j'avais fait à Londres ?

Caché dans mon rôle, bien à l'abri, je me sentais en sécurité. Je fis des compliments sur la maison. Sur la vaisselle. Mais comme pour me dire que je trichais, mes flatteries me valurent un retour de bâton :

– C'est un cadeau. Nous l'avons reçu pour nos vingt ans de mariage. C'est aussi le préféré d'Andrea. Ce garçon a toujours eu si bon goût. Comment va-t-il, d'ailleurs, chérie ?

Je serrai les dents et mon malaise s'amplifia quand Raphaëlle se tortilla sur sa chaise à côté de moi avant de donner une réponse que je me forçai à oublier :

– Comme d'habitude.

Je laissai filer et je portai un bout de gâteau à ma bouche à la pointe de ma fourchette. L'odeur du chocolat me rappela immédiatement l'assistant et je reposai mon couvert : je ne pourrais pas manger.

«Comme d'habitude.»

Il n'était même pas là mais il était partout. Dans la bouche de tout le monde. Dans la vaisselle. Dans l'air. Plus je m'approchais de Raphaëlle plus il était présent. Comme s'ils étaient... Indissociables.

La mère de Raphaëlle continua la conversation, inconsciente de la spirale infernale qui tournait dans ma tête. Naturellement, elle chercha à savoir pourquoi, à vingt-neuf ans, je n'étais toujours pas marié.
Je répondis comme il convenait : que j'avais donné priorité à ma carrière.
Mais j'avais juste fait selon le bon vouloir de mon père.

Gérard m'attendait au tournant :

– Pourquoi être revenu en France ? Si la carrière était ce qui t'importait, tu aurais pu continuer chez Cartier.
– Je me suis rendu compte après quelques années à Londres que c'est à Paris que se trouvent les plus beaux joyaux, répondis-je.

Sous couvert de vérité, je plaçai mes pions pour gagner des alliés. Exister dans cette équation qui me semblait de plus en plus compliquée. 

Si sa mère ne put retenir un sourire radieux et un soupir, Raphaëlle, elle, tourna la tête, gênée et je me mordis la lèvre.
J'avais été trop audacieux pour elle.

Mais la réponse eut l'air de plaire à Gérard. Il me proposa du brandy après le café. Pour ne pas paraître impoli, j'acceptai et il partit chercher une bouteille. Sa femme s'excusa, prétextant un passage aux toilettes, mais je me doutais qu'elle allait juste s'isoler quelques minutes avec lui pour échanger ses impressions.

Aussitôt ses parents partis, Raphaëlle se pencha vers moi et attrapa ma veste, l'air paniqué, comme si se tenir à moi aurait pu l'empêcher de s'écrouler. Comme si nous ne nous étions pas echarpés en nous frottant l'un contre l'autre dans son bureau quelques jours plus tôt. Une sorte de... Réflexe de survie.

Lorsqu'elle releva la tête, ses yeux clignèrent rapidement face aux miens. Elle me donna l'impression de revenir à elle et de se rendre compte de ce qu'elle faisait. Ou... À qui elle le faisait. J'eus la sensation de me retrouver au bord d'une falaise et de sentir un vertige intense m'envahir. Mes oreilles bourdonnaient.

– I-Il me teste... murmura-t-elle en serrant ma veste plus fort, me rappelant à elle. Il veut voir si je bois...
– Hé bien, ne bois pas, répondis calmement.

Mais c'était plus pour retrouver un peu d'empire sur moi-même que pour l'apaiser.

– Comment tu veux que je me retienne quand ils nous font ça ?

Le «nous» suffit à me tranquilliser.

Je tirai de ma veste le paquet de bonbons. Je ne me déplaçais plus sans.
Je l'ouvris rapidement et pris une fraise, pour la déposer dans sa jolie bouche.

– Mange.

Ses yeux papillonnèrent un instant. Elle avala. Son souffle à la fraise Tagada me chatouilla le nez et ses mains sur ma veste lâchèrent doucement prise avant de glisser le long de mon torse.
Elle me regardait intensément mais je n'avais plus la lucidité nécessaire pour y lire autre chose qu'un appel à l'embrasser.
Je nichai sa tête dans mon cou pour éviter d'être tenté.

– Maintenant que tu as eu ton bonbon, l'alcool est interdit. C'est la règle.

Et j'avais un besoin insoutenable de règles avec elle. Savoir ce que je pouvais faire. Ce qu'elle acceptait. Ce que j'étais. Ce que l'autre était.
Parce que je savais trop bien ce que ça faisait d'être dans une relation, un mariage, où tout était permis. Ma mère avait avalé assez de cachets pour que je n'oublie pas ce que ça faisait d'être celui qui se faisait bouffer.

– Tu as respecté la règle pendant toute la fac. N'abandonne pas maintenant. Mon amour.

Ces deux mots suffirent à la faire sursauter. Je les avais dits sciemment, sachant l'impact qu'ils auraient. C'était mon cadre, le seul dans lequel je pourrais vivre avec elle sereinement. Si elle voulait continuer... Je pouvais être patient, mais il lui faudrait rentrer dedans.

– Victor ! me gronda-t-elle en chuchotant. Tu étais juste censé ne pas démentir si mes parents te demandaient si on se voyait quand on était étudiants. Là... Si tu continues... Ils vont croire que tu es revenu en France pour moi ! gronda-t-elle contre ma peau.
– Ils auront raison. Y a que toi qui comprends pas.

Je te veux. Je veux une relation.

– Victor...

