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Yeongyi

Summary:

(French version) Un coup de téléphone. Le quotidien dépressif de Yeongyi explose : Suho s'est réveillé. Alors qu'elle part le visiter à l'hôpital, la culpabilité et la honte ne cessent de ronger son corps endolori pour sa disparition quelques années plus tôt.

"Yeongyi", parce que Sieun n'est pas le seul à avoir été brisé.

(English version available)

Chapter Text

Elle avait toujours cru que cela se passerait comme dans un brouillard, un nuage gris et compact qui recouvrirait tout. En tout cas, c’est ce qu’on lui avait raconté, répété, autant qu’il en fallait pour qu’elle le grave en elle comme une vérité vraie. Si cet événement arrivait, elle ne saurait plus où elle était : le temps, l’espace, elle oublierait la présence même de ses doigts sur l’écran de son téléphone portable au moment de l’impact. Sa voix résonnerait, de manière mécanique, dans une grotte sans écho. La foule serait floue autour d’elle, elle n’entendrait plus rien, ne comprendrait plus rien. Elle hocherait la tête pour faire croire le contraire. Le paysage défilerait devant elle comme l’arrière-plan d’une course de gouttes d’eau sur la vitre d’une automobile, présent mais inintéressant et, quelques temps plus tard, tout cela ne serait même pas un souvenir aux contours nets, mais une émotion, plutôt une impression, sans qu’une image n’y soit reliée. Le fait est que, quand l’événement survint, il fut si coupant qu’elle comprit qu’il serait imprimé en elle jusqu’à la fin de ses jours.

C’était comme si on lui avait tranché la chair. Yeongyi avait ressenti une douleur vive et brusque dans la poitrine sous l’effet d’une crise d’angoisse instantanée, celle d’une longue série qui l’accompagnait depuis presque deux ans. La jeune femme, en raccrochant, avait déposé son téléphone sur la table devant elle et elle sentit son muscle cardiaque s’affoler. Elle prit le temps de se calmer. Après plusieurs minutes, quand Yeongyi fut certaine qu’elle pouvait tenir sur ses jambes, elle se détacha du meuble sur lequel elle prenait appui et se remplit un verre d’eau, la mine hagarde, le regard affolé.

Ahn Suho était éveillé.

Un sentiment de soulagement, de gratitude infinie, entremêlé d’une peur irraisonnée l’avait attrapé au col lorsque, au bout du fil, la voix de la grand-mère de Suho s’était élevée, douce et apaisée.

- Il a ouvert les yeux ce matin, avait-elle dit, un trémolo dans sa voix basse recouverte de pierres. Les médecins ont dit qu’il pouvait recevoir de la visite en dehors de la famille dès demain.

La vieille dame avait marqué une pause, le bruit d’un frottement trahissant une larme qu’elle essuyait sur sa joue ridée mais lumineuse aujourd’hui, à coup de tissu. Puis, elle avait dit :

- Yeongyi-ah, mon Suho est là. Notre Suho est revenu.


*


Le lendemain, après ses horaires de travail, Yeongyi voulut prendre la ligne de bus qui la conduirait jusqu’à l’hôpital. Elle essaya.
Le jour suivant, elle essaya encore.
Le troisième jour, en se tenant sur le pas de sa porte elle heurta, sans le vouloir, le chat gras et gris de la voisine qui s’était allongé devant chez elle. Ce n’était d’ailleurs pas la première fois. Dandinant sa panse rondelette, il lui signifia son mécontentement par un crachat félin avant de se faufiler chez sa maîtresse. Yeongyi n’avait jamais aimé ce chat.

Au quatrième jour, la jeune femme se détestait si fort qu’elle se força malgré le tremblement de son cœur à grimper à la volée les marches de l’autocar, arrêté en bas de sa rue. Elle s’assit sur un siège à l’écart des passagers, enfila ses écouteurs, et respira un grand coup pour s’apaiser tout en se mordant les ongles. Un morceau de rock américain démarra dans ses oreilles. Il pleuvait, juste un peu, et le gris du ciel se reflétait sur la teinte du goudron. Yeongyi remarqua qu’elle ne s’était pas assez bien lavé les mains, qui sentaient encore le poisson. Machinalement, elle tenta d’essuyer ses doigts sur sa veste, mais elle avait la sensation que l’odeur restait toujours. Elle enfouit ses poings dans ses poches.

La grand-mère de Suho ne lui avait mis aucune pression, fait aucune remontrance. Depuis l’accident qui avait frappé leur vie à toutes les deux, les deux femmes s’étaient rapprochées encore plus. Yeongyi avait pris en quelque sorte le relais de Suho. Elle aidait autant qu’elle le pouvait même si son salaire était petit, son studio minuscule. La jeune femme n’avait jamais repris ses études, pensant qu’il était trop tard pour elle, à tort ou à raison. À tort, selon la grand-mère bienveillante, mais la jeune fille demeurait du genre buté. Elle choisit de continuer à travailler, quittant le restaurant où Suho lui avait jadis trouvé une place. Les souvenirs qu’elle y avait partagé avec lui devenaient trop douloureux pour elle. Tout lui rappelait le garçon ; tout lui rappelait son ami.

Après le démantèlement du gang dont elle avait fait partie, Yeongyi avait perdu de vue les camarades de galère qu’elle s’y était faite. Cela avait contribué à son attachement envers Suho, qui lui avait tendu la main lorsqu’elle en avait le plus besoin. Ils avaient développé ensemble un lien fort, unique et en peu de temps. La souffrance possède cette plue-value de rapprocher davantage les gens qui la ressentent au fond d’eux.

Yeongyi n’avait jamais vraiment eu d’amis : adolescente, elle s’échappa de l’orphelinat où elle avait été placée depuis toujours. Là, elle se souvient surtout des privations, des gifles, de la timidité de ses camarades et d’un directeur paresseux lui répétant inlassablement que tout était de sa faute, au point où elle l’avait cru. Après tout, si elle avait été une meilleure petite fille, peut-être aurait-elle eu une autre vie ? Peut-être qu'un gentil couple l’aurait choisi ? Elle était forcément coupable de quelque chose pour avoir fini dans un lieu comme celui-ci. Âgée de 15 ans, sans l’avoir prémédité, elle s’évada par une fenêtre laissée ouverte par erreur. Yeongyi se souvient de la chute, brutale, de sa course sans se retourner, et de la cicatrice qu’elle a depuis toujours conservée sur la hanche.

Seule, isolée, et diablement affamée, elle était rapidement tombée sous la coupe d’un homme mauvais, et par instinct de survie, s’était liée aux autres enfants piégés comme elle. Ce furent des moments pénibles mais, pour la première fois, Yeongyi avait trouvé un semblant de communauté. Quand la police fit tomber le clan de bas étage, avec l’aide de Sieun, Suho et Beomseok, de nouvelles perspectives s’ouvrirent pour elle. Yeongyi était devenue sans-abri : Suho lui offrit instantanément un lit, un toit, et à manger. Il lui donna son premier travail, un vrai travail. Elle paya un loyer - faible, symbolique - mais elle en était fière. Tout cela ne dura pas très longtemps.

Beomseok le lui avait dit : tout était de sa faute.

Yeongyi fit défiler sur l’écran de son téléphone la trace des virements bancaires qu’elle effectuait à Mme Ahn. Tout cela ne serait jamais à la hauteur de l’argent qu’apportait Suho à sa grand-mère ainsi qu’à ses parents, loin, si loin en Indonésie et qui connaissaient eux aussi la galère de leur propre commerce, qui malheureusement ne décollait pas. Yeongyi se reprochait régulièrement de travailler ailleurs qu’au restaurant et d’avoir quitté la grand-mère de Suho, bien qu’un employé l’avait remplacée - elle y avait personnellement veillé. Mais lorsque les pilules ne suffirent plus, que les séances chez sa psychologue semblèrent ne mener à rien et que sa peau lui faisait mal à la brûler dès qu’elle se positionnait derrière ce guichet rouge, elle comprit qu’elle n’avait pas d’autre choix que de partir. Elle déménagea. Les samedis soirs, les fêtes, l’alcool, et les innombrables nuits passées avec des femmes rencontrées le jour-même ne l’aidèrent guère mieux. Yeongyi se perdit, sa tristesse l’accompagnant partout où elle allait, dans une odeur de vodka et de bière, tel un boulet qu’on traîne au pied et dont on ne pouvait se détacher.

Elle savait que Mme Ahn lui dissimulait, par pudeur, combien la vie était devenue encore plus difficile, sans les rentrées d’argent régulières de Suho ; et Yeongyi s’affligeait encore plus, se reprochant avec acidité de ne pas prendre mieux soin de la famille de celui qui avait été son ami, son protecteur, son confident.

Suho la détesterait.
Il la haïrait.

Comme tout le monde.
Parce que le monde finissait toujours par comprendre ce qu’elle était vraiment. Un être humain dont on se passe, un être humain qu’on oublie.

Elle ferma les paupières, très fort, et s’essuya le nez d’un mouvement sec. Elle s’empêcherait de pleurer. Elle savait qu’arriverait ce jour où elle devrait assumer. Assumer tout le mal qu’elle avait fait.


*

La couleur de ses chaussures jura avec le carrelage. Ce fut la première pensée qui lui traversa l’esprit, avant que l’odeur ne lui piqua le nez. Yeongyi posa un regard tout autour d’elle, analysant l’espace. Rien n’avait réellement changé depuis la dernière fois qu’elle était venue ici, il y a presque deux ans. Deux ans… pensa-t-elle, et le sentiment d’un seau d’eau glacé, comme ceux de la poissonnerie, vint asperger l’intérieur de son ventre. Elle posa ses yeux sur les personnes qui occupaient le hall du service de réanimation, sans vraiment les voir. Il y avait un couple, assis sur sa gauche, un autre un peu plus loin avec une petite fille qu’ils occupaient comme ils le pouvaient. Un homme, dont la jambe tressautait nerveusement sous sa main, passait son temps à toucher ses lunettes et à fixer l’horloge bleue devant lui. Il y avait du passage, du personnel hospitalier, certains employés frôlaient même Yeongyi sans la voir, eux non plus. Tout cela, elle le contempla avec ses écouteurs, et une musique en inadéquation complète avec ce qu’elle était en train de vivre. Ce tourbillon des êtres qui s’entrecroisaient sans se reconnaître fit naître en la jeune femme une brève reflexion philosophique sur la solitude. Ce sentiment, elle ne le connaissait que trop bien.

