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Chapter 2

Notes:

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Chapter Text

L’air était doux, frais. Une brise légère, par l’entrebaillement de la fenêtre de la chambre, venait caresser de façon régulière les joues des deux jeunes personnes assises sur le lit blanc. Le printemps était ce qu’il y avait de plus beau, cette année. Les fleurs, précoces, arboraient leurs couleurs les plus chaudes sous un soleil timide, mais heureux, qui prétextait un optimisme ambiant pour darder ses rayons sur les toits des maisons. En ce dimanche d’avril, la joie paraissait gagner les cœurs, mais pas autant que ceux qui élisaient résidence à ce moment-même dans la chambre 333 de l’étage 7 du centre hospitalier, au bout de la longue rue qui traversait le boulevard. Quand un membre du personnel passait devant la porte et entendait les éclats de rire qui en provenaient, il ne pouvait s’empêcher de sourire tout en continuant son chemin.

Il y avait un peu de désordre dans cette chambre, mais pas tant que ça, car halmeoni surveillait cela de près lors de ses visites. Au fond de la pièce se trouvait une paire de bottes et sur la table, plusieurs boîtes de gâteaux et de friandises, éventrées sans ménagement, qui demeuraient là tels des vestiges d’un joyeux assaut passé. Sur la chaise juste à côté, une veste épaisse en simili-cuir, de couleur noire, avait été déposée sans trop d’égards, les manches l’une par-dessus l’autre et le tissu à l’envers. Un keffieh palestinien, qui avait servi à une manifestation plus tôt dans la journée avant de venir ici, reposait au-dessus d’elle. À côté du lit, il y avait deux paires de chaussettes qui traînaient par terre, une rose à pois avec le motif d’un paresseux déformé par le temps, et une grise à rayures plutôt taciturne, ancienne. On pouvait d’ailleurs apercevoir l’ombre d’un trou au niveau du talon.

Cela faisait un peu plus d’une semaine maintenant que Yeongyi et Suho s’étaient revus pour la première fois : pour la première fois depuis le coma. Elle arrivait à prononcer ce mot maintenant, Suho aussi. La jeune femme lui avait rendu visite trois fois supplémentaires, alternant avec Mme Ahn pour que Suho soit le moins seul possible. Celle-ci était la cinquième. Entre-temps, elle avait accepté de se recréer un compte Instagram, et le jeune homme lui envoyait des réels à longueur de journée, qu’elle découvrait après ses heures de travail. Il fut un temps où c’était elle qui était très connectée mais aujourd’hui, Suho tenait ce rôle. Il s’accrochait aux réseaux comme il ne l’avait jamais fait, dans une tentative de réapprendre le monde qu’il avait laissé, rattraper ce qu’il avait perdu, voir les gens qu’il aime. Yeongyi ne pouvait le blâmer. La vie pouvait paraître parfois bien étrange ; tout ce qui leur était arrivé ne faisait que le démontrer.

Peut-être que leur accumulation de malheurs, à un âge si jeune, était la prédiction et le prologue d’une vie beaucoup plus sereine qui les attendait, dès demain, quelque part, pas si loin.

Suho calfeutrait avec soin sa tristesse au fond de lui, et portait le chagrin de tous en exagérant parfois sa bonne humeur. Cependant, il fut tout à fait sincère lorsqu’il se confia à Yeongyi sur tout ce qu’il avait enfin de faire, tout ce qu’il voulait manger. Retourner mettre les pieds au restaurant, retrouver le lycée, reprendre le cours de sa vie. Selon ses propres termes aussi, prendre soin des trois domaines les plus importants de la vie : la famille, l’amour et l’amitié.

Yeongyi, qui se tenait derrière Suho, faisait naviguer sa main autour du crâne du jeune homme. Elle tenait la paire de ciseaux qu’elle lui avait promis d’une manière solennelle deux jours plus tôt, et entreprenait de lui couper les cheveux. C’est lui qui lui avait demandé, après que Yeongyi lui ait raconté sa brève expérience professionnelle en salon. Elle n’avait pas été bien longue, mais selon Suho cela suffisait amplement pour retirer de sa tête ses longueurs, symboles de sa disparition prolongée. Il voulait juste redevenir Ahn Suho, le garçon d’autrefois, et se détacher de celui, évanoui, dans un lit d’hôpital, branché à des machines.

Lee Yeongyi s’était sentie infiniment touchée d’avoir ce rôle-là, mais elle n’en montra rien. Elle n’avait plus versé une larme depuis leur longue conversation, qui avait continué ensuite par messages. Elle était de nouveau la femme pétillante, extravertie, à la langue bien trempée à qui Suho répondait avec sa répartie et sa verve qui ne devaient rien prouver à personne. Aujourd’hui, elle narrait avec force de caractère ses mésaventures à la poissonnerie, quelques clients pas vraiment gentils, et un patron bourru mais attachant. Ses anecdotes les faisaient rire, elle et Suho ; il voulait tout savoir, tout connaître de ce qu’il avait manqué. Il intervenait, posait des questions, commentait les réponses. Yeongyi chérit ces moments retrouvés plus que tout.

Après une dernière plaisanterie, Yeongyi souffla sur les mèches de cheveux qui s’étaient collées sur la veste grise à capuche que portait son ami. Plusieurs petits tas se formèrent sur le sol, auxquels elle ne prêta aucune attention, contrairement à Suho qui se pencha ostentatoirement dans leur direction.

- Il faudra quand même qu’on pense à passer le balai. Tu le feras, ajouta-t-il après avoir marqué une pause.
- Yaaa , s’exclama Yeongyi en lui tapant l’épaule, tu crois que c’est moi qui devrais le faire parce que je suis une fille ?
- Je crois que c’est toi qui devrais le faire parce que je suis un pauvre handicapé, corrigea-t-il.
- Tu sais parfaitement marcher et utiliser tes deux mains, Ahn Suho.
- Prouve-le.

La jeune femme le frappa de nouveau à l’épaule, mais pas trop fort, et Suho éclata de rire. Yeongyi adorait l’entendre rire, elle songea qu’elle ne s’en lasserait plus jamais. La fauteuil roulant qu’il utilisait encore, mais de moins en mois au fur et à mesure que sa fatigue diminuait et sa vigueur dans ses muscles reprenait, trônait sagement au fond de la pièce.

À la demande de Yeongyi, Suho se retourna pour se retrouver assis face à elle.

- Ok , maintenant, tu ne bouges pas d’un millimètre, déclara l’apprentie coiffeuse en tenant fermement l’instrument du changement entre ses longs doigts fins.
- Comme avant, en quelque sorte.

