Chapter Text
J’ai toujours su que trouver ma place dans ce monde allait être la plus longue quête de ma vie.
Heureusement que je suis bien accompagnée. Alix me scrute depuis l’angle du studio, elle attend impatiemment que je finisse mon coup de fil.
En dessous de nous se trouve la librairie de Michael. Je ne sais pas si elle a un nom, de toute façon, Alix et Charlie l’ont appelé "Michael's library". J’ai immédiatement souri en y entrant, comme si je rentrais dans une boutique féerique, tandis qu’Alix a lâché un petit cri d’excitation.
C’est marrant de la voir dans un environnement pareil. Habituellement, elle paraît minuscule quand on entre dans une pièce, contrairement à moi qui me sens à l’étroit quand un plafond est trop bas. Mais cette fois, tout est à sa taille. Même si je trouve ses étagères un peu trop étroites et son escalier étriqué, son charme est si particulier.
— Ali a oublié ses affaires dans l’aéroport alors qu’on venait à peine d’arriver. Heureusement qu’Andry l’a remarqué. C'est vraiment une tête en l’air, j’explique à mon père en lançant un regard accusateur mais rempli d’affection à la coupable assise près de la fenêtre.
— C’est pour ça qu’elle est si attachante. remarque mon père à travers le téléphone. Tu lui diras bonjour de ma part, et à son frère aussi… Il a l’air de réfléchir un moment, en réalité je ne connais pas très bien cet Andry.
— C’est normal, il a toujours voyagé. Avec ses études, il a eu accès à des cours à l’étranger et il a directement accepté la proposition.
— Et donc c’est à Dublin qu’il a rencontré…
— Charlie, c’est ça.
— Quelle chance de trouver un colocataire à l’étranger aussi tôt dans la vie, ça doit être super, je sens une once de jalousie dans sa voix.
— Ouais… je réponds, pensive. D’ailleurs, Charlie travaille dans un office du tourisme en tant que traducteur, il nous a déjà proposé plein de plans sympas. Quand je l’ai entendu parler français la première fois, j’ai cru entendre un vrai Français.
— Tu me donnes envie de voyager…, remarque-t-il dans un soupir nostalgique, j’espère que vous vous amuserez bien. Tu vas me manquer, ma fille.
— T’en fais pas, je reviens dans une semaine, ça sera pas long. Sinon, raconte-moi ton week-end avec maman…
Je tourne en cercle dans la pièce en écoutant la réponse de mon père. Je vois du coin de l’œil qu’Alix a quitté le studio, sûrement trop impatiente pour m’attendre.
Je la rejoins deux minutes plus tard, après avoir écouté le monologue du voyage de mon père sur la Côte d’Azur. Ma main glisse le long de la rampe longeant les escaliers. Le bois est sombre et doux et me donne l’impression d’être une princesse descendant de sa tour.
Les yeux et les cheveux clairs de Charlie sont éclairés par une lumière chaude qui réfléchit sur les murs. Il est comme une lumière qui nous guide dans le noir. Ces mots sont bien choisis car Charlie a véritablement été notre sauveur pour ce voyage. C’est grâce à son grand-père, le fameux Michael, qu’on a pu se faire loger à Dublin. Cerise sur le gâteau, Michael est adorable, il nous a fait un prix pour la location de son loft à l’étage.
L’atmosphère est parfumée par l’odeur d’anciennes bougies à la citrouille, un mélange de bois chaleureux, l’odeur de la ville et du fleuve. Des décorations d’Halloween sont déjà présentes un peu partout dans la boutique, ça ajoute de la couleur à la monotonie du nuancier des meubles.
Contrairement à Alix, Charlie paraît immense dans la boutique. Il est chic, le haut de sa chemise est légèrement déboutonné bien qu’il ne fasse pas très chaud dehors.
Il discute avec son grand-père et Alix, dont les cheveux noirs tressés en fines nattes lui arrivent jusque dans le bas du dos. Elle s’était agacée quand elle m’avait raconté qu’elle avait choisi de trop longues extensions, elle se les attache constamment avec une grosse pince sur le haut du crâne depuis.