Yeongyi s'avança, en maudissant l’endroit, vers le large bureau qui faisait office de secrétariat. Elle se fit la remarque que la secrétaire, contrairement à la pièce anxiogène, avait changé et n’était plus la même que la dernière fois. La jeune femme se racla la gorge, et retira ses airpods.

- Je suis à vous dans deux minutes, clama d’une voix claire et forte son interlocutrice, le nez dans une pile de dossiers, qu’elle ne releva pas vers Yeongyi.

Cette secrétaire lui fit mauvaise impression. Ses cheveux encombrés, noués derrière la tête, avaient quelques mèches qui lui retombaient maladroitement sur les tempes. La coloration ne semblait plus très fraîche en vue des racines, et elle portait sur ses bajoues un air profondément distant.. Cette femme n’avait rien fait de mal, mais Yeongi ne l’aima pas beaucoup.

La jeune fille soupira, tapotant légèrement ses doigts sur le pupitre. La secrétaire l’ignora, pianotant occupée sur son clavier. Enfin, on se tourna vers elle.

- Mon ami Ahn Suho s’est réveillé de son coma, débita-t-elle dans un souffle, il était dans la chamb...
- Il n’est plus ici, la coupa fermement la secrétaire aux traits fatigués. Il a été transféré au service de rééducation. Vous sortez, continuez sur votre gauche et vous trouverez la bonne entrée. C’est indiqué.

Elle rechercha une information sur son ordinateur.

- Ils vous le diront là-bas, mais il se trouve à l’étage 7, chambre 333.
- Merci beauc…
- Personne suivante ! réclama-t-elle la secrétaire, et un homme assez grand dépassa Yeongi en s’excusant presque.

La jeune femme fit demi-tour et sortit au grand air. Il avait cessé de pleuvoir, mais ses baskets heurtèrent le clapotis des flaques tandis que son estomac se nouait encore plus.

*

L’endroit paraissait plus calme, sans doute car il ne mettait en exergue chez elle aucun souvenir douloureux. Ce hall-là, Yeongyi ne l’avait jamais vu, contrairement au précédent qu’elle avait quitté, celui par lequel elle s’était échappée il y a deux ans, n’osant pas entrer dans la chambre où Sieun se trouvait.

Sieun… elle pensa à lui. La jeune femme avait toujours été plus proche de Suho, notamment par la vie commune qu’ils avaient partagés ensemble. Mais elle avait apprécié Yeon Sieun, sincèrement. Elle avait aimé le taquiner en lui faisant croire qu’elle voulait être sa petite amie, une sorte de blague qu’elle avait déjà opérée sur d’autres garçons. Mais surtout et avant tout, elle chérissait le fait qu’il fut le premier à lui apporter son aide. Sieun avait un visage impassible mais un bon cœur. Elle lui devait beaucoup. C’était grâce à lui qu’elle avait rencontré Suho. La perspective de le revoir la rendait nerveuse. Elle ne lui avait plus jamais donné aucune nouvelle lorsqu’elle avait décidé de quitter la ville.

Yeongyi attrapa son téléphone portable sans s’adresser à quiconque autour d’elle, et écrivit un sms destiné à la grand-mère de Suho.

“Halmeoni, je suis arrivée. Je monte dans la chambre.”

Elle savait que la vieille dame serait présente, tous les soirs, comme cette dernière le lui avait précisé plus tôt. Cela aida un peu Yeongyi, de savoir qu’elle ne serait pas seule, seule face à Suho dans sa chambre.

Elle garda les yeux fixés sur l’écran tout en avançant d’un pas devant l’autre. Elle attendait une réponse, qui ne vint pas. L’encoche caractéristique indiquant que le message avait été lu n’apparaissait pas. La jeune femme aurait préféré que son arrivée soit annoncée, plutôt qu’apparaître soudainement, devant Suho et sa grand-mère, dans un silence pensant et rempli de sous-entendus.

Suho… avait-elle ne serait-ce qu’encore le droit de l’appeler son ami ?

*

Lorsqu’elle entra dans la chambre après avoir frappé, mais que personne ne lui avait répondu, la jeune femme eut l’impression qu’elle allait vomir d’anxiété. Cependant lorsque ses yeux se promenèrent dans la pièce autour d’elle, elle se rendit rapidement à la conclusion qu’elle était toute seule. L’absence du fauteuil roulant dont on lui avait parlé lui fit comprendre que Suho devait se trouver quelque part dans l’hôpital - pour un examen, ou pour prendre tout simplement l’air - et qu’il n’allait certainement pas tarder à revenir. Peut-être dans vingt minutes, ou dix, ou quelques secondes suffiraient pour le faire surgir sur le seuil de la porte. Yeongyi avait mal au ventre.

Elle se faufila jusqu’à la fenêtre qui dormait sur la ville. Le bruit extérieur était étouffé, le calme de la chambre jurant avec la circulation des voitures. Ses rêveries l’amenèrent loin dans un passé qui semblait désormais révolu. La nuit était tombée, et les lumières multicolores offraient un spectacle éblouissant. Tout prenait vie, dans un tumulte citadin, comme tout avait repris vie, dans ce lit derrière elle où s’était reposé Suho.

La porte s’ouvrit.

Yeongyi fit volte-face, les yeux grand ouverts, ses mains serrant fortement le rebord de la fenêtre derrière elle. Elle reconnut immédiatement cette voix entre mille, alors que le temps lui avait fait oublier.

- Yaaa, je sais me débroui… Je vais y arriver, je suis juste… shibal
- C’est normal, il vous faudra un peu de temps pour réussir à manier votre fauteuil, lui répondit une voix féminine, douce et claire. Ne soyez pas trop dur avec vous-même.
- Ecoute ce que l’infirmière te dit, continua la grand-mère de Suho.

Des pas s’éloignèrent, ceux de l’infirmière, et Suho, après des bruits de coups (car il avait percuté à trois reprises l’embrasure de la porte), entra, son tendre halmeoni derrière lui. Il avait la moue, les sourcils froncés, deux soupirs exagérés sur la langue et plus d’énergie que ce que Yeongyi aurait supposé. Elle se l’était figuré, elle devait l’avouer, étendu sous ses couvertures, l’expression épuisée et la voix lointaine. Un air princier sur son visage alors qu’elle s’inclinerait pour lui demander pardon. Dans tous ses scénarios, cela tournait mal et elle repartait, le cœur en lambeaux, après que Suho lui ait déclaré dans un long discours parsemé d’épines qu’il ne voulait plus jamais la revoir. Parfois, Sieun se trouvait à ses côtés et la dévisageait avec une haine qui n’avait jamais existée que dans son imagination.

Dans la réalité, le garçon qui se retrouva face à elle était, d’une manière particulièrement frappante, le même avec qui elle avait vécu il y a deux ans. Beau, une frange trop longue qui lui tombait sur les yeux, et des cernes un peu plus creusées.

Mme Ahn sourit à Yeongyi, tapota l’épaule de son petit-fils, qui releva le dos alors qu’il s’était baissé sur ses roues en grommelant ostensiblement pour vérifier quelque chose. Suho se rassit contre le dossier de son fauteuil, et son regard rencontra celui de Yeongyi. Il y eut un bref moment où le temps parut suspendu, où ils plongèrent l’un dans l’autre. L’air flotta entre eux avec une pesanteur chargée. En tout cas, c’est ce qu’elle ressentait de son côté, sans savoir si c’était la même chose du sien. Suho la détailla de la tête aux pieds.

- Tu as changé.
- Tu as une mine épouvantable, répliqua-t-elle.

Elle n’en pensait pas un mot. Il lui sourit.

- Au moins, je n’ai pas les cheveux bizarres, argua-t-il en pointant l’index ça et là tout autour de la tête de Yeongyi.
- Ça s’appelle une coupe de cheveux, argua-t-elle, tu devrais essayer. 

Il eut un rire - faible - mais un rire quand même. Le rire rempli de soleil de Ahn Suho.

- Ça te va bien.

C’est vrai que Yeongyi avait changé. Elle portait les cheveux plus courts, un mulet sur la nuque. Des reflets violets, discrets, parsemaient sa chevelure de fils lumineux, comme un trésor caché. Sa veste épaisse en simili-cuir et ses grandes bottes dissimulaient la perte de poids qui l’avait affectée malgré elle depuis le drame, mais elle crut apercevoir Suho parcourir du regard ses mains fines, comme s’il l’avait compris. Du reste, Yeongyi portait constamment sous les yeux de grandes cernes gonflées qui lui donnaient toujours l’air fatigué, comme si elle n’avait pas dormi depuis trois jours.

Mme Ahn contourna le fauteuil de son petit-fils et se dirigea vers Yeongyi pour la serrer contre elle. Cette étreinte la réchauffa un peu de l’intérieur. La dame était la seule personne à lui témoigner de l’affection depuis presque deux ans et la jeune femme, qui n’en avait jamais connu depuis qu’elle était enfant, s’en trouvait toujours chamboulée. Tandis qu’elle serrait la grand-mère de Suho avec, elle l’espérait, la même force, elle sentit les pupilles du garçon qui ne la lâchaient pas. Yeongyi eut le trac, mais essaya de ne pas le montrer.

- Toujours aussi belle, dit la vieille femme en lui caressant tendrement le sourcils du bout du pouce.
- Jamais autant que vous, halmeoni.

Mme Ahn enserra affectueusement le visage de Yeongyi de ses mains pendant quelques instants, et ne les laissa retomber que lorsque le sourire de la jeune fille s’élargit si grand sur ses joues que la grand-mère en fut pleinement satisfaite.

- Voilà, c’est ce que j’aime voir, murmura-t-elle avec amour.

Elle retourna vers Suho qui s’était levé de son fauteuil pour s’allonger dans son lit d’hôpital. Yeongyi la suivit par automatisme et accéléra le pas en voyant que le jeune homme titubait.

- Je vais bien, je vais bien, s’empressa-t-il de dire après s’être raccroché à un pan de couette.

En silence, mais fermement, les deux femmes prirent chacune un bras de Suho et l’aidèrent à se diriger, à son rythme, jusqu’à son lit. Il fit mine de protester, mais juste pour se donner un rôle, et il se laissa faire et asseoir jusqu’à ce que son crâne touche l’oreiller, son dos la literie.

Mme Ahn lissa les couvertures, réarrangea les plis, remercia Yeongyi d’être là et rappela à trois reprises à Suho qu’il devrait finir son repas du soir. La jeune fille se fit comme réflexion intérieure qu’il était étrange de dire ça à Suho, car elle se souvenait de lui comme d’un gros mangeur, mais sans doute que les difficultés présentes ne se situaient pas uniquement au niveau de sa marche.