Yeongyi pinça la bouche et fronça les sourcils, pointant le bout des ciseaux vers le nez de son camarade, comme une menace.

- Attention à ce que tu dis, je pourrais te blesser.
- Compris, madame la cheffe.

Elle était plus petite que lui, et devait donc lever le poignet un peu plus haut pour atteindre la frange de Suho. Elle se demanda s’il fallait dire quelque chose, mais y alla finalement sans demander son reste. Cela avait l’air d’arranger le garçon, les yeux clos, impatient d’en finir et de laisser derrière lui cette marque du passé.

Yeongyi prit avec délicatesse les pointes de cheveux noirs d’une main, et commença à couper de l’autre. Ce moment, le dernier de tous, parut le plus important, celui qui achevait tout cela. Malgré elle, à voix basse, la jeune fille laissa échapper :

- J’ai hâte que tu puisses sortir.

Les coins de la bouche de Suho frémirent en un nouveau sourire, mais il demeura stoïque et les yeux clos.

- Moi aussi, lui répondit-il sur le même ton.

Lorsque la jeune fille donna le dernier coup de ciseaux, on toqua délicatement à la porte. Le visiteur n’attendit pas qu’on lui réponde, et entra avec lenteur. Yeongyi s’attendit à voir apparaître le visage de l’une des infirmières de Suho, auxquelles elle s’était désormais habituée. Peut-être même que halmeoni leur faisait une petite visite surprise. Cependant ses lèvres s’entrouvrirent, ses yeux s’écarquillèrent et ils rencontrèrent deux yeux devenus subitement, sous la surprise, aussi ronds sur les siens.

Devant elle, se tenait Yeon Sieun.

Il avait changé. Son visage était plus mature, plus dur, plus beau aussi. Sa stature, un peu plus carrée que dans son souvenir, se devinait sous la veste rouge et noire de Suho, qu’il portait sur son dos et que Yeongyi aurait reconnue entre mille. Ils se regardèrent, durant un temps qui parut s’éterniser, bien que plusieurs secondes s’étaient simplement écoulées. Suho comprit que quelque chose clochait, à la vue de Yeongyi, paralysée, la main suspendue près de sa tempe. Il tourna la nuque et lorsqu’il s’exclama de bon cœur, le moment d’infini se brisa en des milliers de cristaux dans l’espace.

- Ah ! mon chevalier servant est arrivé, dit-il avec une voix si chaude qu’elle emplit toute la pièce. Tu me rapportes quoi, cette fois ?

Sieun, qui n’avait pas lâché Yeongyi des yeux, sursauta légèrement comme s’il revenait à lui-même. Il s’approcha du lit, les bras chargés, et déposa consciencieusement sur les couvertures ce qu’il avait apporté tandis que Suho pivotait pour être dans le bon sens. Yeongyi, lentement et comme un chat apeuré, se glissa en-dehors du lit et resta debout près du mur, observant en silence.

- Pas beaucoup de petites douceurs, dit Suho en faisant la moue, soupesant deux paquets colorés entre ses mains.
- Tu es déjà suffisamment gâté, répliqua Sieun en désignant du pouce les boîtes vides derrière lui. Tu as besoin de te remplir la tête.
- Oui… je vois, grimaça l’intéressé en effleurant la tranche des livres - principalement de l’Histoire et des mathématiques - posés devant lui. Tu ne crois quand même pas que je vais lire tout ça ?
- Tu as tout le temps du monde.
- Je suis désinscrit de toute école depuis un malencontreux accident, je pense que tu n’es pas au courant, joua-t-il, un biscuit entier enfourné dans la bouche. Yeongyi-ah, raconte-lui toute l’histoire, le coma, etc.

Yeongyi étira un sourire poli sur ses joues, mais elle ne prononça pas un mot. Elle ne savait pas quoi dire, en vérité, et se sentait profondément mal à l’aise. Sieun, intrigué par sa présence, ne cessait de jeter vers elle des regards obliques mais lui non plus, ne disait rien.

- Venez vous servir, déclara Suho d’un ton ferme - c’était un ordre, et non une invitation.

Les deux autres s’exécutèrent sans un bruit. Seul le son des papiers qu’on déchire, de la mastication, et d’un haussement de ton au fond du couloir troublèrent la consistance opaque qu’avait pris l’atmosphère autour d’eux. Sieun fixait un pli de l’oreiller, Yeongyi ses chaussettes qu’elle venait juste de remettre à ses pieds, et les yeux de Suho passèrent rapidement de l’un à l’autre plusieurs fois.

- Il ment, finit-il par dire à l’adresse de Yeongyi, rompant le silence. C’est lui qui me rapporte le plus de bonbons, il ne peut pas s’en empêcher. Je lui ai trop manqué.

Il lui fit un clin d'œil tapageur et elle ne put, malgré elle, s’empêcher de lâcher un gloussement de surprise. Sieun poussa un profond soupir agacé, levant les yeux au plafond, comme il le faisait avant avec Suho. Avant.

Elle porta la main à sa bouche, gênée d’avoir ri, comme si cela ne lui était pas permis. Les yeux de Sieun se posèrent de nouveau sur elle et elle regarda ailleurs, dans le même sentiment inconfortable qui s’était invité en elle depuis que le garçon avait franchi la porte de la chambre. Le regard de Sieun n’était pas sévère pourtant, juste une sincère interrogation. Mais Yeongyi était trop anxieuse pour débattre intérieurement sur les vraies intentions du jeune homme à son égard. Elle s’était déjà fabriquée une vérité en elle-même à ce sujet.

Elle parvenait petit à petit à se pardonner pour son comportement vis-à-vis de Suho, mais la culpabilité qu’elle ressentait envers Sieun avait continué de la grignoter inlassablement.

Soudain, les yeux de Yeon Sieun se plissèrent vers le visage de Suho, qu’il scruta avec un rictus au coin de la lèvre. Suho le remarqua immédiatement et mit sa main sur son propre nez, sur sa propre joue, comme pour y retirer une miette.

- Quoi ? demanda-t-il, interloqué. J’ai quelque chose ?
- Ta frange, dit Sieun.
- Quoi, ma frange ?
- Elle est courte.

Sieun pointa son doigt et le posa sur le front de Suho.

- Là.