La colère dans sa voix disparut mais elle s'écarta. Ses yeux cherchèrent les miens, comme si elle essayait de trouver une part de mensonge dans mes aveux. Un mot qui ne serait là que par séduction. Tout en me maintenant à une distance de sécurité.
Sa méfiance me fit mal mais je n'avais que ce que je méritais: dans son bureau, j'avais triché.

– Raphaëlle... recadrai-je. Je suis sérieux. L'alcool est interdit. Bois une gorgée et je m'en vais.
– Je peux pas dire non... Pas avec la bouteille juste devant moi.
– Oh si. Tu peux. Plus tu regarderas la bouteille, plus tu verras qu'elle te dégoûte. Crois-moi. Quand tu regardes ce que tu veux fuir en face, résister devient plus facile.

C'était simple de déraper quand on était loin de ce qu'on craignait. À Londres, loin de l'image repoussante que mon père me renvoyait, ça avait été facile, presque logique, de devenir la copie de celui que je détestais. Mais près de lui, je résistais. Il y avait les traces, l'héritage, l'influence. Parfois, j'étouffais. Mais quand je regardais dans les yeux ce père qui me révulsait, je devenais fort, même quand à mon oreille, il murmurait ce contre quoi je luttais.

«Tu es un Latour, foutre dieu.»

Quand Gérard revint avec la bouteille, je le laissai me servir mais Raphaëlle posa une main au-dessus de son verre pour signifier qu'elle n'en prendrait pas.

– Juste du café pour moi.

Je pris sa main dans la mienne sous la table, plus pour lui témoigner du soutien que par audace ou séduction. Elle exerça une pression en me regardant trinquer avec ses parents.
Je répondis au geste et elle serra plus fort, aussi fort qu'elle put.
Je sentis ses doigts autour des miens me serrer comme un étau. Sa détresse. Sa violence. Ses ongles dans ma peau.
Je ne savais pas si elle m'appelait à l'aide ou si elle me défiait de partir. Dans les deux cas, ma réponse resta la même : je ne la lâchai pas.

«J'ai besoin de gens qui restent.»

Elle était agitée. À côté de moi, je la sentais se tortiller, se tendre. Resister.

Elle voyait que je tenais.
Je sentais qu'elle se battait.

C'était tout ce que j'aimais. Devant ses parents, elle essayait d'être sage. Mais sous la table, elle se battait. Contre ses démons, contre ses parents. Contre elle, pour elle, alors qu'elle avait toujours pensé que seul l'alcool la calmait.
Pour les carcans du monde bourgeois dans lequel elle était née, elle était trop. Trop forte, trop violente. Trop brûlante.

Mais pour moi, elle était une preuve. La preuve que je n'étais pas mon père, que le schéma pouvait se briser.

Toujours dans mon rôle, après avoir rassuré Raphaëlle, je la laissai, à contrecœur, muette sur sa chaise, renfermée et j'aidais sa mère à débarrasser.

Lorsque je partis, elle me suivit jusqu'à sa voiture, garée à côté de la mienne, les yeux rivés sur ses pieds. Sa respiration bruyante accompagnait chacun de ses pas.
Elle ne me regarda même pas en s'arrêtant devant sa voiture, une main sur la poignée de la portière côté passager. De son autre main, elle tira ses clés et les brandit en l'air. Intrigué, je la fixai quelques secondes. Et la vérité me percuta comme un train à grande vitesse.
Elle attendait qu'une main prenne ces clés. Que quelqu'un la conduise pendant qu'elle essayait de lutter contre le manque d'alcool. Et elle le faisait sans même y penser, comme si son corps savait quoi faire quand le cerveau cessait de fonctionner.
Je compris que son corps, même sans poison, ne savait pas avancer sans lui.

Andrea.

– Raphaëlle... soufflai-je d'une voix blanche.

Elle tourna la tête vers moi et sembla se rappeler ma présence.
Son pilote automatique était programmé pour s'accorder avec une seule personne. Et moi... Je n'étais pas celui qu'elle attendait.

L'odeur du chocolat, plus puissante, plus amère que tout ce que j'avais jamais senti, revint m'agresser comme un coup de poing olfactif.

«...je suis toujours le seul...»

Peu importe ce qui venait après. Andrea serait toujours le seul.
Le seul.
Point.
Dans leur cocon, je ne pouvais que m'asphyxier.

Andrea était dans chacun des gestes de la femme que j'aimais. Dans chacun de ses regards, chacun de ses réflexes. Pire qu'une habitude. Un fantôme qui traversait les murs, qui la suivait au-delà du temps. Elle n'allait pas sans lui.
Et vivre avec ça me rendrait fou.
Elle pouvait m'aimer aussi fort qu'elle voulait, passer ses nuits avec moi à Rambouillet... Maintenant que j'avais vu à quel point elle était hantée, je savais que ma santé mentale serait menacée si je me lançais dans une relation avec elle.
Je ne serais jamais ni son pilier ni sa priorité.
Elle avait ce réflexe que je ne pourrais jamais tolérer. Celui d'aller vers un autre homme aussi naturellement que de respirer.

J'avais des limites claires qu'elle ne pourrait jamais respecter.

Je me mis au volant de mon véhicule sans oser la regarder.

Avec elle, je n'étais pas mon père. Mais je le savais avec une certitude qui me glaça jusque dans la moëlle des os: avec elle...
Je deviendrais ma mère.

Notes:

¹: Andrea says "Madame Guerrot", not "Mademoiselle Guerrot" even if Raphaëlle is not married. In France, we still use "Mademoiselle" but a lot of women prefer to be called "Madame", especially at work, regardless of their marital status.