La vieille dame embrassa le front de son petit-fils, caressa le bras de sa petite protégée, et les quitta pour rejoindre le service du soir, au restaurant. Elle referma la porte derrière elle, et Lee Yeongyi se retrouva seule avec Ahn Suho.

L’atmosphère s’empourpra de la couleur de la gêne et de la timidité, un fait novateur pour deux personnalités aussi extraverties que les deux êtres qui se trouvaient à présent face à face, mais que le temps avait meurtri.

- Comment tu me trouves ?

Ce fut Suho qui prit la parole en premier, d’un ton si désinvolte que Yeongyi cligna les yeux de surprise.

- Je veux dire, enchaîna-t-il après un instant de silence, j’ai dû changer en deux ans. J’ai perdu de la masse, je sais… j’espère que je pourrais vite reprendre le sport. Halmeoni et Sieun me réconfortent par rapport à ça, mais j’avoue que parfois, je n’aime pas vraiment ce que je vois dans le miroir de cette salle de bains, finit-il par s’esclaffer.

Le rire était forcé. Il y avait trop d’informations dites d’un même envol, d’un même flot, prononcées par un timbre de voix qui se voulait détaché mais qui, Yeongyi le savait, n’était qu’un leurre pour cacher qu’il se sentait désorienté.

Le prénom de Sieun prononcé dans cette chambre noua l’estomac de Yeongyi et, dans le même temps, elle se questionna si le fait que Suho évoque son propre poids n’était pas un moyen indirect de la réconforter sur le sien.

Et puis… la jeune fille comprit véritablement, avec un grand effroi, à quel point leurs visions du monde étaient différentes. Yeongyi n’avait pas revu Suho depuis deux ans ; pour lui, leur dernière conversation remontait seulement à il y a quelques jours. Il devait être difficile pour lui d’imaginer qu’autant de temps s’était écoulé entre sa chute sur le ring et le moment présent.

Il s’accrochait aux branches, comme un pantin désarticulé dans un environnement qu’il ne maîtrisait plus. Avec une terreur plus forte, elle prit conscience qu’il cherchait à la protéger en adoptant ce ton désinvolte.

Il ne laissa pas le temps à Yeongyi de formuler une réponse à son petit discours et attrapa son téléphone portable sur la table basse à côté de lui. Il l’alluma, puis lui montra l’écran, désignant de l’index le prénom de la jeune femme dans ses contacts.

- J’ai essayé de t’appeler, dit-il posément, comme s’il narrait simplement un fait mineur. Mais ton numéro n’est plus attribué. Tu n’as plus ton compte Instagram, non plus ?

Il ouvrit l’application sur son téléphone, et la montra à Yeongyi comme si cela pouvait soutenir son argumentaire, comme si elle n’était elle-même pas au courant.

- C’est dommage, j’aurais voulu revoir nos photos, dit-il sincèrement tout en se grattant l’arrière de la nuque. Ou voir ce que tu étais devenue.

Il marqua une pause, dévisageant son téléphone comme s’il le reprochait directement à la machine.

- Mais je ne t’ai pas trouvé, continua-t-il après s’être repris, comme si de rien n’était, en reprenant le même ton jovial qu’avant. Je t’ai cherché sur d’autres réseaux, mais je ne dois pas être un si bon profiler.

Il releva la tête vers elle, arborant un grand sourire, mais se décomposa subitement en découvrant les larmes épaisses qui menaçaient de glisser à tout moment sur les joues de Yeongyi.

- Yeongyi-ah…?

Il n’eut pas le temps de terminer sa phrase, quoiqu’il aurait pu vouloir dire, d’ailleurs.

- Tu devrais me détester.

Il écarquilla les yeux, une fois, puis deux. Avala sa salive, puis avisa rapidement.

- Tu veux me faire le même numéro que Sieun-ah ? fit-il mine de demander d’un ton dégagé. Vous vous êtes accordés tous les deux sur le même thème, ou c’est purement du hasard ?

Ahn Suho supposait sûrement que l’humour serait le meilleur moyen de désamorcer la situation. Néanmoins, il faisait face au même conflit intérieur que Yeongyi : lui non plus, ne comprenait pas encore très bien ce qu’impliquaient ces presque deux années d’absence. Il n’avait certainement pas encore intégré non plus à quel point les personnes autour de lui avaient souffert.

Il crut sincèrement, le plus sincèrement du monde, faire rire Yeongyi, comme il avait fait sourire Sieun. Lorsqu’elle explosa, il se figea dans son lit.

- Tu devrais me DÉTESTER.

Il plaça d’un geste ses mains devant lui, comme pour se protéger d’une bourrasque, et s’immobilisa.

- Je sais que tu as disparu, dit-il d’une voix plus basse, plus sobre. Sieun me l’a dit. Je veux simplement savoir si tu vas bien.

Il n’y avait aucune accusation dans sa voix. Yeongyi y perçut aussi de l’inquiétude, et cela la tortura immédiatement car elle savait qu’elle ne le méritait pas.

- C’est pas vrai… marmonna-t-elle pour elle-même tout en dissimulant son visage dans ses mains.

Elle renifla bruyamment et se frotta les yeux avec force, en colère contre elle-même d’avoir laissé échapper cette émotivité.

- Sieun m’a montré la vidéo.

La voix de Suho l’atteignit après un temps indécis durant lequel le silence avait imprégné les murs de sa moiteur. Yeongyi essuya une dernière fois avec brusquerie la courbe de ses yeux avant de regarder de nouveau le jeune homme bien en face.

Suho se montrait patient. Ses traits s’étaient adoucis et il semblait avoir laissé de côté la cocasserie pour apaiser le cœur de Yeongyi. Il la fixa sans plus bouger, attendant qu’elle cesse de trembler de tout son corps et qu’elle ne renifle plus. Il baissa les bras. Ses yeux étaient immensément tendres lorsqu’il lui tendit son téléphone portable.

Yeongyi ne savait pas à quoi s’attendre. Elle prit l’objet dans ses mains et activa la vidéo qui se trouvait sur l’écran. Il n’y avait pas de son, mais on y voyait un ring, une veste rouge sur le sol et des ombres qui s’activaient autour avec une hargne si grande qu’on n’aurait pu l’inventer. La jeune femme n’alla pas jusqu’au bout et rendit le téléphone à Suho. Il ne l’avait pas lâchée des yeux.

- J’ai demandé qu’il me l’envoie, expliqua-t-il. J’avais besoin de la revoir. Encore et encore. Je crois… que j’avais besoin de comprendre.

Il soupira malgré lui, caressa l’intérieur de sa joue du bout de sa langue et finit par lâcher un souffle moqueur.

- Je crois que je n’ai toujours pas compris.

Yeongyi ne prononça pas un mot. Elle se contenta de l’écouter, se sentant trop petite dans sa veste épaisse, ses grandes bottes et son ventre vide. Trop insignifiante dans un monde qui était devenu beaucoup trop grand pour elle. Plus jeune, son immensité faisait monter en elle, une curiosité, un plaisir, une envie dévorante de le posséder. Aujourd’hui, elle se considérait juste comme un élément de trop, un objet raté, quelque chose dont on aurait pu se passer. Quelque chose qui avait tout gâché. Elle déglutit, toujours debout face à son ancien ami, crispée par les démons qui tournoyaient autour d’eux.

- Mais ce n’est pas ça que je veux dire, continua Suho en reposant son téléphone, le regardant de biais, comme s’il pouvait lui livrer ses secrets. Sieun… il a gardé cette vidéo tout ce temps. Le père de Beomseok croit qu’elle n’existe plus. Mais il l’a gardée… je crois qu’il se faisait du mal avec. Il m’a écrit beaucoup de textos, énormément. Il… il n’allait vraiment pas bien.

Suho avait du mal à parler de ça, s’échouait sur la construction de ses mots. Parler de Sieun ainsi le blessait. L’imaginer ainsi lui faisait mal. Le muscle de sa mâchoire s’agita encore une fois. Beaucoup de sentiments contradictoires devaient pulser à l’intérieur de lui, entre chagrin, amertume, apaisement et ressentiment, mais il tint bon, garda la face, devant Yeongyi, comme s’il cherchait à la protéger de ce qu’elle ressentait elle, de son côté, au fond d’elle-même.

- Halmeoni m’a confirmé qu’il avait traversé le désert, et toi aussi, tu l’as traversé, reprit-il après s’être raclé la gorge pour réprimer une émotion plus lourde.

Ses pupilles examinaient maintenant avec affection chaque centimètre carré de la peau du visage de Yeongyi. Elle finit courageusement par relever les yeux, et rencontra le regard le plus pur qu’elle avait aperçu depuis longtemps.

- Sieun s’est rapproché, tu t’es éloignée, tous les deux par culpabilité. Je pense qu’elle a raison quand elle m’a expliqué ça. Halmeoni . Elle a bien analysé la situation. Ce que je voulais te dire, moi, c’est que… non, je ne te déteste pas, je ne déteste aucun de vous deux.

Yeongyi sentit sa vision se brouiller à l’arrachée sans qu’elle ne réussisse à l’empêcher. Elle ne distinguait plus Suho devant elle, juste une tâche grise sous des couvertures blanches.

- Tu as fait ce que tu as pu, Yeongyi-ah.

Le reste devient flou. Quelque secondes plus tard, elle était assise sur le lit, dans les bras de Suho, et les pleurs la secouèrent longuement, tandis qu’elle le serra le plus fort qu’elle le pouvait contre elle, comme si elle était saisie par la peur qu’il disparaisse de nouveau, qu’il se pétrifie, qu’elle le perde une seconde fois.

Au creux de son oreille, elle crut l’entendre qui, lui aussi, laissa échapper quelques larmes.

*

Yeongyi enclencha la serrure de sa porte d’entrée, enjambant le chat qui, toujours dehors, avait violemment grondé en la voyant. Il fut un temps où, songea-t-elle, il l’accueillait aussi de coups de griffes bien sentis. Ses cicatrices s’en rappelaient.

La lumière artificielle lui piqua la vue. Ses sanglots interminables, qu’elle avait enfin relâchés après tout ce temps, l’avaient épuisés. Lentement, très lentement, elle se déshabilla pour se diriger vers le coin cuisine. Elle avait laissé le garçon juste avant l’heure du dîner, lui promettant de revenir le lendemain. C’est lui qui lui avait demandé. Yeongyi lui avait souri, et il le lui avait rendu.