Suho secoua la tête, et fronça un sourcil en direction de Yeongyi qui découvrit, avec le mouvement de cheveux de son ami, que la frange qu’elle avait coupé n’était absolument pas, résolument pas droite. Elle atteignait, sur le côté droit, une hauteur exagérée au-dessus du sourcil, si bien qu’on aurait dit le pic d’une montagne qui ne faisait que progresser sur toute la largeur du front. Yeongyi aperçut aussi un trou sur la base du crâne tandis que Suho passait frénétiquement ses doigts sur sa tête, mais elle ne dit rien.

- Tu devrais t’informer un peu plus sur les tendances de cette année, parce que le gazon mal coupé n’est pas à l’honneur, commenta Sieun en souriant.
- Regardez qui parle ! s’exclama Suho avec ironie. Un vrai féru de la mode, celui-là.

Il se tourna vers Yeongyi.

- Tu l’as fait exprès parce que j’ai pris le dernier cookie.
- Je te promets que non.
- J’avais tous les droits de le prendre. J’ai été dans le coma pendant deux ans.
- Je te dis toujours que non.

Suho, espiègle, paraissait particulièrement fier de sa blague, sa manière à lui de conjurer ce qui lui était arrivé. Néanmoins, l’évocation de son absence tirailla le cœur de Yeongyi, qu’elle sentit se déchirer dans sa poitrine. Ses yeux traversèrent une nouvelle fois la distance qui les séparait de ceux de Sieun, et ils se contemplèrent mutuellement, sachant qu’ils ressentaient tous deux exactement la même chose à ce moment-là. Ce genre de plaisanterie ne les amusait pas plus que ça.

- Vous devriez vous parler tous les deux, finit par dire Suho. Vous avez des tas de choses à vous…

Mais avant qu’Ahn Suho ne termine sa phrase, une psychologue, suivie d’une infirmière, se firent annoncer, et elles entrèrent toutes les deux dans la chambre. La première suivait le jeune homme depuis son réveil, et son arrivée signifiait le départ, momentané, des visiteurs. Yeongyi décida de rentrer chez elle, tout court. Elle marmonna un bref au revoir qui ne laissa pas le temps à Suho d’en ajouter davantage et, avant que quiconque ne puisse faire quoi que ce soit, elle attrapa, ses bottes, sa veste, son écharpe, et se faufila dans le couloir par la porte restée ouverte.

Yeongyi se savait impolie, mais elle accéléra le pas malgré tout. Avec un peu de chance, elle aurait rapidement le bus qui la raccompagnerait jusque chez elle. Elle traversa le couloir à vive allure, ses pas se confondant avec des soubresauts, en atteignit un deuxième, et se positionna devant l'ascenseur des visiteurs. Elle l’appela, attendit, mais les portes ne s’ouvrirent pas. Elle trépigna, tapa du pied sur le sol, et finit par jurer à voix basse. Elle ne voulait pas que Sieun la rattrape.

Sauf qu’il était déjà là.

La mort dans l’âme, elle se tourna vers lui. Il la regardait toujours, avec cet air surpris, naïf, sans qu’aucune accusation ne traverse ses pupilles.

- Suho m’a dit que tu venais régulièrement le voir à l’hôpital. Comment tu vas ?

Quelques mots, tout simples. La banalité d’un quotidien qu’ils partageaient à présent tous les deux. Leur platitude frappa Yeongyi en plein visage, tant elle estimait mériter tout autre chose.

- Il te l’a dit ? marmonna-t-elle plus bas qu’elle ne l’aurait voulu, car la tonalité de sa voix lui échappait.


Sieun hocha la tête à l’affirmative, ses mains enfoncées dans les poches de la veste qu’il avait toujours sur les épaules.


- Pour être honnête, il m’avait confié que tu serais là cet après-midi.
- Tu…

Yeon Sieun prit une profonde inspiration et plongea ses iris dans les siens pour ne plus les laisser fuir. Cela fonctionna : la jeune femme ne réussit plus à regarder ailleurs.

- Je crois que tu n’as pas très envie de me parler mais moi, je le voulais. Ça me fait plaisir de te voir, Yeongyi-ah, je me demandais ce que tu étais devenue.

Il était doux, patient. Yeongyi sentit une boule se former dans sa gorge et elle la détesta. Non , elle ne pleurerait pas, pas encore. Elle se le refusait, elle avait déjà suffisamment mise à nue son âme devant Suho, alors qu’il s’agissait d’un exercice particulièrement difficile pour elle. Malgré tout, de grosses larmes montèrent, qu’elle retint tant bien que mal, bien qu’elles lui brouillaient légèrement la vue.

Sieun semblait s’en être aperçu. Il parla à sa place pour lui épargner cette difficulté.


- Je voulais juste que tu saches… Merci, pour la grand-mère de Suho.

Yeongyi écarquilla les yeux. Elle ne s’était pas attendue à ça.

- Suho m’a dit, continua Sieun en hésitant, pesant chacune de ses paroles avec précaution, Suho m’a dit que tu avais aidé sa famille durant tout ce temps.

Le mot “temps” lui était douloureux. À elle aussi. L’air devint subitement plus dur mais Sieun s’évertuait à le faire s’évaporer.

- Moi, je n’en ai pas été capable. J’étais au lycée, je… je n’allais pas bien. Pas bien du tout.

Sa voix était devenue rauque, mais il mettait un point d’honneur à continuer, à se débattre avec lui-même, comme si toute l’importance du monde résidait en cet instant, dans cet échange.

- Je ne gagnais pas d’argent. J’aurais peut-être dû. Je… Merci, Yeongyi-ah. Merci pour ce que tu as fait pour lui.
-Sieun-ah…

É mue, la jeune femme avança d’un pas vers lui, les bras croisés sur sa poitrine. Autour d’eux, l’hôpital, ses sons, ses odeurs, son animation n’existaient plus. Il n’y avait qu’eux, sur ce carrelage clair, devant cet ascenseur hermétiquement fermé.

- Tu es encore un élève, lui chuchota-t-elle avec douceur. Bien sûr que tu ne le pouvais pas. Moi, je… je n’ai pas fait grand-chose. Pas autant que ce que j’aurais dû.
- C’est déjà bien suffisant pour moi.

Cela l’atteignit droit dans son cœur, comme une flèche imprévue, décochée avec une précision sans faille, parfaitement visée dans sa cible. Yeongyi essuya une larme qui manqua de tomber dans le creux de son cou.

- Je suis désolée d’être partie.

Elle le pensait si fort. Mais le passé était immuable, et on ne pouvait le changer. Il se tenait là, debout, sans cesse, comme un rideau tiré derrière soi. La main que Sieun posa sur l’épaule de Yeongyi la tira de sa douloureuse rêverie.