Puis il y a Michael, qui n’est ni grand ni petit. Tous ses cheveux sont gris, presque blancs, de même que sa barbe, ni longue ni courte elle non plus. Je pense sur l’instant qu’il est heureux mais fatigué, bien qu’il ait 65 ans. 67 ans ? Il a peut-être l’âge de prendre sa retraite.
Je suis obligée de me tordre le cou pour voir la librairie dans son intégralité, plein de livres sont installés en hauteur et des petites échelles sont à disposition pour chercher les ouvrages les plus éloignés. Ça m’étonne que Michael travaille dans un endroit pareil, j’espère qu’il n’a pas trop mal au dos.
J’adorerais monter ces échelles à longueur de journée si c’est pour lire, vendre ou parler de littérature. Je sais que je n’ai pas lu assez de livres dans ma vie pour me considérer comme une fervente lectrice, mais l’idée d’une carrière littéraire me trotte en tête depuis des années.
Je regrette constamment de m’être orientée dans la médecine. Je me rappelle de la figure imposante de ma mère qui m’aidait à rentrer mes vœux. Elle est gentille, elle est ma mère. Mais pourtant, elle n’a jamais vraiment compris ce que je ressens. Elle n’a jamais vraiment fait l’effort de me comprendre. Elle a été compréhensive quand je lui ai dit que je voulais prendre une année sabbatique, mais je savais bien qu’elle gardait pour elle sa déception envers moi.
La médecine c’est son domaine, c’est elle qui voulait que j’en fasse ma vie. Le comble, c’est que je n’ai même pas réussi à garder le rythme et à valider ma première année… c’était ma mère la plus dépitée dans l’histoire.
Heureusement qu’Alix était là pour moi quand ma propre mère ne l’était pas.
Je descends les dernières marches de l’escalier, souriant à l’idée d’être aussi éloignée de la France. C’est comme si ça confirmait que je suis bel et bien une adulte… enfin, bon. C’est pas très important.
— Morgane ! S’exclame Alix en me remarquant. J’adore voir un sourire sur cette bouille bredouille. Elle rigole parce que "ça rime !". Bref, tout à l’heure on va manger avec Andry et Charlie au restau’, ça te va ? Elle trépigne, absolument impatiente de visiter Dublin.
Charlie écoute toujours nos conversations très attentivement, c’est comme s’il était toujours en train de tout traduire dans sa tête. Il m’a l’air très intelligent, comme si son cerveau était une machine à gaz.
— Grandpa’, would you like to come as well ? Ce dernier demande avec un accent dublinois très léger en comparaison à celui de son grand-père.
— I’m alright. I have to eat with Monica, you must know her… répond donc le concerné avec son accent fort, trop difficile à comprendre pour moi. La fin de la phrase m’échappe.
Maintenant que j’ai parlé avec des vrais anglophones, je réalise que mon niveau d’anglais est très mauvais… en France, ça engendrait quelques mauvaises notes. Ici, ça m’empêche complètement de communiquer.
Ali, elle, a un bon niveau. À sa fac de communication, elle a continué les cours d’anglais. À côté d’elle, j’ai à peine gardé mon niveau de troisième. Elle n’a fait que parler pour moi depuis qu’on est arrivées, je n’ai pas envie qu’elle ait à me traduire pendant tout le séjour.
C’est pour ça que j'écris une liste d’objectifs dans l’avion :
- Idée principale : me reposer mais quand même m’améliorer en anglais (même si les deux ne vont pas ensemble).
- Parler avec des anglophones.
- Lire des livres en anglais.
- Trouver un but dans la vie (optionnel).
On se retrouve donc tous, Andry, Charlie, Alix et moi pour manger dans un petit restaurant.
Je vais pouvoir mettre en place la première étape de mon plan pour un niveau d’anglais parfait, avec l’aide des colocataires.
Après que nous nous soyons attablés, et après que j'ai posé toutes mes questions sur des cours d’anglais pas trop chers, des astuces ou des techniques, Charlie me conseille :
— Je pense que la meilleure solution pour toi, c’est de parler avec le plus d’anglophones possible.
— Ouais ! Tu pourrais parler avec des clients de la librairie de Michael un de ces jours, renchérie Andry.