Quelque part, dans une chambre de l’hôpital à l’est de la ville, Ahn Suho dégustait un plateau garni de riz aux légumes et à la viande, accompagné d’une soupe de feuilles de navet séchées. Il lui avait demandé, avant qu’elle ne s’en aille et après avoir pris son nouveau numéro de téléphone, ce qu’elle comptait manger chez elle. Elle lui avait répondu par un haussement d’épaules, qu’elle ne savait pas encore. 

Yeongyi marcha nonchalamment vers le frigidaire, un pas après l’autre. La porte s’ouvrit, sans aucune surprise. Il était vide, à l’exception de quelques bouteilles rassemblées là. La jeune femme se laissa tomber sur le sol, à côté d’un nombre incalculable d’autres bouteilles vides abandonnées sur le sol. Après avoir dévissé la première d’entre elles, elle but sans réfléchir l’alcool qui se présenta à elle comme une délivrance.

Elle ne vit pas tout de suite le sms de Suho, dans sa poche, qui lui souhaitait une bonne nuit.

Chapter 2

Notes:

(See the end of the chapter for notes.)

Chapter Text

L’air était doux, frais. Une brise légère, par l’entrebaillement de la fenêtre de la chambre, venait caresser de façon régulière les joues des deux jeunes personnes assises sur le lit blanc. Le printemps était ce qu’il y avait de plus beau, cette année. Les fleurs, précoces, arboraient leurs couleurs les plus chaudes sous un soleil timide, mais heureux, qui prétextait un optimisme ambiant pour darder ses rayons sur les toits des maisons. En ce dimanche d’avril, la joie paraissait gagner les cœurs, mais pas autant que ceux qui élisaient résidence à ce moment-même dans la chambre 333 de l’étage 7 du centre hospitalier, au bout de la longue rue qui traversait le boulevard. Quand un membre du personnel passait devant la porte et entendait les éclats de rire qui en provenaient, il ne pouvait s’empêcher de sourire tout en continuant son chemin.

Il y avait un peu de désordre dans cette chambre, mais pas tant que ça, car halmeoni surveillait cela de près lors de ses visites. Au fond de la pièce se trouvait une paire de bottes et sur la table, plusieurs boîtes de gâteaux et de friandises, éventrées sans ménagement, qui demeuraient là tels des vestiges d’un joyeux assaut passé. Sur la chaise juste à côté, une veste épaisse en simili-cuir, de couleur noire, avait été déposée sans trop d’égards, les manches l’une par-dessus l’autre et le tissu à l’envers. Un keffieh palestinien, qui avait servi à une manifestation plus tôt dans la journée avant de venir ici, reposait au-dessus d’elle. À côté du lit, il y avait deux paires de chaussettes qui traînaient par terre, une rose à pois avec le motif d’un paresseux déformé par le temps, et une grise à rayures plutôt taciturne, ancienne. On pouvait d’ailleurs apercevoir l’ombre d’un trou au niveau du talon.

Cela faisait un peu plus d’une semaine maintenant que Yeongyi et Suho s’étaient revus pour la première fois : pour la première fois depuis le coma. Elle arrivait à prononcer ce mot maintenant, Suho aussi. La jeune femme lui avait rendu visite trois fois supplémentaires, alternant avec Mme Ahn pour que Suho soit le moins seul possible. Celle-ci était la cinquième. Entre-temps, elle avait accepté de se recréer un compte Instagram, et le jeune homme lui envoyait des réels à longueur de journée, qu’elle découvrait après ses heures de travail. Il fut un temps où c’était elle qui était très connectée mais aujourd’hui, Suho tenait ce rôle. Il s’accrochait aux réseaux comme il ne l’avait jamais fait, dans une tentative de réapprendre le monde qu’il avait laissé, rattraper ce qu’il avait perdu, voir les gens qu’il aime. Yeongyi ne pouvait le blâmer. La vie pouvait paraître parfois bien étrange ; tout ce qui leur était arrivé ne faisait que le démontrer.

Peut-être que leur accumulation de malheurs, à un âge si jeune, était la prédiction et le prologue d’une vie beaucoup plus sereine qui les attendait, dès demain, quelque part, pas si loin.

Suho calfeutrait avec soin sa tristesse au fond de lui, et portait le chagrin de tous en exagérant parfois sa bonne humeur. Cependant, il fut tout à fait sincère lorsqu’il se confia à Yeongyi sur tout ce qu’il avait enfin de faire, tout ce qu’il voulait manger. Retourner mettre les pieds au restaurant, retrouver le lycée, reprendre le cours de sa vie. Selon ses propres termes aussi, prendre soin des trois domaines les plus importants de la vie : la famille, l’amour et l’amitié.

Yeongyi, qui se tenait derrière Suho, faisait naviguer sa main autour du crâne du jeune homme. Elle tenait la paire de ciseaux qu’elle lui avait promis d’une manière solennelle deux jours plus tôt, et entreprenait de lui couper les cheveux. C’est lui qui lui avait demandé, après que Yeongyi lui ait raconté sa brève expérience professionnelle en salon. Elle n’avait pas été bien longue, mais selon Suho cela suffisait amplement pour retirer de sa tête ses longueurs, symboles de sa disparition prolongée. Il voulait juste redevenir Ahn Suho, le garçon d’autrefois, et se détacher de celui, évanoui, dans un lit d’hôpital, branché à des machines.

Lee Yeongyi s’était sentie infiniment touchée d’avoir ce rôle-là, mais elle n’en montra rien. Elle n’avait plus versé une larme depuis leur longue conversation, qui avait continué ensuite par messages. Elle était de nouveau la femme pétillante, extravertie, à la langue bien trempée à qui Suho répondait avec sa répartie et sa verve qui ne devaient rien prouver à personne. Aujourd’hui, elle narrait avec force de caractère ses mésaventures à la poissonnerie, quelques clients pas vraiment gentils, et un patron bourru mais attachant. Ses anecdotes les faisaient rire, elle et Suho ; il voulait tout savoir, tout connaître de ce qu’il avait manqué. Il intervenait, posait des questions, commentait les réponses. Yeongyi chérit ces moments retrouvés plus que tout.

Après une dernière plaisanterie, Yeongyi souffla sur les mèches de cheveux qui s’étaient collées sur la veste grise à capuche que portait son ami. Plusieurs petits tas se formèrent sur le sol, auxquels elle ne prêta aucune attention, contrairement à Suho qui se pencha ostentatoirement dans leur direction.

- Il faudra quand même qu’on pense à passer le balai. Tu le feras, ajouta-t-il après avoir marqué une pause.
- Yaaa , s’exclama Yeongyi en lui tapant l’épaule, tu crois que c’est moi qui devrais le faire parce que je suis une fille ?
- Je crois que c’est toi qui devrais le faire parce que je suis un pauvre handicapé, corrigea-t-il.
- Tu sais parfaitement marcher et utiliser tes deux mains, Ahn Suho.
- Prouve-le.

La jeune femme le frappa de nouveau à l’épaule, mais pas trop fort, et Suho éclata de rire. Yeongyi adorait l’entendre rire, elle songea qu’elle ne s’en lasserait plus jamais. La fauteuil roulant qu’il utilisait encore, mais de moins en mois au fur et à mesure que sa fatigue diminuait et sa vigueur dans ses muscles reprenait, trônait sagement au fond de la pièce.

À la demande de Yeongyi, Suho se retourna pour se retrouver assis face à elle.

- Ok , maintenant, tu ne bouges pas d’un millimètre, déclara l’apprentie coiffeuse en tenant fermement l’instrument du changement entre ses longs doigts fins.
- Comme avant, en quelque sorte.

Yeongyi pinça la bouche et fronça les sourcils, pointant le bout des ciseaux vers le nez de son camarade, comme une menace.

- Attention à ce que tu dis, je pourrais te blesser.
- Compris, madame la cheffe.

Elle était plus petite que lui, et devait donc lever le poignet un peu plus haut pour atteindre la frange de Suho. Elle se demanda s’il fallait dire quelque chose, mais y alla finalement sans demander son reste. Cela avait l’air d’arranger le garçon, les yeux clos, impatient d’en finir et de laisser derrière lui cette marque du passé.

Yeongyi prit avec délicatesse les pointes de cheveux noirs d’une main, et commença à couper de l’autre. Ce moment, le dernier de tous, parut le plus important, celui qui achevait tout cela. Malgré elle, à voix basse, la jeune fille laissa échapper :

- J’ai hâte que tu puisses sortir.

Les coins de la bouche de Suho frémirent en un nouveau sourire, mais il demeura stoïque et les yeux clos.

- Moi aussi, lui répondit-il sur le même ton.

Lorsque la jeune fille donna le dernier coup de ciseaux, on toqua délicatement à la porte. Le visiteur n’attendit pas qu’on lui réponde, et entra avec lenteur. Yeongyi s’attendit à voir apparaître le visage de l’une des infirmières de Suho, auxquelles elle s’était désormais habituée. Peut-être même que halmeoni leur faisait une petite visite surprise. Cependant ses lèvres s’entrouvrirent, ses yeux s’écarquillèrent et ils rencontrèrent deux yeux devenus subitement, sous la surprise, aussi ronds sur les siens.

Devant elle, se tenait Yeon Sieun.

Il avait changé. Son visage était plus mature, plus dur, plus beau aussi. Sa stature, un peu plus carrée que dans son souvenir, se devinait sous la veste rouge et noire de Suho, qu’il portait sur son dos et que Yeongyi aurait reconnue entre mille. Ils se regardèrent, durant un temps qui parut s’éterniser, bien que plusieurs secondes s’étaient simplement écoulées. Suho comprit que quelque chose clochait, à la vue de Yeongyi, paralysée, la main suspendue près de sa tempe. Il tourna la nuque et lorsqu’il s’exclama de bon cœur, le moment d’infini se brisa en des milliers de cristaux dans l’espace.

- Ah ! mon chevalier servant est arrivé, dit-il avec une voix si chaude qu’elle emplit toute la pièce. Tu me rapportes quoi, cette fois ?

Sieun, qui n’avait pas lâché Yeongyi des yeux, sursauta légèrement comme s’il revenait à lui-même. Il s’approcha du lit, les bras chargés, et déposa consciencieusement sur les couvertures ce qu’il avait apporté tandis que Suho pivotait pour être dans le bon sens. Yeongyi, lentement et comme un chat apeuré, se glissa en-dehors du lit et resta debout près du mur, observant en silence.