- Yeongyi-ah, je vais te dire quelque chose que mes amis m’ont dit car je crois que toi aussi, tu as besoin de l’entendre. Ce n’est pas ta faute.

Les portes de l'ascenseur s’ouvrirent enfin, mais ils ne le prirent pas.

*

Le ciel était clair, sans un nuage. C’était une belle journée, le premier jour du week-end. Sieun et Yeongyi s’étaient donnés rendez-vous à l’entrée de l’hôpital en fin d’après-midi et, avant de rejoindre la chambre de leur ami, ils s’arrêtèrent devant un distributeur automatique.

Sieun attrapa les trois canettes bleues et en tendit une à Yeongyi. La jeune femme perçut le regard sur sa main alors qu’elle attrapait la boisson. Elle n’était pas idiote : elle savait qu’il avait, comme Suho, remarqué certains changements chez elle. Sieun s’était également, quelques jours auparavant, attardé sur les traits de son visage, ses cernes prononcées, ses pommettes creuses. Elle aussi avait vu qu’il était, de son côté, légèrement différent : là où Yeongyi avait maigri, Sieun quant à lui avait pris du poids, ses joues un peu plus rondes qu’auparavant. Elle se fit comme réflexion que la douleur de la perte s’était exprimée différemment dans le corps de chacun.


Cependant, le visage de Sieun s’était éclairé, serein. Ses discrets sourires se faisaient de plus en plus présents. Il était beau à voir.

- C’est bien que tu te sois créé un compte, dit-elle alors qu’ils franchissaient ensemble la porte qui menait au hall de l’hôpital.

Sieun, qui réajustait sur son épaule la hanse du sac qui contenait les biscuits du jour, se pencha vers sa camarade. L’écran du téléphone de Yeongyi, rayé sur le côté, montrait le photo qui avait été prise d’eux trois quelques jours plus tôt, et postée sur Instagram. Dessus on les y voyait, debout près d’une petite table, où se trouvait un beau gâteau que Mme Ahn avait préparé avec soin. C’était elle, d’ailleurs, qui avait pris la photo. Cette petite fête improvisée avait beaucoup plu à Suho, et elle s’était terminée dans les rires quand il comprit qu’une infirmière en particulier avait trouvé grâce aux yeux de Yeongyi. Celle-ci fut taquinée par les deux garçons toute la soirée dans le but qu’elle donne son numéro de téléphone à la femme de douze ans son aînée, ce qu’elle n’avait évidemment pas fait.

Yeongyi avait adoré cette soirée.

- Je peux te taguer sur toutes les photos que je veux, maintenant, roucoula-t-elle avec plaisir et entrain.
- N’en fais pas trop non plus, la menaça-t-il avec affection.

La jeune femme cliqua sur le profil de son ami, par automatisme, et y vit l’autre photo qu’elle y avait déjà aperçue.

- Ils ont l’air vraiment chouettes, dit-elle en désignant du bout du nez les trois garçons qu’elle ne connaissait pas, entourant Sieun dans un fond de paysage vert.

Sieun n’avait pas posté la photo de lui-même, mais y avait été tagué comme ce fut le cas par Yeongyi sur celle avec Suho.

- Ils le sont, répondit Sieun. Sans eux, ça aurait vraiment été difficile.

Yeongyi montra qu’elle comprenait par un petit bruit de gorge. Depuis qu’elle et Sieun s’étaient retrouvés, ils se comprenaient beaucoup, et de mieux en mieux.

- Je ne les ai jamais vus, commenta-t-elle à voix haute.
- Ils sont venus voir Suho deux fois avec moi, expliqua Sieun, mais ils préfèrent me laisser seul avec lui. Ils ne le connaissent pas, et Baku m’a dit que je devais profiter et rattraper le temps perdu.
- Il a raison.

Ils montèrent dans l'ascenseur. Yeongyi s’enquit d’une boîte dans le sac en bandoulière et l’ouvrit de manière impitoyable pour y prendre une friandise. Sieun fit mine de froncer les sourcils dans sa direction mais au fond d’elle, la jeune femme savait qu’il était satisfait de la voir manger.

C’était agréable de vivre, de respirer, pensa Yeongyi. Elle n’avait pas ressenti ça depuis très longtemps. L’air ne pesait pas lourd sur sa poitrine, elle accueillait la gentillesse autour d’elle les bras grand ouverts, tout paraissait magnifique. Pour la première fois depuis longtemps, elle se sentait mieux. Il y avait encore des moments compliqués, surtout lorsqu’elle était seule le soir, chez elle. Mais en présence de Sieun et Suho, l’existence prenait de nouveau tout son sens.

Avec Sieun et Suho, la joie de vivre était enfin revenue.

Quand ils sortirent de l'ascenseur et parvinrent dans le bon couloir, la jeune femme agrippa le bras de Sieun, trottinant à côté de lui comme une enfant.

- Tu vas en renserver, commenta-t-il devant la canette ouverte qu’elle tenait et dont elle avalait le soda, tandis qu’il avait conservé les deux autres, bien fermées, au fond du sac.

Pourtant, il la laissa faire et ne se détacha pas d’elle.
Quand ils parvinrent jusque devant la porte de la chambre, Yeongyi avait déjà terminé sa canette. Elle la laissa tomber dans le sac, tandis que Sieun frappait doucement à la porte. Par habitude, il ne s’annonça pas, et également parce que Suho était au courant de leur arrivée.

Yeongyi ne comprit pas pourquoi Sieun, qui entra le premier, s’était figé devant elle. Elle n’avait que son dos en vision, et étira un peu la nuque pour découvrir ce qu’il se passait.

En jetant un regard sur l’homme qui se trouvait face au lit de Suho, un frisson glacial la parcourut malgré la température douce. Un malaise palpable épousait chaque mur, chaque meuble, chaque volume de la pièce. L’individu, d’âge mûr, impeccable dans son costume sombre, jeta un œil sur Yeongyi avant de reporter toute son attention sur Sieun. Ces secondes-là parurent interminables. Près de la fenêtre, la jeune femme vit un autre homme, discret, bien habillé lui aussi, les bras croisés.

- Yeon Sieun, se dévoila la voix grave et antipathique, je ne m’attendais pas à te rencontrer.
- Je n’ai pas eu le temps de vous prévenir, s’éleva avec force celle de Suho à l’adresse de ses deux derniers visiteurs, et on sentait bien qu’il le faisait exprès. Je l’aurais bien fait, mais cette visite est une visite à l’improviste.

Il regarda intensément Sieun et Yeongyi, et cette dernière intégra que quelque chose d’anormal était en train de se passer.