Cette idée me noue l’estomac. Ça doit être tellement stressant… il n’y a qu’Andry ou sa sœur pour réussir à le faire sans problème. Je sais déjà que c’est la meilleure manière de s’améliorer dans une langue, mais pas pour les gens comme moi.
Il fait presque nuit quand on rentre de notre visite du centre ville. Les deux colocataires sont repartis chez eux en tramway et Ali et moi faisons le trajet du retour à pied. Presque arrivées dans la rue de la librairie, on remarque un pub traditionnel Irlandais à la façade entièrement éclairée.
Alix voulait absolument tester un de ces bars aux murs rouges et attrape-touristes.
— En plus c’est animé ! Faut qu’on teste avant de retourner au studio, viens ! s’exclame-t-elle en s’approchant de la grande porte d’entrée.
Des bruits sourds retentissent contre les vitres. Il y a un match de rugby ce soir…
En entrant, un brouhaha et un mélange d’odeurs de transpiration chaude et de bière nous englobent. La lumière chaleureuse et tamisée m’aide à m’apaiser mais tout de même, je ne suis pas fan des foules.
Des rires retentissent et les gens boivent, trinquent et trépignent. Tous les yeux sont rivés sur le grand écran accroché en hauteur où est diffusé le match.
On s’assoit près du bar, l’endroit le moins bondé du pub. Mon amie commande une bière et une grenadine. Je ne suis pas non plus fan de l’alcool.
— Je reviens, je vais aux toilettes, bouge pas.
— Ali, me laisse pas… Mais sa silhouette quitte mon champ de vision.
Je regarde autour de moi, tout le monde a un verre à la main et discute, du moins s’il n’est passionné par ce qu’il se passe à l’écran.
Je remarque un vieux chien endormi derrière le comptoir et un grand jeune homme aux cheveux parfaitement roux en train d’essuyer tranquillement les verres, nullement préoccupé par l’agitation dans le reste de la salle. J’arrive à discerner une très légère musique d’ambiance malgré tout le bruit.
Soudain, l’équipe au maillot vert marque un point. Le pub explose de joie et d’excitation. Tout le public crie et saute. Mon pouls s’accélère. Ils se dispersent dans le pub et se rapprochent du bar, je décide de rejoindre Alix aux toilettes.
Je me lève et commence à peine à marcher que je bouscule un homme ivre et sa bière. Cette-dernière tombe avec fracas au sol. Personne ne se retourne, a part le serveur qui nettoyait ses verres. Je le vois quitter le bar, l’air exaspéré. Il m’articule des mots, mais en plus de ne rien entendre, je ne comprends pas. Ses sourcils se froncent encore plus quand il comprend que je ne suis pas d’ici, alors il s’adresse à l’homme à ma droite.
Mon cœur se serre quand il repart vers le bar avec des pas lourds. Je me sens mal d’avoir gâché la soirée de deux personnes en même temps. Je veux repartir d’ici le plus tôt possible.
Le jeune homme revient avec une nouvelle bière, le donne à l’Irlandais qui lui lâche un sourire et retourne dans la foule. L’employé, toujours avec son air agacé, se presse de retourner à son poste derrière le comptoir.
En prenant mon courage à deux mains et en repoussant toutes les petites voix dans ma tête, je parviens à l’interpeller.
— Excuse me, I'm- I’m sorry for the glass… I- I will… pay you.
— I’m sorry, what ? Ses sourcils se froncent, il n’entend rien à ce que je lui dis.
— The glass. I want to pay. J’ajoute, plus fort, en faisant des gestes idiots.
— Oh, don’t worry about the beer… I mean, il prend un ton beaucoup plus lent et hausse la voix afin que je comprenne, you don’t have to pay for the glass, it happens, I am used to it.
Cette fois ci, je comprends tout.
— How many money ? I can… putain. Pay, five…euros. Je cherche mon porte-monnaie dans mon sac.
— What ? Sorry I can’t hear you. Keep your money, it’s alright.
Il le crie presque, probablement complètement énervée de la touriste et son fichu accent français.
C’est seulement maintenant qu’Ali décide de revenir, je la regarde, désespérée. J’ai cru qu’elle n’allait jamais revenir. Son regard alterne entre le serveur et moi, la main dans mon sac à la recherche de cinq euros.