- Pas beaucoup de petites douceurs, dit Suho en faisant la moue, soupesant deux paquets colorés entre ses mains.
- Tu es déjà suffisamment gâté, répliqua Sieun en désignant du pouce les boîtes vides derrière lui. Tu as besoin de te remplir la tête.
- Oui… je vois, grimaça l’intéressé en effleurant la tranche des livres - principalement de l’Histoire et des mathématiques - posés devant lui. Tu ne crois quand même pas que je vais lire tout ça ?
- Tu as tout le temps du monde.
- Je suis désinscrit de toute école depuis un malencontreux accident, je pense que tu n’es pas au courant, joua-t-il, un biscuit entier enfourné dans la bouche. Yeongyi-ah, raconte-lui toute l’histoire, le coma, etc.

Yeongyi étira un sourire poli sur ses joues, mais elle ne prononça pas un mot. Elle ne savait pas quoi dire, en vérité, et se sentait profondément mal à l’aise. Sieun, intrigué par sa présence, ne cessait de jeter vers elle des regards obliques mais lui non plus, ne disait rien.

- Venez vous servir, déclara Suho d’un ton ferme - c’était un ordre, et non une invitation.

Les deux autres s’exécutèrent sans un bruit. Seul le son des papiers qu’on déchire, de la mastication, et d’un haussement de ton au fond du couloir troublèrent la consistance opaque qu’avait pris l’atmosphère autour d’eux. Sieun fixait un pli de l’oreiller, Yeongyi ses chaussettes qu’elle venait juste de remettre à ses pieds, et les yeux de Suho passèrent rapidement de l’un à l’autre plusieurs fois.

- Il ment, finit-il par dire à l’adresse de Yeongyi, rompant le silence. C’est lui qui me rapporte le plus de bonbons, il ne peut pas s’en empêcher. Je lui ai trop manqué.

Il lui fit un clin d'œil tapageur et elle ne put, malgré elle, s’empêcher de lâcher un gloussement de surprise. Sieun poussa un profond soupir agacé, levant les yeux au plafond, comme il le faisait avant avec Suho. Avant.

Elle porta la main à sa bouche, gênée d’avoir ri, comme si cela ne lui était pas permis. Les yeux de Sieun se posèrent de nouveau sur elle et elle regarda ailleurs, dans le même sentiment inconfortable qui s’était invité en elle depuis que le garçon avait franchi la porte de la chambre. Le regard de Sieun n’était pas sévère pourtant, juste une sincère interrogation. Mais Yeongyi était trop anxieuse pour débattre intérieurement sur les vraies intentions du jeune homme à son égard. Elle s’était déjà fabriquée une vérité en elle-même à ce sujet.

Elle parvenait petit à petit à se pardonner pour son comportement vis-à-vis de Suho, mais la culpabilité qu’elle ressentait envers Sieun avait continué de la grignoter inlassablement.

Soudain, les yeux de Yeon Sieun se plissèrent vers le visage de Suho, qu’il scruta avec un rictus au coin de la lèvre. Suho le remarqua immédiatement et mit sa main sur son propre nez, sur sa propre joue, comme pour y retirer une miette.

- Quoi ? demanda-t-il, interloqué. J’ai quelque chose ?
- Ta frange, dit Sieun.
- Quoi, ma frange ?
- Elle est courte.

Sieun pointa son doigt et le posa sur le front de Suho.

- Là.

Suho secoua la tête, et fronça un sourcil en direction de Yeongyi qui découvrit, avec le mouvement de cheveux de son ami, que la frange qu’elle avait coupé n’était absolument pas, résolument pas droite. Elle atteignait, sur le côté droit, une hauteur exagérée au-dessus du sourcil, si bien qu’on aurait dit le pic d’une montagne qui ne faisait que progresser sur toute la largeur du front. Yeongyi aperçut aussi un trou sur la base du crâne tandis que Suho passait frénétiquement ses doigts sur sa tête, mais elle ne dit rien.

- Tu devrais t’informer un peu plus sur les tendances de cette année, parce que le gazon mal coupé n’est pas à l’honneur, commenta Sieun en souriant.
- Regardez qui parle ! s’exclama Suho avec ironie. Un vrai féru de la mode, celui-là.

Il se tourna vers Yeongyi.

- Tu l’as fait exprès parce que j’ai pris le dernier cookie.
- Je te promets que non.
- J’avais tous les droits de le prendre. J’ai été dans le coma pendant deux ans.
- Je te dis toujours que non.

Suho, espiègle, paraissait particulièrement fier de sa blague, sa manière à lui de conjurer ce qui lui était arrivé. Néanmoins, l’évocation de son absence tirailla le cœur de Yeongyi, qu’elle sentit se déchirer dans sa poitrine. Ses yeux traversèrent une nouvelle fois la distance qui les séparait de ceux de Sieun, et ils se contemplèrent mutuellement, sachant qu’ils ressentaient tous deux exactement la même chose à ce moment-là. Ce genre de plaisanterie ne les amusait pas plus que ça.

- Vous devriez vous parler tous les deux, finit par dire Suho. Vous avez des tas de choses à vous…

Mais avant qu’Ahn Suho ne termine sa phrase, une psychologue, suivie d’une infirmière, se firent annoncer, et elles entrèrent toutes les deux dans la chambre. La première suivait le jeune homme depuis son réveil, et son arrivée signifiait le départ, momentané, des visiteurs. Yeongyi décida de rentrer chez elle, tout court. Elle marmonna un bref au revoir qui ne laissa pas le temps à Suho d’en ajouter davantage et, avant que quiconque ne puisse faire quoi que ce soit, elle attrapa, ses bottes, sa veste, son écharpe, et se faufila dans le couloir par la porte restée ouverte.

Yeongyi se savait impolie, mais elle accéléra le pas malgré tout. Avec un peu de chance, elle aurait rapidement le bus qui la raccompagnerait jusque chez elle. Elle traversa le couloir à vive allure, ses pas se confondant avec des soubresauts, en atteignit un deuxième, et se positionna devant l'ascenseur des visiteurs. Elle l’appela, attendit, mais les portes ne s’ouvrirent pas. Elle trépigna, tapa du pied sur le sol, et finit par jurer à voix basse. Elle ne voulait pas que Sieun la rattrape.

Sauf qu’il était déjà là.

La mort dans l’âme, elle se tourna vers lui. Il la regardait toujours, avec cet air surpris, naïf, sans qu’aucune accusation ne traverse ses pupilles.

- Suho m’a dit que tu venais régulièrement le voir à l’hôpital. Comment tu vas ?

Quelques mots, tout simples. La banalité d’un quotidien qu’ils partageaient à présent tous les deux. Leur platitude frappa Yeongyi en plein visage, tant elle estimait mériter tout autre chose.

- Il te l’a dit ? marmonna-t-elle plus bas qu’elle ne l’aurait voulu, car la tonalité de sa voix lui échappait.


Sieun hocha la tête à l’affirmative, ses mains enfoncées dans les poches de la veste qu’il avait toujours sur les épaules.


- Pour être honnête, il m’avait confié que tu serais là cet après-midi.
- Tu…

Yeon Sieun prit une profonde inspiration et plongea ses iris dans les siens pour ne plus les laisser fuir. Cela fonctionna : la jeune femme ne réussit plus à regarder ailleurs.

- Je crois que tu n’as pas très envie de me parler mais moi, je le voulais. Ça me fait plaisir de te voir, Yeongyi-ah, je me demandais ce que tu étais devenue.

Il était doux, patient. Yeongyi sentit une boule se former dans sa gorge et elle la détesta. Non , elle ne pleurerait pas, pas encore. Elle se le refusait, elle avait déjà suffisamment mise à nue son âme devant Suho, alors qu’il s’agissait d’un exercice particulièrement difficile pour elle. Malgré tout, de grosses larmes montèrent, qu’elle retint tant bien que mal, bien qu’elles lui brouillaient légèrement la vue.

Sieun semblait s’en être aperçu. Il parla à sa place pour lui épargner cette difficulté.


- Je voulais juste que tu saches… Merci, pour la grand-mère de Suho.

Yeongyi écarquilla les yeux. Elle ne s’était pas attendue à ça.

- Suho m’a dit, continua Sieun en hésitant, pesant chacune de ses paroles avec précaution, Suho m’a dit que tu avais aidé sa famille durant tout ce temps.

Le mot “temps” lui était douloureux. À elle aussi. L’air devint subitement plus dur mais Sieun s’évertuait à le faire s’évaporer.

- Moi, je n’en ai pas été capable. J’étais au lycée, je… je n’allais pas bien. Pas bien du tout.

Sa voix était devenue rauque, mais il mettait un point d’honneur à continuer, à se débattre avec lui-même, comme si toute l’importance du monde résidait en cet instant, dans cet échange.

- Je ne gagnais pas d’argent. J’aurais peut-être dû. Je… Merci, Yeongyi-ah. Merci pour ce que tu as fait pour lui.
-Sieun-ah…

É mue, la jeune femme avança d’un pas vers lui, les bras croisés sur sa poitrine. Autour d’eux, l’hôpital, ses sons, ses odeurs, son animation n’existaient plus. Il n’y avait qu’eux, sur ce carrelage clair, devant cet ascenseur hermétiquement fermé.

- Tu es encore un élève, lui chuchota-t-elle avec douceur. Bien sûr que tu ne le pouvais pas. Moi, je… je n’ai pas fait grand-chose. Pas autant que ce que j’aurais dû.
- C’est déjà bien suffisant pour moi.

Cela l’atteignit droit dans son cœur, comme une flèche imprévue, décochée avec une précision sans faille, parfaitement visée dans sa cible. Yeongyi essuya une larme qui manqua de tomber dans le creux de son cou.

- Je suis désolée d’être partie.

Elle le pensait si fort. Mais le passé était immuable, et on ne pouvait le changer. Il se tenait là, debout, sans cesse, comme un rideau tiré derrière soi. La main que Sieun posa sur l’épaule de Yeongyi la tira de sa douloureuse rêverie.

- Yeongyi-ah, je vais te dire quelque chose que mes amis m’ont dit car je crois que toi aussi, tu as besoin de l’entendre. Ce n’est pas ta faute.

Les portes de l'ascenseur s’ouvrirent enfin, mais ils ne le prirent pas.

*

Le ciel était clair, sans un nuage. C’était une belle journée, le premier jour du week-end. Sieun et Yeongyi s’étaient donnés rendez-vous à l’entrée de l’hôpital en fin d’après-midi et, avant de rejoindre la chambre de leur ami, ils s’arrêtèrent devant un distributeur automatique.