- Je ne suis là que depuis… disons… cinq minutes ? s’amusa l’homme mystérieux.

Il fut le seul à rire - un rire de circonstance, un rire travaillé, qui n’avait de valeur que de par son talent de comédien.

- Trois, répondit brutalement Suho en désignant d’un geste de la main la pendule en face de lui.

Sa façon de répondre était incorrecte, discourtoise. Ce qu’il se passait devait être vraiment grave.

Sieun pivota pour déposer sa veste et son sac sur la chaise, suivi de près par Yeongyi. Il profita que le reste du monde se trouvait momentanément derrière lui pour lui murmurer, subrepticement : “ père de Beomseok ”.


Père de Beomseok.
Quoi ?

Les yeux de Yeongyi s’écarquillèrent si grands que ses sourcils touchèrent le sommet de son crâne. Les traits de Sieun, quant à lui, s’étaient durcis depuis sont entrée dans la chambre. Il serrait la mâchoire et sa paupière avait un rictus nerveux. Il était en colère.

D’un discret coup de coude, il lui indiqua d’aller du côté où l’autre homme, qui n’avait pas bougé, ni émis le moindre son jusque là, ne se trouvait pas. Ils se placèrent ainsi de part et d’autre de la tête de lit de Suho. Sieun lui demanda rapidement, dans un murmure, s’il allait bien, et la jeune patient répondit à l’affirmative tout aussi brièvement. Puis, toute la concentration de Sieun, Suho et Yeongyi se plaça sur l’individu qui se trouvait devant eux.

Elle ne l’avait pas reconnu. À vrai dire, elle n’avait jamais eu l’occasion de bien le voir. Une seule fois elle l’avait aperçu,comme dans une brume, lorsqu’elle avait cogné contre la vitre de cette voiture, à bout de souffle, pour parler à Beomseok. Ce jour-là, toute son attention était fixée sur le garçon, et non sur son père. Subitement, maintenant, ce dernier se trouvait dans la même pièce. Se souvenait-il de Yeongyi ? Ça n'en avait pas l’air. Elle devait lui être aussi étrangère que ce jour-là.

Il se présenta - de nouveau, ajouta-t-il. Son nom était Oh Jinwon, membre du Congrès. Il commença à énumérer ses actes politiques, en des termes pompeux, sur la condition adolescente qui fut son fer de lance. Yeongyi n’avait aucun souvenir de ne l’avoir jamais vu quelque part. Elle cherchait en sa mémoire, mais rien. Il fallait bien avouer qu’elle avait eu la tête ailleurs, ces dernières années, pour se pencher sur la politique. Suho et Sieun, eux, portaient sur cet homme le regard sombre et le jugement de tous les diables.

- Vous n’avez pas été réélu, intervint froidement Sieun à la fin de l’insipide monologue. Vous ne portez plus le titre sous lequel vous vous présentez devant nous aujourd’hui.

Yeongyi percevait la tension dans l’air, si puissante qu’elle aurait pu briser les ailes d’un corbeau. L’associé ou l’assistant, qui qu’il soit, adoptait un air de plus en plus sévère juste derrière Sieun.

- Faites attention à la manière dont vous me parlez, répondit M. Oh d’un ton plus glacial encore, repliant les rebords sa chemise sur ses poignets. Surtout après ce que j’ai fait pour vous. Je suis venu par amitié, pour voir comment était la santé de M. Ahn.

Suho avait tout raconté à Yeongyi : Oh Jinwon avait payé l’intégralité de ses frais hospitaliers, mais avait voulu s’en prendre à Sieun en contrepartie. Seule la vidéo du passage à tabac avait aidé le jeune garçon comme moyen de pression sur le député. Sieun avait dû promettre de ne pas ébruiter l’affaire ; en échange, il n’aurait aucune poursuite judiciaire à cause des blessures, parfois très lourdes, qu’il avait infligées à ses camarades. Oh Jinwon, avec son pouvoir, avec ses relations, avait tout étouffé. Beomseok avait été envoyé à l’étranger, Sieun dans un autre lycée, mais un lycée bien en-dessous de ses capacités intellectuelles, un établissement à la mauvaise réputation où le garçon avait traversé seul, longtemps, l’enfer de la dépression.

Suho était tellement en colère.

Il gardait son calme devant Sieun, mais il avait exprimé pleinement ce qu’il ressentait devant Yeongyi.
Ils avaient touché à Sieun.
Il ne leur pardonnerait jamais.

Sieun n’ouvrit pas la bouche face à la dernière réplique de M. Oh à son égard. Il se contenta de regarder cet homme avec tout le mépris que ses yeux pouvaient exprimer.

Suho, en revanche, pencha inexorablement, subtilement, son buste vers l’homme apparu en costume dans le seul but d’effrayer son auditoire : trois jeunes personnes sorties à peine de l’adolescence, sans qu’aucun majeur ne soit présent à leurs côtés.Trois victimes sans défense, facilement impressionnables. En tout cas, c’est ce dont il était convaincu.

M. Oh parut deviner cependant qu’Ahn Suho ne se laisserait pas faire, qu’il possédait sans doute un tempérament un peu plus vif que son compagnon. Ses iris brillaient d’une flamme intense, maladive, écoeurante. Lorsqu’il prit la parole, sa voix était modérée, mais son visage racontait tout le contraire.

- Vous avez essayé de gâcher l’avenir de Sieun par tous les moyens parce que vous ne supportiez pas l’idée d’assumer la vérité, commença-t-il. La vérité sur ce que votre fils a fait. Vous ne méritiez pas votre mandat, et je suis content que vous ne soyez plus député. La Corée mérite bien mieux que vous.

M. Oh parut avoir été giflé. L’autre qui l’accompagnait s’était redressé, cherchant peut-être à être menaçant, mais Suho n’en avait que faire. Yeongyi avait les yeux bloqués sur les deux hommes face à eux. Sieun, lui, ne regardait plus que Suho.

- Beomseok, je suis ici à cause de lui. Il m’a pris deux ans de ma vie, mais aussi deux ans de sa vie à lui (il désigna Sieun de deux doigts) , deux ans de sa vie à elle (les doigts désignèrent Yeongyi dans la direction opposée) , et deux ans, deux…

Les doigts en l’air, la main de Suho commença à trembler, ainsi que le timbre de sa voix. La respiration saccadée, il reprit :

- Deux ans de ma grand-mère. Il lui a volé deux ans. Il lui a aussi donné des nuits sans sommeil, des journées abominables, fatiguantes, une tristesse qui la détruisait chaque jour à petit feu. Ses économies ont chuté, elle a eu toutes les peines du monde à maintenir le restaurant à flot, et pour ça, vous n’avez rien fait. Rien.