Heureusement qu’elle est perspicace, elle se presse de me rejoindre pour m’aider.
Après quelques minutes de discussion entre le serveur et mon amie, que j’ai regardé de loin en ne comprenant qu’un mot sur trois, elle m’annonce qu’on peut s’en aller. Elle a payé ma grenadine et sa bière en soufflant du nez, on ne les a pas bu.
Elle récupère sa veste et on ressort enfin du pub. Une vague de fraîcheur nous traverse. On lâche un immense soupir coordonné avant de reprendre le chemin du retour.
— Le serveur en pouvait plus. Mais aussi, t’as vu tout ce monde ? Il m’a dit que c’était bon pour le verre, me rassure-t-elle, ça arrive tout le temps et il avait du mal à te comprendre…
Je la regarde avec les sourcils froncés de dégoût, de regret, de douleur, n’importe quoi d’autre, alors que la scène avec le serveur repasse en boucle dans ma tête… la honte.
J’espère que le serveur, lui, ne l’a pas trop mal vécu. Finalement, je n’ai même pas pu rembourser le verre… Je souffle de nouveau. Il est hors de question que je remette les pieds dans ce pub, ou que je croise à nouveau ce serveur ou n’importe qui présent dans ce bar.
Je dois paraître dramatique, mais devenir le cliché de la touriste en vacances à Dublin me donne juste envie de fuir ce pays.
Michael nous a laissé un trousseau de clés afin qu’on ait accès à la librairie, à la réserve où sont stockés d’autres livres et à l’appartement de l’étage. Après cette longue première journée, on s’endort immédiatement.
Un bruit de circulation en centre-ville me réveille doucement. Je vois sur mon téléphone qu’il est presque 10 h. Immédiatement après, je remarque un message que m’a envoyé Alix il y a 30 minutes.
Je suis sortie accompagner Michael chez Monica, tu sais, il en parlait hier. T’inquiète pas, la librairie est ouverte mais Michael a dit que qqn s’en occupait. On rentre dans une petite heure. À tout !
Je pose lourdement mon téléphone sur le matelas, puis regarde le plafond pendant un moment.
J’ai rêvé du pub cette nuit. Je me retrouvais de nouveau là-bas et tout le monde présent dans le bar me pointait du doigt. J’essayais de trouver un endroit où me cacher mais je n’arrivais pas à me déplacer.
Je me frotte les yeux et repense au message d’Alix. Quelqu’un tient la boutique ?
Ça doit être Charlie, non ? Ça pourrait être n’importe qui… et Ali me gronderait si je n’allais pas dire bonjour. Je me redresse sur le matelas en lâchant un long bâillement. Ça faisait longtemps que je n’avais pas autant bougé.
Après m’être douchée et m’être appliqué une fine couche de mascara pour me sentir plus présentable, je décide de descendre.
Je marche à nouveau dans les escaliers étroits de la librairie, qui me sont maintenant un peu plus familiers. Arrivée au rez-de-chaussée, je cherche la personne s’occupant de la librairie. Le local n’est pas grand, je vais bien finir par la voir, pourtant tout est vide.
Tout à coup, j’entends un énorme fracas venir de la réserve. Je devrais aller voir ? Arrête de penser, Morgane, bien sûr qu’il faut que j’aille voir !
Je cours vers la porte d’où s’est échappé le bruit. J’ouvre grand la porte et aperçois une silhouette de dos, qui n’a pas entendu mon intrusion dans la pièce.
Une carrure bien plus grande et large que la mienne. Des boucles parfaites et rousses ardentes, puis un pull bleu complémentaire à sa couleur de cheveux.
Après l’avoir analysé pendant ce qui me semblait être un long moment, je remarque la planche en bois qu’il tient entre ses mains.
— Euh, bonjour… Vous avez besoin d’aide ? Je demande avant de me rappeler que personne ne parle français ici.
Il se retourne et se redresse lentement. Il est encore plus grand que je ne l’imaginais. Cette silhouette me rappelle vaguement quelqu’un mais je n’y pense plus quand son regard croise le mien.
Des iris d’un bleu-vert profond… que je reconnais d’hier soir.
C’est le foutu serveur devant qui je me suis ridiculisée.