Sieun attrapa les trois canettes bleues et en tendit une à Yeongyi. La jeune femme perçut le regard sur sa main alors qu’elle attrapait la boisson. Elle n’était pas idiote : elle savait qu’il avait, comme Suho, remarqué certains changements chez elle. Sieun s’était également, quelques jours auparavant, attardé sur les traits de son visage, ses cernes prononcées, ses pommettes creuses. Elle aussi avait vu qu’il était, de son côté, légèrement différent : là où Yeongyi avait maigri, Sieun quant à lui avait pris du poids, ses joues un peu plus rondes qu’auparavant. Elle se fit comme réflexion que la douleur de la perte s’était exprimée différemment dans le corps de chacun.


Cependant, le visage de Sieun s’était éclairé, serein. Ses discrets sourires se faisaient de plus en plus présents. Il était beau à voir.

- C’est bien que tu te sois créé un compte, dit-elle alors qu’ils franchissaient ensemble la porte qui menait au hall de l’hôpital.

Sieun, qui réajustait sur son épaule la hanse du sac qui contenait les biscuits du jour, se pencha vers sa camarade. L’écran du téléphone de Yeongyi, rayé sur le côté, montrait le photo qui avait été prise d’eux trois quelques jours plus tôt, et postée sur Instagram. Dessus on les y voyait, debout près d’une petite table, où se trouvait un beau gâteau que Mme Ahn avait préparé avec soin. C’était elle, d’ailleurs, qui avait pris la photo. Cette petite fête improvisée avait beaucoup plu à Suho, et elle s’était terminée dans les rires quand il comprit qu’une infirmière en particulier avait trouvé grâce aux yeux de Yeongyi. Celle-ci fut taquinée par les deux garçons toute la soirée dans le but qu’elle donne son numéro de téléphone à la femme de douze ans son aînée, ce qu’elle n’avait évidemment pas fait.

Yeongyi avait adoré cette soirée.

- Je peux te taguer sur toutes les photos que je veux, maintenant, roucoula-t-elle avec plaisir et entrain.
- N’en fais pas trop non plus, la menaça-t-il avec affection.

La jeune femme cliqua sur le profil de son ami, par automatisme, et y vit l’autre photo qu’elle y avait déjà aperçue.

- Ils ont l’air vraiment chouettes, dit-elle en désignant du bout du nez les trois garçons qu’elle ne connaissait pas, entourant Sieun dans un fond de paysage vert.

Sieun n’avait pas posté la photo de lui-même, mais y avait été tagué comme ce fut le cas par Yeongyi sur celle avec Suho.

- Ils le sont, répondit Sieun. Sans eux, ça aurait vraiment été difficile.

Yeongyi montra qu’elle comprenait par un petit bruit de gorge. Depuis qu’elle et Sieun s’étaient retrouvés, ils se comprenaient beaucoup, et de mieux en mieux.

- Je ne les ai jamais vus, commenta-t-elle à voix haute.
- Ils sont venus voir Suho deux fois avec moi, expliqua Sieun, mais ils préfèrent me laisser seul avec lui. Ils ne le connaissent pas, et Baku m’a dit que je devais profiter et rattraper le temps perdu.
- Il a raison.

Ils montèrent dans l'ascenseur. Yeongyi s’enquit d’une boîte dans le sac en bandoulière et l’ouvrit de manière impitoyable pour y prendre une friandise. Sieun fit mine de froncer les sourcils dans sa direction mais au fond d’elle, la jeune femme savait qu’il était satisfait de la voir manger.

C’était agréable de vivre, de respirer, pensa Yeongyi. Elle n’avait pas ressenti ça depuis très longtemps. L’air ne pesait pas lourd sur sa poitrine, elle accueillait la gentillesse autour d’elle les bras grand ouverts, tout paraissait magnifique. Pour la première fois depuis longtemps, elle se sentait mieux. Il y avait encore des moments compliqués, surtout lorsqu’elle était seule le soir, chez elle. Mais en présence de Sieun et Suho, l’existence prenait de nouveau tout son sens.

Avec Sieun et Suho, la joie de vivre était enfin revenue.

Quand ils sortirent de l'ascenseur et parvinrent dans le bon couloir, la jeune femme agrippa le bras de Sieun, trottinant à côté de lui comme une enfant.

- Tu vas en renserver, commenta-t-il devant la canette ouverte qu’elle tenait et dont elle avalait le soda, tandis qu’il avait conservé les deux autres, bien fermées, au fond du sac.

Pourtant, il la laissa faire et ne se détacha pas d’elle.
Quand ils parvinrent jusque devant la porte de la chambre, Yeongyi avait déjà terminé sa canette. Elle la laissa tomber dans le sac, tandis que Sieun frappait doucement à la porte. Par habitude, il ne s’annonça pas, et également parce que Suho était au courant de leur arrivée.

Yeongyi ne comprit pas pourquoi Sieun, qui entra le premier, s’était figé devant elle. Elle n’avait que son dos en vision, et étira un peu la nuque pour découvrir ce qu’il se passait.

En jetant un regard sur l’homme qui se trouvait face au lit de Suho, un frisson glacial la parcourut malgré la température douce. Un malaise palpable épousait chaque mur, chaque meuble, chaque volume de la pièce. L’individu, d’âge mûr, impeccable dans son costume sombre, jeta un œil sur Yeongyi avant de reporter toute son attention sur Sieun. Ces secondes-là parurent interminables. Près de la fenêtre, la jeune femme vit un autre homme, discret, bien habillé lui aussi, les bras croisés.

- Yeon Sieun, se dévoila la voix grave et antipathique, je ne m’attendais pas à te rencontrer.
- Je n’ai pas eu le temps de vous prévenir, s’éleva avec force celle de Suho à l’adresse de ses deux derniers visiteurs, et on sentait bien qu’il le faisait exprès. Je l’aurais bien fait, mais cette visite est une visite à l’improviste.

Il regarda intensément Sieun et Yeongyi, et cette dernière intégra que quelque chose d’anormal était en train de se passer.

- Je ne suis là que depuis… disons… cinq minutes ? s’amusa l’homme mystérieux.

Il fut le seul à rire - un rire de circonstance, un rire travaillé, qui n’avait de valeur que de par son talent de comédien.

- Trois, répondit brutalement Suho en désignant d’un geste de la main la pendule en face de lui.

Sa façon de répondre était incorrecte, discourtoise. Ce qu’il se passait devait être vraiment grave.

Sieun pivota pour déposer sa veste et son sac sur la chaise, suivi de près par Yeongyi. Il profita que le reste du monde se trouvait momentanément derrière lui pour lui murmurer, subrepticement : “ père de Beomseok ”.


Père de Beomseok.
Quoi ?

Les yeux de Yeongyi s’écarquillèrent si grands que ses sourcils touchèrent le sommet de son crâne. Les traits de Sieun, quant à lui, s’étaient durcis depuis sont entrée dans la chambre. Il serrait la mâchoire et sa paupière avait un rictus nerveux. Il était en colère.

D’un discret coup de coude, il lui indiqua d’aller du côté où l’autre homme, qui n’avait pas bougé, ni émis le moindre son jusque là, ne se trouvait pas. Ils se placèrent ainsi de part et d’autre de la tête de lit de Suho. Sieun lui demanda rapidement, dans un murmure, s’il allait bien, et la jeune patient répondit à l’affirmative tout aussi brièvement. Puis, toute la concentration de Sieun, Suho et Yeongyi se plaça sur l’individu qui se trouvait devant eux.

Elle ne l’avait pas reconnu. À vrai dire, elle n’avait jamais eu l’occasion de bien le voir. Une seule fois elle l’avait aperçu,comme dans une brume, lorsqu’elle avait cogné contre la vitre de cette voiture, à bout de souffle, pour parler à Beomseok. Ce jour-là, toute son attention était fixée sur le garçon, et non sur son père. Subitement, maintenant, ce dernier se trouvait dans la même pièce. Se souvenait-il de Yeongyi ? Ça n'en avait pas l’air. Elle devait lui être aussi étrangère que ce jour-là.

Il se présenta - de nouveau, ajouta-t-il. Son nom était Oh Jinwon, membre du Congrès. Il commença à énumérer ses actes politiques, en des termes pompeux, sur la condition adolescente qui fut son fer de lance. Yeongyi n’avait aucun souvenir de ne l’avoir jamais vu quelque part. Elle cherchait en sa mémoire, mais rien. Il fallait bien avouer qu’elle avait eu la tête ailleurs, ces dernières années, pour se pencher sur la politique. Suho et Sieun, eux, portaient sur cet homme le regard sombre et le jugement de tous les diables.

- Vous n’avez pas été réélu, intervint froidement Sieun à la fin de l’insipide monologue. Vous ne portez plus le titre sous lequel vous vous présentez devant nous aujourd’hui.

Yeongyi percevait la tension dans l’air, si puissante qu’elle aurait pu briser les ailes d’un corbeau. L’associé ou l’assistant, qui qu’il soit, adoptait un air de plus en plus sévère juste derrière Sieun.

- Faites attention à la manière dont vous me parlez, répondit M. Oh d’un ton plus glacial encore, repliant les rebords sa chemise sur ses poignets. Surtout après ce que j’ai fait pour vous. Je suis venu par amitié, pour voir comment était la santé de M. Ahn.

Suho avait tout raconté à Yeongyi : Oh Jinwon avait payé l’intégralité de ses frais hospitaliers, mais avait voulu s’en prendre à Sieun en contrepartie. Seule la vidéo du passage à tabac avait aidé le jeune garçon comme moyen de pression sur le député. Sieun avait dû promettre de ne pas ébruiter l’affaire ; en échange, il n’aurait aucune poursuite judiciaire à cause des blessures, parfois très lourdes, qu’il avait infligées à ses camarades. Oh Jinwon, avec son pouvoir, avec ses relations, avait tout étouffé. Beomseok avait été envoyé à l’étranger, Sieun dans un autre lycée, mais un lycée bien en-dessous de ses capacités intellectuelles, un établissement à la mauvaise réputation où le garçon avait traversé seul, longtemps, l’enfer de la dépression.

Suho était tellement en colère.

Il gardait son calme devant Sieun, mais il avait exprimé pleinement ce qu’il ressentait devant Yeongyi.
Ils avaient touché à Sieun.
Il ne leur pardonnerait jamais.

Sieun n’ouvrit pas la bouche face à la dernière réplique de M. Oh à son égard. Il se contenta de regarder cet homme avec tout le mépris que ses yeux pouvaient exprimer.

Suho, en revanche, pencha inexorablement, subtilement, son buste vers l’homme apparu en costume dans le seul but d’effrayer son auditoire : trois jeunes personnes sorties à peine de l’adolescence, sans qu’aucun majeur ne soit présent à leurs côtés.Trois victimes sans défense, facilement impressionnables. En tout cas, c’est ce dont il était convaincu.