M. Oh fit un geste en direction de son collègue pour lui dire de ne pas intervenir. Suho enchaîna.

- Les trois domaines les plus importants de la vie ont été attaqués par votre fils. Il s’en pris à ma famille, il s’en est pris à mon amie Yeongyi, il s’en est pris…

Suho respira profondément. Son regard croisa celui de Sieun, avant qu’il ne reparte au combat. Ses yeux lui avaient redonné courage, constance. Il devait finir ce qu’il avait dire. Le jeune homme s’était donné cette mission : sortir tout ce qu’il avait dans son cœur.

- Plutôt que d’agir en citoyen correct, honnête, en père normal, reprit-il d’une foulée, vous avez protégé Beomseok contre lui-même de son acte criminel. Il n’a jamais affronté les conséquences de ses actes. Ses amis non plus. Je n’ai que du dégoût pour vous, et pour lui. J’espère qu’il s’amuse bien aux Philippines.

Suho se laissa retomber contre l’oreiller. Il arborait sur ses traits l’orgueil satisfait d’avoir remis à sa place la fierté mal placée d’un interlocuteur croyant que sa richesse avait réponse à tout.

Yeongyi percevait l’adrénaline de son ami par tous les pores de sa peau. Au fur et à mesure que la pression redescendait, l’atmosphère devenait de plus en plus malaisante. La jeune femme espéra que les intrus partiraient vite, et qu’ils seraient tous les trois débarrassés d’eux. Pour s’occuper les mains, Yeongyi prit une bouteille d’eau qui se trouvait non loin, et entreprit d’ouvrir le bouchon pour en verser un verre à Suho. Cependant, avec ce qui suivit, elle s’interrompit immédiatement dans son geste.

Oh Jinwon ne se fâcha pas. Il ne gronda pas, ne menaça pas, ne partit point en grondant pour exprimer son mécontentement. Non. Il enfouit l’une de ses mains dans la poche de son costume pour en retirer une paire de lunettes et commença à en nettoyer les verres. Yeongyi était persuadée, était sûre, même, d’avoir aperçu l’ombre d’un sourire chez cet homme, si brève qu’elle ne fut bientôt plus qu’un mirage.

- Malheureusement, Beomseok ne s’amuse pas. Il nous a quitté.

C’était comme si on venait de taper dans la peau d’un tambour. Les oreilles de Yeongyi se mirent à siffler dans l’épouvante de ce qu’elle venait de comprendre. D’un même élan, Sieun et elle se rapprochèrent de Suho. Yeongyi posa ses doigts sur son épaule, et Sieun sa main sur la sienne. Le groupe dévisagea avec horreur M. Oh, imperturbable, qui continuait à astiquer ses lunettes avec attention.

- Cela fait un moment, déjà. Un malheureux accident, il n’était là-bas que depuis un mois. Un tragique, tragique accident… vous connaissez les jeunes, toujours si imprudents.

Il leva la paire face à la luminosité de la fenêtre pour vérifier qu’il n’y restait plus aucune trace puis, satisfait, les posa sur son nez.

- Personne n’en a entendu parler, marmonna Sieun, bouleversé.

En disant “personne”, il désignait leur trio. D’eux trois, c’était lui était le plus choqué. Sieun avait toujours été du genre à économiser ses mots, à être prudent dans la démonstration de ses émotions. En cet instant précis, c’était comme si on lui avait arraché la peau du visage à vif.

- Il y a eu des articles, expliqua leur interlocuteur d’un air absent, mais son nom n’y figurait pas. Juste le mien.

Yeongyi ne saurait l’expliquer, mais elle sentit au fond d’elle que ce détail paraissait le satisfaire. La jeune fille savait ce qu’était de grandir sans amour et d’avoir auprès de soi des adultes qui vous ignorent. Elle les reconnaissait facilement, maintenant, ces types de personnes quand elle en croisait. Elle les méprisait. C’est exactement ce qu’elle ressentit face à lui.

Elle vit Sieun baisser la tête vers le sol. Il avait certainement cherché Beomseok dans divers moteurs de recherche, mais il n’avait pas songé à fouiller du côté du père.

Il l’avait certainement cherché comme il avait dû le faire avec elle.

Yeongyi n’avait pas ce type de tempérament, mais elle ressentit le besoin de contourner le lit et de le serrer dans ses bras. Elle s’en abstint devant M. Oh.

- Que lui est-il arrivé ? demanda-t-elle en s’adressant à ce dernier, d’une voix qu’elle espérait aussi claire et directe que possible.
- Une chute, répondit-il.

Et il n’ajouta rien de plus.
Il regarda longuement Suho, puis dit :

- Au revoir, mon garçon. Nous ne nous reverrons plus.

Il fit signe à son collègue, qui n’avait jamais prononcé un seul mot. L’épaule de ce dernier heurta Sieun en passant, puis les deux hommes quittèrent la pièce, laissant derrière eux un silence abrutissant et le creux de leur toute puissance.

Les bruits du couloir fut leur seule compagnie durant de longues minutes. La main de Yeongyi reposait toujours, sans bouger, sur l’épaule de Suho, et celui-ci avait attrapé le bras de Sieun, cherchant à le faire revenir parmi eux.

- Sieun-ah ? Tu m’entends ?

Ce fut Suho qui prit l’eau, et en tendit un verre plein à Sieun, lui ordonnant de le boire en entier. Ce dernier s’assit sur le bord du lit, et obéit.

Yeongyi se mordit la lèvre. Elle voulait parler. Était-ce une bonne idée ? Suho avait capté immédiatement son geste et l’intima d’un signe du menton.

- Je ne crois pas que ce soit un accident, lâcha-t-elle.

Yeongyi avait l’impression qu’un amas rocheux dévalait jusqu’au fin fond de son estomac. Elle n’arrivait pas à croire ce qu’elle était en train d’insinuer. Mais ce sourire. Cette nonchalance. Le fait qu’il soit accompagné… comme pour se protéger ?

- Je crois aussi, murmura Sieun, essoufflé par l’angoisse qui pesait sur lui.

Suho l’interrogea du regard, mais Yeongyi avait déjà compris.

- Entre enfants n’ayant pas eu la vie facile, on se reconnaît, expliqua-t-il. Je crois que Beomseok avait la pire d’entre nous.

Rien n’était plus vrai que cette phrase.

Dans un silence quasi religieux, Yeongyi prit son téléphone portable et fit quelques recherches rapides. Elle prit ensuite une profonde inspiration, et continua à argumenter la pensée qui ne la quittait plus depuis tout à l’heure.