M. Oh parut deviner cependant qu’Ahn Suho ne se laisserait pas faire, qu’il possédait sans doute un tempérament un peu plus vif que son compagnon. Ses iris brillaient d’une flamme intense, maladive, écoeurante. Lorsqu’il prit la parole, sa voix était modérée, mais son visage racontait tout le contraire.

- Vous avez essayé de gâcher l’avenir de Sieun par tous les moyens parce que vous ne supportiez pas l’idée d’assumer la vérité, commença-t-il. La vérité sur ce que votre fils a fait. Vous ne méritiez pas votre mandat, et je suis content que vous ne soyez plus député. La Corée mérite bien mieux que vous.

M. Oh parut avoir été giflé. L’autre qui l’accompagnait s’était redressé, cherchant peut-être à être menaçant, mais Suho n’en avait que faire. Yeongyi avait les yeux bloqués sur les deux hommes face à eux. Sieun, lui, ne regardait plus que Suho.

- Beomseok, je suis ici à cause de lui. Il m’a pris deux ans de ma vie, mais aussi deux ans de sa vie à lui (il désigna Sieun de deux doigts) , deux ans de sa vie à elle (les doigts désignèrent Yeongyi dans la direction opposée) , et deux ans, deux…

Les doigts en l’air, la main de Suho commença à trembler, ainsi que le timbre de sa voix. La respiration saccadée, il reprit :

- Deux ans de ma grand-mère. Il lui a volé deux ans. Il lui a aussi donné des nuits sans sommeil, des journées abominables, fatiguantes, une tristesse qui la détruisait chaque jour à petit feu. Ses économies ont chuté, elle a eu toutes les peines du monde à maintenir le restaurant à flot, et pour ça, vous n’avez rien fait. Rien.

M. Oh fit un geste en direction de son collègue pour lui dire de ne pas intervenir. Suho enchaîna.

- Les trois domaines les plus importants de la vie ont été attaqués par votre fils. Il s’en pris à ma famille, il s’en est pris à mon amie Yeongyi, il s’en est pris…

Suho respira profondément. Son regard croisa celui de Sieun, avant qu’il ne reparte au combat. Ses yeux lui avaient redonné courage, constance. Il devait finir ce qu’il avait dire. Le jeune homme s’était donné cette mission : sortir tout ce qu’il avait dans son cœur.

- Plutôt que d’agir en citoyen correct, honnête, en père normal, reprit-il d’une foulée, vous avez protégé Beomseok contre lui-même de son acte criminel. Il n’a jamais affronté les conséquences de ses actes. Ses amis non plus. Je n’ai que du dégoût pour vous, et pour lui. J’espère qu’il s’amuse bien aux Philippines.

Suho se laissa retomber contre l’oreiller. Il arborait sur ses traits l’orgueil satisfait d’avoir remis à sa place la fierté mal placée d’un interlocuteur croyant que sa richesse avait réponse à tout.

Yeongyi percevait l’adrénaline de son ami par tous les pores de sa peau. Au fur et à mesure que la pression redescendait, l’atmosphère devenait de plus en plus malaisante. La jeune femme espéra que les intrus partiraient vite, et qu’ils seraient tous les trois débarrassés d’eux. Pour s’occuper les mains, Yeongyi prit une bouteille d’eau qui se trouvait non loin, et entreprit d’ouvrir le bouchon pour en verser un verre à Suho. Cependant, avec ce qui suivit, elle s’interrompit immédiatement dans son geste.

Oh Jinwon ne se fâcha pas. Il ne gronda pas, ne menaça pas, ne partit point en grondant pour exprimer son mécontentement. Non. Il enfouit l’une de ses mains dans la poche de son costume pour en retirer une paire de lunettes et commença à en nettoyer les verres. Yeongyi était persuadée, était sûre, même, d’avoir aperçu l’ombre d’un sourire chez cet homme, si brève qu’elle ne fut bientôt plus qu’un mirage.

- Malheureusement, Beomseok ne s’amuse pas. Il nous a quitté.

C’était comme si on venait de taper dans la peau d’un tambour. Les oreilles de Yeongyi se mirent à siffler dans l’épouvante de ce qu’elle venait de comprendre. D’un même élan, Sieun et elle se rapprochèrent de Suho. Yeongyi posa ses doigts sur son épaule, et Sieun sa main sur la sienne. Le groupe dévisagea avec horreur M. Oh, imperturbable, qui continuait à astiquer ses lunettes avec attention.

- Cela fait un moment, déjà. Un malheureux accident, il n’était là-bas que depuis un mois. Un tragique, tragique accident… vous connaissez les jeunes, toujours si imprudents.

Il leva la paire face à la luminosité de la fenêtre pour vérifier qu’il n’y restait plus aucune trace puis, satisfait, les posa sur son nez.

- Personne n’en a entendu parler, marmonna Sieun, bouleversé.

En disant “personne”, il désignait leur trio. D’eux trois, c’était lui était le plus choqué. Sieun avait toujours été du genre à économiser ses mots, à être prudent dans la démonstration de ses émotions. En cet instant précis, c’était comme si on lui avait arraché la peau du visage à vif.

- Il y a eu des articles, expliqua leur interlocuteur d’un air absent, mais son nom n’y figurait pas. Juste le mien.

Yeongyi ne saurait l’expliquer, mais elle sentit au fond d’elle que ce détail paraissait le satisfaire. La jeune fille savait ce qu’était de grandir sans amour et d’avoir auprès de soi des adultes qui vous ignorent. Elle les reconnaissait facilement, maintenant, ces types de personnes quand elle en croisait. Elle les méprisait. C’est exactement ce qu’elle ressentit face à lui.

Elle vit Sieun baisser la tête vers le sol. Il avait certainement cherché Beomseok dans divers moteurs de recherche, mais il n’avait pas songé à fouiller du côté du père.

Il l’avait certainement cherché comme il avait dû le faire avec elle.

Yeongyi n’avait pas ce type de tempérament, mais elle ressentit le besoin de contourner le lit et de le serrer dans ses bras. Elle s’en abstint devant M. Oh.

- Que lui est-il arrivé ? demanda-t-elle en s’adressant à ce dernier, d’une voix qu’elle espérait aussi claire et directe que possible.
- Une chute, répondit-il.

Et il n’ajouta rien de plus.
Il regarda longuement Suho, puis dit :

- Au revoir, mon garçon. Nous ne nous reverrons plus.

Il fit signe à son collègue, qui n’avait jamais prononcé un seul mot. L’épaule de ce dernier heurta Sieun en passant, puis les deux hommes quittèrent la pièce, laissant derrière eux un silence abrutissant et le creux de leur toute puissance.

Les bruits du couloir fut leur seule compagnie durant de longues minutes. La main de Yeongyi reposait toujours, sans bouger, sur l’épaule de Suho, et celui-ci avait attrapé le bras de Sieun, cherchant à le faire revenir parmi eux.

- Sieun-ah ? Tu m’entends ?

Ce fut Suho qui prit l’eau, et en tendit un verre plein à Sieun, lui ordonnant de le boire en entier. Ce dernier s’assit sur le bord du lit, et obéit.

Yeongyi se mordit la lèvre. Elle voulait parler. Était-ce une bonne idée ? Suho avait capté immédiatement son geste et l’intima d’un signe du menton.

- Je ne crois pas que ce soit un accident, lâcha-t-elle.

Yeongyi avait l’impression qu’un amas rocheux dévalait jusqu’au fin fond de son estomac. Elle n’arrivait pas à croire ce qu’elle était en train d’insinuer. Mais ce sourire. Cette nonchalance. Le fait qu’il soit accompagné… comme pour se protéger ?

- Je crois aussi, murmura Sieun, essoufflé par l’angoisse qui pesait sur lui.

Suho l’interrogea du regard, mais Yeongyi avait déjà compris.

- Entre enfants n’ayant pas eu la vie facile, on se reconnaît, expliqua-t-il. Je crois que Beomseok avait la pire d’entre nous.

Rien n’était plus vrai que cette phrase.

Dans un silence quasi religieux, Yeongyi prit son téléphone portable et fit quelques recherches rapides. Elle prit ensuite une profonde inspiration, et continua à argumenter la pensée qui ne la quittait plus depuis tout à l’heure.

- Il n’y a eu aucune conférence, aucune interview, narra-t-elle. Cela aurait pourtant pu lui apporter la sympathie des électeurs.
- Son deuil lui aurait fait marquer des points auprès de la population, continua Sieun.
- Beomseok nous avait dit qu’il n’avait été adopté que pour servir la politique de son père, rappela Suho. Et il l’a embarrassé avec cette vidéo.
- J’ai toujours soupçonné qu’il se passait quelque chose chez lui, termina Sieun.

Ils se regardèrent tous, désenchantés. Ils étaient soudainement, dans cette petite chambre blanche du septième étage de l’hôpital, devenus tous adultes. L’abominable répulsion qu’ils ressentaient semblait trop lourde à porter.

Le soleil dans le cœur de Yeongyi repartit comme il était venu.

*

Le gros chat gris exprima de nouveau son mécontentement en voyant sa voisine se rapprocher. Vivement, il se dressa sur la pointe de ses pattes et fit le dos rond. Le félin était appliqué à la tâche et gronda si fort qu’il aurait pu réveiller tout l’immeuble.

- C’est chez moi ici, pas chez toi.

L’animal feula vivement en guise de réponse, et détala du palier de Yeongyi. Cette dernière l’ignora et rentra chez elle.

Lorsqu’elle alluma la lumière, sa couleur jaunâtre créa brièvement chez la jeune femme un sentiment de révulsion. La lueur éclairait les meubles, le sol, le plafond, ce studio qui avait accueilli toute la tristesse du monde un an et demi plus tôt. Il semblait s’en être nourri car tout ici transpirait le chagrin : des morceaux de murs élimés, des tâches sombres sur le tapis, une pile de vaisselle sale dans l’évier. Près du buffet, à terre, une dizaine de bouteilles d’alcool, vides, la saluaient avec ironie.

Elle déposa sur la table les courses qu’elle avait faites en sortant de l’hôpital, avant de revenir chez elle. Dans sa tête, tournait en boucle les mots de M. Oh, et Beomseok. Le visage de Beomseok. La vie de Beomseok. Le sort de Beomseok.
Yeongyi ne mangerait pas ce soir. Elle regarda durant un long moment les quatre nouvelles bouteilles qu’elle avait achetées. Elle n’aimait pas ce qu’elle était. Mais jusqu’à demain, elle souhaitait disparaître.