- Il n’y a eu aucune conférence, aucune interview, narra-t-elle. Cela aurait pourtant pu lui apporter la sympathie des électeurs.
- Son deuil lui aurait fait marquer des points auprès de la population, continua Sieun.
- Beomseok nous avait dit qu’il n’avait été adopté que pour servir la politique de son père, rappela Suho. Et il l’a embarrassé avec cette vidéo.
- J’ai toujours soupçonné qu’il se passait quelque chose chez lui, termina Sieun.

Ils se regardèrent tous, désenchantés. Ils étaient soudainement, dans cette petite chambre blanche du septième étage de l’hôpital, devenus tous adultes. L’abominable répulsion qu’ils ressentaient semblait trop lourde à porter.

Le soleil dans le cœur de Yeongyi repartit comme il était venu.

*

Le gros chat gris exprima de nouveau son mécontentement en voyant sa voisine se rapprocher. Vivement, il se dressa sur la pointe de ses pattes et fit le dos rond. Le félin était appliqué à la tâche et gronda si fort qu’il aurait pu réveiller tout l’immeuble.

- C’est chez moi ici, pas chez toi.

L’animal feula vivement en guise de réponse, et détala du palier de Yeongyi. Cette dernière l’ignora et rentra chez elle.

Lorsqu’elle alluma la lumière, sa couleur jaunâtre créa brièvement chez la jeune femme un sentiment de révulsion. La lueur éclairait les meubles, le sol, le plafond, ce studio qui avait accueilli toute la tristesse du monde un an et demi plus tôt. Il semblait s’en être nourri car tout ici transpirait le chagrin : des morceaux de murs élimés, des tâches sombres sur le tapis, une pile de vaisselle sale dans l’évier. Près du buffet, à terre, une dizaine de bouteilles d’alcool, vides, la saluaient avec ironie.

Elle déposa sur la table les courses qu’elle avait faites en sortant de l’hôpital, avant de revenir chez elle. Dans sa tête, tournait en boucle les mots de M. Oh, et Beomseok. Le visage de Beomseok. La vie de Beomseok. Le sort de Beomseok.
Yeongyi ne mangerait pas ce soir. Elle regarda durant un long moment les quatre nouvelles bouteilles qu’elle avait achetées. Elle n’aimait pas ce qu’elle était. Mais jusqu’à demain, elle souhaitait disparaître.

On toqua à sa porte.
Trois coups brefs, rapides, ordonnés. Yeongyi fut surprise. Il était plus de 21h, et elle n’attendait personne ce samedi soir. De toute manière, elle n’attendait jamais après qui que ce soit. Elle n’invitait jamais personne.

Elle marcha, inquiète, à pas rapides vers sa porte, et l’entrouvrit. Yeongyi, sous la surprise de ce qu’elle vit, l’ouvrit beaucoup plus.

Sur le seuil se tenait Sieun, le chat gras et gris dans les bras. Celui-ci ronronnait, et paraissait lancer à sa détestée voisine un air de défi.

- Il a l’air de t’apprécier, commenta Yeongyi mollement.
- Il est adorable, sourit Sieun avec légèreté en gratouillant le chat derrière les oreilles, et Yeongyi se demanda s’ils vivaient sur la même planète, elle et lui.

Il finit par laisser l’animal s’en aller dans la pénombre et reporta son attention sur son amie, attention qui se dirigea malgré lui vers ce qu’il y avait derrière elle : la ligne de bouteilles en verre. C’était trop tard, il l’avait vue. Dans un premier temps, Sieun ne dit rien. Son visage demeura imperturbable : aucune expression catastrophée ne vint pour hanter Yeongyi. Cela la rassura, juste un peu. Mais il avait deviné. L’expression indéchiffrable, il regarda de nouveau la jeune femme.

- Comment tu sais où j’habite ? questionna-t-elle.
- Halmeoni me l’a dit tout à l’heure, avant que je parte. Elle voulait que je passe te voir.

Il n’avait pas besoin d’ajouter autre chose. Yeongyi comprit qu’elle avait inquiété plus de monde que ce qu’elle avait cru.

- Est-ce que je peux entrer ?

Elle n’imaginait pas dans quel monde elle aurait pu lui dire non. La jeune femme l’accueillit malgré elle, gênée par l’état de son lieu d’habitation. Elle bredouilla quelques excuses mais Sieun la coupa dans son élan.

Ils étaient amis. Ce n’était pas grave.

Il demanda à Yeongyi les sachets transparents. Et ce fut tout.
Devant elle, sans dire un mot, Sieun prit une à une les bouteilles posées sur le sol, et les plaça à l’intérieur des sacs. Ce fut méthodique, rapide. Tout se passa en silence et, une fois qu’il eut terminé, se charga de les jeter avant de s’approcher du réfrigérateur. En l’ouvrant, il constata le vide qui régnait à l’intérieur mais encore une fois, il n’émit aucune réflexion. Il referma la porte blanche et, posant ses coudes sur le buffet, il parla à Yeongyi tout en tapotant sur l’écran de son téléphone portable.

- On se commande à manger ? dit-il. On pourrait regarder un film avec Suho en visio après, je pense que ça lui ferait plaisir.

Une heure plus tard, leur livraison de fast-food dans les mains et dégoulinant sur leurs ongles (la mine exaspérée de Sieun fit rire Yeongyi alors qu’elle lui tendait un mouchoir en papier), ils s’installèrent tous les deux dans le canapé marron. La musique du long-métrage débuta sur l'ordinateur portable et la voix de Suho retentit, avec sur la langue une blague salace à propos du titre du film. Sieun lui dit de se taire, ce qui n’eut pour ainsi dire aucun effet.

Ce soir-là, Yeongyi ne toucha pas aux bouteilles qu’elle avait achetées et ramenées le jour même. Elle les regarda de loin, plusieurs fois, mais ne s’en approcha pas. Bercée par l’odeur des frites, la chaleur de Suho, la présence de Sieun, elle comprit une chose essentielle.

Elle ne serait plus jamais seule.

*

Les trois paires de sneakers frappaient à l’unisson le bitume du trottoir sous les rayons lumineux de mai. L’animation dans les rues était agréable, les visages confiants. Cette journée était productive à bien des égards, et un enthousiasme serein planait auprès de ces trois jeunes personnes alors qu’elles s’arrêtèrent sur le chemin pour prendre chacune un hotteok .