On toqua à sa porte.
Trois coups brefs, rapides, ordonnés. Yeongyi fut surprise. Il était plus de 21h, et elle n’attendait personne ce samedi soir. De toute manière, elle n’attendait jamais après qui que ce soit. Elle n’invitait jamais personne.

Elle marcha, inquiète, à pas rapides vers sa porte, et l’entrouvrit. Yeongyi, sous la surprise de ce qu’elle vit, l’ouvrit beaucoup plus.

Sur le seuil se tenait Sieun, le chat gras et gris dans les bras. Celui-ci ronronnait, et paraissait lancer à sa détestée voisine un air de défi.

- Il a l’air de t’apprécier, commenta Yeongyi mollement.
- Il est adorable, sourit Sieun avec légèreté en gratouillant le chat derrière les oreilles, et Yeongyi se demanda s’ils vivaient sur la même planète, elle et lui.

Il finit par laisser l’animal s’en aller dans la pénombre et reporta son attention sur son amie, attention qui se dirigea malgré lui vers ce qu’il y avait derrière elle : la ligne de bouteilles en verre. C’était trop tard, il l’avait vue. Dans un premier temps, Sieun ne dit rien. Son visage demeura imperturbable : aucune expression catastrophée ne vint pour hanter Yeongyi. Cela la rassura, juste un peu. Mais il avait deviné. L’expression indéchiffrable, il regarda de nouveau la jeune femme.

- Comment tu sais où j’habite ? questionna-t-elle.
- Halmeoni me l’a dit tout à l’heure, avant que je parte. Elle voulait que je passe te voir.

Il n’avait pas besoin d’ajouter autre chose. Yeongyi comprit qu’elle avait inquiété plus de monde que ce qu’elle avait cru.

- Est-ce que je peux entrer ?

Elle n’imaginait pas dans quel monde elle aurait pu lui dire non. La jeune femme l’accueillit malgré elle, gênée par l’état de son lieu d’habitation. Elle bredouilla quelques excuses mais Sieun la coupa dans son élan.

Ils étaient amis. Ce n’était pas grave.

Il demanda à Yeongyi les sachets transparents. Et ce fut tout.
Devant elle, sans dire un mot, Sieun prit une à une les bouteilles posées sur le sol, et les plaça à l’intérieur des sacs. Ce fut méthodique, rapide. Tout se passa en silence et, une fois qu’il eut terminé, se charga de les jeter avant de s’approcher du réfrigérateur. En l’ouvrant, il constata le vide qui régnait à l’intérieur mais encore une fois, il n’émit aucune réflexion. Il referma la porte blanche et, posant ses coudes sur le buffet, il parla à Yeongyi tout en tapotant sur l’écran de son téléphone portable.

- On se commande à manger ? dit-il. On pourrait regarder un film avec Suho en visio après, je pense que ça lui ferait plaisir.

Une heure plus tard, leur livraison de fast-food dans les mains et dégoulinant sur leurs ongles (la mine exaspérée de Sieun fit rire Yeongyi alors qu’elle lui tendait un mouchoir en papier), ils s’installèrent tous les deux dans le canapé marron. La musique du long-métrage débuta sur l'ordinateur portable et la voix de Suho retentit, avec sur la langue une blague salace à propos du titre du film. Sieun lui dit de se taire, ce qui n’eut pour ainsi dire aucun effet.

Ce soir-là, Yeongyi ne toucha pas aux bouteilles qu’elle avait achetées et ramenées le jour même. Elle les regarda de loin, plusieurs fois, mais ne s’en approcha pas. Bercée par l’odeur des frites, la chaleur de Suho, la présence de Sieun, elle comprit une chose essentielle.

Elle ne serait plus jamais seule.

*

Les trois paires de sneakers frappaient à l’unisson le bitume du trottoir sous les rayons lumineux de mai. L’animation dans les rues était agréable, les visages confiants. Cette journée était productive à bien des égards, et un enthousiasme serein planait auprès de ces trois jeunes personnes alors qu’elles s’arrêtèrent sur le chemin pour prendre chacune un hotteok .

La chaleur de la petite crêpe ravit la gourmandise de Seo Juntae. Il la tenait au creux de ses paumes et sentait à plein nez, heureux, le parfum de cannelle qui venait jusqu’à lui.

- Yaaa , tu ne l’as toujours pas avalée ? s’exclama Go Hyuntak en se rapprochant dangereusement du détenteur de la crêpe à la cannelle. Tu as besoin d’aide ?
- Non, merci, répondit courageusement l’intéressé en plaçant ses mains le plus loin possible du nez de Gotak. Tu as mangé la tienne trop vite. C’est ta faute.
- Une erreur que je promets de ne pas reproduire avec la tienne.

Juntae lui demanda à plusieurs reprises d’arrêter, se retenant à peine de rire, tandis que son ami faisait exprès de tourner autour de lui. Celui-ci n’avait jamais eu la volonté de lui prendre son hotteok , mais il n’avait pu résister à une occasion de le taquiner.

Il s’arrêta assez rapidement, poussant un grand soupir d’aise.

- C’est mignon de te voir la renifler comme ça.
- Quand vous aurez fini vos enfantillages, dit une voix forte derrière eux, on a encore un bout de route qui nous attend.
- Une rue, précisa Gotak.
- Et pas très grande, ajouta Juntae.

Park Humin, un paquet tout rond sous le bras, prit un air faussement renfrogné tandis qu’il mâchait ostentatoirement son propre encas.

- Où est mon contrat de baby-sitting pour vous deux, au juste ? Où est mon argent ?
- Tu fais ça gratuitement, assura Gotak en lui claquant le dos. Tu ne peux pas te passer de nous.

Juntae acquiesça et les suivit alors qu’ils reprenaient le chemin tous ensemble.

Alors que leurs pas les menaient jusqu’à l’hôpital, ils parlèrent tous les trois de sujets divers et variés, comme de la fille secrète sur qui Hyuntak aurait un crush (ce que ce dernier niait catégoriquement, mais de façon trop impétueuse pour être pris au sérieux) ou bien de la petite fête secrète qu’ils organisaient pour la sortie de Suho, le week-end prochain. Baku avait promis qu’il rapporterait le poulet frit pour tout le monde.

Quand ils arrivèrent près de la façade de l’entrée, Sieun, Yeongyi et Suho s’y trouvaient déjà. Celui-ci respirait bruyamment l’air frais de l’extérieur à plein poumons, pleinement satisfait de son départ, tout en jetant de temps à autre un regard derrière lui, vers le hall de l’hôpital : sa grand-mère s’y trouvait encore, réglant quelques derniers détails.

Les garçons d’Eunjang s’approchèrent, le sourire aux lèvres, et tous se saluèrent avec beaucoup de vigueur.

- Tu dois être soulagé d’être sorti, dit Juntae à Suho, qui faisait une tête de plus que lui.
- Je ne suis pas déçu de laisser ce fichu fauteuil derrière moi, c’est vrai, répondit Suho avec fierté. Je tiens bien droit sur mes deux pieds.
- Suho-ssi, attrape, dit Baku en lui lançant le cadeau empaqueté. C’est de la part du meilleur trio qui existe - désolé Sieun-ah, on t’a laissé un peu sur la touche sur ce coup-là, mais tu étais tellement occupé…

Sieun leva les yeux au ciel pendant que Suho déballa ce qui s’avérait être un ballon de basket flambant neuf.

- Si tu veux, avec Gotak, on s’est dit qu’on pourrait t’aider à te réentraîner, expliqua Baku. Petit à petit, bien sûr. On a appris de source sûre (il désigna Sieun de manière totalement indiscrète sur sa gauche) que tu étais un grand sportif.
- Tu vas le redevenir, ajouta Hyuntak d’une voix décidée.

Ahn Suho, qui inspectait le ballon signé à trois mains sous tous les angles pour dissimuler une soudaine émotion, releva la tête.

- Merci les gars, ça me touche. Vraiment.
- Qu’est-ce qu’on ne ferait pas pour le petit copain de son meilleur camarade de classe et oh! Que vois-je ? Bonjour…

Baku s’était tourné de manière théâtrale vers Yeongyi, un sourire charmeur sur les lèvres. Elle s’était faite étrangement discrète jusqu’ici, parce qu’elle souhaitait que les jeunes hommes se retrouvent d’abord entre eux. Elle s’écarta vivement en fronçant fort les sourcils.

- Non.
- D’accord.

Gotak s’étouffa de rire et, plié en deux, cacha sa bouche avec le revers de sa veste. Baku le fusilla du regard tandis que Yeongyi contournait tout le monde pour se rapprocher de Juntae et lui prendre le bras.

- Toi, je t’aime bien. On va faire le chemin inverse ensemble.
- Entendu.

Le fou rire de Gotak s’éternisa jusqu’à ce qu’il en eut mal à la mâchoire. Il contamina Sieun, et Suho qui cacha le sien derrière le ballon qu’on venait de lui offrir. Puis un court silence revint, tendre, et les six amis savourèrent cet instant volé qui, ils le savaient, signait le début d’un nouveau chapitre dont ils ignoraient encore la teneur.

Suho, Sieun et Yeongyi se regardèrent mutuellement pendant que les trois autres continuèrent de se chamailler avec gaieté. Ils se comprenaient, mutiques. Avant de quitter la chambre, ils avaient parlé de Beomseok. Suho l’avait dit : même s’il ne pourrait probablement jamais lui pardonner, une injustice ne pouvait rester impunie. M. Oh recevrait sans doute prochainement quelques petites visites. Ils connaissent tous les trois leur prochaine mission, et ils auraient tout le temps plus tard d’en parler à Baku, Gotak et Juntae.

Mme Ahn quitta enfin l’hôpital et salua un par un les nouveaux arrivants, qu’elle n’avait qu'entraperçus jusqu’ici. L’atmosphère était belle, l’avenir était confiant. Alors qu’ils tournaient tous les talons pour se rendre au restaurant Ahn, où la grand-mère de Suho leur réservait une collation générale, Yeongyi jeta un dernier regard vers le centre hospitalier derrière elle. Elle savait qu’il y retournerait bientôt, pour elle. Mais elle avait moins peur car, aujourd’hui, elle n’avait pas à affronter ça uniquement par elle-même.

Quand elle reprit finalement la route pour rattraper le petit groupe avancé d’une vingtaine de pas devant elle, les sourires de Suho et Sieun posés sur elle ne cessèrent de l’accompagner.

Notes:

Merci beaucoup pour votre lecture, si vous êtes arrivés jusqu'au bout :) Cela représente beaucoup pour moi !