La chaleur de la petite crêpe ravit la gourmandise de Seo Juntae. Il la tenait au creux de ses paumes et sentait à plein nez, heureux, le parfum de cannelle qui venait jusqu’à lui.

- Yaaa , tu ne l’as toujours pas avalée ? s’exclama Go Hyuntak en se rapprochant dangereusement du détenteur de la crêpe à la cannelle. Tu as besoin d’aide ?
- Non, merci, répondit courageusement l’intéressé en plaçant ses mains le plus loin possible du nez de Gotak. Tu as mangé la tienne trop vite. C’est ta faute.
- Une erreur que je promets de ne pas reproduire avec la tienne.

Juntae lui demanda à plusieurs reprises d’arrêter, se retenant à peine de rire, tandis que son ami faisait exprès de tourner autour de lui. Celui-ci n’avait jamais eu la volonté de lui prendre son hotteok , mais il n’avait pu résister à une occasion de le taquiner.

Il s’arrêta assez rapidement, poussant un grand soupir d’aise.

- C’est mignon de te voir la renifler comme ça.
- Quand vous aurez fini vos enfantillages, dit une voix forte derrière eux, on a encore un bout de route qui nous attend.
- Une rue, précisa Gotak.
- Et pas très grande, ajouta Juntae.

Park Humin, un paquet tout rond sous le bras, prit un air faussement renfrogné tandis qu’il mâchait ostentatoirement son propre encas.

- Où est mon contrat de baby-sitting pour vous deux, au juste ? Où est mon argent ?
- Tu fais ça gratuitement, assura Gotak en lui claquant le dos. Tu ne peux pas te passer de nous.

Juntae acquiesça et les suivit alors qu’ils reprenaient le chemin tous ensemble.

Alors que leurs pas les menaient jusqu’à l’hôpital, ils parlèrent tous les trois de sujets divers et variés, comme de la fille secrète sur qui Hyuntak aurait un crush (ce que ce dernier niait catégoriquement, mais de façon trop impétueuse pour être pris au sérieux) ou bien de la petite fête secrète qu’ils organisaient pour la sortie de Suho, le week-end prochain. Baku avait promis qu’il rapporterait le poulet frit pour tout le monde.

Quand ils arrivèrent près de la façade de l’entrée, Sieun, Yeongyi et Suho s’y trouvaient déjà. Celui-ci respirait bruyamment l’air frais de l’extérieur à plein poumons, pleinement satisfait de son départ, tout en jetant de temps à autre un regard derrière lui, vers le hall de l’hôpital : sa grand-mère s’y trouvait encore, réglant quelques derniers détails.

Les garçons d’Eunjang s’approchèrent, le sourire aux lèvres, et tous se saluèrent avec beaucoup de vigueur.

- Tu dois être soulagé d’être sorti, dit Juntae à Suho, qui faisait une tête de plus que lui.
- Je ne suis pas déçu de laisser ce fichu fauteuil derrière moi, c’est vrai, répondit Suho avec fierté. Je tiens bien droit sur mes deux pieds.
- Suho-ssi, attrape, dit Baku en lui lançant le cadeau empaqueté. C’est de la part du meilleur trio qui existe - désolé Sieun-ah, on t’a laissé un peu sur la touche sur ce coup-là, mais tu étais tellement occupé…

Sieun leva les yeux au ciel pendant que Suho déballa ce qui s’avérait être un ballon de basket flambant neuf.

- Si tu veux, avec Gotak, on s’est dit qu’on pourrait t’aider à te réentraîner, expliqua Baku. Petit à petit, bien sûr. On a appris de source sûre (il désigna Sieun de manière totalement indiscrète sur sa gauche) que tu étais un grand sportif.
- Tu vas le redevenir, ajouta Hyuntak d’une voix décidée.

Ahn Suho, qui inspectait le ballon signé à trois mains sous tous les angles pour dissimuler une soudaine émotion, releva la tête.

- Merci les gars, ça me touche. Vraiment.
- Qu’est-ce qu’on ne ferait pas pour le petit copain de son meilleur camarade de classe et oh! Que vois-je ? Bonjour…

Baku s’était tourné de manière théâtrale vers Yeongyi, un sourire charmeur sur les lèvres. Elle s’était faite étrangement discrète jusqu’ici, parce qu’elle souhaitait que les jeunes hommes se retrouvent d’abord entre eux. Elle s’écarta vivement en fronçant fort les sourcils.

- Non.
- D’accord.

Gotak s’étouffa de rire et, plié en deux, cacha sa bouche avec le revers de sa veste. Baku le fusilla du regard tandis que Yeongyi contournait tout le monde pour se rapprocher de Juntae et lui prendre le bras.

- Toi, je t’aime bien. On va faire le chemin inverse ensemble.
- Entendu.

Le fou rire de Gotak s’éternisa jusqu’à ce qu’il en eut mal à la mâchoire. Il contamina Sieun, et Suho qui cacha le sien derrière le ballon qu’on venait de lui offrir. Puis un court silence revint, tendre, et les six amis savourèrent cet instant volé qui, ils le savaient, signait le début d’un nouveau chapitre dont ils ignoraient encore la teneur.

Suho, Sieun et Yeongyi se regardèrent mutuellement pendant que les trois autres continuèrent de se chamailler avec gaieté. Ils se comprenaient, mutiques. Avant de quitter la chambre, ils avaient parlé de Beomseok. Suho l’avait dit : même s’il ne pourrait probablement jamais lui pardonner, une injustice ne pouvait rester impunie. M. Oh recevrait sans doute prochainement quelques petites visites. Ils connaissent tous les trois leur prochaine mission, et ils auraient tout le temps plus tard d’en parler à Baku, Gotak et Juntae.

Mme Ahn quitta enfin l’hôpital et salua un par un les nouveaux arrivants, qu’elle n’avait qu'entraperçus jusqu’ici. L’atmosphère était belle, l’avenir était confiant. Alors qu’ils tournaient tous les talons pour se rendre au restaurant Ahn, où la grand-mère de Suho leur réservait une collation générale, Yeongyi jeta un dernier regard vers le centre hospitalier derrière elle. Elle savait qu’il y retournerait bientôt, pour elle. Mais elle avait moins peur car, aujourd’hui, elle n’avait pas à affronter ça uniquement par elle-même.

Quand elle reprit finalement la route pour rattraper le petit groupe avancé d’une vingtaine de pas devant elle, les sourires de Suho et Sieun posés sur elle ne cessèrent de l’accompagner.

Notes:

Merci beaucoup pour votre lecture, si vous êtes arrivés jusqu'au bout :) Cela représente beaucoup pour moi !